2023

Carnets | 2023

Le temps d’une rencontre

image Google Earth -Bonjour mon nom est Martel comme Charles mais mon prénom est Jean dit l'homme avec un accent français Frances s'était installée à une terrasse de café career de l'Encarnació et avait commandé une Font Selva, au moment où elle remplissait le verre d'eau minérale, l'homme s'était présenté devant elle. -Bonjour dit Frances de façon laconique puis elle porta le verre à ses lèvres tout en fixant l'homme avec un regard sans expression. -j'irai droit au but dit l'homme je sais que vous travaillez en ce moment même sur les écrits D' Alonso Quichano, je sais que c'´est Milena Quichano qui vous a commandé ce travail. Je suis votre prédécesseur si je peux m'exprimer ainsi, traducteur tout comme vous. car vous l'êtes n'est-ce pas .. Et je voulais vous mettre en garde... Frances reposa le verre et eut du mal à cacher sa stupéfaction. Puis elle invita l'homme à s'asseoir. -Je vous ai vu tout à l'heure au Parc Guell, répondit-t'elle , comme mise en garde il y a mieux, vous m'avez plutôt effrayée. j'ai vu que vous m'aviez suivie jusqu'ici. Pourquoi ne pas m'aborder plus tôt, j'ai pensé à un détraqué ou à un dragueur ajouta t'elle. Elle s'exprimait dans un français impeccable sans accent. -Je suis désolé je ne voulais pas vous effrayer je cherchais seulement une façon de vous aborder qui ne soit pas ...ambiguë... -Et bien c'est réussi le coupa Frances. Puis elle examina l'homme plus attentivement. Grand, entre 1,80 peut-être même un peu plus, svelte, il portait une veste de lin légère sur un tee shirt noir, et un jean. Une barbe de deux jours poivre et sel indiquait un âge au delà de la quarantaine, les cheveux coupes courts , brun avec les tempes légèrement argentées et des yeux bleus. Plutôt sportif et avenant, avec comme seule faille visible quelque chose d'hésitant émanant de sa personne. Son débit un peu trop rapide et saccadé De la timidité peut-être se dit Frances. -J'ai travaillé six mois sur le cas Quichano repris Martel, puis à la fin lorsque j'ai remis ma traduction à madame Quichano, elle m'a signifié sa déception, puis elle a exigé que je lui remette tout le matériel qu'elle m'avait confié sans me payer le moindre centime de plus. Bien sûr j'ai protesté... mais vous savez ... c'est une femme riche entourée d'avocats... Que pouvais-je faire ...je n'ai rien pu faire. Aussi je me doutais qu'elle recommencerait c'est pourquoi je l'ai suivie jusqu'au parc Guell je la suis depuis des jours vous savez... et lorsque j'ai vous ai vu toutes les deux ce matin j'ai compris qu'elle faisait appel à vous pour le même travail. -Bien, mais en quoi cela me regarde t'il dit Frances que voulez-vous vraiment ? -Une collaboration, comme je vous le disais j'ai passé six mois à déchiffrer les écrits et écouter les dires de ce malade, tout ce travail effectué pour rien me rend cinglé comprenez-vous. Ce que je vous propose donc c'est de le partager avec vous et si cela vous intéresse vous me donnerez ce que vous voudrez. La seule chose qui m'importe c'est que ce temps passé ne soit pas totalement perdu. Frances confirma sa pensée sur la timidité de Jean Martel En lui parlant il se tordait les doigts, elle pouvait voir la blancheur des phalanges, en revanche lorsque son regard remonta vers son visage elle constata que les pommettes de l'homme s'étaient empourprées. Elle réfléchissait. Comme la plupart des timides il frôlait l'exubérance l'excitation en tous cas d'avoir tout déballer sans reprendre son souffle. Et puis l'offre n'avait rien de réaliste, c'était surtout sur cela contre quoi elle butait. Cependant sa curiosité était désormais éveillée. -Je ne comprends pas très bien ce que vous me proposez risqua Frances. -Et bien je vous donne la possibilité de consulter tout mon travail sur Quichano, peut-être cela apportera t'il de l'eau à votre moulin en tant que traductrice tout comme moi. Dans le fond je tiens juste à vous aider et en même temps à conférer un sens à mon travail. Je ne vous demande rien sauf ce que vous voudrez bien m'accorder je vous le rappelle, mais j'aimerais beaucoup avoir éventuellement quelques retour de votre progression en ce qui concerne votre interprétation de ces écrits. En fait allons encore plus loin je me sens blessé que madame Quichano ait refusé ce travail dans lequel j'ai mis beaucoup de moi-même. Ce que je cherche ... une sorte d'apaisement, une redemption meme si le mot paraît exagéré ou ridicule. De plus si vous aviez quelque critique à formuler ne vous gênez pas, au moins cela me permettrait de mieux comprendre ce refus, et toute l'inutilité d'un tel travail. -Pourquoi n'avez vous pas tenté de tirer partie de ce travail en contactant des éditeurs demanda Frances. Il existe un marché pour les biographies de serial Killer... Si quelque chose de ce genre m'arrivait c'est en tous cas ce que moi je ferais. Ou même plus utiliser ce matériel pour écrire un un roman. Je ne resterais pas à me morfondre ou à suivre quelqu'un dans la rue pour lui proposer une collaboration ajouta t'elle. Puis elle regretta sa dureté aussitôt car le visage de l'homme se ferma, il était mal à l'aise, encore plus rouge que quelques instants plus tôt, elle regarda ses mains, il était au bord de s'arracher un doigt. -Vous avez raison dit Jean Martel, ma démarche est stupide je suis désolé, confus... permettez que je vous offre votre consommation en extirpant son portefeuille maladroitement de sa veste et en hélant le garçon qui déambulait entre les tables. Il allait se lever pour repartir lorsque Frances s'entendît dire - non, non, attendez, vous me prenez un peu de cours, laissez moi réfléchir à votre proposition. Finalement sa curiosité était désormais à vif, et si dans le travail de Jean Martel elle découvrait des éléments qui lui étaient jusque là passés inaperçus. Elle lui tendit sa carte de visite et ajouta, laissez moi quelques jours pour réfléchir, le temps que je reprenne les esprits dit elle en lui souriant. Martel marqua un instant d'étonnement en saisissant le morceau de carton glacé, le considéra avec surprise puis, cette fois, il jugea que l'entretien était clos, il s'éloigna. En l'observant de dos Frances vit qu'il marchait les pieds en dedans, comme quelqu'un d'introverti qui risque la chute à chaque pas. Elle termina son verre puis se leva elle aussi pour se rendre Plaça Jaume Sabartès, à l'atelier de Fred. Elle avait besoin de raconter tout cela à quelqu'un. Elle consulta sa montre, soupira, il était 16h les rues allaient se remplir à nouveau, bientôt Barcelone grouillerait de passants, elle décida d'emprunter un lacis de petites rues pour éviter la grande Rambla. Tout en marchant elle lisait les noms des rues, observait les différents magasins qu'elle dépassait, traversait des zones d'ombre et de lumières. La ville était pour Frances comme immense un texte à déchiffrer. Elle se félicita d'avoir choisi ce trajet parallèle pour éviter la foule. Une page de Proust sur la lecture lui revint à l'esprit. Une longue phrase bien sur où l'auteur de La Recherche parle de la lecture, d'une thérapie par la lecture. Sur quoi était basée cette thérapie sinon le temps justement. La lecture permettait de reconstituer une temporalité par l'usage des mots, d'une parole. Et ce temps retrouvé, cette parole, visible avant même d'être entendue, irriguait le corps du lecteur tout entier, chaque organe. La lecture guérissait l'être. Le plus difficile ensuite une fois celui-ci remis d'aplomb était d'en faire quelque chose de pas trop stupide, comme la plupart du temps.|couper{180}

