fictions

Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.

fictions

La signature du silure.

La signature du silure Mao a quinze ans. Cela fait un an qu’il écrit à Floriane. Chaque jour. Aujourd’hui, il va la revoir. Il marche depuis la gare. Personne ne l’attend. Quatre kilomètres. Plein soleil. Il transpire, mais n’y pense pas. L’excitation est intacte, un peu trop forte. Il craint qu’elle explose. Chaque jour à la pension, il a redouté que rien n’arrive. Puis le recteur entrait. Une enveloppe. Tout s’arrêtait. Il la rangeait dans sa poche. Ne pas lire devant les autres. Trop intime. Il attendait d’être seul, au bord de la rivière. Il ne sait pas ce que c’est, l’amour. Trop de versions contradictoires. Il ne veut pas y penser. Ce qu’il ressent, c’est l’attente. L’impatience. Il retourne au hameau. Même routine. Même décor. Floriane fait un stage. Ils ne se verront pas tous les jours. Elle lui a écrit. Il n’a pas répondu. Il s’en veut, un peu. Il pense à son vieux Solex. Aux virées pour pêcher. Aux gardons de l’Aumance. Il se distrait. Le soleil tape. Il approche de la ferme du vieux con. C’est son grand-père qui l’appelle ainsi. D’habitude, il ne dit jamais de mal des gens. Plus loin, le hameau. Les toits. La cour. Il la voit. Elle. Une moto. Un homme. Ils s’embrassent. Il comprend. Pas d’un coup. Lentement. Comme un voile qu’on soulève. Elle se tourne. Dit quelque chose. Le type aussi. Il s’approche. Fait semblant. Sourit. Parle. Ment. Floriane le regarde. Triste. Souriante. Il part. Il pêche seul. Il tend la ligne. L’esprit ailleurs. Il ne veut rien attraper. Il veut juste qu’on le laisse tranquille. La paix. La berge. Le bruit de l’eau. Et puis le scion plie. Un à-coup. La canne vrille. Il lâche. Elle file, tirée vers le lit de la rivière. Disparaît. Un silure, sans doute. Enorme. Incontrôlable. Il regarde l’eau. Longtemps. Comme si quelque chose s’était arraché. Pas seulement la canne. Quelque chose d’enfoui. Il se dit que c’est fini. Que c’est très bien comme ça. Dans le train, il pense à elle. Aux lettres. Elle lui a rendu les siennes, liées par un ruban bleu. Elle a dit : « Dommage que tu n’aies pas répondu. » Il y pense encore. Il pense au silure. À la canne arrachée. À ce qu’il a perdu. Il pense à son grand-père. À son silence. Ce silence qu’il commence à comprendre. Le train entre en gare. Il se lève. Il se dit qu’il parlera moins. Ou autrement. Peut-être qu’il écrira. The Catfish’s Signature Mao is fifteen. He’s been writing to Floriane for a year now. Every single day. Today, finally, he’s going to see her again. He’s walking from the train station, alone. No one came to meet him. Four kilometers under the sun, and he’s still not tired. He’s sweating, but barely notices. The excitement is still there, intact, maybe too strong. He’s a bit afraid it might explode. At school, each day, he feared getting nothing. Then the rector would appear with an envelope. Everything stopped for a second. Mao would slide it into his pocket. Never read it in front of the others. Too intimate. He preferred to wait, go sit by the river, and read it alone. He doesn’t know if this is love. He’s heard so many contradictory things about what love is, he’s given up trying to define it. What he feels is clear enough : a tension, an urgency, a kind of longing that fills his body and his head. He’s going back to the village now. Same place, same people. Floriane wrote that she has a hospital internship and won’t be available every day. He understood, but he didn’t answer her last letter. They were supposed to meet soon, so he thought it didn’t matter. Now, he regrets that silence. He wonders if the old Solex his grandfather gave him still works. He used it to ride out and fish. He thinks about catching roach in the Aumance. It's a good distraction. The sun is beating down. He passes the farm his grandfather calls “the old bastard’s place.” It must be serious, Mao thinks — his grandfather rarely says bad things about people. Then he reaches the village. He sees the roofs, the farmyard. And then he sees her. Floriane. With a guy on a motorbike. They’re kissing. It doesn’t hit him all at once. It comes slowly, like a curtain being drawn back. She turns to the guy, whispers something. He turns too. Mao walks up. Smiles. Pretends. Says something casual. Lies. Floriane looks at him, sad and smiling at the same time. He leaves. He goes fishing, alone. Casts his line, halfheartedly. He doesn’t want to catch anything. He just wants peace. The sound of water. The quiet. Then the rod bends. A violent pull. The line stretches, the rod jerks out of his hands and disappears into the river. Probably a catfish. A huge one. He stares at the surface. Something just got torn away. Not just the rod. Something deeper. Something buried. He tells himself it’s over. And maybe that’s fine. On the train back to the city, he thinks about Floriane. About the letters. She gave them back, tied with a blue ribbon. She said, “It’s a shame you didn’t write back. I thought you’d stopped caring.” He keeps thinking about that. About the catfish. About what was taken. About what he let go. He thinks about his grandfather too. About his silence. A silence that used to feel like a wall, and now feels more like a way to endure things that leave you without words. The train pulls into the station. Mao grabs his bag. He tells himself he’ll speak less from now on. Or differently. Maybe he’ll write.|couper{180}

