novembre 2025

Carnets | novembre 2025

ignorance sacrée

Le gros du troupeau ne s’en sortira pas : il tombera, se noiera dans sa peur, son idiotie, son absence de discernement, sa veulerie. Le berger est cinglé, ses chiens ont la rage. Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Le soleil se lèvera demain. Il y aura un printemps. L’inexorable poursuit, coûte que coûte, parce que rien n’est jamais atteint, parce que la fin exige la continuité sans relâche. La fin, visage masqué de l’infini. Laisser les choses à leur place, avancer — même à reculons —, ne pas s’épancher sans fin, ne pas confondre soulagement et pensée. Des flashs me reviennent, du côté d’Erzurum : le bus fend des plaines demi-désertes, odeur de diesel, et des chiens efflanqués courent au ras de la tôle ; on voit leurs côtes, la bave file, ils persistent, affamés, prêts à mordre le caoutchouc s’il s’offrait — les chiens d’Erzurum rendent la fable littérale. C’est la même erreur partout : chien, berger, homme — même leurre, même refuge dans une ignorance sacrée. Nous ne pouvons plus dire aujourd’hui que nous ne savons rien : tout a été écrit, commenté, disséqué ; et pourtant nous réclamons du nouveau dans l’horreur. N’ayez pas l’air de baisser les yeux : on aime tant se croire rassuré, jusqu’à vomir sa hargne dès qu’un « salaud » se présente, parce que le désigner nous blanchit un instant, nous installe côté victime. Tout est là, sur les étagères, mais la paresse nous a gagnés : on préfère voir des rêves remuer sur des écrans plutôt que penser au pourquoi — ou mieux, au comment — de l’existence. Et j’allais m’enfuir, comme je me le répétais depuis une bonne cinquantaine d’années chaque matin. Je marche vers le portail, je soulève le loquet. De l’autre côté, au-delà de la route et des façades, les champs, les prairies, les étoiles ; la nuit respire. Le froid m’envahit, atteint mes os, ma moelle ; je referme. Le gravier crisse sous mes semelles, je reviens. Tous ces gens — mes « proches », dit-on, mais je préfère « étrangers », c’est plus honnête — je vais revenir, une fois de plus, vers eux. La difficulté est là. Ce que je pense, est-ce que je dois l’écrire à tout prix ? Parfois l’honnêteté — mais est-ce bien de l’honnêteté ? — me fait dire oui. Chaque fois que j’obtempère, je recule un peu plus dans la marge, dans l’inconnu. Écrire depuis le départ me fait disparaître des cartes, m’éloigne de la fréquentation de cercles d’amis, d’amis tout court. Cela m’interroge sur la notion d’amitié, surtout la mienne. Parfois je me dis qu’un écrivain ne peut avoir d’amis. Tout au plus entretient-on un commerce avec des « connaissances ». Et maintenant que j’y pense, j’ai toujours été plus à l’aise avec des collègues ouvriers, tâcherons, manutentionnaires, qu’avec des gens diplômés. La qualité de leur silence m’était un apaisement. Est-ce un délire paranoïaque que j’entretiens ? Un instinct de survie très ancien ? Une sapience tombée trop tôt, comme une malédiction ? Je n’en sais rien. Possible aussi que l’entretien d’un « mauvais objet » me leurre encore sur une construction quelconque. Je ne sais plus rien, je ne veux plus rien savoir, sauf ma peur, ma nuit dans laquelle j’avance, en espérant qu’elle s’achève un jour.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2025