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Le temps d'une rencontre

Carnets | 2023

Milena Quichano

Je te le dis, tu la vois d’abord à la cigarette — une Ducados, l’empreinte du rouge sur le filtre, la fumée qui dessine dans l’air quelques figures qu’on oublie aussitôt —, puis la poignée de main (douce et ferme, non pas mondaine, tenue) près de la salamandre où la chaleur ne chauffe rien, et déjà le dossier mental que tu as sur elle remonte comme un sommaire : veuve, industrie, millions, Tobosco, F. Quichano plus âgé qu’Alonso, Forbes pour décor ; elle dit venons-en aux faits et glisse notre roman comme si le pronom pouvait alléger le poids, tu réponds que la matière est vaste, que les cassettes et les carnets avancent l’histoire par puzzle, non pas par preuves, par pistes seulement, et elle acquiesce sans perdre la tenue, puis l’aveu affleure du côté de la famille — on a parlé d’aide, il refusait, colère, culpabilité —, et la tristesse passe une seconde sous le masque avant qu’elle ne se recompose ; tu t’entends demander un acompte (non pas par opportunisme, par nécessité qui se sait) et elle sort le chéquier sans délai, 10 000, la pointe du stylo marque un léger creux dans le papier, la Lady-Datejust 36 capte la lumière et découpe l’heure comme on coupe court, elle se lève, tu restes ; alors le lieu se vide un peu, un froissement de journaux, des grappes de touristes qui dérivent, et c’est là que tu sens le regard : la quarantaine, lunettes noires, l’homme assis de l’autre côté de l’allée lève un quotidien pour faire écran (non pas lire, cacher), tu te redresses, tu redescends vers la ville à pied, l’ombre suit à distance, tu te retournes — rien, puis encore le même interstice entre deux passants, la même silhouette —, et le dernier détail qui demeure, c’est le filtre avec son rouge éteint que tu revois malgré toi, comme un petit sceau au bord de la scène.|couper{180}

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Milena Quichano

Carnets | 2023

Muses et mosaïques.

extrait d'une note du carnet n° 2 d'Alonso Quichano, Barcelone 1990 page 50. "Le terme « mosaïque » vient du latin tardif musaicum (opus), mot lui-même dérivé du grec ancien μουσειον (mouseion), désignant ce qui se rapporte aux Muses. Dans la Grèce antique, cette technique, à l'origine, était employée dans les grottes consacrées aux muses. De quoi est formée la réalité sinon de tesselles que nous collons les unes aux autres afin de nous dissimuler le vide, l'ignorance de ce qu'est cette réalité. Ensuite nous nommons le résultat la réalité mais ce n'est rien d'autre qu'une mosaïque. ...Quelle réalité avait vraiment pour moi Vincente Guez lorsque je la rencontre la toute première fois à Cagliari sur l'île de Sardaigne, dans ce petit musée des cires anatomiques. Qu'ai-perçu d'elle en tout premier lieu. Était-ce sa longue chevelure bouclée dont la couleur des mèches passaient d'un terre d'ombre chaud à quelques éclats lumineux roux ou auburn. Était-ce son regard surplombé par d'épais sourcils sombres, ou encore ces deux petites rides d'expression indiquant une indéniable capacité de concentration alors qu'elle tente de décrypter la légende évoquant l'histoire de cette cervelle en résine de la vitrine n° 10. Était-ce sa silhouette toute entière, harmonieuse, et qui répond soudain à un ensemble de critères personnels pour que j'use d'un tel qualificatif. Et encore , tout bien pesé , sont-ce vraiment des critères si personnels ou bien me suis-je contenté paresseusement de les emprunter à des pages glacées de magazines, des affiches publicitaires, des rumeurs en matière d'harmonie et de beauté. Ce qui est sûr c'est que à partir de cet instant où je la vis il me fallait l'aborder, la séduire, la posséder, puis la tuer. L'assassinat de Vincente Guez fut comme le désir obsédant de réaliser une œuvre et j'allais y employer tout mon savoir faire. Par chance elle était ignorante. Elle ne savait rien de la merveilleuse histoire des cires anatomiques. Je fis donc mine de m'intéresser moi aussi à l'affichette puis m'exclamais à haute voix ... mais oui la fameuse madame Tussaud, on ne dira jamais assez la place qu'auront occupé les femmes dans cette recherche anatomique prodigieuse... tout en glissant un regard vers la silhouette de la jeune femme. Immédiatement elle me sourit. -Vous avez l'air de connaître ce musée dit-elle, c'est la première fois que je viens ici et je trouve tout cela à la fois morbide et reposant. -morbide et reposant quel association délicieuse répondis-je en riant. Puis je lui offrais de l'accompagner dans la visite pour l'instruire au fur et à mesure que nous progresserions dans ce magnifique étalage de bidoche séchée, constituée de papier mâché , de muscles en cartons, de nerfs de tendons dont la suggestion du vrai tient à cet assemblage exceptionnel de fibres , de colle de peau , de cordelettes et de ficelles.|couper{180}