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Oublier l’éveil.

Il fallait que Cheng trace quatre ou cinq traits à l’encre pour se sentir éveillé. Ensuite, une tasse de thé noir sans sucre. Dans sa masure, aucun luxe. Cheng n’était pas pauvre. Peintre lettré, ses peintures suffisaient à ses maigres besoins. Il avait dépassé la soixantaine. Il restait modeste. Il attendait encore l’essentiel, sans l’attendre. Il s’en remettait à la discipline : une attention sans faille à de minuscules gestes. Dès qu’il quittait sa natte, il s’asseyait à la table devant la fenêtre qui donnait sur la vallée. Il fermait les yeux, respirait, trempait le pinceau dans l’encre, et laissait la main suivre son mouvement, emportée par l’expiration. Quatre ou cinq traits, réalisés avec la plus grande concentration. Sentir la feuille bruisser, entendre les cris d’oiseaux, le poids des pattes des fourmis sur le plancher. Être mêlé à ces premiers instants donnait à ses gestes une solennité burlesque pour tout observateur. Chaque matin, Cheng s’enfonçait dans la discipline de ces traits. Oublier l’éveil. Entrer dans la feuille blanche.|couper{180}

fictions brèves

fictions

Les ombres de Lisbonne : Rencontre avec Fernando Pessoa

Dans les ruelles de Lisbonne, la frontière entre le réel et l’imaginaire se brouille. Le narrateur évoque une rencontre fictive avec Fernando Pessoa, une figure insaisissable dont la présence silencieuse et mélancolique hante encore les cafés et les pentes de la ville. Entre dialogues épars et promenades taciturnes, le récit devient une ode à l’invisible et à l’éternel de l’écrivain portugais.|couper{180}

