Plus j’avance en âge, plus je suis pris de vertige devant tout ce que je ne saurai jamais faire : piloter un avion de chasse, jouer dans un film, épouser Marilyn Monroe. Mon soufflé au fromage restera une énigme. En vérité, je n’ai jamais rien su faire vraiment de mes dix doigts. J’ai pourtant exercé mille métiers, connu des femmes magnifiques, sauté en parachute. Mais ce n’était jamais que moi, comprenez-vous ?

Je pourrais me lamenter, à presque soixante ans, d’une crise d’adolescence prolongée. Mais ce malaise s’envole dès que je m’attable pour écrire. Alors j’avoue : j’ai toujours cru être plus malin que les autres. Plus malin que mes parents, que j’ai voulu arracher à leur condition par mes écarts. Pas par haine, mais par une envie désespérée de les voir exister au-delà des stéréotypes.

Pour y parvenir, j’ai tout enfoui. Oui, j’ai éprouvé de la haine, de la colère. Oui, j’ai pratiqué l’entourloupe, le vol et le massacre. Si cela vous paraît contradictoire, c’est que vous avez du chemin à faire pour être vraiment vous.

Moi, éternel insatisfait tremblant de trouille et de rage.
Moi capable de toutes les petitesses pour ne jamais dire je t’aime.
Moi hypertrophie des neurones sur pattes.
Moi gros con attendrissant pour mieux vous planter dans le dos.

Ce sale gamin qui se cache derrière un masque en espérant être découvert. Ce garçon envahi par tant d’ignorance qu’il s’est inventé un rasoir de lucidité pour se déchiqueter lui-même.

Tout ce que je ne saurai jamais faire : être sans faille, lisse et poli comme ce galet avec lequel le vent et l’eau jouent en se déchirant, dans le cri des mouettes, la naissance des ruches.

Pourquoi pas le silence ?

Oui tu es froid et blanc sans accroc et sans rêve,
l’haleine des rivières à l’aube embrume tes lointains
et mon bouchon sur l’onde tremble,
taquineries des algues
ici pas de lourd brochet ni de fine ablette
à ferrer

Pas de ploiement de scion aucune tension de fil
Juste le long cri de l’hirondelle là haut qui s’apprête à rejoindre
les vents chauds du sud.

Alors pourquoi pas le silence
Total assourdissant comme un arbre qui tombe
Et laisse derrière lui le blanc d’une trouée
Et laisse derrière lui l’amitié des racines, la voix de l’étoile pâle jusqu’à la pierre enfouie.

Pourquoi pas le silence
Un chevreuil est passé près de lui une biche
Les deux m’ont regardé
J’étais au bord de dire au bord de leur parler
quand soudain je ne sais plus je me suis rappelé
Pourquoi pas le silence
Alors je suis rentré.

Puis ceci sur la Dombe :

Quand je traverse la Dombe, je guette l’envol des grues, la pâleur des marais, le bruissement des herbes et tout m’appelle vers toi. Garce magnifique, amère comme une pinte dont le souvenir reste après qu’on t’ait baisée, si peu qu’on t’ait aimée…

« Être vivant, c’est être prêt. Prêt à ce qui peut arriver, dans la jungle des villes et de la journée. D’une prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L’état normal, bien loin d’être un repos, est une mise sous tension en vue d’efforts à fournir… Mise sous tension si habituelle et inaperçue qu’on ne sait comment la faire baisser. L’état normal est un état de préparation, de disposition vers les gouffres »

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres