décembre
Carnets | décembre
9 décembre 2018
Je ne me souviens plus très bien, mais il me semble que ce doit être en automne lorsque, plongé dans un nouveau livre, j’entendis grommeler un homme dans la pièce attenante. Celui-là est dessinateur et on lui a confié, malgré lui visiblement, la mission de photographier la maquette d’un complexe universitaire et ça l’emmerde profondément. La pièce est aveugle, et la lueur du néon clignote au plafond, projetant des ombres désordonnées sur la blancheur du carton plume. Il râle, convaincu de se trouver à bout de force. La boîte sort d’une énième charrette, tout le monde est nerveux, un projet pharaonique ; impossible de le rater. Je m’approche et, depuis la porte, j’observe son manège. Par toute une série de contorsions, l’homme tente de trouver un angle adéquat, mais à chaque fois en vain, les ombres sont tenaces. « Et si tu utilisais une feuille de papier blanc comme réflecteur ? » lui dis-je… Il me toise comme on regarde un idiot qui vient de dire un truc intelligent et qui, du coup, fait douter de l’idiotie. Je vais chercher une ramette de papier machine et en extrais quelques feuilles que nous installons à l’aide de cales. Cela fonctionne et j’en profite, bien sûr, tout de go, et sans que je ne sache vraiment pourquoi, pour évoquer mes talents naissants de photographe. « Je pourrais bien m’occuper de prendre les photos, lui dis-je la prochaine fois, et de plus, je pourrai les développer et effectuer les agrandissements. » À la vérité, je ne savais de la photographie que très peu de choses. Durant l’été précédent, j’étais parti en Irlande avec un vieux Nikormat d’occasion et en plus acheté à tempérament. Au retour, c’est le choc : les diapos que je regarde me restituent très exactement toutes les émotions que j’ai vécues là-bas, entre Cork et Galway. Magique ! Je retrouve l’odeur de la pluie sur les champs de tourbe, le brouhaha nasillard des pubs et le goût de la bière brune sur ma langue ; et par-dessus tout, les vastes ciels, cette lumière merveilleuse qui les traverse en jouant avec les nuages. La photo, au début, c’est un peu ma petite madeleine de Proust. J’avais découvert la photographie par hasard ; elle ne devait plus me lâcher, tumultueuse passion, maîtresse envahissante pendant de nombreuses années. « Je vais en parler au patron, » répliqua-t-il, et nous en restâmes là pour cette journée. Il continua ses photos, moi ma lecture, et je n’y pensais plus. Ce fut à la fin de la même semaine que je fus convoqué dans le bureau de la direction. « Alors il paraît que vous êtes photographe aussi ? Nous avons une nouvelle version de la maquette, des photos à prendre, c’est très urgent, etc. » Et c’est ainsi que le soir même, après mon travail, je courus à la petite boutique photo du boulevard Saint Antoine, toute proche de mon domicile, pour acheter un agrandisseur et tout le nécessaire à développer les négatifs et à tirer les photos. J’avais pris soin d’acheter une dizaine de bobines de film 24×36 de la Tri-X Pan en vue du test que j’allais passer. Durant tout le week-end, je sillonne Paris pour prendre des photos, et me hâte de remplir mes 36 poses. À cette époque, pas d’internet, et je ne suis même pas sûr de savoir si je connaissais l’existence des ordinateurs. Je dois tâtonner un peu, me rendre à la bibliothèque et, à l’aide de quelques notes, apprendre à développer les films et réaliser les tirages, mais je m’en fiche, j’ai enfin découvert une vraie passion qui me hisse d’une sensation d’ennui profond et, du coup, ça me donne la pêche, ça m’excite, je sens à nouveau la sève remonter. Je m’étais engagé et je ne voulais pas décevoir, ça a fonctionné. Au final, j’ai fini par travailler comme photographe tout en conservant ma fonction première d’archiviste. J’effectuais des photos de chantier, de maquettes, que je développais dans ma petite chambre la nuit. La boîte me remboursait mes frais de produits et de papier sans que mon salaire ne soit augmenté, j’en profitais donc pour acheter bien plus que nécessaire sans être rancunier. On peut quand même se venger. Après tout, ne m’avaient-ils pas félicité, m’apprenant que mes tirages étaient meilleurs que le labo qu’ils avaient l’habitude de fréquenter ? Et puis tout s’est barré en couille à nouveau, l’ennui à nouveau, l’amour et l’argent, et le désir d’ailleurs. J’avais dû oser demander une augmentation et ça n’a pas du tout plu à monsieur le directeur financier, qui m’entretint de la vie, de ses nombreux écueils, de la pluie, du beau temps mais point d’argent. J’ai quitté mon job d’archiviste-photographe et j’ai trouvé un emploi de gardien de nuit, place Vendôme, dans les locaux d’une boîte informatique célèbre. J’avais pris la décision de devenir photographe et j’avais besoin, pensais-je, de plus de temps libre pour me parfaire dans cet art. Je n’ai jamais rechigné à trouver les pires boulots ; ça devait être dans le fond une forme inédite d’ascèse. Moquette au sol, odeur de propre, vastitude des bureaux, et du hall où je suis assigné une grande partie de la nuit avec Yafsah le Kabyle édenté, Rahim et Berouzi, deux Iraniens bac +7, la seule vraie contrainte est de monter dans les étages de ce palais moderne suivant un itinéraire et un tempo bien réglés. Yafsah est de jour et je le rencontre sur le seuil en train de fumer. Nous échangeons quelques banalités et puis je m’installe derrière un large comptoir dans ce hall démesuré. Peu de temps après, les copains iraniens arrivent et nous voici prêts à traverser la nuit, comme embarqués dans ce gigantesque vaisseau aux boiseries luxueuses pour un salaire de misère. Beruzi sort le jeu d’échec et le dico, Rahim potasse des manuels d’informatique. Ils m’enseignent le farsi, le persan, les échecs, et je commence à me débrouiller plutôt pas mal. J’adorais ces nuits passées ensemble à discuter de leur ancienne vie à Téhéran, de leur culture, qui, particulièrement chez Beruzi, était