fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Rage
Ça te passe dessus, ça te remplit et puis ça te vide. Ça dit : "Faut t'y faire mon vieux, je vais t'apprendre comme jamais." Ça dit : "C'est ça l'amour mon gars, hein que t'y croyais pas, putain l'amour." Tu vois, l'amour c'est comme un chien, l'amour c'est comme une chienne. Ça te lèche, ça remue la queue, ça te mordille, te fait des compliments, des battements de mains, des applaudissements, des battements de cœur, des papillons blancs, des battements de cils, des regards doux, des regards noirs. Mais c'est rien que du flan, c'est inventé comme le pognon, c'est un flux, des statistiques, un algorithme, une infographie mise à jour, des prêts, des échéances, des échanges, au jour le jour - pour que tu crois que tout ça c'est vrai. En vrai, rien que des mensonges, de ceux qui accouchent de grands immeubles, de zones industrielles, d'usines, de barres de béton à la périphérie des cités, avec bien sûr de pauvres petits squares, des réverbères bousillés, des papiers gras au sol, des capotes dans les fourrés. Avec des vieux assis seuls sur des bancs publics, des patients trop patients qui crèvent seuls, des clebs déboussolés, errants. Des junkies qu'ont des tronches de zombies, toujours en quête d'une indicible étoile, un trou du cul, une nouvelle dose, et des gosses, des enfants de salauds d'à peine dix ans qui reluquent la grosse chatte poilue de Simone la salope sur Jacquie et Michel. Putain l'amour ! Tu croyais quoi sinon, aux conneries de Walt Disney ? À la Belle au bois dormant ? Au carrosse de Cendrillon ? T'en as ramassé combien dans ta vie merdique des pantoufles de vair ? Et tu crois qu'ils y croient vraiment ceux qui te font toujours croire que l'amour est charmant ? Et même ta haine de l'amour, de ce putain d'amour, elle est prévue mon gars, c'est une réclame, une pancarte publicitaire que tu portes gratuitement sur la tronche. Et tu vois petit con, eh bien ça, c'est encore, et c'est toujours de l'amour. Mais hurle nom de Dieu ! Ça continue, on ne peut pas l'arrêter, ça continuera encore longtemps comme ça, sûrement très longtemps, éternellement, putain l'amour, putain l'amour. Et quoi, t'as plus un rond ? Allez au taf, va te faire aimer, dégage.|couper{180}
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invente
Invente la nuit mais n'oublie pas le jour, la lune sans le soleil est d'une tristesse trop lourde que tu ne peux aujourd'hui prendre sur tes épaules. Invente une danse surtout si tu penses être trop vieux pour danser. Invente un chant si ta gorge ne peut plus rien dire d'avoir tant dit. Invente la mort et sa saveur acide si tu as perdu le goût citron des déceptions. Invente l'aile, le palan, le treuil, l'escalier, si tu te trouves trop terre à terre pour te relever. Invente une vie si tu crois que le néant te retient dans ses mains vides.|couper{180}
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Demande
Frappe aux portes ? Non, pas ton truc, pour qu'on t'ouvre et qu'on t'en mette une. Non, passée l'époque masochiste. Tu n'es plus aussi jeune pour encaisser tout ça, tu es devenu méfiant. Ça frappe encore à l'intérieur, pas mal fort d'ailleurs, mais ça te regarde. Plus rien à l'extérieur, que dalle. Une résistance rompue à toutes les formes de la question, de la torture. Mais tout doucement, tu sais bien comment ça marche. Demande la nuit, le jour, plusieurs fois, en boucle, une insistance. Demande comme ça, pour rien, demande pour voir, pour apercevoir le signe qui te ferait signe, un rire, un sourire. Demande pour t'exercer à demander – et quand on te répond, si on te répond, admets-le : rien d'important, mais tout de même quelque chose. Ni précieux, rien de grave, même si tu ne sais que faire des réponses, surtout quand tu ne sais qu'en faire. Demande alors ce que tu peux faire des réponses, ça répondra peut-être. Ou pas. C'est toujours comme ça : oui ou non. L'idée, c'est de tout demander et de ne pas te plaindre, trop te réjouir non plus ensuite du tout et rien de la réponse. Demande par réflexe, comme un batch, une tâche de fond permanente, et ensuite creuse ce rien, creuse ce tout. Il est tard, c'est bientôt la nuit, je t'en prie, demande.|couper{180}
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parler de soi
