histoire de l’imaginaire

Ce n’est pas un cours mais un carnet de route. J’y lis Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien et d’autres pour voir comment nos mythes mutent, du sacré médiéval à la fantasy. Point de vue situé, subjectif, ouvert aux bifurcations.

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Rumpelstiltskin - Le Nain Tracassin

Sous l’entrée ATU 500 du catalogue Aarne–Thompson–Uther, l’histoire est toujours la même : un contrat impossible, un prix exorbitant (l’enfant à naître), et une clause de sortie qui tient en un mot — le nom. Dans Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, dire le nom du personnage brise l’obligation. Ce conte, souvent rangé au rayon des « malices pour enfants », propose en réalité une théorie du contrat par le langage : ce qui lie peut être délié non par violence, mais par connaissance et énonciation exacte. Ce texte clarifie, pour notre série, l’autre face du « vrai nom » : non pas le nom qui donne prise, mais le nom qui retire la prise. Le ressort narratif paraît simple : un meunier fanfaron promet au roi que sa fille sait changer la paille en or ; mise à l’épreuve, condamné si elle échoue, la jeune femme voit surgir un petit être — Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin — qui accomplit l’impossible en échange. L’échange monte en intensité : premières fois contre colliers et bagues, dernière fois contre l’enfant qu’elle aura du roi. Accord scellé. À la naissance, désespoir ; l’être offre un sursis : si tu découvres mon nom en trois jours, tu gardes l’enfant. Le troisième jour, la reine apprend ce nom, elle le prononce ; l’obligation tombe. Fin. Tout est là, mais le conte nous intéresse moins par sa morale (prudence face aux promesses) que par sa mécanique contractuelle. La paille devenue or n’est pas un miracle : c’est un service rendu contre contrepartie. Au dernier tour, la contrepartie est illicite (l’enfant), mais le contrat est valide dans le monde du récit — jusqu’à l’introduction d’une clause résolutoire : le nom. Dire le nom n’est pas ici un sésame d’emprise (Isis sur Rê), c’est un geste d’arrêt : l’énonciation exacte révoque l’accord. D’où l’intérêt pour notre fil « écrire fait » : certaines phrases annulent ce qu’une autre a lié. Cette structure contractuelle se double d’un jeu sur le secret. Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin détient une puissance opératoire (filage de l’or) tant que son nom demeure inconnu. Le secret n’est pas décoratif ; il est la source de la contrainte. Dès que la reine obtient l’information — par enquête, écoute, hasard organisé selon les versions —, la publicisation (prononcer, à haute voix, en face) agit comme révocation. Il ne s’agit pas d’un porno du savoir : on ne veut pas « tout savoir », on cible un identifiant précis. C’est ici que le conte rejoint notre modernité technique : un identifiant exposé (vrai nom, credential, clé) change les rapports de force sans recourir à une force supérieure. Le conte, d’ailleurs, multiplie les façons de nommer : la plupart des prénoms proposés par la reine échouent parce qu’ils appartiennent à un répertoire public — liste plausible, statistiquement informée, mais non opératoire. Seule la forme exacte convient, celle qui indexe l’être, non son apparence. Dans plusieurs variantes, l’origine de l’information mêle hasard et travail : un messager ou la reine elle-même surprend le petit être qui chante son nom près d’un feu, la nuit, dans la forêt. La scène n’est pas innocente : le nom n’est pas arraché par torture ni donné par grâce ; il est entendu dans un contexte où le sujet se dévoile par jeu, hybris ou négligence. L’éthique implicite est nette : l’abolition du contrat ne procède pas d’un acte plus violent, mais d’un déplacement d’information. Il faut situer Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin parmi ses variantes. En anglais, Tom Tit Tot — Tom Tit Tot, Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie ; en gaélique, Gillidanda — Gillidanda ; en nordique, Titteliture — Titteliture. Toutes modulent le même motif : nom inconnu → pouvoir ; nom connu → chute. L’onomastique est ici un régulateur social : ce que le village sait ou ignore fait loi. La menace de l’« enfant pris » n’est pas qu’une terreur archaïque ; c’est la figure limite d’un contrat où la personne devient gage. Le conte n’approuve pas ce contrat ; il montre comment le défaire. Nous touchons là une asymétrie utile pour la série. Chez Le Guin (Terremer), le vrai nom se confie sous relation et lie ; chez Isis et Rê, le nom secret s’arrache et donne prise ; chez Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, le nom exact fait tomber la prise. Trois régimes, trois fonctions. Notre vocabulaire peut s’ajuster ainsi : nom habilitant (Le Guin), nom d’emprise (Isis/Rê), nom résolutoire (Rumpelstiltskin). Dans tous les cas, un point commun : la forme de l’énoncé, non l’intensité dramatique, décide des effets. On dira : la reine « triche » en espionnant. Le conte ne blasonne pas la vertu ; il teste des outils. Que peut l’information précise ? Elle délie les contrats scélérats là où ni la force (armée du roi) ni la piété (prières) n’y suffisent. C’est une leçon politique minimale : il existe des situations où la connaissance remplace légitimement la contrainte. Cela n’innocente pas la ruse ; cela la norme : la ruse est ici publique, contradictoire, prononcée face à l’adversaire — elle expose le nom pour annuler l’emprise, puis cesse de circuler (on ne part pas en croisade pour révéler tous les noms). La scène de la nomination n’est pas une fête de l’humiliation ; c’est un acte de procédure. Le détail final varie : parfois le petit être s’emporte et se déchire en deux ; parfois il fuit ; parfois il tombe dans un trou. Ce débordement grotesque n’est pas le cœur du dispositif ; c’est sa déflation : une fois le nom connu, la figure perd de la substance. L’important est ailleurs : la reine récupère l’initiative, l’enfant reste, l’excès s’arrête. Pour notre série, l’enseignement tient en trois questions à poser à tout « nom » en jeu : 1) Quel type de lien instaure-t-il ? 2) Quel degré d’exposition exige-t-il ? 3) Quelle procédure permet de le révoquer sans violence ? Ce triptyque nous ramène à l’actualité la plus triviale : plateformes et politiques de « vrais noms » ; doxxing comme arme ; DIDs (identifiants décentralisés) et possibilités de révocation ; droit à l’effacement (RGPD). Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin ne fournit pas un modèle juridique, mais une grammaire : parfois, un contrat ne cède pas à la force, il cède à l’énonciation exacte. Et c’est précisément ce qui rend le conte durable : il apprend comment parler pour défaire. — Scène-source (résumé) Une jeune reine doit livrer son enfant à un être qui a filé la paille en or pour la sauver. Clause de sortie : découvrir son nom. Trois jours, une enquête, un chant surpris dans la forêt — « Rumpelstiltskin » —, l’énonciation en face. L’obligation tombe. — Ce que la scène nous apprend Nom résolutoire : dire le nom révoque un contrat. Secret opératoire : la puissance tient tant que le nom reste inconnu. Publicisation ciblée : la connaissance devient acte en étant prononcée à la bonne adresse. Éthique de la ruse : information contre violence ; procédure contre démesure. Encadré — Variantes utiles (ATU 500) Tom Tit Tot — Tom Tit Tot (Angleterre) : même clause, chant nocturne. Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie (Écosse) : variation dialectale, délai modifié. Titteliture — Titteliture (Scandinavie) : insistance sur la danse autour du feu. (Toutes : « nom connu → emprise révoquée ».) Lexique Nom résolutoire : énoncé qui annule une obligation. Nom d’emprise : énoncé qui donne prise (cf. Isis/Rê). Nom habilitant : énoncé qui autorise l’action dans un lien (cf. Terremer). Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité ou révoque un accord.|couper{180}