immense. Il m’apprit à comprendre Omar Khayyâm, Ibn Arabi, Hafez, mais aussi l’Étranger d’Albert Camus comme nul prof aurait eu l’idée de le faire, ainsi que les implications terribles qu’avaient eu le renversement du chah d’Iran, l’avènement de Khomeiny. En 1985-86, la guerre avec l’Irak était en cours et c’était là une des raisons principales pour lesquelles mes deux amis m’accompagnaient dans ces nuits étranges et formidables. Lorsque, plus tard, j’atteindrai l’Iran, dès les premiers pas effectués dans ce pays, je comprendrai plus profondément sa grandeur, malgré le chaos religieux et politique qui y régnait alors. Même les bouchers avec qui je sympathisais à Istanbul avant de prendre le bus m’avaient ému lorsqu’ils m’avaient demandé, au cas où j’eusse avec moi de la « musique américaine », de pouvoir l’écouter en échange du gîte et du couvert dans leur modeste maison de la banlieue de Téhéran. Y a-t-il un peuple ailleurs dans le monde où la poésie est si populaire que le moindre de ses membres connaissent par cœur les paroles, les vers de ses poètes les plus raffinés ? Étrange cette ronde qu’il faut effectuer, programmée à heures fixes et durant laquelle je peux voir par étage s’organiser le sens de la hiérarchie. Au premier étage, les bureaux quasiment collés les uns aux autres, sorte d’open space précurseur avec son absence d’intimité, les piles de dossiers, l’exiguïté des postes de travail, les plafonniers aux néons pisseux. Plus on gravit des marches, plus on atteint de plus vastes bureaux avec cloison et porte verrouillée à double tour, de plus en plus cosy et ponctués de lumières d’ambiance très mignonnes - sauf les jours de ménage où les femmes de ménage, ayant besoin d’y voir plus clair, actionnent les interrupteurs des plafonniers. Et puis tout en haut, quasiment sous les toits, loge Dieu, ambiance ultra feutrée d’appartement bourgeois, fauteuils en cuir de je ne sais quoi mais cher, confortables, cuisine impeccable avec de quoi préparer un lunch, un petit déj, un repas à n’importe quelle heure du jour, comme de la nuit. Évidemment, j’en profite pour siffler des litres de jus de fruits, éventrer les sachets apéritifs, et me préparer un joli petit café. Dieu ici pète dans la soie comme dans le cuir. « Polyphème, je m’en fous, je suis Personne et je t’emmerde. » Alors je m’assois sur le fauteuil en cuir, pivote silencieusement vers l’œil-de-bœuf qui donne sur la place Vendôme et, de haut, je contemple la nuit se refléter sur les vitrines des joailliers. Je reste un moment là, à peine distrait par les ombres des couples qui se meuvent tard dans la nuit derrière les fenêtres du Ritz. Parfois je m’endors ainsi, et c’est la sonnerie du téléphone qui me réveille… Beruzi, qui a repéré le numéro du poste, m’avertit : le contrôleur arrive. Alors je me rends à la salle d’eau en marbre sombre, me passe un peu d’eau fraîche sur le visage, et redescends pour rejoindre mon poste. Il y a tant de confort et de luxe que cela m’abrutit, et les horaires de nuit ont complètement décalé mon rythme de sommeil. Je passe des journées étranges, à me réciter des quatrains en persan et en imaginant des stratégies tout autant lumineuses que fumeuses aux échecs… Je dormais déjà peu à cette époque et, quelques heures de sommeil après mon retour à la chambre, je prends mon appareil photo et je vais par les rues photographier, amasser, avaler, croquer, dépecer, avec une avidité rageuse, tout ce qui m’interpelle.Les nuits où je suis de repos, je range la chambre, réinstalle mon laboratoire et développe mes photos. Une grande ficelle traverse la pièce et, un à un, comme les chasseurs accrochent leur gibier tué, j’accroche mes clichés avec de simples pinces à linge en bois au fur et à mesure qu’ils sont rincés à l’eau claire pour les débarrasser des résidus de fixatif. Combien de positifs ai-je tiré de tous ces négatifs… une sensation encore plus prononcée d’errance mais mêlée, cette fois, à des accents persans, des figures d’échecs, et une sensation profonde de toucher à quelque chose d’essentiel passe comme un ange pendant que j’écris ces lignes. La lecture de la poésie persane se mêle encore un peu, de façon mystique, à cette quête qui aurait, j’imagine, débuté avec la photographie. Cette quête, je vais encore la poursuivre en empruntant d’autres chemins, d’autres routes. Bien sûr, il y aura d’autres chambres étroites et aussi, parfois, d’autres plus vastes, tellement plus vastes que là non plus je ne pourrai m’y résoudre… Pourtant, j’ai un peu avancé avant de repartir ; j’ai appris à équilibrer les blancs, les gris, et les noirs profonds. De mémoire, encore toutes ces années après, je me souviens de la chanson que chantait Beruzi et Rahim : « n’aie pas peur, petit oiseau perdu sur ta branche, n’aie pas peur », et la suite se perd avec mon ami dans les ténèbres de l’âge de fer dans lequel nous allions pénétrer. Quelques mois plus tard, vous me retrouverez à la Porte de la Villette, mon sac en bandoulière. C’est enfin décidé : je pars pour la Turquie. Je quitte tout, je vais faire des photos de la guerre, celle dont on parle dans les journaux pour qu’on ne voit pas celle qui est en nous… Je ne sais quand je reprendrai ce récit, tout à l’heure, demain, dans un mois… ce n’est pas important tant elles sont devenues plus accessibles désormais. Moi qui autrefois notais les moindres détails dans des petits carnets, terrassé par la même trouille que le petit Poucet… J’ai tout brûlé un jour de déprime, grâce ou à cause du quotidien que l’on doit vivre en couple. Je m’en voulais d’avoir passé tant de temps à vouloir éviter la vraie vie. Je me sentais si démuni face aux obligations nécessaires à ce que bien des gens appellent « harmonie » ou pire encore « Amour ». Je ne voyais dans tout cela qu’une suite catastrophique de compromis. Alors, j’ai dit c’est l’écriture que je dois assassiner, brûler, évacuer de ma vie, répudier. Cette distance qu’elle pose entre la vie et la vie, qu’on en finit par s’y perdre et ne plus savoir si « je » est bien soi ou encore un autre. Mais non, en fait, l’écriture n’y est pour rien, c’est seulement un autre miroir et il suffit de s’en souvenir.|couper{180}