05 novembre 2025

Peu dormi, écrit plusieurs textes, dont un remisé dans la rubrique « carnet noir » que je n’ai pas osé publier à cause de la franchise nue que j’y entends. Envie de continuer dans cette veine. De me retirer, encore, des réseaux. Même sensation que les jours où j’arrêtais de fumer : la même mécanique d’addiction. Le truc qui m’a servi alors : voir venir de l’horizon un panneau blanc qui grossit, et dessus, en lettres géantes, « TAXES ». Pour les réseaux, un seul mot suffit : « PERTE DE TEMPS ». Stage de peinture ce matin. Renoncement là aussi. Je sais être un bon professeur, mais c’est au détriment de mon travail personnel. Je ne peins plus depuis des mois, peut-être des années. Il suffit de regarder les dates ; elles reculent tandis que, dans ma tête, c’était hier. Depuis les confinements de 2020 — oui, je sais — le temps s’est figé pour moi, pendant que le monde continue. Comme si j’étais mort depuis cette date sans m’en apercevoir, poursuivant mentalement la construction d’un monde qui n’existe plus. L’écriture aide à entrer dans cette intemporalité, elle aide à accepter la mort. J’écris mieux, peut-être parce que j’en ai fini avec les vivants ; et pourtant je rince les brosses dans la térébenthine, je ramasse la poussière de craie sur le plancher, je corrige un rouge trop chaud : gestes simples qui me retiennent un peu. Je ne sais pas ce que « mieux » veut dire, et je m’en moque. J’écris comme un alpiniste à mains nues sur une paroi : je ne sais pas quand viendra la chute ; elle viendra.|couper{180}

peinture

Carnets | novembre 2025

04 novembre 2025

Entre deux catastrophes, l’oubli de la précédente, l’ignorance de la suivante, l’homme à tête de linotte bat des paupières en espérant s’envoler — ce qui n’arrive jamais. Par dépit, il donne sa langue au chat, en remarquant que c’est toujours bien difficile d’écrire « à la chatte » plutôt qu’« au chat ». Content, car après tout, pourquoi ne pas tenter de l’être, d’avoir à donner quelque chose plutôt que rien ? Enfin, il lève les yeux au ciel et voit le bleu. Il ne voit plus que du bleu. Il s’en remet tout entier au bleu ; cela finit par descendre sur lui. Il devient un de ces hommes bleus, calé entre deux bosses, entre deux dunes ; il traverse un grand désert à pas lents, toujours en se demandant : « Doit-on dire chameau ou dromadaire ? » Ou rien, pour avoir l’air, toujours l’air, alors qu’on étouffe, qu’on aurait bien des choses à dire, mais l’abondance — comme la pauvreté — se cachant derrière la facilité de la chose, l’épuise trop. J’ai remis hier ma copie pour l’atelier d’écriture. Je pense que l’atelier m’apporte surtout la vitesse d’exécution en ce moment. Mais il faut dire aussi que je baigne dans tout cela toute la journée et la nuit. Au dépens de tout le reste, j’en ai bien peur. Nouveau billet : phrases ouverture pour novembre. À relire octobre , bonne impression, quelque chose de tranquille, léger ; bien que ce soient des phrases seules, le blanc entre elles, sans doute, avec de moins en moins de doute. Et toujours cette ambiguïté fatigante de partager, de ne pas partager. Parfois je m’en tire sans me poser la question, c’est une affaire d’enchaînement de gestes, très rapides, sans réfléchir. Aujourd’hui la réflexion m’en empêche, je l’ai trop laissée prendre le dessus. Ici, prendre une nouvelle habitude : écrire court. Ménager le blanc entre les groupes de phrases. Patience, 40 jours suffisent pour prendre une nouvelle habitude, 40 nuits pour traverser un désert. illustration attraction à voir autour de Quarante (34)|couper{180}