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Carnets | 2023

Mosaïques

Barcelone. Ligne 3 Station Lesseps. Frances sort du métro monte dans le bus de la ligne bleue. Il n'y a presque personne dans le véhicule qui démarre aussitôt qu'elle s'assoit. Le véhicule aborde le flanc abrupt de la Muntanya Pelada. A mi- hauteur Frances glisse un regard par la vitre et découvre l'Eixample, autre terme pour nommer la ville nouvelle crée à partir de la seconde partie du 19 ème, et qui marque la période de sa transformation profonde. Autrefois Barcelone n'était qu'une cité ordinaire entourée de murailles. Le développement de l'industrie, des moyens de communication, de la technologie l'auraient étouffée et condamnée à la surpopulation . La ville aurait été invivable. Ce qui est tout à fait contraire à l'esprit de ses habitants. Les catalans vouent un culte à la nature. Jamais ils n'auraient supporté qu'elle ne soit pas au cœur de la ville. En 1860 Ildefons Cerdà à qui fut confié le projet d'urbanisation de la cité opte pour la solution de faire tomber les murailles, ce qui permet à l'Eixample de naître et de multiplier par dix la taille de la ville en à peine un demi siècle. . Puis en 1888 date de l'exposition universelle, la ville a rejoint la montagne pelée, l'entoure. Il faut utiliser cette immense parcelle peuplée de caroubiers et d'oliviers depuis des temps immémoriaux. Ainsi a t'on l'idée d'en faire un endroit privilégié pour les grandes fortunes. Afin d'y construire de belles demeures. Le projet est confié à Guell. Ce projet urbanistique fut l'un des plus important de toutes les villes européennes à cette époque et installé Barcelone comme capitale d'une Catalogne renaissante Ensuite le projet de construction du parc Guell fut financé par des investisseurs privés qui désiraient construire de belles demeures en surplomb de la ville, s'isoler de cette partie basse constituée par une population ouvrière alimentant les grandes industries. Mais le projet ne fut pas aussi simple à réaliser qu'il était inscrit sur le papier. Il y eut quelques contraintes comme celle notamment de préserver la végétation. quelques magnifiques villas furent construites, notamment la maison de Guell lui même, puis le parc tomba peu à peu dans le domaine public, devint un lieu de promenade, une vitrine de l'interprétation particulière de l'Art Nouveau catalan fondé essentiellement sur les racines culturelles des habitants du lieu et leur relation indéfectible avec la nature. Barcelone continue encore aujourd'hui de s'étendre sur la plaine. Frances s'extirpa de sa rêverie. Elle devait marcher encore quelques minutes à partir de la descente du véhicule qui la déposa devant Career d'Olot Elle oblique sur la gauche Career de Gardia puis pénètre enfin dans l'immense parc de 12 hectares. Son regard se pose sur les tesselles qui constituent le matériau essentiel utilisé par Gaudi pour créer la décoration du parc. C'est tout en haut, encore quelques marches à gravir pour parvenir au mirador et elle va rencontrer Milena Quichano la tante d'Alonso , sa commanditaire. Il fait un temps splendide ici alors qu'un léger voile de brume recouvre la ville. Ici tout n'est que mosaïques, calme et volupté sous les caroubiers. Mosaïque, elle se répète le mot plusieurs fois, il est sans doute important et elle prend le temps de s'arrêter pour le noter sur le carnet qui ne la quitte jamais.|couper{180}