Carnets | décembre
29 décembre 2018
J’ai longtemps été confus dans tous les domaines de ma vie a croire parfois que je mettais un point d’honneur à ne pas être clair, si toutefois la clarté est le contraire véritable de la confusion. Quelque chose en moi projetait comme la sèche, la pieuvre, le calamar,un nuage d’encre afin de me dissimuler certainement en cas de danger. Pour tromper l’adversaire, à l’extérieur ou à l’intérieur de moi. Et cet adversaire maintenant que j’y réfléchis pourrait être à la fois l’évidence comme la certitude et le sommeil que provoquent toujours chez moi ces deux mots. Car « moi je » voulais aller plus loin, je voulais être le meilleur en quelque chose sans savoir vraiment bien quoi. Il le fallait cela m’était consubstantiel pensais-je. Du moins c’était là le mot d’ordre servant d’excuse à une certaine forme d’arrogance, de mépris envers le reste de l’humanité qui n’était pas sur la même fréquence : lanterne éteintes et lanterne allumées. Dés les bancs de l’école je m’étais aperçu que seuls deux ou trois de mes camarades revêtaient une importance pour moi , seule forme de réalité tandis que la grande partie des autres, disparaissait dans un amas de contours incertains. Ceux que je ne choisissais pas de regarder n’avaient alors pas accès à l’existence. Il y en allait ainsi de tout, du choix que j’opérais quand au degré d’importance que j’attribuais. j’ai ainsi donné de l’importance à certains arbres particulièrement les cerisiers et j’ai un peu aimé les hêtres, les bouleaux, et les chênes. Éventuellement le sureau qui me donnait de quoi fumer. tout le reste de l’immense forêt m’est parfaitement inconnu. Et souvent je me suis juré qu’un jour j’achèterais un manuel pour combler mes lacunes, cependant ce serment n’a jamais été tenu. Dans cette notion d’importance donnée aux choses, aux êtres, le moteur, la motivation qui me poussait était souvent la curiosité. alors que je n’étais en fait curieux que d’une seule chose : explorer une version de moi-même encore inédite et ce peu importe que ce fusse en amitié, en amour, la traversée du miroir m’était inconnue. Pourtant je le savais, intellectuellement, je maîtrisais cette notion d’ego, de projection, de transfert, de rejet également, et voilà ce qui sans doute m’a retardé le plus longtemps. Cette impression, cette fabrication mentale s’appuyant à la fois sur l’instinct, l’analogie et le livre mais assez peu sur le corps, sur le ressenti ni sur le cœur. D’ailleurs très longtemps j’ai pensé être dépourvu de cet organe. Ne me le disait on pas à longueur de temps, « tu n’as pas de cœur, mets y du cœur », je n’avais pas de cœur à avoir du cœur et voilà tout. Moi c’était plutôt la tête en premier et assez rapidement les jambes que je prenais à mon cou quand on me crachait en pleine figure les vertus cardiaques C’est que du fin fond de ma confusion je comprenais bien toutes les mailles, la toile entière parfois que tissait ce prétendu « cœur à l’ouvrage » et qui me paraissait m’empêtrer dans plus de confusion encore à chaque tentative de m’en échapper. Il doit en être de tous les mots ainsi je le crains. Nous les utilisons comme des ombres s’emparant d’armes tranchantes, argentées et luisantes dans la nuit de notre ignorance. Nous croyons savoir ce que veut dire aimer, nous croyons savoir ce que veut dire haïr, nous nous formons des images mentales associées à ces mots et bornées par celles ci nous traçons des voies labyrinthiques que nous appelons alors , simplicité, évidence, clarté. En peinture je n’ai jamais cessé de savoir ces bornes et j’ai souvent compris qu’il fallait commencer par la confusion comme dans la vie. Laisser aller sa pente naturelle à désordonner le monde ou la toile ce n’est pas quand même tout à fait semblable. Les harmonies, les lumières équilibrées d’avec les ombres que je n’ai pu trouver en peinture, j’ai pu les recouvrir et reprendre par dessus de nouvelles toiles, cependant que les défaites, les guerres, les prétendues victoires obtenues au travers les ombres et les lumières de ma vie passée je les ai laissées disparaître à jamais dans la nuit de mon oubli. « A jamais dans la nuit de mon oubli » vous voyez on y croirait ! Bien sur que non, rien n’est oublié vraiment elles me hantent souvent la nuit et même en pleine lumière désormais. Sur la tolérance et la conviction Il ne peut y avoir de tolérance sans conviction, du moins c’est ce que l’on pourrait imaginer puisqu’on fait preuve d’une pour découvrir l’autre peu à peu. Mais quand on part dans la vie sans aucune conviction quel curseur utiliser pour ajuster la tolérance ? Alors je vous propose de modifier le mot conviction par intention et les choses s’éclaireront peut-être d’une lumière inédite. Pour les chamanes la notion d’intention est majeure, comme les notions d’énergie. Peu de choses dans le monde chamanique se produisent sur le plan mental, mais sur un plan énergétique. Pour parvenir au plus haut degré de connaissance, ou de pouvoir, peu importe les mots que l’on pourrait coller sur le sommet, deux qualités sont nécessaires voire indispensables : Accepter de souffrir pour comprendre la quantité de tolérance dont on peut faire preuve au travers d’une forme d’endurance à la bêtise, la sienne et celle des autres si l’on veut. Quand je dis bêtise il n’y a vraiment rien de péjoratif, je parle bien de notre nature animale. La seconde chose est l’impeccabilité que j’appelle plus modestement la justesse. Cette justesse qui, si l’on apprend à repérer la fuite d’énergie en soi ou l’appétit qui commence à sucer la notre chez autrui, réagit de plus en plus rapidement et souplement à tout débordement, de façon à rester dans l’axe. Nous ne savons pas