Narration et Expérimentation

Carnets | novembre 2025

03 novembre 2025

Où l’on tente de circonscrire l’insaisissable. Peut-on classer Steiner ? La question elle-même trahit une mentalité de bibliothécaire, cette manie d’étiqueter ce qui, par nature, fuit la catégorie. Je pense à ce mot de Valéry : « Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. » Steiner, lui, choisit délibérément l’inutilisable — c’est-à-dire le complexe, le contradictoire, le profond. « Je suis un sioniste le matin, un antisioniste l’après-midi. » Cette phrase n’est pas une boutade. C’est une profession de foi méthodologique. Elle dit : je refuse de m’installer dans une identité politique. Elle dit : je préfère la lucidité douloureuse à l’appartenance confortable. Elle dit aussi, peut-être, que toute pensée véritable est un exil — et que toute terre promise est aussi une terre maudite. Mon archiviste en prend un bon coup sur le carafon, mais en même temps ne s'y est-il pas préparé expressément ? Lui, George Steiner, défend la haute culture — non comme un privilège, mais comme un droit. Il exige l’exigence. Il veut que le plus grand nombre accède à ce qui n’a jamais été conçu pour le grand nombre. Position intenable ? Sans doute. Mais toute position tenable n’est-elle pas, par définition, une position médiocre ? Je me souviens de cette phrase, lue dans Réelles présences : « La culture n’a pas sauvé de la barbarie. Elle doit pourtant être notre seul recours. » Voilà le noyau steinerien : un pessimisme actif. Un courage mêlé de désespoir. Une foi sans illusion. Et pour revenir encore à l'idée d'Europe : Steiner aime l’Europe de Dante, de Goethe, de Proust — cette Europe des chefs-d’œuvre. Mais il n’oublie pas l’Europe d’Auschwitz, cette Europe des charniers. Comment concilier les deux ? Il ne le fait pas. Il les garde ensemble, douloureusement, comme on garde une cicatrice qui ne se ferme pas. « L’Europe est ma langue maternelle, mais une langue maternelle qui a commis des crimes contre l’humanité. » Penser avec Steiner, ou comme lui, ou se découvrir des affinités avec sa pensée, c’est accepter de vivre avec des contradictions qui ne se résoudront jamais. C’est habiter un château de Barbe-Bleue où chaque porte ouverte révèle à la fois un trésor et un cadavre. Cependant Steiner me rappelle quelque chose que j'ai ces derniers temps tendance à oublier : à ne pas avoir peur des positions intenables. À cultiver le doute comme une vertu. À aimer les questions plus que les réponses. Je note cette phrase, que je viens d’écrire et qu’il n’a peut-être jamais dite, mais qu’il aurait pu signer : « La pensée commence là où finit l’appartenance. » Et cette habitude de vivre avec des contradictions, ne serait-ce pas là, justement, la marque d’une pensée talmudiste sans Dieu ? Steiner pense en talmudiste sécularisé, cette habitude de gloser le commentaire, de déplier le texte à l’infini, de chercher non la conclusion mais l’ouverture — c’est la méthode des yeshivas, sécularisée, transposée dans le champ de la culture occidentale. Je me souviens de cette phrase, lue quelque part dans « Maîtres et disciples » : « Tout grand texte est un midrash en puissance. Il ne se referme jamais. Il attend le commentaire qui le prolongera, le contredira, le fécondera. » Steiner ne commente pas la Torah, mais il commente Homère, Dante, Shakespeare, Kafka — avec la même ferveur, la même minutie, le même refus de clore le sens. Demain, je relirai Le Transport de A.H., ce texte vertigineux où Steiner imagine Hitler réfugié en Amazonie. Texte insoutenable, nécessaire. Comme toute son œuvre. Nous avons gouté la potée ce dimanche au déjeuner, j'avais pris soin de la faire réchauffer au four le matin même. Dans le fond les saucisses étaient en trop, ou bien elles n'étaient pas pertinentes, il eut fallu prendre de la morteau plutôt que de la toulousaine. Le lard fumé est amplement suffisant. A noter le dégoût que m'inspire la viande, ou plutôt non, c'est plus compliqué que cela, une part profonde, enfouie la désire, me fait saliver, tandis qu'une autre, antagoniste, plus raisonnée sans doute ou délicate ou sensible la réfute. En fin d'après-midi je relis les textes que j'ai placés à la publication ce jour. La photographie de ce char anglais dans les rues de Tallinn , je m'interroge encore sur la raison pour laquelle j'ai choisi cette image, et je pense au terme de kairos utilisé par les grecs anciens — ce moment de grâce où le temps n’est plus chronologique, mais opportun, où tout s’assemble sans effort apparent. Ce n’est pas du hasard. C’est la convergence de tout un travail souterrain, d'une attention, d'une préparation, la tension d'un ressort et tout à coup le trop plein qui prend la forme d'un lâcher-prise.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | novembre 2025