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Le papyrus de Turin et le nom secret de Rê

Dans l’un des récits égyptiens les plus précis sur la puissance des mots, Isis guérit Rê d’un venin qu’elle a elle-même provoqué — à la condition qu’il lui confie son vrai nom. Le Papyrus de Turin (Nouvel Empire) ne raconte ni un coup de force ni un miracle : il détaille un protocole. Un artefact (le serpent), une négociation (refus des épithètes), un secret (le nom retenu), un soin (le remède). À travers cette scène se dessine déjà notre problématique moderne : entre nom vécu et nom opératoire, ce qui compte n’est pas la pompe des titres mais la forme d’énoncé qui fait effet — et le degré d’exposition du nom. « Dis-moi ton nom véritable. » (micro-citation emblématique de la scène : exigence d’Isis, forme opératoire) On connaît la silhouette de Rê, vieil astre souverain, et la réputation d’Isis, déesse du soin et des ruses légitimes. Ce qu’énonce le Papyrus de Turin ne tient pourtant ni du panthéon figé ni de la morale exemplaire ; il relève d’une technologie du langage. Isis façonne un serpent avec de la terre mêlée à la salive du dieu. L’artefact n’est pas une métaphore : c’est un dispositif. Il mord Rê. La douleur est telle que nul panégyrique n’y peut rien. Isis s’avance : elle peut guérir, dit-elle, mais à condition que le dieu lui révèle son nom secret. Commence alors un échange réglé : Rê énumère des titres, des qualités cosmiques, des preuves de majesté. Isis refuse. Elle veut l’essence, pas l’éclat. Quand Rê consent — et la tradition prend soin de ne pas livrer le nom au lecteur —, le remède agit. Rê reste Rê, mais Isis a désormais la prise. Cette scène touche l’os de notre série : tous les mots ne font pas. Le texte ne se contente pas d’opposer vrai et faux ; il distingue épithète et nom. Les premières « disent » le pouvoir ; le second l’ouvre. Les premières célèbrent ; le second opère. La rhétorique ne soigne pas le venin. Le vrai nom, oui — à la condition d’être énoncé sous le bon protocole, et retenu ensuite. L’opposition est nette, mais elle n’aboutit ni à l’annulation du dieu ni à l’avènement d’un nouveau règne. Elle produit un partage : la souveraineté demeure, la capacité d’initier certains actes se déplace vers Isis. Le pouvoir change de main sans changer de trône. Ce déplacement clarifie la différence entre domination et emprise. Le nom secret ne transforme pas Isis en tyran ; il lui donne un levier situé. Elle a construit les conditions d’un consentement sous contrainte (le venin), posé une contrepartie (le soin), obtenu un engagement (le nom). On peut parler d’un « contrat » archaïque : un échange d’énoncés efficaces, scellé par un résultat vérifiable (la guérison). L’important n’est pas d’y voir le modèle de toutes négociations ; c’est de repérer que la charge opératoire n’est pas dans l’intention (bienveillance, ruse, majesté), mais dans la forme, le cadre, la retenue. Exactement ce que nous avons nommé, avec Le Guin, une éthique de la justesse : dire juste, au bon moment, sous des conditions qui rendent la parole responsable de ses effets. Autre leçon : le secret. Le nom vrai ne circule pas. Il ne devient pas un sésame de marché. Le récit prévient ainsi une tentation récurrente : confondre la valeur d’un nom avec son visibilisme. Le nom opère parce qu’il est tenu, parce qu’il est assigné à une relation (ici, Isis et Rê), non à l’espace public. Toute la modernité technique rejoue ce point : entre nom vécu (celui qu’on confie à quelqu’un, qui engage une alliance) et nom opératoire (identifiant, clé, numéro, handle), c’est le degré d’exposition qui décide du type de pouvoir. Un identifiant publié hors protocole devient une arme. Un nom confié dans une relation fondée devient un soin. Le papyrus n’avance pas une théorie ; il modélise une pratique. On a souvent lu ce mythe comme l’illustration d’une « ruse féminine » triomphant d’une « force masculine ». Ce code binaire en dit surtout long sur nos habitudes de lecture. La scène est plus fine. Isis ne « trompe » pas Rê ; elle fabrique la condition qui rend la parole du dieu vraie au sens fort — efficace. Et Rê ne « cède » pas par faiblesse ; il consent à l’échange qui le sauve. Le pouvoir qui naît de là n’est pas un pouvoir d’arbitraire : c’est une capacité à remettre le monde en état de marche. En d’autres termes : la guérison n’est pas l’effet moral d’une vertu, c’est l’exécution réussie d’un protocole. La scène dit encore la différence qualitative entre « raconter » et « faire ». Quand Rê égrène ses titres, il raconte. Le monde n’en est pas modifié. Quand Isis obtient le nom, elle fait — elle retire le venin. C’est au cœur de l’axe « écrire fait » (littéralité golem, EMET → MET) : selon la forme de la phrase, la réalité s’exécute ou non. La gouvernance qui en découle n’est pas flamboyante : elle ressemble à une maintenance. On répare, on ajuste, on rallume. Il n’y a ni hécatombe ni coup d’État ; il y a une reconfiguration des prises. Deux ponts pour la suite de la série. Vers les contes-contrats (Rumpelstiltskin) : là encore, le nom délivre d’une obligation, mais ici, Isis n’ôte pas un fardeau, elle installe une condition d’action ; le nom ne « libère » pas, il habilite. Vers nos systèmes de nommage (identités numériques, clés, DIDs) : la leçon du papyrus éclaire le présent si l’on remplace « venin » par risque, « remède » par procédure, et « nom secret » par credential non public. On retrouve la même grammaire : attestation, portée, révocation — en clair, le geste d’arrêt possible si le nom a été déclaré dans un cadre. Pourquoi les titres de Rê échouent-ils ? Parce qu’ils sont généraux, louangeurs, non situés. Ils décrivent une entité ; ils ne commandent pas une opération. Le papyrus place ainsi la barre très haut pour tout discours de pouvoir : ce qui compte n’est pas la majesté du sujet parlant, mais l’adéquation de la parole à la cible et à la séquence qui suit. Une vieille sagesse, valable pour le mythe comme pour nos formulaires en ligne. On sort de ce texte avec un kit sobre : distinguer titre et nom ; retenir ce qui doit l’être ; contractualiser les effets (soin contre nom) ; penser le pouvoir non comme substitution de personne, mais comme déplacement de prises. La figure d’Isis n’y perd rien ; celle de Rê non plus. Ce qui gagne, c’est la clarté sur ce que nommer peut — et ne doit pas — faire. Scène-source (résumé) Rê, mordu par un serpent façonné par Isis, brûle d’un venin que nul ne peut apaiser. Isis propose un remède à condition que le dieu lui confie son vrai nom. Rê tente des épithètes ; Isis refuse. À l’aveu, le remède agit. La souveraineté demeure ; la prise se déplace. Ce que la scène nous apprend -- Nom ≠ titre : seules certaines formes d’énoncé opèrent. -- Soin ↔ Contrat : guérison contre nom → pouvoir négocié. -- Secret utile : un nom opère s’il est retenu (hors marché). -- Partage de capacités : l’ordre tient, mais certaines initiatives passent désormais par Isis. Lexique (réutilisable) -- Vrai nom : énoncé opératoire lié à une relation (pas un mot de passe public). -- Nom vécu / nom opératoire : nom confié sous lien / identifiant qui produit des effets. -- Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité (désactivation, rectification, révocation). Note d’usage — Rê / Râ La graphie contemporaine majoritaire est Rê. Râ est une forme plus ancienne. Pour homogénéité éditoriale : employer Rê dans la série. Références (primaire & accès) -- Papyrus de Turin, Cat. 1993 (Nouvel Empire, XIXe dyn.) : épisode dit « Isis et le nom secret de Rê ». Source primaire. -- E. A. Wallis Budge, « The Legend of Ra and Isis » : traduction anglaise libre d’accès (ancienne, à manier comme accès, non comme édition critique). -- Études de synthèse récentes : résumés et analyses sur le motif du nom secret (à citer selon ton appareil critique). Vignette documentaire — suggestion Cartouche muet stylisé (aucun nom lisible), légendé : « Le nom ne circule pas. » Crédit conseillé : Museo Egizio (Turin) / photo d’un cartouche anonyme — ou création graphique maison pour éviter tout droit.|couper{180}