grand chose des échanges gazeux et encore moins des échanges énergétiques qui s’opèrent entre les individus. J’ai connu des maîtresses fabuleuses qui une fois que nous nous fussions séparés m’avaient dérobé une très grande part d’énergie et je ne parle pas ici de rapports sexuels uniquement. c’est que l’idée de vampire n’est pas venue du fond des temps par hasard , nous passons notre temps à nous gorger de l’énergie des autres et eux de la notre. Je ne me souviens plus mais je ne serais pas étonné que ce soit l’écrivain Paul Claudel qui refusait même de se masturber de peur de dilapider imprudemment sa précieuse énergie.. et ainsi de perdre son inspiration, sa créativité. A mon avis, il aura rater bien des moments de plaisir mais le postulat n’était pas mauvais en soi. Les ermites aussi savent que s’éloigner de la masse les préserve de dépenses inutiles, mais sans risque alors comment tester la tolérance, comment construire une véritable conviction ? Et comment détruire celle ci une fois construite … ? C’est que peut-être tous les chemins mènent à des « Rome » très personnelles, nous arrivons avec une petite idée en tête dans le monde de la confusion et c’est toute cette confusion, ce chaos, qu’il nous faudra traverser avec ce que j’appelle « intention » Cette intention ne provient pas de notre réflexion, le mental n’est pas sa source, ni d’ailleurs le cœur. On pourrait peut être imaginer un intervalle entre deux fréquences, plus qu’une fréquence vraiment, un tout petit vide entre deux voilà ce serait cela l’intention capable à la fois de soulever des montagnes, de faire preuve peu à peu d’une tolérance infinie, et d’écarter ainsi un peu plus à chaque cran la moindre de nos convictions. Découvrir qu’une intention existe au fond de soi est un jour de fête. Lui faire confiance et la suivre aveuglément nécessite de traverser bien des déserts cependant que parvenu à l’oasis, nous sommes capables de tout oublier ou presque, heureux enfin d’étancher notre soif tout simplement.|couper{180}
Carnets | décembre
27 décembre 2018
Ce n’est pas le plus facile des métiers mais pour moi c’est l’un des plus beaux. En fait comprenons nous tous les métiers peuvent être beaux cela dépend surtout de l’état d’esprit de la personne qui oeuvre. Etre artiste et plus précisément artiste peintre est le dernier métier que j’ai choisi d’effectuer après de nombreux autres qui ne me permettaient plus de m’exprimer. Ce métier ne me permet pas de vivre aussi bien que dans mes anciennes occupations qui, du reste si elles sécurisaient plus l’atmosphère générale de ma vie, m’obligeaient à de nombreux compromis, à ne pas révéler pleinement ma personnalité, à me taire beaucoup par usure, par dépit, par crainte aussi quelques fois de perdre mon emploi, de perdre ma sécurité financière. Cependant en réfléchissant bien cette pseudo sécurité financière n’était qu’un mot d’ordre hérité de père en fils, et la répétition d’un schéma ancestrale à appliquer par un manque cruel d’imagination. Quelle est la véritable richesse si ce ne sont pas les enfants que l’on élève, l’épouse que l’on épaule, les amis que l’on rencontre et avec lesquels on construit une amitié, si ce n’est pas toujours paraître plutôt qu’être tout simplement ? Car nous ne sommes vraiment que très rarement nous mêmes au travers des circonstances brutales ou douces de l’existence, nous sommes des copies plus ou moins améliorées d’un système éducatif, social, économique et politique qui jugule la notion véritable d’identité depuis tellement longtemps désormais. Système qui craque de toutes parts et devant nous se dresse un inconnu qui comme toujours nous effraie nous rappelant trop bien l’inconnu qui toujours sommeille au fond de nous. Quelle est donc la véritable richesse sinon aller au devant de cet inconnu qui est soi et pour ce faire pas besoin d’argent mais du temps, et c’est bien ce temps que l’on ne nous permet pas de prendre facilement qui me parait être le luxe le plus haut actuellement. Car il en faut du temps pour apprendre à peindre par exemple, non pas qu’il soit si difficile de maîtriser une technique, non cela est désormais à la portée d’un grand nombre de personnes. Pour améliorer le quotidien je suis moi-même professeur et j’enseigne la technique du dessin et le maniement des formes et des couleurs. Cependant que je reste toujours stupéfait par le manque de temps que prétextent mes élèves. J’ai beau dire, si vous voulez progresser, prenez une demi heure par jour pour dessiner, peindre, une demie heure ce n’est pas grand chose mais si on le fait chaque jour, pendant 365 jours imaginez… Et pourtant non , personne n’y parvient invoquant chaque semaine lorsque je pose la question des préoccupations tellement serrées qu’aucun interstice n’a pu être trouvé. Il m’a fallut du temps pour comprendre comment gérer celui-ci, pour qu’à la toute fin tout ne soit pas en vain, pour que perdure une partie précieuse de mon être inscrite dans le papier, le chant, la photographie ou la peinture, j’ai testé beaucoup de voies diverses accordant du temps à chacune autant que le pouvais , parfois d’une façon frugale, parfois avec excès. La régularité du métronome s’accorde mal avec l’idée que l’on se fait d’un artiste. Elle s’accorde déjà si mal dans le cadre que l’on pose pour exercer le moindre labeur. On la subit en général plus qu’on la choisit cette régularité. Alors devenir « libre » en tant qu’artiste demande bien plus que de l’application pour intégrer cette régularité, pour diviser son temps en parcelles, pour segmenter l’administratif du commercial, et du temps de création. Cela demande du temps et une certaine forme d’abnégation aussi. Établir un emploi du temps et s’y tenir demande de renoncer à beaucoup de choses notamment à la distraction. Je vous l’avoue, j’ai essayé plein de moyens diverses pour tenter de mettre en place cet emploi du temps. Aucun n’a pu tenir la route et toujours la distraction