complications
« Rien ne se passe vraiment. Et pourtant, tout devient trouble. Le pain, la box internet, un replay de réunion Zoom, un sourire en biais, un tic verbal, une main sur une baguette, une hésitation dans une voix. Ce sont des scènes simples. Ce sont des complications. »
Dans ces fragments du quotidien, un narrateur observe — sans intervenir, sans juger. Il perçoit l’invisible : la gêne, les gestes contrariés, les ratés de communication, les postures involontaires. Il voit les autres comme il s’est vu autrefois, et cette lucidité l’écarte du monde autant qu’elle le relie à lui.
À travers ces micro-nouvelles sans chute, sans drame, l’auteur explore une zone grise : celle où le réel se plisse, où le ridicule rôde, où l’humain s’expose sans s’en rendre compte. Ces textes ne racontent pas des histoires : ils racontent la tension d’exister en présence des autres, même à distance, même en silence.
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fictions
Le replay
Je regarde un replay de Zoom. Les interventions créent en moi un malaise dont je n’arrive pas à me débarrasser jusqu’à la fin. Mais je le reconnais, je suis hors contexte. Ce malaise vient peut-être de là. Dans ce genre de situation, je m’accroche à quantité de détails microscopiques, et c’est assez affligeant. Par exemple, la manière de parler de cette femme. Ce n’est pas tant ce qu’elle dit. C’est l’intonation, presque théâtrale, qui tranche avec la torsion de sa lèvre supérieure. Et ce regard fixe, halluciné, face caméra, m’effraie d’emblée. L’animateur, que je trouve par ailleurs sympathique, devient peu à peu un personnage ambigu. Et me retrouver face à cette ambiguïté ajoute encore au malaise. J’ai l’impression de saisir, en même temps qu’il parle, tout le malaise qu’il éprouve à parler. Il cherche ses mots, il balbutie, il parle à mi-voix. Ça produit une double strate de communication. Quelque chose comme : bordel de merde, je suis le seul à parler, quand vont-ils s’y mettre ? soyons clair, là tout de suite, je me fais bien chier. Mais ce qui fonctionne dans le déplaisir peut aussi fonctionner à l’inverse. Sans quitter le phénomène en train de se jouer, qui est purement auto-réflexif. Cette femme, par exemple, celle qui regarde partout sauf la caméra, dont je vois le corps secoué de tensions irrépressibles liées au fait d’avoir à parler, et qui semble vouloir le faire avec mille précautions. Elle m’apparaît soudain sympathique. J’aurais presque envie de lui dire : t’inquiète pas, on est tous ridicules de toute façon dès qu’on est sur un écran, c’est juste un sale petit moment à passer. Oui, il y a là une perception d’humanité nue, ou du moins peu vêtue, mal habillée. Mais ce n’est pas nouveau. Alors je creuse un peu plus. Ce malaise, je crois qu’il vient d’avant. Depuis des années, je me suis tenu à l’écart de ce genre de manifestations. Sans doute parce qu’un jour, après avoir assisté au replay d’une réunion où j’étais l’un des intervenants, je me suis trouvé profondément ridicule. Ce jugement, je ne l’ai jamais oublié. Il me colle. Et je dois bien admettre qu’il entrave depuis cette époque la simplicité de tous les échanges que je pourrais avoir dans ce genre de cadre. Peut-être même que c’est depuis cette position — celle du ridicule éprouvé — que je continue à regarder ces réunions se dérouler, sans penser à me reconnecter autrement, sans penser à changer de contexte, ni de point de vue.|couper{180}
fictions
réparation
Hier, notre opérateur téléphonique nous a envoyé un technicien. En ouvrant la porte, je tombe sur un type qui parle à peine français. Exactement comme le technicien précédent. Il porte une sorte de gilet orange, il est d’une maigreur exceptionnelle, ses cheveux sont ras sur les côtés et remontés sur le sommet du crâne, comme un personnage de jeu vidéo. En arrivant devant la box, il sort un laser d’une poche de son pantalon trop grand pour lui, le branche sur le câble optique de la prise afin d’obtenir des informations d’emplacement — je présume. Puis nous ressortons dans la rue. Il cherche dans quel boîtier notre câble peut bien être branché. Au bout d’un quart d’heure, après avoir farfouillé dans un regard situé dans une rue adjacente, je le vois lever la tête à la recherche de quelque chose. De temps en temps, il émet un bruit bizarre que j’ai déjà entendu lors de mes voyages en Inde et au Pakistan — tic tic tic. Ce qui a l’air de vouloir dire : t’inquiète, je ne sais pas encore, mais je vais bientôt savoir. Il me dit qu’il doit aller chercher le camion et l’échelle, puis il disparaît. Quelques instants plus tard, il revient avec une grande échelle et deux collègues. Je me dis que là, il doit se passer un événement extraordinaire. Trois techniciens