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Carnets | 2023

Médiations

notes d'Alonso Quichano carnet 23 , Paris 1997 ..."Comment passe t'on de la banalité à l'extraordinaire, au fantastique si ce n'est par un système de médiations. Encore faut-il oser examiner froidement cette banalité. Ne pas avoir peur de la décrire telle qu'on la voit. Accepter que ce que l'on va décrire n'est pas la chose en elle-même mais déjà une première strate d'interprétation. Cette première strate est comme le fond d'un tableau que l'on commence. Quelles couleurs utilise t'on, plutôt froides ou chaudes, voire neutres. Ce fond sera t'il plutôt clair ou totalement sombre . Et ce qui pousse à utiliser telle ou telle couleur est-ce banal, est-ce du hasard ou alors se fait-on en amont une idée plus ou moins précise de son rendu... j'ai toujours détesté ce mot. banal. Parce qu'il fut une sentence désagréable provenant la plupart du temps de ce que j'imaginais être des paresseux. Cette paresse qui réduit le monde à une surface et qui ne veut jamais imaginer que sous celle-ci puisse exister une profondeur. Paresse et couardise car c'est aussi une opposition viscérale à toute idée de profondeur, à l'idée qu'une apparence en cache une autre, que cette dissimulation risque elle aussi d'être sans fin et que l'on puisse s'y égarer tout entier. Paresse ou couardise, des mots encore qui ne servent finalement qu'à m'inventer un certain type de courage. Banal est donc un mot rempart qui repousse l'ennemi que représente tout fantastique tout extraordinaire, ou surnaturel. Cette association du mot avec le dérangement que peut soudain provoquer une réalité, un dérangement désagréable, une mauvaise surprise, c'est à dire une part de soi que l'on ne connaissait pas et qui par la médiation d'un objet est renvoyée au néant d'où il vient de surgir. Souvent lorsque l'on m'a dit ce que tu fait est banal cette parole me renvoyait tout entier à ce néant. Banal est un terme de tueur amateur. De tueur inconscient de tuer avec un tel mot. Les amateurs donc utilisent ce terme, le mettent en avant pour dissimuler quelque chose de pas très propre, ils le sentent de façon confuse mais l'écartent presque aussitôt. Ils tuent le monde en bonne conscience parce qu'ils cherchent le fantastique là où justement il n'est pas, il ne sera jamais. Banal parce qu'il s'agit de prendre l'inconnu de vitesse, de toute urgence placer la chose dans une catégorie rassurante du déjà-vu. expérimentons ... Par exemple si j'écris que je me suis arrêté sur une aire d'autoroute pour faire le plein. Rien de plus banal en apparence. Même moi je trouve cette phrase d'une banalité affligeante. Qu'est-ce qui se dissimule sous cette phrase que je n'ai pas envie de transformer en événement extraordinaire... Est-ce naturel, banal que je conduise un véhicule, que ce véhicule soit de surcroît sur une autoroute, que sur cette autoroute on puisse trouver des aires avec un poste d'essence, que l'on puisse s'apercevoir que la jauge du véhicule est passée à l'orange me prévenant ainsi par un signal lumineux qu'il faudra bientôt remplir le réservoir. Et une fois devant la pompe n'est ce pas incroyable de posséder un moyen de paiement, de comprendre qu'il faut enfiler la carte bancaire dans cette fente ci plutôt qu'une autre, de connaître très exactement le nom du carburant adapté à ce véhicule, de ne pas se tromper de pistolet pour l'introduire ensuite dans l'orifice du réservoir. Ce n'est qu'un petit exemple pour évoquer une manière de contourner la banalité première de cette phrase. Si je mets ça en forme en utilisant tous ces détails les uns à la file des autres, est-ce que j'écris un récit fantastique, non. Il manque un élément pour que ce récit soit fantastique, c'est le lecteur et aussi l'espace entre les éléments que je fournis et lui. pompe à essence. Banal a priori, on connaît tous. Vaguement on s'imagine notre pompe à essence. Mais si c'est un tableau qui s'appelle Gas peint par Edward Hooper... est-ce que ça ne change pas tout, est-ce que l'on n'est pas dans cette démarche qui mène à l'étrange au fantastique. Pourtant c'est juste une station service rien de plus. Et sans doute que cette émotion rencontrée dans ce tableau ne nous permettra plus jamais de considérer comme banale la moindre station service. Ceci est une première réflexion sur la notion de banalité. Ensuite comment choisir les éléments d'une phrase, d'un texte pour trouver la distance exacte, celle qui créera l'espace à partir duquel le lecteur fabriquera du fantastique à l'appui de ces quelques mots... Peut-être que je me trompe d'ordre encore. Que ce ne soit pas le lecteur le plus important pour créer du fantastique, peut-être n'est-ce que l'espace. Cet espace ne peut se concevoir si l'on est entouré par d'autres personnes, par le bruit habituel, banal du monde. Il est nécessaire de s'en extraire. Puis d'observer une nouvelle aura qui entoure les mots. Une lueur assez timide au début autant que je me souvienne de cette expérience. Je pourrais rapprocher cette lueur de celle de ces lampes que l'on allume dans une pièce inconnue pour ne pas subir la lumière violente d'un plafonnier. Une lampe qui soudain lorsqu' on l'allume apporte une sensation de sécurité, de confort, une douceur. On est soudain chez soi même si ce lieu est une simple chambre d'hôtel que l'on vient de prendre pour la nuit. l'aura timide des mots est comme ces lampes, elle se met à briller doucement, on se retrouve dans le confort d'un chez soi, une familiarité d'autant plus étrange que l'on est seul désormais, on est devenu étranger au monde par cette distance que l'on a pris avec lui comme d'ailleurs avec l'utilisation habituelle banale des mots.... ...Il y a quelques jours un collègue de travail me parle de ce livre, "a course in miracles" qui vient d'être traduit en français par l'un de ses amis Sylvain du Boullay. Il me donne l'adresse pour obtenir les trois volumes le composant car on ne peut obtenir cette traduction que par souscription. Quelques jours plus tard je reçois le colis par la poste. Étonnamment dès les premières pages je comprends immédiatement qu'il s'agit d'une réponse à la question que je me suis posé dans ce carnet. Le livre commence par de petits exercices simples en apparence. Observer ce qu'il y a autour de soi. cette chaise par exemple. Puis se dire cette chaise n'est pas une chaise, je n'ai aucune idée de ce que peut être cette chaise. N'est-ce pas exactement la même chose que de nettoyer la toute première strate d'interprétation des choses, cette prison constituée d'habitudes, d'idée toutes faites dans laquelle nous nous enfermons la plupart du temps. J'ai effectué les exercices jour après jour avec la plus grande obéissance. chaque jour le matin, l'après midi et le soir. Puis cette habitude s'est étendue peu à peu à toute la journée et pour chaque être rencontré chaque rue visitée, et même les différentes chambres d'hôtel dans lesquelles je logeais. Je ne faisais plus la moindre idée de tout ce qui m'entourait. Et étrangement c'est le monde entier qui était désormais transformé. une aura timide encore entourait chaque être chaque objet chaque événement exactement comme on allume une lampe pour retrouver un peu d'intimité un peu de douceur, revenir chez soi. Puis je commençais la seconde série d'exercices qui sont orientés vers l'intérieur de soi, toutes les émotions les sensations, les pensées peuvent être de la même façon considérées comme des objets extérieurs. Il est possible de créer un espace entre ce qui est Soi et ces phénomènes intérieurs, et on s'aperçoit aussi que quelque chose a l'intérieur de soi est conscient de cet espace. Mais on ne peut le nommer, il nous échappe. Il est toujours présent mais dès que l'on désire fixer notre attention sur cet être il semble s'évanouir. Je crois que c'est en raison de l'intention erronée de vouloir le saisir qu'il s'échappe, qu'il retourne sans arrêt dans l'indéfinissable. ici le carnet indique une interruption de quelques semaines. ...Au bout d'un mois ou deux je crois avoir progressé dans les exercices de "a course in miracles" Mais la contrepartie est que j'ai la sensation de flotter. d'être dans un état d'apesanteur assez troublant. Cet état est même gênant pour me rendre à mon travail. Je viens de trouver un nouveau travail, je n'ai même pas pris le temps d'en écrire un mot sur ce carnet. Un boulot de sondages par téléphone que j'effectue le soir entre 17h et 20h, précaire car ce sont des missions temporaires qui se renouvellent de semaine en semaine, pas très bien payé mais suffisant pour survivre ici dans la ville. Il y a forcément un lien encore avec les préoccupations que je dépose ici dans ce carnet. Cette réflexion sur la façon de trouver des médiations habiles pour dire ce que j'ai à dire. Par exemple ce job consiste à appeler des gens au téléphone de leur demander s'ils veulent bien répondre à un sondage et ensuite de lire un texte sur un terminal en cochant au fur et à mesure leurs réponses. Rien de plus simple en apparence. Encore une fois en apparence. deux semaines passent encore sans aucune note d'Alonso Quichano. ...Je viens de trouver une façon de ne pas perdre inutilement mon énergie. J'adopte un ton neutre le plus neutre possible et les exercices de " a course in miracles" m'y auront je crois beaucoup aidé. Car ce qu'est un ton neutre est une affaire passionnante. A chaque fois que j'imagine avoir ce fameux ton, je me dis ne te fait aucune idée sur ce que tu penses être la neutralité. Et j'avoue que ça fonctionne vraiment bien, non seulement j'ai un taux de refus extrêmement bas mais en plus aucun abandon en cours d'interview, je reste calme posé je ne m'énerve jamais et je ne prend aucune pause avec mes collègues de travail. Depuis quelques jours j'ai supprimé l'utilisation des transports en commun. Je marche depuis Clignancourt où j'ai trouvé un appartement jusqu'à Montrouge, 1h20 de marche à l'aller et au retour. Durant la marche je continue à m'exercer à n'avoir aucune idée aucune émotion aucune sensation à laquelle m'attacher trop longtemps, j'ai même trouvé une technique, au bout de cinq pas tout s'évanouit, tout ce qui constitue l'extérieur ou l'intérieur, Je crois d'ailleurs saisir que ce n'est qu'une seule et même chose.|couper{180}