m’attirait pour m’extraire de ces contraintes insupportables que je m’étais fixées. C’est seulement qu’il me manquait une intention véritable. cette intention ne se trouvait pas dans l’envie de gagner de l’argent, ni dans celle de réaliser des œuvres d’où surgiraient l’évidence de ma maîtrise, encore moins dans l’idée de la beauté qui m’aura celle ci fait perdre de nombreuses années, non aucune de ses intentions ne pouvait être vouée au succès de la réalisation d’un véritable emploi du temps. Alors je me suis penché sur les tâches déjà en place, les cours que je donne, l’administratif à régler, la communication sur les réseaux sociaux à ne pas négliger et dans chacune de ces tâches j’ai tenté de donner le meilleur de ce que je pouvais, c’est à dire d’être le plus juste possible avec moi-même tout d’abord en espérant que cette justesse atteindrait les autres. Je ne dis pas que tout est en place désormais pour toujours, non il y a encore bien des choses à améliorer notamment cette propension à vouloir trop donner d’un coup comme si demain j’allais mourir. J’essaie de me restreindre désormais dans des cadres temporaires plus succincts. La création c’est un peu comme l’amour, donner tout d’un seul coup ne sert à rien et surtout à ne pas durer, à ne pas faire durer. C’est sur le long terme que la passion s’apaise et que la braise de la tendresse réchauffe les vieux amants. Bien sur la tentation est grande d’utiliser internet pour promouvoir mon travail et j’y cède désormais volontiers, non pas que j’imagine atteindre à une célébrité quelconque voir à une clientèle plus large, non cela ne me parait même pas souhaitable pour l’équilibre fragile que j’installe peu à peu dans mon emploi du temps. Internet me permet de montrer mon travail, de sortir d’une certaine façon de l’atelier, de m’exposer aussi moi-même tel que je suis sans autre retenue que celle de vouloir rester juste. C’est bien de cette justesse dont il s’agit en fait et qui pourrait bien devenir l’intention majeure de tout mon travail d’homme comme de peintre. Cette justesse emprunte des voies parfois étranges et peut-être parfois aussi laborieuses encore mais je ne désespère pas, j’adapte peu à peu mon emploi du temps à sa mesure et espère pour 2019 des œuvres nouvelles en adéquation avec celle ci plus que jamais encore auparavant. en lisant la colère exprimée par certaine chroniqueuse sur l’art contemporain, je peux comprendre au delà de son vocabulaire de façade l’indignation qu’elle ressent quant à une grande partie de l’art en France aujourd’hui qui serait délaissée par les institutions qui préfèrent miser sur des plus values rapides et des retours sur investissements plus juteux avec le denier public. C’est qu’on a tous oublié le temps dans l’affaire. Il faut du temps pour construire un emploi du temps efficace, du temps pour réaliser des tableaux qui touchent vraiment l’âme et l’esprit, et la hâte des institutions à vouloir courir plus vite que la musique en fabricant des artistes trop rapidement ne résistera sans doute pas à la postérité qui est en fait le véritable tamis du talent. Ce n’est jamais dans l’urgence qu’on décrète le juste et le beau, on peut tenter de l’imposer bien sur mais cela ne sert de rien, il faut attendre hélas encore la dissipation des brumes pour parvenir à retrouver l’horizon. Dans ce grand bateau qui pourrait ressembler à celui de la Méduse, nous voici les artistes inconnus naufragés de l’immédiateté. La faim et la soif et l’absence de reconnaissance peut bien nous tenailler et nous rendre presque fous parfois, il faut les ignorer cela ne vient pas de nous, cela n’est pas en nous. Nous sommes seulement le temps et nous n’avons besoin en fait profondément de rien d’autre que de justesse telle que nous la ressentons, toujours la même à la fois neuve et ancienne, toujours renouvelée.|couper{180}
Carnets | décembre
26 décembre 2018
On ne sait d'où elle vient, mais elle s'empare de tout notre être : la mélancolie. Les anciens l'attribuaient à la bile noire, tout en notant qu'elle n'épargnait pas le génie. Mes premiers accès remontent à cet été dans le Bourbonnais, chez mes grands-parents. Dès mon arrivée à la gare, je sentis sa présence. Cet ennui mêlé de solitude, ce "à quoi bon" poivré d'un sentiment mortifère d'infini. Même la pêche - que j'adorais - ne parvenait à m'en distraire. Jusqu'à ce jour où, assis avec mon ami Paula sur les marches d'une maison abandonnée, un gravier nous atteignit. Un rire léger fendit l'air, et Babette surgit. Puis sa sœur aînée Nadine apparut, toute de blanc vêtue, avec ses cheveux blonds et ses yeux de biche moqueurs. Coup de foudre immédiat. Cette fille de cinq ans mon aînée m'extirpa de ma mélancolie. Je devins parfaitement idiot, passant le reste des vacances dans un état d'apesanteur. Le soir, nous nous retrouvions après le dîner. Que de chemins avons-nous parcourus dans la nuit, nos désirs barricadés de pudeur ! Sa hanche frôlait ma main, mais jamais de contact évident. Un accord tacite : cet état de fait dura jusqu'à la fin des vacances. À la rentrée en pension, une lettre arriva. Son écriture fine, ses mots pudiques. Je lui répondis chaque jour, échafaudant tout un roman. L'été suivant, je revins au hameau sans prévenir. En passant devant sa maison, je la vis dans les bras d'un gaillard en cuir, pendue à son cou. Elle me fit un petit signe. Un sourire vint on ne sait comment sur mes lèvres. Je tournai les talons. J'ai gardé longtemps ses lettres. Ce n'est qu'à trente ans, quand un nouvel amour arriva, que je les brûlai. Il y a ainsi des histoires inscrites à mi-chemin du réel et du rêve, comme ces tableaux rangés dans mon atelier. Un ami dit : "Qu'est-ce qu'un homme ? C'est tout ce qu'il ne montre pas." J'ai longtemps caché, jugant cela insignifiant. Mais mon chemin m'a appris qu'en partageant ces secrets, on établit des ponts entre les êtres. Et parfois, dans la confusion des autres, mes histoires rencontrent un écho.|couper{180}