Pour parler, il faut avoir quelque chose à dire, et dire quoi ? Si tu élimines tout ce qui vient en premier, il ne reste pas grand-chose. Peut-être qu'il ne reste qu'un son, à peine une ou deux syllabes, et encore accepte que ce que tu nommais le sens sera inintelligible. Effrayant ? Pas tant que ça. Une fois l'effroi pris en pleine poire, pas tant que ça. Et soudain le mot "ciel", bien sûr, aide-toi, etc... Une forme dans laquelle le son peut entrer. Répète après moi : ciel, encore ciel, encore une fois ciel. Ensuite, est-ce que ce mot te convient ? Le son s'y trouve-t-il à son aise, vraiment ? Ou bien souffre-t-il d'une étroitesse ? Godasse, pompes, grolles, chaussure, ça te convient mieux ? Ça fait moins mal ? Tu vois, ce n'est pas difficile de parler de toi autrement, il suffit juste de trouver le mot dans quoi le son ne souffre pas de qui il est.|couper{180}
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Double voyage 02-Profil du voyageur
La nuit d’avant, tu n’avais que peu dormi, tiraillé entre la peur et le désir d’effectuer ce voyage. Et l’idée d’y renoncer revint plusieurs fois. Tu pesais le pour et le contrepour essayer de te rassurer ou de t’effrayer encore plus. Au final le nombre des actes posés en faveur de ce départ l’emportait sur toutes les pensées qui t’assaillaient. Tu avais cette impression persistante d’être double, et de ne pas pouvoir parvenir à n’être qu’un. Peut-être que si tu t’étais penché un peu plus sur l’origine de cette séparation, de cette division, il ne t’aurait pas fallu beaucoup de temps pour en revenir à des raisons simples, fondamentales, une origine. Par exemple, du coté de ta mère, la légende faisait du voyage un mythe fondateur, et que de l’autre, du père, le terroir fondait aussi une grande part de qui tu étais. Possible que le mot voyage fait encore surgir plus de 30 années plus tard l’idée d’un abandon, d’une perte irrémédiable, d’une nécessité de se réinventer totalement, en même temps qu’elle s’y oppose en tant que loisir, ou banal bien de consommation. Et aussi, tu te rends compte aujourd’hui que tu écris ces lignes, que ton choix quoique tu aies pu penser, hésiter cette nuit là, la nuit d’avant le grand départ, était déjà fait depuis longtemps, depuis toujours. Ce grand-père estonien, qui avait déjà dû sacrifier beaucoup pour quitter l’Estonie, se rendre à Saint-Petersbourg pour étudier l’art, avant la révolution de 1917, puis décider de tout quitter encore pour s’exiler en France à Paris, ce fantôme qui te hante depuis toujours, fut le modèle que tu avais choisi sans même en prendre conscience. Cette dichotomie, la source de toutes tes hésitations et de tes choix irréfléchis en apparence, tu peux en remonter aujourd’hui la trace, poser le doigt sur cette plaie purulente qui jamais ne se sera totalement refermée ou cicatrisée. Cette blessure qui toute ta vie durant tu léchas mais aussi trituras quand l’oubli menaçait de ne plus la sentir présente, d’ en souffrir. Comme si il n’y avait jamais eut d’autre vecteur plus puissant que la tristesse, la douleur, cette nostalgie étrange d’un homme, d’un pays que tu ne connus jamais, pour fonder cette part de toi, une part cachée, la plupart du temps inavouable. Aujourd’hui tu cherches les raisons pour lesquelles tu n’as pas compris cette chose simple à l’époque. C’est encore la nuit, tu t’es réveillé en sueur et en pensant à ta mère alors que tu n’y penses plus que très sporadiquement dans tes journées. Peut-être à cause d’un rêve dont tu ne te souviens plus non plus en te réveillant. Mais dont l’oubli lui-même en dit énormément. Suffisamment en tous cas pour que soudain tu comprennes que si tu as toujours voulu t’éloigner de quelqu’un, de quelque chose, c’était toujours que dans l’espoir de parvenir enfin à mieux t’en rapprocher. Cette obligation de rejet de ta mère, afin de pouvoir survivre, cette nécessité pensais-tu, pour ne plus rester bloqué dans cette immense nostalgie qu’elle chérissait comme leg et n’eut de cesse de vouloir te léguer aussi, c’était l’unique aspect négatif et dont elle ne fut qu’une victime consentante elle aussi. Et elle aussi, tout comme toi, avait sans doute opté pour ce que tu considères toujours être comme une forme de facilité, voire de lâcheté qui consiste à déclarer à haute voix ne t’inquiète pas tout va bien alors qu’en fait non, rien n’alla jamais. Rien n’alla jamais car impossible de prendre cette distance avec sa propre histoire afin de mieux la voir, la comprendre, en faire autre chose que ce que nous en avions fait. Et quand l’aube arriva, la sensation que tu éprouvas était-elle enfin à la mesure de l’éloignement auquel tu aspirais depuis toujours pour les retrouver ces fantômes ? le malaise inouï se confondant avec un soulagement immense au moment même où tu te posas sur le siège du bus qui t’emporta, ton ignorance et ta jeunesse les étouffa.|couper{180}