Carnets | 2023

Sans peur et sans reproche

carnet 23 , pages 11, 12, 13, Alonso Quichano 1997 Paris. Aujourd'hui j'ai décidé de prendre des distances avec moi-même. De me considérer comme un autre. Donc j'utilise le fameux pronom personnel il ..."Alonso Quichano aime changer de pseudonyme. Il a ouvert plusieurs comptes sur le réseau Caramail Chaque nouveau nom de personnage, chaque avatar l'entraîne à créer une nouvelle personnalité. Parfois certains fonctionnent mieux que d'autres mais tous lui permettent d'explorer des pans plus ou moins obscurs de sa psyché. Il mène toutes ces identités de front , se déconnectant de l'une pour se connecter à une autre. Parfois de nombreuses fois dans une soirée. Quichano navigue ainsi en soirée de compte en compte. Il aborde ainsi dans les salons de discussions les femmes avec des pseudonymes différents pour vérifier qu'elles lui racontent la même histoire ou si elles sont incohérentes Au tout début il ne réfléchit pas vraiment à la raison de multiplier les identités. Il a juste envie de s'amuser à devenir un autre que lui-même,durant quelques heures. Il s'agit d'un territoire infini à explorer, des dizaines de personnages avec pour chacun une nouvelle biographie, une façon de s'exprimer qui colle au plus près de cette biographie. Il invente également un décor, des objets, des hobbies, parfois même un ou deux animaux de compagnie. Il ne constitue pas de dossier pour chacun de ses personnages, il les conserve dans sa mémoire et pour les rendre cohérents dans une durée il n'a juste qu'à retrouver leur ton, leur vocabulaire, une certaine façon d' organiser les mots, une syntaxe. Si la plupart des personnes normales disent qu'il est un menteur pathologique, lui Quichano estime qu'il fourbit sa plume pour devenir un grand écrivain et un tueur sans pitié, un artiste sans peur et sans reproche Quant aux femmes elles sont innombrables, leur nombre est infini et toutes avec des personnalités différentes, chacune pourtant est unique-du moins le pense t'il au commencement. Plus tard il saura les classer par type par catégorie. Mais pour le moment chacune est un trophée en puissance. Elles aussi peuvent être multiples, il aime à imaginer qu'elles sont comme lui , comme des boules à facettes. Une ou deux fois il se rend au thé dansant de la rue de Lappe. Il est fasciné par l' ambiance qui règne ici. Il observe comment l'immense solitude des êtres qui viennent ici empruntent divers prétextes pour ne pas vouloir se regarder vraiment tels qu'ils sont. Les hommes sont entre deux âges en costumes impeccables, les femmes virevoltent d'une paire de bras à l'autre, ils se sourient en montrant leurs dents éclatantes sous les lueurs changeantes de l'énorme boule à facettes du plafond. Leurs faciès se métamorphosent on dirait des squelettes endimanchés qui dansent. ici le texte s'interrompt. suivent quelques considérations ajoutées dans la marge d'une écriture presque illisible. Beaucoup trop littéraire, creuse les détails, le décor, développe plus, il y a trop d'idées proches les unes des autres, chacune mériterait un paragraphe voire une page entière, un chapitre. L'ensemble donne une sensation brouillonne. explique par exemple un peu plus en détail ce qu'est caramail. comment Alonso Quichano le découvre la première fois, ce qu'il voit comme opportunités pour rompre avec sa solitude ( le croit-il) parle de cette première couche d'illusion qui aurait pour nom la recherche effrénée de l'âme sœur. Puis les toutes premières désillusions, l'aspect consommation , grande surface qui règne ici et ce autant chez les hommes que chez les femmes. Cette sensation de liberté totalement fallacieuse avec laquelle chacun ment comme un arracheur de dent sur sa vie, sur qui il ou elle est vraiment. Tu pourrais faire un texte conséquent sur la façon dont chacune de ses femmes se présente, incite son interlocuteur à vouloir en savoir plus en laissant vagues certaines zones dans la conversation au début banale. Comment l'imagination se jette sur ces zones floues pour bâtir un personnage imaginaire que chacun plus ou moins adroitement essaie de rendre réel, vivant. une autre possibilité pour construire un texte amusant serait la forme de l'interview. Tu pourrais te poser des questions et chacun de ces personnages, de tes doubles répondrait à ces questions sur tel ou tel sujet. l'infini, la quantité, le problème du choix, l'achèvement pour y mettre un terme. Valable aussi bien pour les relations, les femmes que la littérature en général... Frances place un gratin surgelé saumon-épinard sur le plateau de verre du micro-onde. La lumière baigne la cuisine. Elle s'approche de la fenêtre pour regarder la place au bout de laquelle le musée Picasso avale et recrache ses innombrables visiteurs. Dans l'air flotte un parfum de pralines, de barbe à papa, il est presque 15 heures à Barcelone. Hormis les groupes de touristes les rues alentour se vident peu à peu. Les ombres s'adoucissent. Elle songe à ce réseau qu'évoque Alonso Quichano. Elle ouvre l'ipad et effectue une requête pour savoir si le réseau a bien existé ou s'il existe toujours. La première chose qu'elle constate est une anomalie concernant les dates. Le carnet 23 est bien daté de 1997, mais ceux de 1996 ne devraient pas faire référence à caramail puisque qu'a priori il n'a pas encore été créé il ne le sera que l'année suivante. Est-t'il possible que ces carnets eux-mêmes ne soient qu'un artifice littéraire, une fausse autobiographie , fabrication consciente de Quichano, une mise en abîme, et au bout du compte peut-être une œuvre - contre toute attente. Elle referma la fenêtre, retourna vers le micro onde, sorti la barquette puis alors qu'elle allait en prélever une bouchée, elle la reposa sur la plan de travail. L'excitation lui avait coupé l'appétit. Elle retourna vers le salon, repris le carnet où elle s'était arrêtée.|couper{180}