écriture fragmentaire

fictions

L’art difficile de disparaître

À partir du moment où il décida de ne plus vouloir interagir avec le monde, le monde se rua sur lui. Ce fut immédiat. Presque violent. Lui, qui avait cru qu’en tirant un trait, un grand, un vrai, il se fondrait dans la masse indistincte de tous les anonymes, se retrouva au contraire happé par une lumière crue. Plus il tentait de disparaître, plus on le remarquait. Il ne répondit plus aux appels. Le téléphone sonna deux fois plus souvent. Il cessa d’ouvrir ses mails. On se mit à le chercher, à insister, à frapper à sa porte. Il voulait s’effacer, mais le monde s’acharnait à le rappeler à lui, comme si une force obscure ne supportait pas qu’un individu ose lui échapper. Ce n’était pas le monde d’autrefois, celui des silences respectueux et des absences polies. C’était un monde qui ne tolérait plus les disparitions. Un monde où chaque retrait était perçu comme une provocation. Les algorithmes, les notifications, les regards inquisiteurs des réseaux sociaux ne lui laissaient aucun répit. On voulait savoir. Où il était. Ce qu’il faisait. Pourquoi il se taisait. Son silence, qu’il espérait comme un refuge, devint un cri. Pourquoi ne voulait-il plus interagir ? On posa la question. Pas à lui directement, bien sûr : il avait verrouillé tous les accès. Mais les discussions commencèrent à fleurir autour de lui, sans lui. Dans des cercles d’amis, dans des bureaux, sur des écrans. Chacun y allait de sa théorie. "Un burn-out ?" "Une maladie ?" "Il se croit supérieur ?" "Il joue au martyr ?" Tous se mirent à combler son absence par des hypothèses. Plus il se taisait, plus on parlait pour lui. Le pire, c’était peut-être ça. Le bruit. Ce bruit insupportable qui naissait de son silence. On l’attendait à la fenêtre. On le surveillait, on guettait le moindre mouvement de rideau. Un jour, un voisin fit un pas de trop et tenta de le forcer à "revenir". "Tu sais, on s’inquiète. Tu devrais sortir, parler, te reconnecter. Ce n’est pas bon de s’isoler comme ça." Il n’écouta pas. Le voisin insista, presque vexé de ne pas obtenir de réponse. Ce fut le début d’une cascade de tentatives. Des appels à la solidarité. Des invitations bienveillantes. Puis, des injonctions. Le monde, croyait-il, voulait juste qu’il participe. Mais il comprit peu à peu qu’il ne s’agissait pas de cela. Le monde voulait qu’il se conforme. Un jour, il ferma les volets pour de bon. Il se débarrassa de son téléphone, de son ordinateur, de tout ce qui pouvait servir de passerelle entre lui et ce monde envahissant. Enfin, il crut toucher ce qu’il cherchait depuis le début : l’effacement. Mais le monde, blessé de son indifférence, ne le laissa pas en paix. Il fit irruption par tous les interstices possibles. Un bruit dans l’immeuble. Une lettre oubliée dans la boîte aux lettres. Une chaîne Youtube où l’on parlait de lui. Le monde, c’était une bête qu’on ne pouvait ignorer. Une hydre dont une ou pluieurs têtes revenait la charge, toujours. Peu à peu il cèda à la force centrifuge et centripète, il devint feuille fatiguée d'être agitée par l'immobilité des chènes. Pire encore, il s’aperçut qu’il échangeait avec les autres. Oh, pas tout de suite, bien sûr. Cela avait commencé discrètement, insidieusement. Une photo partagée qu’il avait likée sans réfléchir. Un commentaire posté, presque machinalement. Puis, un message reçu, auquel il avait répondu, en se disant que c’était "juste une fois". Rien de grave, pensait-il. Mais à chaque interaction, il s’éloignait un peu plus de son serment initial : se retirer du monde. C’était comme une marée. Les échanges venaient à lui, tranquilles, inoffensifs, puis grossissaient, l’engloutissaient. Et il y participait, malgré lui. Tout en lui criait de s’en éloigner, mais sa main continuait de tapoter, d’envoyer des émojis, de répondre par des phrases courtes et banales. Une fois lancé, il ne pouvait plus s’arrêter. Au début, ce n’étaient que des "like". Des petits clics inoffensifs, presque des réflexes. Et pourtant, chaque like était une défaite. Un moment où il tendait la main vers le monde qu’il avait voulu fuir. Puis vinrent les commentaires. Des phrases anodines, des compliments creux. "Très belle photo !" "Génial, ton projet !" "Tu es incroyable !" Il se surprit à écrire des mots qu’il ne pensait même pas, pour des gens qu’il n’avait jamais vraiment regardés. Mais ce n’était pas tout. Il découvrit avec effroi qu’il recevait aussi des commentaires dithyrambiques en retour. Des vagues d’éloges, des "Merci pour ton soutien", des "Tu es une inspiration !" Cela aurait dû le gêner, l’écœurer. Mais non. Cela flattait une part de lui qu’il aurait voulu ignorer. Une part qui cherchait encore, malgré tout, l’attention, l’approbation. Il aurait voulu dire qu’il n’avait pas besoin de cela, qu’il était au-dessus de tout ça. Mais il ne l’était pas. Il s’y noyait. Il se persuadait qu’il restait fidèle à son objectif : s’élever au-dessus de la mêlée. Ne plus être comme les autres. Mais il lui fallait bien l’admettre : plus il voulait s’élever, plus il descendait. Chacune de ses interactions, si anodine qu’elle paraisse, le ramenait un peu plus profondément dans cette vie d’ici-bas, faite de gestes vides, de flatteries réciproques, de faux-semblants. Il réalisa que c’était là la dure loi de la vie ici-bas : tout effort pour s’élever était un pas vers la chute. Ceux qui voulaient trop fuir le monde s’y retrouvaient prisonniers. Ceux qui méprisaient la foule en devenaient les serviteurs. Il fallait l’accepter. Le monde n’avait jamais permis à personne de s’en retirer complètement. Alors, il cessa de lutter. Il se mit à répondre aux messages sans rechigner, à commenter les posts des autres avec une assiduité polie. Il likait tout ce qu’il voyait. Il partageait des gifs. Et bientôt, il s’aperçut qu’il en tirait même une certaine satisfaction. Peut-être qu’en fait, il ne voulait pas s’élever. Peut-être que cette idée de détachement était une illusion, un mensonge qu’il s’était raconté pour se sentir supérieur. Peut-être que c’était ça, la vie ici-bas : accepter de descendre, encore et encore... et en souriant si possible.|couper{180}