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Double voyage 01-Profil du voyageur
Un jour, il avait dit : je vais partir en voyage. Pas dans l’intimité d’une confidence, non, il l’avait lancé au beau milieu de la place du village. Une phrase jetée comme une pierre dans l’eau stagnante. Une promesse faite aux autres, et surtout à lui-même. Une promesse qui, dès qu’elle franchit les lèvres, devient un piège. Parce qu’on ne revient pas en arrière après ça. Parce qu’il faut tenir. Parce que reculer, c’est s’avouer vaincu devant tout le monde. L’hiver était là, dur et glacial. Le départ ? Prévu pour le printemps. Mais pour l’heure, il n’était qu’un homme banal, trente ans à peine, perdu dans une vie qui se résumait à quelques lignes : célibataire, sans chat ni chien, sans voiture. Il marchait beaucoup, par nécessité souvent, mais aussi par goût. Marcher pour rêver. Marcher pour fuir. Et dans ces marches solitaires, il construisait son voyage comme on construit une maison en carton : fragile et bancale. Le voyage était un mirage autant qu’une peur sourde. Il n’avait jamais voyagé seul. Les souvenirs de colonies de vacances ou de visites familiales dans le centre de la France ne comptaient pas. Voyager seul, c’était affronter une solitude plus grande encore que celle qu’il connaissait déjà. Une solitude qui n’offrait ni confort ni sécurité. Alors il temporisait. L’argent devenait son alibi parfait : il n’y en a jamais assez. Il travaillait jour et nuit pour accumuler un pécule sans savoir combien il lui faudrait vraiment. Et puis les autres commençaient à poser des questions : Alors ce voyage, c’est pour quand ? Pris au piège de sa propre parole, il lâcha une date au hasard : le 1er mars. Une date qui lui donnait un répit tout en le condamnant à avancer. Mars arriva enfin. On le retrouva à Istanbul, dans une chambre d’hôtel du quartier des épices. Le matin filtrait par la fenêtre entrouverte ; les parfums inconnus s’insinuaient dans la pièce. Sur le lit, un appareil photo et des liasses de billets froissés. Devant le miroir du lavabo, il observait son reflet comme on observe celui d’un étranger. Tout semblait irréel : la ville qui s’éveillait au loin avec ses klaxons et ses bruits de rue ; lui-même, perdu dans un rêve dont il peinait à sortir. Il sortit marcher dans Istanbul, mais la déception s’installa rapidement. La liberté qu’il espérait se heurta à une solitude brutale et à l’ignorance : les enseignes illisibles, les noms inconnus comme celui de Soliman le Magnifique dont il ne savait rien. Dans un café où des hommes moustachus buvaient leurs petites tasses noires, il écrivit une carte postale pour Marie : Bien arrivé à Istanbul. Il fait beau temps. Ces mots lui semblèrent dérisoires ; pourtant il posta la carte. Le voyage continua vers Téhéran avec un groupe d’inconnus rencontrés sur la route. La frontière turque fut marquée par un épisode étrange avec un douanier moustachu qui l’isola dans un bureau sombre avant de finalement le libérer sous la pression des jeunes gens impatients d’en finir avec les formalités. Ce souvenir devint une anecdote qu’il raconterait parfois, modifiée ou embellie selon son humeur. Mais avec le temps, même cette histoire perdit son éclat. Comme tous ces voyages de jeunesse où se mêlaient encore désir et peur. Aujourd’hui, le voyageur est un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où quelques phrases maladroites sont griffonnées — des brouillons écrits pour Marie autrefois. Mais Marie est devenue semblable aux souvenirs de ses voyages : floue et insaisissable comme un rêve dont on ne retient que des fragments avant qu’il ne s’efface complètement.|couper{180}
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Faire quelque chose de soi