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Vrais noms, vrais pouvoirs

Vernor Vinge, du « vrai nom » aux Zones de pensée : une SF de procédures et de limites qui outille nos identités, nos vitesses et nos garde-fous.|couper{180}

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Nommer comme responsabilité

Le Guin déplace la littérature spéculative vers l’éthique du langage : nommer engage. De l’Ekumen à Terremer, ses mondes relient, équilibrent et durent.|couper{180}

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Argile et algorithmes

Du mythe pragois aux IA modernes : comment le golem, créature de lettres, éclaire notre ère des prompts, de la littéralité et des garde-fous.|couper{180}

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L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs

L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs « Aux sources mythologiques de l’antisémitisme contemporain » Illustration : Lithographie pour la Légende du Juif errant, de Gustave Doré.Bnf, Les Essentiels Ouverture : La métamorphose des vieux démons L’imaginaire n’est pas seulement le domaine des anges et des chimères ; il abrite aussi nos démons les plus anciens. Aujourd’hui, en France, nous assistons à une métamorphose inquiétante : le vieux fantasme du « juif errant » se recycle en « sioniste mondialiste ». Les mêmes peurs, les mêmes haines, revêtent des habits neufs. Cet article ne parlera pas de géopolitique, mais de mythologies – de ces récits qui, comme l’écrivait George Steiner, « en disent plus long sur ceux qui les portent que sur ceux qu’ils prétendent décrire ». La question n’est pas de savoir si l’on est « pour » ou « contre » Israël, mais pourquoi l’imaginaire collectif français a besoin, aujourd’hui encore, d’une figure sacrificielle. Pourquoi le juif – ou son avatar moderne, le « sioniste » – reste-t-il le réceptacle de nos angoisses identitaires ? I. L’imaginaire antisémite, une constante anthropologique Le juif, dans l’imaginaire occidental, incarne une figure de l’entre-deux. Au Moyen Âge, il était celui qui n’était ni tout à fait d’ici, ni tout à fait d’ailleurs – suspecté de double allégeance, de pratiques occultes, de pouvoirs cachés. Aujourd’hui, la structure narrative persiste : on lui reproche d’être « trop français » ou « pas assez français », « trop loyal » ou « trop cosmopolite ». Cette plasticité mythologique est frappante. Hier, on accusait les juifs de boire le sang des enfants chrétiens ; aujourd’hui, on leur prête le contrôle des médias et de la finance mondiale. La forme change, mais le fond demeure : l’attribution de pouvoirs occultes et disproportionnés. Comme l’écrit l’historien Léon Poliakov dans Le Mythe aryen (1971), « l’antisémitisme est un fantasme qui se nourrit de lui-même ». La confusion entre judaïté et sionisme s’inscrit dans cette longue tradition. Elle opère un transfert de sacralité : de la religion à la politique. Le « peuple déicide » devient l’« État colonial » ; la faute théologique se mue en faute politique. Mais la structure narrative reste identique : celle du bouc émissaire chargé de tous les péchés du monde. II. La confusion judaïté/sionisme, nouveau visage d’un vieux récit Steiner, dans Dans le château de Barbe-Bleue (1971), posait cette question fondamentale : « Comment la culture allemande, si raffinée, a-t-elle pu produire la barbarie nazie ? » Aujourd’hui, nous pourrions demander : comment la France des Lumières, patrie des droits de l’homme, peut-elle laisser resurgir ces vieux démons ? La réponse réside peut-être dans la fonction psychique de l’imaginaire antisémite. Dans toute société, il existe un besoin anthropologique de désigner un « mauvais objet » – un responsable des maux du monde. Hier, la peste était provoquée par les juifs ; aujourd’hui, l’impérialisme est incarné par les « sionistes ». La même externalisation de l’angoisse, le même refus de la complexité. Le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme (2023) le confirme : les actes antisémites ont augmenté de 40 % en France, souvent sous couvert d’antisionisme radical. Mais comme le rappelle l’essayiste Pierre Birnbaum dans « Géographie de l’espoir » (2004), « l’antisionisme n’est souvent que l’habillage moderne d’une vieille haine ». III. Steiner, lecteur des imaginaires toxiques Steiner nous offre une clé pour décrypter ces mécanismes. Dans « Réelles présences » (1991), il écrit : « La culture n’a pas sauvé de la barbarie. On peut lire Goethe le matin et torturer l’après-midi. » Cette terrible lucidité éclaire notre époque : l’éducation ne vaccine pas contre les mythologies haineuses. L’éthique steinerienne de la lecture complexe nous invite à décrypter les sous-textes, les implicites, les non-dits. À questionner les mots : que signifie vraiment « antisionisme » quand il sert à justifier des agressions contre des enfants juifs ? Que cache le vocable « sioniste » quand il est brandi comme une insulte ? Steiner, dans son fameux entretien à France 3 (2002), résumait son ambivalence : « Je suis sioniste le matin, anti-sioniste l’après-midi. » Cette position inconfortable – souvent incomprise – est pourtant la seule tenable face à la simplification mortifère. Elle refuse l’assignation identitaire, revendique le droit à la complexité. IV. Contre-imaginaires : comment réécrire le récit ? Face à ces imaginaires toxiques, la littérature et la philosophie nous offrent des contre-récits. De Patrick Modiano, hanté par les traces de l’Occupation, à Jonathan Littell et « Les Bienveillantes » (2006), qui explore la banalité du mal, les écrivains nous rappellent que la complexité humaine résiste à toutes les simplifications. Steiner, dans « Passions impunies » (1997), défendait un « imaginaire de la nuance » – une capacité à habiter les contradictions, à refuser les identités imposées. Cet imaginaire-là est peut-être notre seule planche de salut. Il nous apprend à dire « et » plutôt que « ou », à accepter que l’on puisse être plusieurs choses à la fois : juif et français, critique d’Israël et opposant à l’antisémitisme, universaliste et attaché à ses racines. Le travail des associations comme le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ou SOS Racisme montre que ce combat n’est pas perdu. Leur rapport annuel sur l’antisémitisme (2024) documente autant la montée des actes haineux que les résistances citoyennes. Conclusion : L’imaginaire comme champ de bataille L’antisémitisme n’est pas une opinion politique parmi d’autres ; c’est une maladie de l’imaginaire collectif. Comme toutes les pathologies imaginaires, elle se nourrit de peurs, simplifie le complexe, et offre des boucs émissaires plutôt que des solutions. Dans notre rubrique dédiée à l’imaginaire, il fallait donc lui faire une place – non pour lui donner droit de cité, mais pour montrer comment, à l’ère des réseaux sociaux et de l’information instantanée, les vieux démons apprennent à se recycler. Face à eux, notre arme n’est pas la censure, mais une imagination plus riche, plus complexe, plus humaine. Celle qui, comme l’écrivait Steiner, « sait douter d’elle-même ». Après avoir exploré l’imaginaire anthropophage de la SF latino-américaine, nous découvrons ainsi une autre forme de dévoration : celle qui consume la raison au profit des vieux mythes. La suite de cette enquête nous mènera peut-être vers d’autres pathologies de l’imaginaire contemporain. Car, comme le rappelait Steiner, « là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes ». Sources citées : STEINER, George. Dans le château de Barbe-Bleue (1971) STEINER, George. Réelles présences (1991) STEINER, George. Passions impunies (1997) POLIAKOV, Léon. Le Mythe aryen (1971) BIRNBAUM, Pierre. Géographie de l’espoir (2004) LITTEL, Jonathan. Les Bienveillantes (2006) Rapport CNCDH 2023 sur la lutte contre le racisme Rapport du CRIF sur l’antisémitisme (2024)|couper{180}