Carnets | décembre
23 décembre 2018
La mode est devenue fade, mais j'ai tenté de devenir positif. Tout a commencé au travail, dans l'ennui. Mon collègue P., expert en hypocrisie corporate, m'a initié aux auteurs new age mêlant développement personnel et spiritualité. Curieux, je me suis mis aux fleurs de Bach, à Sai Baba, puis à un stage de PNL. À Grenoble, j'ai découvert un monde enchanté où tout le monde se complimentait à qui mieux mieux. Je suis ressorti "augmenté" et me suis inscrit à la suite - plus chère - en Belgique. Le stage de chamanisme fut le comble : dans une abbaye magnifique, j'ai rencontré une rouquine avec qui j'ai pratiqué les "nettoyages énergétiques". Main dans la main, nous sentions les énergies circuler. Tout aurait pu tourner à la partouze, mais le lieu et le temps en ont décidé autrement. De retour à Lyon, nous avons entamé une relation houleuse entre deux "mages" qui s'envoient des sorts. Elle cherchait peut-être un compagnon pour vieillir, moi je fuyais toute responsabilité. Cette histoire m'aura au moins éveillé le premier chakra - même si je reste perplexe sur cette énergie qui, partie du "trou de balle", devait atteindre le cœur... J'ai finalement tout quitté pour l'inconnu, jetant les peintures obsédées de cette période - vulves, matrices et sodomies - qui tentaient vainement de percer le mystère de la vie par le bas. Le premier mensonge Mon premier mensonge ? Une maladie inventée pour éviter l'école. J'avais si bien joué mon rôle que j'en ressentais les symptômes. Ce premier mensonge en appela d'autres, puis vint le vol - d'abord dans le portefeuille de ma mère, puis dans la caisse de mon grand-père sur les marchés parisiens. Le géant Totor feignait de vouloir me couper les oreilles avec son Opinel, tout le monde riait, même le perroquet du bistrot qui criait "menteur !". Personne ne me punissait vraiment. Je pris les adultes pour des idiots, et me crus malin. Des années de larcins médiocres s'ensuivirent. Bien plus tard, visitant ma grand-mère en maison de retraite, elle ne me reconnut pas. "Mais vous êtes qui, jeune homme ?" Cette fois, je me tus. C'était à mon tour de faire semblant. Je crois que j'ai trouvé l'art par lassitude du mensonge. Ayant détecté en moi cette habileté à travestir les faits, j'ai naïvement cru pouvoir donner le change dans une œuvre. Le vrai défi restait : trouver ce qui ne se montre pas, l'ellipse magistrale, le non-dit au-delà de l'évidence.|couper{180}
Carnets | décembre
22 décembre 2018
Le retour à l'enfance Ce jour-là, excédé, je me suis levé en disant : « Ça va merde, je retourne en enfance ! » J'ai balayé toute la paperasse de la table, tout enfoncé à coups de talon dans un carton. Scotché cinq fois plutôt qu'une. Puis je me suis étiré en bâillant. Et j'ai commencé à peindre comme un enfant. À la gouache, sur du papier bon marché. Quelle révélation ! Ces lignes maladroites, ces pâtés - quelle jouissance ! C'était pour moi seul, pour le pur plaisir. Je peignais le Joueur de flûte de Hamelin - allez savoir pourquoi. Des dizaines de petits tableaux en quelques jours. Ce retour à l'enfance par la peinture m'a lavé de quelque chose de mortifère. J'ai tout perdu dans mes déménagements - on avance en restant léger. Mais pourquoi ce thème ? Je n'en sais toujours rien. Tagore et moi Le soir, dans la nuit d'été, j'entendais son pas léger dans le couloir. Je coupais la télé, brûlais de l'encens dans une tasse vide. Rabindranath, de Calcutta, bien plus âgé que moi. Sa souplesse physique n'avait d'égale que la précision de son discours. Sa langue limpide pénétrait mon cœur comme la lame d'un scalpel. Enivré, je devenais fou. Il fallait jaillir - de la chambre, de mon corps, de mon cœur. Tagore marchait à grands pas, peut-être lévitait-il... Je me retrouvais irrémédiablement devant un comptoir. Je buvais à Tagore, à mon insignifiance, à l'indicible. À la fin, je buvais simplement pour boire. À l'aube, je remontais l'escalier, me rangeais en vrac dans ma boîte, et pour tout oublier, j'allumais la télé. La nuit de Noël Fenêtre ouverte malgré le froid, j'écoutais le pouls de la ville affolée. En bas, le clodo hurlait sur sa litière cartonnée. Des passants pressés l'enjambaient sans même s'excuser. Cela faisait huit ans que je n'avais pas vu mes parents. Pas de coup de fil, rien. La coupure totale. J'avais choisi l'exil par nécessité vitale - là-bas, rien n'aurait jamais poussé. J'eus une idée folle : je descendis avec un bol de soupe et deux pommes de terre chaudes pour le clodo. Il m'envoya chier copieusement. Je remontais, la queue entre les jambes. « Quel con, il a pas voulu de ma soupe... » Ce soir-là, j'ai appris plusieurs choses d'un coup.|couper{180}
Carnets | décembre
21 décembre 2018
Je sors dans la cour pour sentir le temps. Tasse de café aux lèvres, j'écoute les premiers oiseaux - ce chant venu du fond des âges, à la lisière de l'aube et de la nuit. Un divertissement qui m'éloigne de l'essentiel. Une fois le seuil de l'atelier franchi, toujours ce même malaise. Cette épreuve entre l'« à quoi bon » et le « je ne sais pas quoi faire ». Je fais des plans détaillés, documentés. Mais toute planification m'impose de me quitter, de retrouver ce moi qui ne sera pas moi. Cette apparence. Puis j'envoie tout promener et m'installe devant la toile, vierge ou inachevée. Je reste là sans rien faire. J'essaie de comprendre. Je ne comprends jamais. Mais je recommence chaque matin - sans cette tentative, à quoi bon renoncer ? Désarmé par l'évidence, je prépare mes couleurs : les trois primaires et un peu de blanc au centre de la palette. Et puis je disparais. Je réapparais. Au gré des effacements, des ajouts, des erreurs. Des tons gris ou sales, des excès de gras, des couleurs trop vives ou trop ternes. Tout cela ne tient qu'à moi. Et moi, je tiens à lui - à ce désordre dont j'ai absolument besoin pour trouver l'ordre. Le Graal, c'est un peu ça, la quête. Les pièges sont nombreux. J'y tombe sans cesse, sans doute parce qu'au fond, je sais très bien de quoi il retourne. Il faut faire des centaines de tableaux pour le comprendre. Pour en être certain. Et quand on croit comprendre, surtout ne pas s'arrêter : ce n'est jamais cela, voyez-vous. Chaque tableau n'est qu'un indice. Une coquille vide. Celle d'une défaite toujours renouvelée. Rien d'important là-dedans. Rien à voir sur une seule toile - j'ai beaucoup espéré, mais c'est passé. J'imagine que quelque chose se situe entre les tableaux. Cette histoire dont je vous parle - l'intimite du peintre, si l'on veut. Ah, j'oubliais : n'essayez pas de faire comme moi. Vous n'y parviendriez pas. Je m'entraîne depuis trop longtemps. Maintenant, je me tais. Il est l'heure d'y aller.|couper{180}