Cette année, cela fait des mois que tu te répètes, en boucle, le jour, la nuit : il faut que je fasse quelque chose de moi. Une phrase comme un marteau, une scie qui grince, elle te ronge. Et puis, ça s’est transformé. Une idée de départ. Pas un départ simple, non. Déplacer le corps pour forcer la mue. Comme si le voyage pouvait être ce sas, ce rite de passage entre celui que tu es et celui que tu pourrais devenir. Mais l’idée reste floue, comme une photo surexposée. Alors, cette fois, pas question de juste rêver. Tu as tout préparé pour arracher ton corps à cet appartement d’Aubervilliers. Mais qu’est-ce que tu savais des préparatifs ? Rien. Tu avais juste compris qu’il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Alors tu t’es mis à bosser comme un fou : deux boulots, des journées qui n’en finissent pas. De 7h30 à 17h dans un entrepôt à Bobigny, à préparer des commandes de matériel informatique. Puis de 19h à 6h du matin comme gardien au siège social d’une autre boîte informatique, place Vendôme. Le luxe glacé des halls vides te nargue pendant que tu piques du nez sur un canapé quand tes collègues ferment les yeux sur ta fatigue. Tu dors par miettes : une heure sur des rouleaux de papier bulle dans une réserve, deux heures volées dans le silence doré du siège social. Et toujours cette phrase qui cogne : il faut que je fasse quelque chose de moi. Mais elle ne mène nulle part. Pas d’image claire du futur pour te motiver. L’avenir pour toi, c’est comme les déclinaisons latines ou les équations : abstrait, incompréhensible. Tu vis au jour le jour et ça t’a déjà coûté cher. P., ta compagne depuis dix ans, est partie. Une nuit avant son départ pour le Brésil, vous avez fait l’amour comme jamais. Une offrande totale qui t’a effrayé, comme un présage. Le matin venu, elle t’a dit qu’elle s’en allait. Un autre homme. Une vie qui lui correspond mieux. Et toi ? Tu ne sais plus si tu te rappelles ses mots ou ceux que tu veux entendre. Et puis il y a la photographie. Tu ne sais plus ce que tu veux faire avec ça, mais tu sais ce que tu ne veux pas : plus de photos d’architecture glacée ou de mariages fades ; plus de books pour ces gens qui se rêvent mannequins ou acteurs et qui suintent l’arrogance. Alors tu fais des boulots minables qui te gardent ancré dans le réel des autres : ceux qui prennent le métro à six heures du matin pour nourrir leurs gosses et payer leur loyer. L’appartement est prêt pour ton départ : propre comme jamais, chaque détail réglé jusqu’à la cafetière prête pour demain matin. Tu as empaqueté l’agrandisseur photo dans un sac poubelle ; les bacs empilés à côté sont les derniers vestiges d’un atelier abandonné. Demain matin, tu appuieras sur le bouton de la cafetière, boiras ton café en regardant une dernière fois cet espace immaculé avant de partir. Avec ton sac sur l’épaule, tu longeras le canal jusqu’à La Villette et trouveras le bus qui t’emportera ailleurs — vers cet incertain mille fois préférable aux certitudes usées que tu traînes depuis trop longtemps.|couper{180}
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La vie des animaux
Il y avait cette émission, La vie des animaux ou Nos amies les bêtes, je ne suis plus sûr du titre. Je la regardais quand j’étais gamin. C’était du voyeurisme en quelque sorte. Et puis, l’anthropocentrisme, sans que je connaisse ce mot à l’époque, me procurait une excitation trouble. J’aimais cette sensation portée par la voix de Frédéric Rossif. Il y avait un non-dit magistral, bien que je n’aie pas non plus connu ce terme à l’époque. Mais je parvenais tout de même à en détecter l’essence. La famille était réunie autour du téléviseur noir et blanc : les bêtes, le petit écran et la voix radiophonique de Frédéric Rossif. On s’attendrissait forcément sur l’œil humide d’un castor filmé en gros plan, et maman ne manquait pas de commenter, avec des sous-entendus que je ne comprenais pas encore, cet animal qui construit sa maison avec sa queue. Elle en riait toute seule. Papa ne la regardait même pas, il devait être plongé dans ses pensées sur sa propre vie. Je ne crois pas qu’il fût vraiment attentif à ce genre d’émission. Anthropocentrique, il l’avait toujours été de nature. Il n’y avait qu’à l’écouter parler à la chienne ou aux oiseaux pour comprendre qu’il interprétait tout ce qui rampe, vole ou cavale d’un point de vue humain. Humain dans ce qui l’arrangeait que ça le fût. Car, envers les humains qui l’entouraient – nous, par conséquent –, il ne fut jamais tendre. Je crois qu’il préférait les animaux, au bout du compte. Il interprétait leur langage, leurs comportements, comme une réalité qu’il regardait avec un regret enfantin. Mais pas question de le contredire ou d’exprimer une réserve sur sa traduction. Il se braquait, entrait dans une colère soudaine, démesurée, que