palimpsestes

Carnets | 2023

animal party

réecriture Je te le dis, ce n’est pas une confession, c’est un carnet qui tente d’orner l’irréparable — non pas embellir, déplacer ; il écrit “aujourd’hui je me lance” et déjà la réalité se matifie sous la phrase, la scène se réduit à trois choses : la pièce close, la respiration qui joue faux, les mains qui hésitent avant de se poser ; il voudrait, dit-il, mêler un peu de chair à l’aveu pour lui donner de l’élégance (non, pas élégance, un prétexte), et la phrase attend le point où le dégoût deviendra geste, mais ce qui arrive n’arrive pas — la pièce se resserre, l’air manque, puis plus rien, et déjà l’eau brûlante remplace la scène, la buée mange le miroir, il siffle un air pour ne pas entendre le reste ; plus tard, Frances referme le carnet sans trancher — non pas par prudence, par aporie : écrit-il pour devenir écrivain, écrit-il pour couvrir ? on dirait une esthétique, non, pas une esthétique, un écran ; elle pense aux cassettes, à la manière dont une voix peut fabriquer un récit autour d’un vide, elle note que le mot “éditeur” revient comme un talisman (non pas une promesse, une fuite en avant), elle laisse reposer, parce qu’à ce point précis la littérature et le crime se tiennent au bord sans se confondre — alors elle souffle sur la page, la buée se retire à peine, l’empreinte des doigts reste, et l’eau du robinet continue, régulière, comme si la pièce, elle, n’avait rien appris.|couper{180}