Carnets | décembre
17 décembre 2018
Plus j’avance en âge, plus je suis pris de vertige devant tout ce que je ne saurai jamais faire : piloter un avion de chasse, jouer dans un film, épouser Marilyn Monroe. Mon soufflé au fromage restera une énigme. En vérité, je n’ai jamais rien su faire vraiment de mes dix doigts. J’ai pourtant exercé mille métiers, connu des femmes magnifiques, sauté en parachute. Mais ce n’était jamais que moi, comprenez-vous ? Je pourrais me lamenter, à presque soixante ans, d’une crise d’adolescence prolongée. Mais ce malaise s’envole dès que je m’attable pour écrire. Alors j’avoue : j’ai toujours cru être plus malin que les autres. Plus malin que mes parents, que j’ai voulu arracher à leur condition par mes écarts. Pas par haine, mais par une envie désespérée de les voir exister au-delà des stéréotypes. Pour y parvenir, j’ai tout enfoui. Oui, j’ai éprouvé de la haine, de la colère. Oui, j’ai pratiqué l’entourloupe, le vol et le massacre. Si cela vous paraît contradictoire, c’est que vous avez du chemin à faire pour être vraiment vous. Moi, éternel insatisfait tremblant de trouille et de rage. Moi capable de toutes les petitesses pour ne jamais dire je t’aime. Moi hypertrophie des neurones sur pattes. Moi gros con attendrissant pour mieux vous planter dans le dos. Ce sale gamin qui se cache derrière un masque en espérant être découvert. Ce garçon envahi par tant d’ignorance qu’il s’est inventé un rasoir de lucidité pour se déchiqueter lui-même. Tout ce que je ne saurai jamais faire : être sans faille, lisse et poli comme ce galet avec lequel le vent et l’eau jouent en se déchirant, dans le cri des mouettes, la naissance des ruches. Pourquoi pas le silence ? Oui tu es froid et blanc sans accroc et sans rêve, l’haleine des rivières à l’aube embrume tes lointains et mon bouchon sur l’onde tremble, taquineries des algues ici pas de lourd brochet ni de fine ablette à ferrer Pas de ploiement de scion aucune tension de fil Juste le long cri de l’hirondelle là haut qui s’apprête à rejoindre les vents chauds du sud. Alors pourquoi pas le silence Total assourdissant comme un arbre qui tombe Et laisse derrière lui le blanc d’une trouée Et laisse derrière lui l’amitié des racines, la voix de l’étoile pâle jusqu’à la pierre enfouie. Pourquoi pas le silence Un chevreuil est passé près de lui une biche Les deux m’ont regardé J’étais au bord de dire au bord de leur parler quand soudain je ne sais plus je me suis rappelé Pourquoi pas le silence Alors je suis rentré. Puis ceci sur la Dombe : Quand je traverse la Dombe, je guette l’envol des grues, la pâleur des marais, le bruissement des herbes et tout m’appelle vers toi. Garce magnifique, amère comme une pinte dont le souvenir reste après qu’on t’ait baisée, si peu qu’on t’ait aimée… « Être vivant, c’est être prêt. Prêt à ce qui peut arriver, dans la jungle des villes et de la journée. D’une prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L’état normal, bien loin d’être un repos, est une mise sous tension en vue d’efforts à fournir… Mise sous tension si habituelle et inaperçue qu’on ne sait comment la faire baisser. L’état normal est un état de préparation, de disposition vers les gouffres » Henri Michaux, Connaissance par les gouffres|couper{180}
Carnets | décembre
14 décembre 2018
Intense mais calme, méditative, l'intention polarise le sable du chemin. Mieux : elle est le chemin lui-même. Sa prétendue ennemie, la distraction, lui est en fait ontologiquement liée. Comme un chauffeur de taxi avisé, l'intention parle de la pluie et du beau temps pour mieux reposer le voyageur en elle. Puis arrive le mot revers. Imaginons un lieu où son annonce serait célébrée par des fifres, des hautbois et le cliquetis des couverts dominicaux. Le vin coulerait à flots en l'honneur du Héros et de sa suite. Car le revers a tant à dire qu'il se présente buté de prime abord. Raison précisément de le fêter - comme on cogne sur une viande pour l'attendrir. Enivré par les louanges, confiant par l'attention des convives, il sortirait de sa poche le butin de sa quête : ce qu'il n'a pas atteint. Le rien deviendrait alors pour chacun un quelque chose à sa mesure. Génie du revers que de nous révéler ainsi le plan de table de l'Hôte qui nous convie. Suite à une panne soudaine - providentielle - me voici contraint à l'essentiel, écrivant sur mon smartphone. Cela me rappelle Villiers de l'Isle-Adam évoquant Sparte, « située à l'extrémité sud du Péloponnèse ». Chez les Lacédémoniens, le vol était le passage obligé pour gagner le regard de ses pairs. Gide note que cette cité, qui précipitait les enfants chétifs dans des oubliettes, produisit presque zéro artiste. Je comprends soudain d'où je viens. Si j'étais moi, je m'applaudirais presque. Mais restons laconicques. L'écuyère Entre ses cuisses douces et chaudes lorsqu'elle chevauche l'axe des limbes vers l'oubli ourdit l'orage et des espoirs œuf coupé immobile et vibrant <robuste énergiquement s'élance vers les sommets rêvés par la plus noire des profondeurs Se tient satin inouï orange amère l'amie, la mort, la vie.|couper{180}
Carnets | décembre