d’un coup. Ça ne doit pas être courant. Pendant que mon premier monte à l’échelle, mon second se roule une cigarette et mon troisième change le filtre de sa vapoteuse. Ce qui me rassure, car ils ont vraiment l’air calmes. Ils ne s’affolent pas. Le seul qui émet des bruits, c’est mon premier, juché tout en haut de l’échelle, qui a repris ses tic tic tic. Désormais, il a sur le ventre un gros appareil cubique dont j’ignore tout de la fonction. Il a ouvert le boîtier de plastique et je vois ses mains virevolter, comme s’il effectuait je ne sais quelle passe magique. De temps à autre, j’aperçois des fils flotter hors du boîtier, aussi fins en apparence que ceux d’une toile d’araignée. Et, de fil en aiguille, mon premier se transforme en une créature arachnéenne bizarre, dont les membres supérieurs filent la soie optique. De temps à autre, l’un ou l’autre des deux techniciens émet des bruits que je ne comprends pas. Je pencherais pour de l’ourdou, mais plus j’écoute, plus je découvre que ce n’en est pas. J’ai songé aussi, à un moment, à du farsi, mais là aussi, fausse piste. Tandis que je m’interroge, des voitures passent dans la rue, en prenant soin d’éviter les plots rayés de blanc et rouge que les trois hommes ont pris soin d’installer. Ce sont peut-être des Maghrébins, finalement, car ils connaissent beaucoup de monde dans le quartier. Notamment les conducteurs qui roulent à vive allure, toutes fenêtres ouvertes, avec des musiques entraînantes. Le manège a duré en tout et pour tout une bonne heure. Puis, à la fin, l’un des trois est rentré dans la maison pour voir ce que disait le laser. Il a secoué la tête puis il l’a débranché pour en mettre un autre. La box a émis un ronflement et j’ai vu les chiffres de la remise en service s’égrener jusqu’à 7, puis revenir en arrière — 3, 4 — et rester dans cette zone. Le type a regardé son portable et est ressorti pour dire quelque chose en arabe à l’arachnée en gilet orange, qui a refait encore des gestes sibyllins devant le boîtier 34. Nous sommes revenus dans la maison, le type a re-regardé son laser, son portable, a effectué une manipulation, et enfin, après trois semaines de panne internet, la box a affiché l’heure. 15 h 30. Le type n’a même pas émis le moindre signe de satisfaction. Il a juste dit : internet c’est bon, et il est ressorti. Je ne suis pas ressorti de la maison pour voir ce qu’ils faisaient ensuite. Je crois que ça ne m’intéressait pas, en fait.|couper{180}
fictions
la remplacante
La boulangère est partie en vacances. Une autre femme la remplace. Par de nombreux aspects — taille, regard franc, port de tête, voix extrêmement affirmée avec un léger accent — elle me rappelle ma grand-mère Valentine, la mère de ma mère. Mais je pense qu’elle est plus ukrainienne qu’estonienne. Ou peut-être ni l’une ni l’autre. J’ai immédiatement envie d’être aimable avec elle, sans pour autant être obséquieux. Depuis quelques jours, suite à un problème de monnaie rencontré avec sa machine, je fais les fonds de tiroirs pour rassembler toute la ferraille qu’on n’utilise jamais. Ces pièces de 2 ou 5 centimes, parfois 10. J’arrive devant la caisse, je la regarde et je lui dis : j’ai pensé à vous. Et là je sors ma poignée de pièces de ma poche pour la flanquer dans la bouche auréolée de vert de la machine. La femme qui me fait penser à ma grand-mère se rengorge imperceptiblement. Un léger mouvement du buste et du cou fait que le menton s’élève et qu’elle me regarde avec presque un sourire d’aise — de haut, si je puis dire. J’aime aussi suivre sa main, longue, fine, nerveuse mais musclée, lorsqu’elle la fait virevolter vers le panier à pain et qu’elle s’apprête à s’en saisir d’une. Celle-ci ? me demande-t-elle en l’indiquant alors de l’index. Celle-ci, je dis. Et elle l’empoigne avec une fermeté inconnue. Je veux dire que de mémoire, je n’ai jamais vu une main de femme empoigner quelque chose — fût-ce une baguette — avec une telle conviction. Une conviction qui va, si je puis dire, jusqu’au bout des ongles. Puis, une fois le pain inséré dans son pochon de papier, elle le pose sur le comptoir. Elle ne me le tend pas. Et là je me dis : ah, c’est encore autre chose. Quelle femme. Et je repars. En revenant chez moi, il y a un mélange bizarre d’images télévisuelles qui s’entrechoquent. Des images de l’Ukraine en guerre, des images de caves, et de femmes que j’imagine tout à fait semblables à celle-ci. Puis je pense aux hommes de ces femmes. Comment sont-ils ? Qu’est-ce qui fait qu’une femme comme celle-ci peut être attirée par un homme parmi ceux-là ? Je me demande. Puis je rentre chez moi, la vie poursuit son cours et je ne me demande plus rien à propos de cette femme. Jusqu’au lendemain matin.|couper{180}