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animal party

Carnets | 2023

Toute une époque

note autobiographique Alonso Quichano Juillet 1996 ...Que retient-on d'une époque. Dans la solitude des êtres, à l'intérieur des cerveaux singletons qu'en reste t'il. De vagues souvenirs, parfois presque rien. On passe d'une époque à l'autre comme d'un rêve à l'autre durant une vie comme une nuit. Puis quand vient le matin la première chose à laquelle on pense ce n'est pas à ce genre de connerie, on se rend vers la cafetière, on place un filtre, dose la quantité de café que l'on verse dans le filtre, on attrape la bouteille d'eau et on compte le nombre approximatif de tasses pour tenir la journée. Mais n'est-ce pas encore une fuite, une façon d'esquiver la réalité en en fabricant une autre, plus simple, minimaliste, constituée par la trouille de nos apories. Alonso sirotait son café et le goût familier du Carte noire faisait de lui un homme familier, le même qu'hier, peut-être même d'avant hier. Il se disait que la seule compagnie qui vaille était lui-même, à condition que ce lui-même ne soit pas trop étonnant, ne le surprenne pas, ce qu'il reprochait au reste de l'humanité. Alonso avait réduit ses habitudes pour ne pas se perdre de vue comme il avait perdu de vue le monde entier. A un moment il devint nostalgique d'une époque lointaine dans laquelle, le pensait-il encore, et il en sourit, tout aurait pu basculer. Une époque dans laquelle l'amour, l'amitié, la convivialité pouvait encore faire illusion. Une sorte de temps mythique. À cet instant il sut qu'il aurait pu dire ensuite telle ou telle époque je m'en souviens très bien parce qu'il y avait là un tel une telle et il aurait retrouvé leurs prénoms. Peut-être même qu'en prononçant l'un de ses prénoms le procédé magique de la mémoire se fut-il mis en branle. Et qu'alors d'un coup tout lui serait revenu. Le décor, les silhouettes, les visages, les regards, les sons, les odeurs, les buts, les intentions avouables et inavouables. Peut-être même les émotions, les sensations, les sentiments, les sincères et les mensongers . Et avec cette intensité si particulière que peut produire la familiarité. Cependant poursuivit-il, la contrepartie, le prix à payer dans ce cas , ne le poserait jamais qu'à la place d'un spectateur, d'un observateur, voyeur ou espion. Un souvenir pour Alonso Quichano était du même ordre que ces vieux films en noir et blanc qui sautaient ou cramaient sans relâche. Il fallait juste attendre assis dans la salle que le projectionniste daigne se magner de réparer tout en buvant une tasse de carte noire amère, issue d'un cafetière la plupart du temps entartrée... Frances reposa le carnet. Elle venait de prélever avec soin ce passage pour le flanquer dans son dossier Ulysses. Pages n'était plus à la hauteur depuis quelques semaines déjà . Elle avait investi dans ce tout nouveau logiciel et dans un Ipad Pro qui lui avait coûté un bras. Elle posa son index sur le symbole à droite de la fenêtre, petite roue contenant trois points et choisis d'exporter le document en fichier pdf vers sa Dropbox. En un clic (une fois qu'elle avait eu enfin compris comment paramétrer le processus). Magique ! Et tout ça depuis le canapé du salon. Enfin elle consulta sa montre ce qui , pensa t'elle, était désormais un réflexe absurde puisque l'heure était accessible sur tous les appareil connectés. Elle calcula qu'il lui restait juste le temps de prendre une douche de s'habiller pour aller rencontrer sa commanditaire et lui rendre compte de l'avancée du boulot. Juste avant de s'enfoncer dans la bouche de métro Espanya Frances regardait le décor autour d'elle. Elle s'aperçut qu'elle avait été plus attentive à la ville depuis qu'elle avait quitté son appartement Elle énumérait mentalement les prénoms de ceux qu'elle fréquentait depuis qu'elle était arrivée à Barcelone. Elle fut rassurée de trouver une bonne dizaine sans effort depuis son départ de son domicile career de Crémat, à deux pas du musée Picasso.|couper{180}

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Carnets | 2023

Action

Je te le dis, tu écris “comment exprimer une action” — non pas une règle, une hypothèse — : début, fin, et entre les deux ce qui dévie ; alors tu lances la scène au seuil d’un restaurant, la porte cède, chemise blanche au bar, et lui qui refuse le menu d’un geste (non pas par assurance, pour gagner du temps), il commande d’un trait une quatre saisons, des bolognaises, deux pressions, et ça va vite, merci, nous sommes pressés, dit-il comme on règle une horloge ; elle répond qu’elle vient d’arriver, et pendant que la voix coule, il regarde la bouche (rose pâle luisant), puis les yeux verts montés de faux-cils (en frange ? individuels ? magnétiques ? — il passe en revue les extensions comme on feuillette un catalogue), non pas pour juger, pour classer ce qu’il ne veut pas entendre ; la scène se tient au bord, il sourit mécaniquement, la politesse fait écran, et quelque chose, déjà, compte à l’intérieur (on dirait l’addition, non, pas l’addition, le temps qui se referme), car Abricot-mûr sur Caramail a un autre nom à table et l’écart entre les deux travaille ; il se répète qu’une action a un début et une fin, mais les actions tirent des ficelles entre elles, sous la nappe, dans la poche du carnet où une page porte une liste : Joan Livrao, Solange Livrao, Monica Livrao, Angela Livrao, Frances Livrao — Susy Livrao en bas, au stylo bille rouge, encerclée (non pas soulignée, encerclée) d’un geste appuyé qui a traversé le papier ; et la scène revient à la table : mousse des pressions, luisant du rose sur la lèvre, les couverts qui tintent, la commande qui arrive trop vite, pas assez vite, et lui qui lève les yeux comme on vérifie une marche à suivre ; alors l’action tient sa forme, début et fin — mais entre les deux il n’y a que ce cercle rouge qui ne trouve pas son centre.|couper{180}

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Action

Carnets | 2023

responsable

note manuscrite retrouvée dans les papiers d'Alonso Quichano datée de juin 1996, Paris ..."On croit que l'on est responsable de tout, de l'échec d'une vie comme du mauvais temps, la responsabilité limitée c'est pour les malins ceux bardés de juristes, d'avocats et qui se cantonnent à l'échange rubis sur l'ongle. Le responsable pathétique et magnifique c'est Alonso Quichano, sauf qu'à un moment il se rend compte de sa connerie, alors il se met à tuer des femmes, il aurait pu tuer des animaux à la chasse, des cafards avec une godasse sur le papier peint de ses piaules miteuses, mais non les femmes c' était plus amusant. Il faut bien se distraire dans la vie quand le poids des responsabilités disparaît d'un coup, la distraction permet de s'accrocher au moins à quelque chose encore.".|couper{180}