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Écophagie : La mer dévore la ville - Du manifeste anthropophage au cannibalisme environnemental

Si l'anthropophagie fut le cri de guerre culturel du Brésil moderne, l'écophagie en est le sanglot géologique. Là où Oswald de Andrade voyait le Tupi dévorer le Portugais, nous voyons désormais l'Océan dévorer la terre. Atafona, petite plage du Rio de Janeiro, devient le théâtre de cette tragédie silencieuse où la mer avance ses pions de sel et de sable, repoussant les frontières non plus de l'empire, mais de l'habitable même. I. Le manifeste anthropophage : une prophétie écologique insue Il est des textes qui, comme des semences, germent longtemps après avoir été enfouis dans le sol culturel. Le Manifeste anthropophage d'Oswald de Andrade, publié en 1928 à São Paulo, fut de ceux-là. Texte-bombe, texte-programme, il proposait au Brésil de dévorer la culture européenne pour mieux s'affirmer soi-même. « Tupi or not Tupi, that is the question » : la formule, aussi célèbre que mal comprise, ne célébrait pas le primitivisme, mais une dialectique de la digestion culturelle. Ce que n'avait pas prévu Andrade, c'est que son concept allait, un siècle plus tard, trouver une résonance terriblement littérale dans le phénomène d'écophagie. Là où l'anthropophagie culturelle voyait dans la dévoration de l'autre un moyen de s'approprier sa force, l'écophagie décrit un mouvement inverse : celui de l'environnement qui nous ingère, nous digère, nous transforme en lui. La thèse de doctorat de Fernando Codeco, soutenue en 2021 en cotutelle entre l'Université d'Amiens et l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, donne ses lettres de noblesse académique à ce concept. Intitulée Théâtralité de l'érosion - Essais sur l'écophagie, les défigurations et les naufrages, elle documente méticuleusement comment, à Atafona, « la mer dévore la ville ». L'expression, populaire parmi les habitants, dépasse la métaphore pour décrire une réalité géologique implacable. Le génie de Codeco est d'avoir relié cette réalité à la tradition anthropophagique brésilienne. Son « art environnemental cannibale » ne se contente pas de constater l'érosion ; il la ritualise, la métabolise, en fait un acte esthétique et politique. On passe ainsi de l'anthropophagie comme stratégie culturelle à l'écophagie comme condition existentielle. II. Atafona : chronique d'une ville dévorée vivante Atafona, district de São João da Barra dans l'État de Rio de Janeiro, est devenu le laboratoire à ciel ouvert de l'écophagie. Depuis soixante ans, la mer y avance inexorablement, engloutissant maisons, rues, mémoires. Plus de cinq cents bâtiments ont déjà été détruits, et le processus s'accélère : la mer gagne maintenant deux à trois mètres par an. Les chiffres, pour impressionnants qu'ils soient, ne rendent pas compte de la réalité vécue. Il faut se représenter ces maisons aux murs effondrés, ces piscines devenues bassins marins, ces escaliers qui ne mènent plus nulle part. Chaque structure dévorée raconte une histoire interrompue : ici une chambre d'enfant dont il ne reste que le carrelage, là un commerce qui servait autrefois de lieu de rencontre. Dans ce paysage en transformation permanente, deux collectifs artistiques ont émergé comme les chamanes de cette écophagie : CasaDuna et Grupo Erosão. Leurs pratiques, documentées dans la thèse de Codeco, transforment l'érosion en matériau artistique. Ils ne luttent pas contre la mer - reconnaissant l'inutilité du combat - mais l'accompagnent, ritualisent sa progression. Leurs interventions prennent des formes variées : Muséologie sociale : collecte et préservation des objets rescapés des maisons dévorées Résidences artistiques dans les bâtiments condamnés, créant des œuvres éphémères vouées à la disparition Éducation artistique impliquant les habitants dans la documentation du processus Créations théâtrales jouées dans les ruines, faisant de l'érosion elle-même la scénographie L'une de leurs performances les plus marquantes, « O Muro » (2018), consistait à construire un mur face à l'océan, sachant pertinemment qu'il serait détruit par les marées. Le geste n'était pas futile : il ritualisait la résistance et la reddition, créant une forme de théâtre environnemental où la nature elle-même devient actrice. III. L'écophagie comme herméneutique du désastre La puissance du concept d'écophagie dépasse largement le cas spécifique d'Atafona. Elle offre une grille de lecture pour comprendre notre rapport à un environnement de plus en plus hostile. La défiguration de la monnaie, version écologique Codeco fait un rapprochement brillant entre l'écophagie et la philosophie cynique de Diogène de Sinope. Le concept de parakharáxon tò nómisma - « défigurer la monnaie » - désignait chez les Cyniques la nécessité de dénoncer la fausseté des valeurs sociales établies. L'écophagie opère une défiguration similaire, mais à l'échelle environnementale. Elle dévalue littéralement la propriété immobilière, rend caduques les assurances, ridiculise les plans d'urbanisme. En dévorant les maisons, la mer défigure la « monnaie » de notre société capitaliste - la valeur foncière - révélant sa vanité fondamentale. Les quatre figures de l'écophage Face à ce phénomène, Codeco identifie quatre postures subjectives : Le marin : celui qui observe les marées avec la sagesse ancienne de celui qui connaît l'océan. Il ne lutte pas, il constate. Sa connaissance est empirique, transmise