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19 décembre 2018

Cela commença par un frisson, dû sans doute aux nuits d'insomnie, à ces mots jetés sur le papier comme on remplit des sacs poubelles. Puis le tremblement gagna tout mon corps, avec cette sensation de froid glacial. Nous étions en août. Les voix des grands Zaïrois montaient de la rue des Poissonniers, mêlées aux cris des martinets. Même fenêtre fermée, je les entendais. Des odeurs de chevreau grillé les accompagnaient - cette viande brûlée m'était insupportable. En me levant pour boire, je constatai qu'il ne me restait presque plus de tabac. En fouillant mes poches, un billet de 50 francs tomba comme une manne. Providence de mon désordre. Je descendis, évitant la concierge absente, et m'engouffrai dans la chaleur du soir. Traversant à grandes enjambées la cohue de Chateau-Rouge, ses odeurs de piment et de sueur, j'atteignis enfin la rue Custine. Peu à peu, je ralentis, la rage retombant. Les platanes formaient une haie d'honneur vers Jules Joffrin. Ce fut dans ce café que je m'arrêtai. Après une bière, en sortant des toilettes, je la vis - une femme sans âge, mal fagotée, ivre. Nous nous accrochâmes l'un à l'autre sans détour. « On va chez toi ? » Je me souviens encore, des années après, de son humiliation : « Vas-y bon Dieu, baise-moi ! Plus fort ! » Mais je restais d'une mollesse insultante. Au quatrième « Qu'est-ce tu fous, connard ? », je me levai, me rhabillai et la flanquai dehors. « Et tu crois que c'est gratuit ? » Je lui tendis le billet de 50 francs. Elle partit sans demander son reste. Assis sur mon lit, une migraine me terrassant, je mis la bouilloire en route. Et je me mis à rire. D'abord léger, puis tonitruant, jusqu'à l'hystérie - vidant mes poumons de l'air vicié de ces dernières heures. J'ouvris la fenêtre sur la nuit qui enveloppait les façades de craie. Une cigarette, une respiration lente. Le calme revint. Dans le couloir, la folle rentrait chez elle. Ses hurlements étouffés, ses grattements aux murs, puis plus rien. Je crois que c'est à partir de ce jour que j'ai décidé de ne plus écrire une seule ligne. Nous fabriquons des objets dans l'instant, mus par des intentions multiples, tant la confusion de vivre se mêle dans l'être et l'avoir. Pour retrouver la clarté, il faut bien plus biffer qu'ajouter. Mais comment se séparer du trop-plein ? Comment retrouver la faim, la soif naturelles ? Dans la régularité, peu à peu, le chaos - cent fois, mille fois revisité par la mémoire mensongère - laisse l'eau troublée malgré tous les efforts. Sans doute parce que ces efforts ne servent qu'à conclure que notre lucidité n'est rien d'autre que la dernière de nos illusions.|couper{180}

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