nous ne comprenions pas et qui nous effrayait, mon frère, ma mère et moi. Elle nous tétanisait. Ma mère lui faisait front de temps à autre, mais à quel prix... Une énergie colossale devait lui être nécessaire. Mon frère se planquait derrière son enfance : il était mon cadet, et on avait fini par le considérer comme un handicapé mental, ce qui l’arrangeait assez bien. Et moi, je me vengeais régulièrement de tout ce que je subissais en adoptant un statut de cancre patiemment élaboré dès les classes maternelles, et aussi en prenant un malin plaisir à emmêler les fils de ses cannes à pêche, à flanquer le feu au poulailler, à fuguer, à m’esquinter par tous les moyens possibles et imaginables. Je n’ai jamais, sur ce point, manqué d’imagination. Et bien sûr, nous nous aimions. C’était obligé. Et lorsqu’on voulait trouver des excuses à tout un chacun, on se souvenait de la voix radiophonique de Frédéric Rossif. Ça venait comme ça, presque comme un réflexe. On pouvait s’excuser ainsi les uns les autres, comme si on évoquait la vie des bêtes, cette sorte de paradis où les castors n’ont besoin que de leurs queues pour construire des foyers.|couper{180}
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Echange standard
Je gagne ma vie en tant que peintre. Ou, plus précisément, j’échange des fragments de ma propre existence contre quelques unités numériques qui, elles-mêmes, me permettent d’acquérir des objets censés avoir une valeur. On pourrait dire que je troque du temps contre des conseils, des cours, et parfois une toile que j’ai peinte contre un chèque. Vu sous cet angle – et il vaut mieux ne pas trop incliner l’angle – je suis un commerçant, bien que ce mot ne soit qu’une approximation. Le problème, c’est la fluctuation. Le temps n’a pas de valeur fixe. C’est une donnée glissante, comme un rêve que l’on oublie au réveil. Une institution pose un contrat sur la table, des chiffres apparaissent en bas du document, et voilà, on m’assigne une équivalence en minutes et en sommes abstraites. C’est peu, je trouve que c’est peu, mais qui pourrait dire ce que vaut vraiment une heure de conscience ? Il ne faut pas trop penser à tout ça. À force d’y réfléchir, on peut sentir quelque chose s’effriter sous ses pieds. On commence à voir le vide sous l’échafaudage de chiffres et de conventions. Alors j’imagine. Je me fabrique un artiste, un double qui se moque de l’argent, qui poursuit une quête pure, qui offre aux autres un peu de plaisir, une infime dose de joie filtrée à travers la matière et la couleur. Ce n’est pas une illusion, pas vraiment. Juste un mécanisme d’adaptation. La réalité n’est pas simple. L’argent manque, et ce qui manque crée un champ de tension. Ce n’est pas de la tristesse, c’est autre chose, un phénomène oscillatoire qui ressemble à de la colère mais qui n’explose jamais vraiment. Peut-être parce que cette colère se retourne contre moi-même. Contre mon incapacité à structurer une autre solution, à fabriquer un meilleur système. Par exemple, cela fait des mois que j’essaie de concevoir une page pour vendre des formations en ligne. Une simple interface, un échange automatique, mais je n’arrive pas à m’y mettre. Quelque chose coince, une résistance invisible. Peut-être parce qu’en vendant ce savoir, je deviendrais entièrement commerçant. Peut-être parce qu’en acceptant cet échange, je contribuerais à un déséquilibre plus grand. Ou alors c’est juste une excuse. Peut-être que tout cela n’est qu’une immense distraction. Il y a des forces en mouvement que l’on ne perçoit pas. L’économie, les transactions, ce ne sont pas de simples équations. Elles s’infiltrent dans le tissu du monde, créent des tensions, des déformations dans l’équilibre des choses. Les premières sociétés humaines savaient cela. Elles avaient compris que donner sans recevoir créait un vide, une faille où quelque chose d’imperceptible s’engouffrait. Un déséquilibre que personne ne savait vraiment nommer. Alors je fais autrement. Je ne compte pas uniquement les transactions visibles. J’observe les échanges invisibles. Ceux qui ne s’opèrent pas dans la sphère monétaire mais dans un réseau plus vaste, un système qui dépasse le simple cadre des humains. Ce sont ces micro-déséquilibres qui m’apportent un retour, une forme de compensation qui échappe aux calculs comptables. Vendre une toile ? Pas de problème. Vendre du temps ? Non plus. Parce qu’une partie de moi reste dans ce système, mais une autre fonctionne ailleurs. Dans une réalité parallèle où le temps, l’argent et l’individu ne sont que des abstractions passagères. Un monde où seul compte l’équilibre, cette oscillation constante entre le plein et le vide. Une mécanique déréglée, auto-régulée, qui tourne encore et encore sur elle-même, perpétuellement alimentée par l’attention de ceux qui savent regarder. Illustration : Alberto Giacometti, L'Homme Qui Marche|couper{180}