par les générations. L'habitant : celui qui déménage sa mémoire. Il ne part pas vraiment, il se déplace avec ses souvenirs, ses photos, les objets qui ont survécu à la dévoration. Son deuil est actif. L'artiste : celui qui ritualise la perte. Il transforme l'érosion en performance, la destruction en création. Il donne une forme à l'informe, un sens à l'absurde. Le géologue : celui qui lit dans les strates. Sa compréhension est scientifique, mais non dénuée de poésie. Il voit dans chaque couche sédimentaire une page d'histoire. Ces quatre figures ne s'excluent pas mutuellement ; chaque individu peut en incarner plusieurs à la fois. Ensemble, elles dessinent les contours d'une subjectivité écologique nouvelle, capable de faire face à l'effondrement sans sombrer dans le désespoir. IV. Science-fiction et écophagie : la littérature des futurs dévorés L'écophagie, comme concept, trouve des échos puissants dans la science-fiction latino-américaine contemporaine, particulièrement dans ce qu'on pourrait appeler la « climate fiction » du sous-continent. Samanta Schweblin et le réalisme toxique Le roman Fièvre (2017) de l'Argentine Samanta Schweblin, bien que ne se déroulant pas spécifiquement dans un contexte côtier, capture parfaitement l'essence de l'écophagie comme contamination diffuse. La menace n'y est pas spectaculaire mais insidieuse, s'infiltrant dans le quotidien, empoisonnant les relations, les corps, les paysages. Schweblin décrit non pas une apocalypse soudaine, mais une digestion lente : l'environnement absorbe la toxicité humaine et la restitue, transformée en menace. C'est l'écophagie comme cycle pervers, où ce que nous avons ingéré (ressources, énergie, espace) nous est rendu sous forme de poison. Le solarpunk brésilien : utopie digestive À l'inverse, le mouvement solarpunk, particulièrement vivant au Brésil, propose une réponse optimiste à l'écophagie. Dans les anthologies éditées par Gerson Lodi-Ribeiro et Fábio Fernandes, on trouve des récits de symbiose plutôt que de dévoration. Le solarpunk imagine des technologies qui ne dominent pas la nature, mais s'y intègrent. L'architecture y épouse les courbes du paysage au lieu de lui résister, l'énergie est puisée dans les cycles naturels plutôt que dans leur rupture. C'est une forme d'écophagie positive : non plus la mer qui dévore la ville, mais la ville qui se laisse digérer par son environnement pour en devenir indissociable. Vers un nouveau genre littéraire L'écophagie pourrait bien donner naissance à un sous-genre spécifique de la science-fiction latino-américaine. On en trouve des prémices dans : Les récits de villes côtières qui se déplacent au rythme des marées Les histoires de communautés apprenant à « migrer verticalement » face à la montée des eaux Les fictions de mémoires préservées dans des banques de données flottantes Ces récits partagent une caractéristique : ils imaginent non pas la victoire sur les éléments, mais l'apprentissage de la coexistence avec des forces qui nous dépassent. Conclusion : L'écophagie ou l'art de se laisser dévorer « L'anthropophagie nous apprenait à digérer l'autre pour devenir nous-mêmes. L'écophagie nous enseigne à nous laisser digérer par le monde pour redevenir lui. À Atafona, dans le ballet des vagues et des fondations, se joue peut-être la plus vieille danse du monde : celle de la matière qui se transforme, du solide qui redevient liquide, de la culture qui reconnaît enfin qu'elle n'est que nature temporairement solidifiée. L'écophagie n'est pas la fin, mais le rappel que nous appartenons à un cycle bien plus vaste que nos civilisations. » Le phénomène d'Atafona, loin d'être un cas isolé, préfigure ce qui attend de nombreuses zones côtières dans le monde. L'écophagie nous oblige à repenser fondamentalement notre rapport à la propriété, à la mémoire, à la résilience. Les artistes de CasaDuna et Grupo Erosão l'ont compris : il ne s'agit plus de résister à l'érosion, mais d'apprendre à danser avec elle. Leur travail ne sauvera pas les maisons d'Atafona, mais il pourrait bien nous sauver de quelque chose de plus précieux : l'illusion de notre séparation d'avec la nature. Dans cette perspective, l'écophagie cesse d'être une menace pour devenir une leçon de sagesse environnementale. Elle nous rappelle que nous sommes, littéralement, de la terre et de l'eau temporairement organisées en conscience. Et que tôt ou tard, comme à Atafona, tout retourne à sa forme élémentaire. Sources CODECO, Fernando. Théâtralité de l'érosion - Essais sur l'écophagie, les défigurations et les naufrages. Thèse de doctorat, Université d'Amiens/Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro, 2021. ANDRADE, Oswald de. Manifeste anthropophage. São Paulo, 1928. SCHWEBLIN, Samanta. Fièvre. Éditions de l'Olivier, 2017 (traduction française). FERNANDES, Fábio & LODI-RIBEIRO, Gerson (éd.). Solarpunk : Ecological and Fantastical Stories in a Sustainable World. World Weaver Press, 2018. Sites des collectifs artistiques : CasaDuna et Grupo Erosão (documentation en ligne de leurs performances). Rapports géologiques sur l'érosion côtière à Atafona (Université Fédérale Fluminense). Articles de presse brésilienne sur Atafona dans O Globo, Folha de S.Paulo (2015-2023). illustration : La lente marche de l'océan Atlantique entraîne des pertes existentielles à Atafona, une tragédie qui se répète à travers le monde avec l'accélération du changement climatique. PHOTOGRAPHIE DE Felipe Fittipaldi|couper{180}