12 décembre 2018
Le mot "algorithme" nous vient d'Al-Khwârizmî, mathématicien persan du IXᵉ siècle dont les travaux introduisirent l'algèbre en Europe. Dans les "maisons de la sagesse" de Bagdad, où se mêlaient mathématiques, astronomie et poésie, il œuvrait sous les califes abbassides. Un algorithme est cette panacée capable de résoudre une multitude de problèmes, pourvu qu'on les découpe en instances - comme on couperait les cheveux en quatre. Le verbe "résoudre" lui-même possède cette triple dimension : décider, décomposer, trouver. Cette approche rejoint la vision soufie, que j'admire chez Omar Khayyâm - à la fois astronome et poète, qui écrivait : « Au printemps, je vais quelques fois m'asseoir à la lisière d'un champ fleuri. Lorsqu'une belle jeune fille m'apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut. Si j'avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu'un chien. » La question devient alors : quel filtre appliquer à l'information ? Dans le monde de l'avoir, c'est l'ajustement aux variables du client. Dans l'art, ce fut longtemps la beauté. Dans l'être, ne devrait-ce pas être la simple justesse ? Ce qui m'amène à "readiness" - cet état de disponibilité à l'instant qui m'a toujours caractérisé. Enfant, je saluais avec empressement chaque personne croisée, jusqu'au jour où mon père me demanda si je les connaissais toutes. La réponse négative fit naître en lui une déception visible. Sur son bureau trônaient les trois singes de la sagesse - ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire. Emblème s'opposant à mon empressement naturel. Notre malentendu dura longtemps, mais depuis, dans chaque regard rencontré, je perçois cette lueur mystérieuse, simiesque, et j'entends encore le rire de mon père.|couper{180}
Carnets | décembre
10 décembre_2 2018
Dans Le Chemin des Nuages Blancs du lama Anagarika Govinda – un Allemand converti au bouddhisme tibétain ayant vécu trente ans en Inde du Nord –, un passage décrit un vieux moine entretenant le temple où il a trouvé refuge. C’est un homme très âgé, qui reçoit une petite pension de la confrérie des moines. L’auteur comprend qu’il reverse presque tout cet argent pour l’entretien du temple. Pour vivre, le vieil homme ne conserve qu’une natte et un bol. Govinda esquisse ensuite son portrait par petites touches : sa générosité, lorsqu’il propose un breuvage mêlant thé et beurre clarifié – dégoûtant, mais coûteux pour celui qui ne roule pas sur l’or. Puis il évoque son occupation : le moine ne reste jamais inactif. On le voit enfiler des chaussons, briquer chaque dalle du temple, nettoyer les bols à offrandes, changer les chandelles… Un emploi du temps chargé, accompli simplement, comme une prière continuelle. L’auteur aborde aussi la puissance des mantras que le vieux moine lui enseigne : ces prières parlées, ces sons, s’adressent à la part la plus profonde des êtres, et non à leur mental ou leurs sentiments. Cela m’a donné matière à réflexion durant mes nuits d’insomnie, que j’occupe à classer mes toiles, balayer mon atelier, et surtout à mettre de l’ordre dans mes pensées en écrivant. Évidemment, c’est d’une limpidité et d’une simplicité inouïes. Si l’on considérait que tout ce que l’on touche, regarde, mange ou boit était une manifestation du divin ou de l’univers, si l’on accordait notre esprit et notre cœur à cette évidence magistrale – alors la vie deviendrait si simple, si limpide, que je crains de ne pas encore pouvoir soutenir une telle simplicité. Mais attendons un peu. Après tout, je ne suis pas encore si vieux que je n’aie d’autre choix que de l’accepter tout à fait.|couper{180}
Carnets | décembre
10 décembre 2018
Parmi la toile, le pinceau, la peinture et le peintre, quel élément incarne le mieux ce cheval sauvage qu'il faut apprivoiser pour le monter et le guider ? Faut-il l'épuiser ou, au contraire, le juguler ? Cette question éclaire la pulsion - ces forces profondes que la famille, l'école, la religion, puis l'entreprise et le gouvernement tentent de canaliser pour préserver le vivre-ensemble. Un processus visant à éviter les conflits violents et assurer la pérennité de l'espèce, comme des modèles économiques et politiques. Pourtant, l'histoire révèle les failles de cette approche. Les sociétés tendent à marginaliser les phénomènes périphériques gênants - hier les forgerons chassés des villages, les druides persécutés, les sorcières pourchassées. Le premier niveau d'évolution, personnel ou collectif, réside dans cette gestion des pulsions pour maintenir un équilibre écologique global. L'opposition entre "épuiser" et "juguler" prend ici tout son sens, utilisant la stratégie des vases communicants pour créer des zones d'expression variées, espérant une coexistence pacifique. Mais remettre en question ces systèmes mène souvent à l'exclusion. Lorsque pratiques et individus marginalisés deviennent majoritaires, c'est le signe de l'échec des institutions traditionnelles - l'annonce potentielle de la fin d'un monde. Revenons à notre métaphore du cheval et de la pulsion. Le conditionnement apparaît comme le moyen de gérer ces réactions anarchiques. Dans le dressage équestre, qu'il soit par renforcement positif ou négatif, il reflète davantage la perspective du dresseur que celle du cheval, qui ne perçoit que confort ou inconfort. Pourtant, les chevaux savent lire le langage corporel de leur dresseur. Cette sensibilité dépasse les commandes explicites, tout comme le public perçoit les contradictions dans le discours des leaders - révélant les limites du conditionnement. En peinture, après avoir traversé les conditionnements académiques et confronté les réalités du marché, l'artiste arrive à ce carrefour : suivre sa voie ou se conformer aux attentes. Ce moment décisif peut faire naître une pulsion créative renouvelée, invitant à écouter les voix intérieures et extérieures, fusionnant enfin les inspirations de la terre et du ciel sur la toile.|couper{180}