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L’anomalie
Quand prendre conscience ? Décider de prendre conscience ? La formulation elle-même est suspecte. Elle implique qu’il y aurait un moment précis, une bascule, une erreur de code dans la simulation. Peut-être une simple défaillance, ou au contraire, une mise à jour volontaire. Le brouillard était là. Depuis toujours. Pour certains, il signifiait inconscience, pour d’autres, ignorance. Dans tous les cas, il servait à masquer. Puis, sans préavis, il se lève. Alors on voit. Alors on sait. Mais savait-on déjà avant ? L’anomalie ne vient-elle pas après la prise de conscience, plutôt qu’avant ? Un phénomène quantique où l’observation modifie l’objet observé. Sur une ligne s’étirant d’un point A (l’origine) vers un point B (la fin, incertaine, hypothétique), il y a un instant où l’on devient conscient. Ce moment précis où quelque chose cloche. On peut tester la chose. Prendre une rue. La rue Laurent Nivoley. Une artère banale, sans aspérités, que j’ai empruntée des dizaines de fois sans y penser. Aujourd’hui, pourtant, je fais attention. Je décide de suivre son tracé. De la voir en pleine lumière, sans filtre, sans programme de correction automatique. Et c’est là que cela arrive. Sans transition, sans panneau, sans avertissement, la rue Laurent Nivoley devient la rue Émile Zola. Une rupture brutale dans le système de coordonnées. Comme si, d’une seconde à l’autre, une couche de réalité en recouvrait une autre. Aucun panneau. Aucun repère précis. Juste une transformation imperceptible. Je m’arrête. Personne autour. Juste un silence trouble, un vent faible qui soulève une feuille de papier froissée sur le trottoir. Une publicité périmée, une promotion pour une enseigne qui n’existe plus. Puis, soudain, une voix derrière moi : -- Vous avez remarqué. Je me retourne. Un homme est là. Un type en imperméable beige, trop long, trop usé, comme sorti d’un autre temps. Il fume une cigarette qu’il ne semble pas avoir allumée lui-même. -- Excusez-moi ? -- Vous avez vu, dit-il en me regardant intensément. Je ne réponds rien. -- Ils effacent les repères, poursuit-il en exhalant un nuage de fumée qui ne se dissipe pas tout à fait. Les noms, les transitions, les interstices. Les passages entre les zones. Je recule d’un pas. L’homme secoue la tête et écrase sa cigarette contre un lampadaire. -- Trop tard, de toute façon. Maintenant que vous savez, vous allez voir d’autres choses. Puis il s’éloigne, disparaît dans une ruelle adjacente. Je reste là, immobile. Je regarde autour de moi. La rue semble normale. Mais maintenant, je sais qu’elle ne l’est pas. Au loin, un véhicule blanc est garé près du trottoir. Il ressemble à une fourgonnette des services municipaux. Deux hommes en uniformes bleus sont assis à l’intérieur, ne bougeant pas. Ils m’observent. Je me remets en marche, feignant l’indifférence. Mais je sais. Je sais que la rue ne s’appelle ni Laurent Nivoley ni Émile Zola. Elle a peut-être toujours eu un autre nom, un nom que je ne suis pas censé connaître. Un nom qu’ils ont effacé. Illustration : Giorgio de Chirico, Mystère et mélancolie de la rue|couper{180}
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Je ne me sens pas tranquille
Je ne me sens pas tranquille. La gouttière crisse sous les rafales de vent. Une branche d’olivier en pot la frotte, à intervalles irréguliers. Ce n’est pas grand-chose, un simple bruit métallique, mais il me dérange. Et puis, il y a la musique. Une musique que je n’ai pas choisie, qui s’infiltre dans la cour, qui s’impose. Les voisins. Un couple, la trentaine, un enfant. Le bébé vagit, hurle, rit. Eux aussi crient, rient, s’engueulent. Un flot de sons qui déferle. Impossible d’y échapper. Impossible d’être tranquille. Je ferme les yeux. Je veux m’y habituer, je tente de reléguer ce vacarme au second plan, de ne plus y prêter attention. Mais l’effort est épuisant. Ce bruit exige que je l’entende. La chaleur écrase la cour. L’air