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Carnets | 2023

Le point de vue

réecriture Je te le dis, tu n’es pas obligé de garder le même point de vue — non pas parce que tu serais plus libre que les autres, mais parce que rester au même te colle au carton d’identité, aux paluches encrées, à la photo de zombi dépressif qui te range dans la case des opinions, et c’est de là que tu tires la cassette numéro 13 (Paris, 1995, c’est écrit au dos), tu lances la bande et ça râcle, on entend Alonso Quichano parler de Gilda qui se croyait gentille, bien sous tout, cordiale — non, pas gentille, collée à son portrait d’elle-même comme tout le monde —, et lui qui grossit le trait, qui dit qu’elle mange, marche, travaille, baise cordiale, et puis le bus qui ne la loupe pas (le destin ne loupe pas, répète la bande), et toi tu te demandes si la lettre sert encore, si l’épistolaire fait polar ou seulement écran, et Fred rit, mains tachées de peinture, il dit qu’il retire le superflu — non pas le superflu, l’essentiel peut-être, il ne sait plus —, le JB fait un cercle ambré sur la table, Frances s’est levée vers la cuisine (tu l’entends, tasse contre l’évier), elle demande Hannah, Fred esquive, alors tu balances la suite : un carton de vieilles cassettes, une vieille dame, peut-être la tante, la police qui a fait des doubles, vingt femmes entre les années 90 et 2000 (tu le dis et tu retires aussitôt ta phrase, non pas pour l’atténuer, pour la tenir sans effet), et Fred qui siffle 30 000 — tu pourrais tuer pour ça, dit-il en plaisantant, puis il se retient, puis il rit quand même, et toi tu continues parce que changer de point de vue ne guérit rien, ça déplace seulement : Gilda sans soupçon, la cave et le grenier jamais ouverts, le solde de tout compte coché en bas, tu lui as tout dit d’un coup pour lui montrer qu’on peut se tromper de point de vue sur quelqu’un, mais trop tard, et ce trop tard c’est déjà la voix de la bande qui grésille, qui insiste, non pas comprendre, tenir, non pas accuser, regarder comment le mot cordiale fait façade jusqu’à la dernière seconde, et pendant que tu parles, Fred remet la bouteille sur le rond humide, la bande claque, le moteur s’arrête, il ne reste qu’une tache d’ambre qui s’élargit sur la table. Illustration Sans titre 2024, PB|couper{180}

brouillons Narration et Expérimentation palimpsestes

Carnets | 2023

Les morts et les vivants

Alonso Quichano, Paris. "...C'est surtout la trouille qui m'empêcha de narrer toute la saleté traversée, parce que les salauds ou les salopes que j'ai croisés étaient encore vivants. J'avais la trouille d'être confronté à une toute autre version des faits. Les gens arrangent tellement tout à leur sauce comme ça leur chante. ils font tout pour que ca les place en vedette ou en victime. La nuance leur échappe la plupart du temps. Tandis que moi la nuance c'est mon truc mon dada, je ne cesse de me débattre avec elle. Je n'ai rien contre les salauds mais je suis toujours assez triste qu'ils puissent insulter mon intelligence jusqu'à oublier que je puisse en posséder une. Par contre sitôt que j'apprends un décès, je piaffe de joie je me sens libéré de tous les empêchements d'un seul coup, le sang me monte au joues, je revis. Il faut dire que j'ai subi une éducation catholique , que le soucis du bien et du mal se sera imposé assez vite jusqu'à en devenir carrément une obsession. La première fois que j'ai éprouvé ce type de soulagement c'est quand j'ai appris que Gilda était passée sous un bus. Je me suis même rendu à la veillée mortuaire rien que pour voir comment les croque-mort avaient pu s'y prendre pour la rendre présentable , pour réintégrer dans son crâne tous les morceaux épars de sa cervelle qui avaient été projetés jusque sur la vitrine d'un boucher de la rue Émile zola. Un travail impeccable. Pour être certain qu'elle était vraiment crevée surtout je crois. Si je dois avoir un regret c'est de n'avoir pas passé mon permis bus, j'aurais aimé conduire celui là. Ainsi je me serais senti coupable pour quelque chose de réel pour une fois. Du reste c'est suite à la mort à la fois idiote et tragique de Gilda que la grâce m'a touché. C'est à partir de là que j'ai commencé à tuer toutes ces femmes, pour éprouver enfin ce soulagement d'être coupable pour de bon. Et surtout pour pouvoir ensuite tirer partie de ces expériences pour essayer écrire des romans. Rien de bien sorcier, quand j'y repense. C'est même d'une terrible banalité. J'avais l'imagination mal placée, c'est tout, maintenant ça va beaucoup mieux. rien de tel pour bien s'inspirer que de s'appuyer sur la réalité, ne plus s'embrouiller avec les vivants et les morts" Frances ouvrit la fenêtre et un vent froid lui fouetta le visage. Ce qu'elle venait d'entendre et de retranscrire sur son logiciel Pages l'avait projetée dans une zone trouble, ambiguë. Un prénom lui revient, Joachim, un de ses premiers amants qui voulait écrire lui aussi. Elle n'avait pas supporté son manque de rigueur, et la plupart des textes qu'il lui donnait à lire étaient truffés de fautes d'orthographe, de lourdeurs et ne recelaient aucune substance véritable. C'étaient de longs textes ennuyeux à en mourir. Elle avait essayé de lui donner quelques conseils, de l'encourager mais Joachim était jeune et imbu de sa personne, il l'avait envoyée bouler. Leur liaison avait duré un mois environ puis elle avait rassemblé ses affaires, lui avait rendu ses clefs et s'était tirée. Maintenant qu'elle y repensait elle n'avait jamais osé écrire sur cette période de sa vie, les débuts de sa carrière d'autrice. Elle se demanda si le jeune homme qu'elle avait connu était encore vivant ou mort. Et elle en vint assez vite à souhaiter qu'il fut enterré quelque part . Elle pourrait boucher alors une fissure de sa vie en écrivant une petite histoire à leur sujet, Annie Ernaux ne s'était pas gênée pour le faire, bien que le,bouquin soit totalement chiant à lire, c'était tout de même un livre qui avait pour fonction de boucher un trou soit dans une vie soit dans une bibliothèque. Elle était tenaillée par l'envie d'appuyer de nouveau sur le bouton du magnétophone pour écouter la suite des aveux sonores d'Alonso Quichano , en même temps elle se retenait de le faire. En essayant de comprendre la teneur de son hésitation elle decide que c'est juste la peur de revenir en arrière dans sa vie, de trop espérer puis d'être aussitôt déçue. Elle reste ainsi un long moment debout face au vent glacé de ce petit matin gris, quelque part dans la ville morte qu'est à cette heure encore Tobosco.|couper{180}

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