02 novembre 2025

La rage, la colère, la violence qui, autrefois, étaient contenues par un certain nombre d’illusions – auxquelles on se faisait un devoir de croire passionnément, en usant de mots doux comme « Liberté, Égalité, Fraternité », avant qu’on ne saisisse toute l’étendue de l’entourloupe –, sont désormais sorties de leurs gonds. Nous voici revenus au temps des hordes et de la foire d’empoigne, maltraités, tabassés, détroussés par ceux-là même qui étaient censés nous protéger et assurer le bonheur du pays. À moins que cette prétention ne soit encore qu’un pompon récalcitrant de chenilles foraines. Que l’on ne se soit fait duper depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine, au mieux depuis la Révolution, au pire depuis la chute de l’Empire romain. Sans doute tout ceci n’est-il dû qu’à une simple opération arithmétique. Nourrir et loger des esclaves étant devenu hors de prix, on inventa la liberté à bon escient, accompagnée d’un coup de pied au cul pour s’en aller quérir logis et ouvrage à l’écart des villas juchées sur les hauteurs qui cernent la ville. Et nous autres, bons et braves bougres, barbares ontologiques d’un pouvoir qui ne saurait exister sans son reflet contraire, nous avons couru, nous courons encore, pire : nous courons en espérant rejoindre le haut de la colline, et sommes étonnés de n’y trouver personne, que du vide, du rien, du néant. Car nous aussi, donc, avions besoin de maîtres pour nous vivre esclaves. Ce matin, il s’est éveillé avec cette phrase qui clignotait sans cesse, tel un vieux néon grésillant près de l’araignée au plafond : « Le style est l’homme même ». — c’est de Buffon, lors de son discours à l’Académie française en 1753, souvent attribué à tort à Boileau — et tout devint lumineux. Puis la seconde pensée qui l’assaillit fut celle d’être un homme d’un autre temps ; non pas un anachronisme, mais un homme qui refuse de se relier au temps présent en bêlant de concert avec lui et en son sein. Il se découvrait soudain une famille, des gens avec qui, par leur style, il pouvait entretenir un commerce sans fâcherie. Ils ne risquaient pas de le contredire de façon brouillonne dans une immédiateté vaine : ils étaient tous morts, alignés sur les rayons de sa bibliothèque. Hier matin, rendu de bonne heure sur le marché, quelle merveille : des plateaux de légumes à 1 €. Je suis revenu avec un sac plein de chou, de poireaux, de navets, de carottes, d’oignons et d’ails. J’ai fait l’emplette d’un gros morceau de poitrine fumée afin de confectionner une potée. Elle a cuit tout l’après-midi et je l’ai mise au four ce matin pour en achever la cuisson à l’étouffée.|couper{180}

affects Temporalité et Ruptures

Carnets | novembre 2025

01 novembre 2025

Hier soir, suis tombé par hasard sur un entretien du blogueur Juan Asensio (Stalker). Pas vraiment un soutien d’Annie Ernaux. Mais touché malgré tout par son attachement à une certaine idée de la langue. De même que je peux aussi être touché lorsque Louis-Ferdinand Céline vilipende Proust en le traitant de « prout Proust » — sauf que parfois, ce dernier avoue quand même qu’il est un des plus grands écrivains du siècle. Ce qui m’amène à relire Léon Bloy, lecture de jeunesse. En reparcourant certains passages, je vois bien l’effort qui porte sur la phrase, sur une certaine idée du style avant tout. Et comment ne pas être attendri par le moteur de ses hargnes, par ses envolées lyriques sur la foi — ce dont je suis hélas absolument dépourvu. J’en serais presque envieux, parfois. Même si l’objet de cette ferveur, la précision de l’engouement, exagéré, me laisse toujours quelques doutes. Ce que je veux dire, c’est qu’importe au final les idées des bonshommes, ce qu’ils pensent vraiment. Ce n’est pas ça qui compte une fois le temps passé et que l’on se penche sur les textes. C’est même amusant parfois, sans sombrer dans l’ironie. Attendrissant, oui, comme peut l’être un Hemingway, par exemple. Je ne sais pas si je dois classer ce billet dans « autofiction » ou « propos sur l’art ». Peut-être que tout ne nécessite pas d’être classé. Ce qui m’amène aussi à réfléchir sur ce que j’appelle vraiment « autofiction », et me demander si ce n’est pas une sorte de carapace puérile pour ne pas dire véritablement tout haut, parfois, ce que je pense vraiment. Mais, est-ce que je pense vraiment quelque chose par moi-même ? Question qui reste pour l’instant en suspens.|couper{180}