est lourd, stagnant. Une torpeur qui n’endort pas mais qui agace, qui s’accroche à la peau. Le vent revient, fait claquer une persienne, remue la branche d’olivier. La gouttière grince. Un petit bruit, ridicule à côté de la musique. Pourtant, il m’irrite autant. Et puis, soudain, la musique monte d’un cran. Un coup de poing sonore. Du rap. Des basses qui cognent. Une voix saccadée, mâchée, agressive. Je ne distingue pas les paroles, mais je ressens leur violence. Une musique qui attaque, qui cherche une cible. Moi. Je suis ce quelqu’un à qui elle s’adresse, celui qu’elle veut déranger. La colère monte. Une colère bête, incontrôlable. Ils n’en ont rien à faire des autres. Ils savent qu’ils dérangent, et ils s’en foutent. Le voisin est un roi qui tourne son bouton de volume comme on donne un ordre. Un tyran sonore. Je serre les poings. Si je monte et que je frappe à leur porte ? Si je leur hurle qu’ils sont insupportables ? Si je monte le volume à mon tour ? Non. Rien. Je ne peux rien. Je suis là, assis, impuissant. Et puis… Le silence. La fenêtre des voisins s’est refermée, la musique s’est tue. Plus un bruit. Même le bébé s’est calmé. Alors, je devrais être soulagé, non ? Mais non. Mon oreille cherche. Je scrute le silence, à l’affût du moindre son. Là, au loin, les voitures sur la nationale. Klaxons, accélérations. Avant, je ne les entendais pas. Maintenant, ils me sautent aux oreilles. Peut-être que ce ne sont pas les bruits qui m’empêchent d’être tranquille. Peut-être que c’est moi. Je m’adosse au mur. Je ferme les yeux. Un coup de vent fait tinter doucement le carillon suspendu à l’olivier. Un son léger, apaisant. La gouttière grince. Je rouvre les yeux. Et j’attends. Illustration : Vilhelm Hammershøi , Ida lisant une lettre, 1916|couper{180}
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Les draco
Une puanteur suffocante me réveille. C'est l'obscurité totale. Peu à peu mon regard s'accommode à celle-ci et je devine des formes baignées dans une mince lueur verdâtre. Je tente de reprendre mes esprits mais la peur est toujours là, plus présente que jamais, et je comprends qu'elle est étroitement reliée au filet qui m'entoure et me paralyse encore. Le filet semble tirer sa consistance de la peur tout entière qui elle-même semble alimentée par une sorte de bruit sourd que je finis par identifier en tendant l'oreille. Une sorte de chuintement de machines. Tout à coup quelqu'un ou quelque chose allume une lumière qui m'aveugle. C'est une lumière froide, extrêmement éblouissante comme on en utilise dans les hôpitaux. Je plisse les yeux et aperçois tout autour de moi des milliers de corps plus ou moins translucides d'êtres qui n'ont plus grand-chose d'humain. Tous sont reliés par des canules, des tuyaux dont les ramifications permettent à d'énormes tuyaux au plafond de charrier un liquide bleu. Je sais, comme si je le savais depuis toujours, immédiatement, qu'il s'agit d'une sorte de composé obtenu par toutes nos peurs. Depuis combien de temps suis-je ici ? J'ai l'impression qu'il s'agit déjà d'une éternité. Puis je tourne la tête car je perçois un frémissement à côté de moi, sur ma gauche. Je découvre une femme presque totalement asséchée. Sa peau, ou ce que j'imagine être sa peau, n'est plus qu'une sorte de parchemin quasi transparent au travers duquel je peux apercevoir tous ses chakras. Mais ils sont presque tous éteints. Je comprends que pour elle c'est la fin. Elle ouvre soudain un œil pour planter son regard dans le mien. Je peux lire son histoire qui s'étend sur des milliers et des milliers d'existences terrestres. Nous paraissons communiquer soudain par télépathie. Ma compassion semble l'avoir mise en confiance. — Je ne vais plus pouvoir tenir bien longtemps, me souffle-t-elle par la pensée. Il faut que je remette mes mémoires. Vous allez vivre encore longtemps, je le sens, vous n'êtes pas ici au même titre que nous tous. S'il vous plaît, acceptez mon legs, je vous en prie. Au moment où elle me fait parvenir ces informations, j'ai le sentiment moi aussi d'avoir vécu déjà bien trop d'existences. Je me souviens soudain avoir même pensé plusieurs fois déjà que celle-ci serait probablement la dernière et que j'en aurais enfin fini avec la grande roue des transformations. Le temps presse, me confie encore la femme, ne vous appesantissez pas sur le passé, qui d'ailleurs n'existe pas. Et elle me balance un flux énorme d'informations. Des images incroyablement belles succèdent à d'autres monstrueuses. Je vois des paysages fantastiques qui me sont toutefois de plus en plus familiers appartenant à la Lémurie, au grand continent oublié de Mû, à l'Atlantide, puis à des civilisations auxquelles mon incarnation d'aujourd'hui est plus habituée comme la Grèce antique, les royaumes viking, des cérémonies amérindiennes du sud comme du nord. Je retraverse avec elle, à marée basse, le grand détroit qui mène à la banquise, à des pays situés au-delà de celle-ci dont les plaines sont verdoyantes et d'une merveilleuse fertilité. Et j'y retrouve aussi l'alternance perpétuelle de la beauté et de la plus sinistre des laideurs. Des massacres à la pelle, des trahisons, des mensonges innombrables et du sang et des montagnes d'ossements. Ces informations, cette mémoire me parviennent comme un flux sous pression dans ce que j'imagine être un désordre chronologique. Puis je me souviens que toutes ces mémoires, comme les miennes, ne sont qu'empruntées par cette femme au même titre que le sont les miennes. Ce sont des mémoires qui sont là depuis toujours et qui le resteront à jamais dans l'instant présent. Des mémoires dont tout un chacun peut, s'il le désire, s'emparer pour un temps afin de résoudre des nœuds énergétiques. Ces sortes d'équations dans l'énergie sont semblables à des problèmes mathématiques scolaires que l'on nous demande de résoudre à l'école. Cependant ceux-ci semblent personnalisés par les problématiques de chacun. Comme si l'Énergie savait exactement de quel type de mémoire, parmi des milliards et des milliards, nous avons besoin. Ce ne sont donc pas à vrai dire des mémoires que cette femme pense me léguer mais plutôt les résultats de ces dénouements énergétiques. Au moment où cette idée me traverse, se fraie un chemin parallèle au flux qui m'envahit, j'aperçois soudain à travers son apparence que chacun de ses chakras se réactive et illumine désormais son enveloppe de l'intérieur. Puis elle est soulevée du sol, lévite quelques instants au-dessus de moi, et au moment où je perçois la fin de la séquence de transmission, elle disparaît soudain avec un triste sourire. J'ai à peine le temps de souffler que j'entends des voix qui s'approchent. Je dis des voix mais ce ne sont pas des sons humains. Ma première impression est qu'elles sont insupportables à entendre. La langue utilisée est un ensemble de sons gutturaux mêlés à des chuintements plus ou moins aigus, le tout ponctué par de désagréables cliquetis. Cette langue m'est tout d'abord extrêmement désagréable à écouter. Puis très vite je m'y adapte et finis par obtenir une traduction simultanée des paroles qu'elle charrie. — Il est où le type du train ? Il faut qu'on le retrouve pour l'amener à la Reine, il faut se dépêcher car c'est bientôt l'heure de la fin de mon service et je dois encore aller faire des courses, et acheter un truc pour la gamine, c'est son anniversaire aujourd'hui. — Oui tu as raison, moi aussi il faut que je me dépêche, j'ai rendez-vous avec une petite draconienne super bien roulée qui me fait saliver depuis déjà pas mal de jours. Elle veut me montrer son nouvel appartement et soi-disant des estampes illustrées d'un vieux roman. Je crois qu'elle m'a dit le titre, un truc comme *Voyage au centre de la Terre*. Bref une originale, mais bon tu comprends bien que je ne vais pas la voir pour discuter et admirer des peintures. — Tiens regarde, c'est lui là, ouf on n'a pas eu à chercher bien loin ce coup-là. Ils font des gestes étranges au-dessus de moi qui fais semblant d'être inconscient. Un genre de passes magnétiques comme pour me débarrasser du filet de trouille qui m'accable. Puis je suis soulevé au-dessus du sol par une force étrange et je glisse derrière eux comme si j'étais installé sur une sorte de chariot d'hôpital sur coussins d'air. Nous nous enfonçons dans d'immenses galeries qui a priori sont souterraines. Le tout encore baigné d'une lumière verdâtre, plus douce et surtout non interrompue par les flashs éblouissants de tout à l'heure. Les deux Draco mesurent bien trois mètres de haut, de temps en temps j'aperçois leurs ombres plus gigantesques encore qui se projettent à la surface des parois. Le fait de comprendre leur conversation me rassure. On a beau être reptilien, on peut aussi avoir une vie comme tout le monde, je me dis. Il suffit parfois de peu pour retrouver un peu d'humour, un peu de courage.|couper{180}