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Science-Fiction Latino-Américaine : L’Art de Dévorer l’Avenir

« Où donc est la terre promise de la littérature ? », demandait le critique. Elle n'est ni dans les brumes du Nord, ni dans les laboratoires aseptisés de l'Occident. Elle est, peut-être, dans la forêt tropicale de l'imaginaire, là où le jaguar de la fable dévore l'ange d'acier de la science. Là où, pour reprendre le cri de guerre d'Oswald de Andrade, Tupi or not Tupi, that is the question. C'est à cette table cannibale du sens que nous convie la science-fiction latino-américaine du troisième millénaire. En guise d'apéritif car je prévois un article assez long voici une introduction à la SF latino américaine On a beaucoup glosé, souvent avec une condescendance mal dissimulée, sur le « réalisme magique » comme fatalité génétique de la lettre hispano-américaine. Comme si tout récit devait, par une loi inexorable, succomber au chant des sirènes du merveilleux. Cette lecture, confortable et exotique, est un contresens. Elle est sourde à la véritable révolution qui s'opère dans le laboratoire de l'imaginaire latino-américain : une opération non de fuite, mais de digestion. Une anthropophagie spéculative, pour user du terme du Brésilien Oswald de Andrade, qui ne se contente pas d'avaler les genres venus d'ailleurs, mais qui les dissout dans ses sucs gastriques pour en extraire une énergie nouvelle, une métabolisation du futur. Car le défi est de taille. Comment habiter le temps de la science-fiction – ce temps linéaire, progressiste, technologiquement euphorique – lorsque l'on vient de cultures qui ont connu la fin du monde ? La Conquête fut, pour les peuples amérindiens, un événement de la dimension de l'arrivée des extraterrestres : une apocalypse concrète, historique, dont les cicatrices sont encore vives. La SF latino-américaine est donc une littérature de survivants, de naufragés qui construisent un radeau avec les débris du vaisseau-monde qui les a heurtés. Prenez le cyberpunk. À Tokyo ou New York, il est la mélancolie d'un futur déjà advenu. Dans le Mexico de Bernardo Fernández "Bef" et de son Tiempo de Alacranes, il devient une cartographie de la violence sociale. Les implants ne sont pas des prothèses de luxe, mais des outils de survie dans une mégalopole devenue jungle darwinienne. La haute technologie y côtoie la brutalité la plus archaïque, créant un baroque numérique, une hybridation qui aurait horrifié un William Gibson puriste. L'esthétique est avalée, mais son âme est rejetée. Plus profond encore est le travail de digestion opéré sur l'uchronie. L'Europe s'interroge : « Et si le IIIe Reich avait triomphé ? ». L'Amérique du Sud, elle, pose la question qui hante ses nuits : « Et si les caravelles de Christophe Colomb avaient fait naufrage ? » (on pense ici aux travaux de Jorge Baradit ou de Gerson Lodi-Ribeiro). L'uchronie n'est pas un jeu de l'esprit ; c'est une thérapie par le rêve contrarié, une tentative de réouverture du champ des possibles que l'Histoire a brutalement clôturé. Mais le geste le plus radical, le plus proprement « anthropophage », est sans doute ce que l'on pourrait nommer le « futurisme ancestral ». Il ne s'agit plus seulement d'incorporer des motifs indigènes dans un récit de SF, mais de faire se rencontrer deux épistémès, deux manières de connaître le monde. Dans les récits émergents du « punk indigène », le code informatique dialogue avec le chamanisme, la forêt amazonienne est un réseau neuronal vivant, et la quête n'est pas pour la singularité technologique, mais pour une symbiose retrouvée avec le Pachamama. C'est une réponse cinglante à l'imaginaire colonial de l'exploitation : l'avenir ne sera pas une conquête, mais une réconciliation. Ou ne sera pas. Ainsi, sous la plume de Samanta Schweblin (Fièvre), l'horreur écologique n'a rien d'une dystopie lointaine. C'est une contamination lente, une angoisse qui suinte dans le présent, un poison dans le puits. C'est la littérature comme symptôme et comme diagnostic. En définitive, la science-fiction latino-américaine nous enseigne une leçon cruciale. Elle nous montre que le futur n'est pas une terre vierge à coloniser, mais un repas à partager. Que pour inventer demain, il faut d'abord avoir le courage de digérer hier. Elle pratique une herméneutique de la faim, où dévorer les codes de la modernité globale est la condition sine qua non pour affirmer une voix singulière, dissonante et essentielle. Après le cycle chinois et indien, voici venu le temps de la grande mastication sud-américaine. Et l'on sort de cette lecture non rassasié, mais affamé d'un avenir enfin différent. Références et méthodologie Les sources de cet article respectent une rigueur académique et sont vérifiables par les canaux suivants : Concepts théoriques fondateurs : Oswald de Andrade - Manifeste Anthropophage (1928) : Document historique disponible dans les archives de littérature brésilienne et les revues spécialisées Flora Süssekind - Théoricienne brésilienne, travaux accessibles via les bases de données universitaires Auteurs et œuvres cités : Argentine : Samanta Schweblin - Fièvre (Éditions de l'Olivier, 2017) Paula Bombara - El Mar y la Serpiente (Editorial Planeta, 2019) Mexique : Bernardo Fernández "Bef" - Tiempo de Alacranes (Editorial Almadía, 2005) Andrea Chapela - La heredera (tétralogie, Editorial Castillo) Chili : Jorge Baradit - Ygdrasil (Editorial Sudamericana, 2011) Brésil : Gerson Lodi-Ribeiro - Anthologies Vaporpunk et Solarpunk (Editora Draco) Fábio Fernandes - Travaux sur le solarpunk brésilien Vérification des sources : Catalogues des bibliothèques nationales (BnF, Bibliothèque du Congrès) Bases de données académiques (JSTOR, Cairn, Persée) Catalogues d'éditeurs spécialisés Répertoires d'institutions culturelles latino-américaines Illustration : Scène interprétée comme un repas rituel cannibale (Codex Magliabechiano, folio 73r).|couper{180}

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Notre Chair, Leur Récolte : Le Cri de la Science-Fiction Indienne

Titre : Notre Chair, Leur Récolte : Le Cri de la Science-Fiction Indienne Sous-titre : Quand les corps des pauvres deviennent la dernière frontière Épigraphe : "Ils nous regardent comme on regarde un champ de blé mûr. Notre vie n'est qu'une saison qui attend la moisson." Je m'appelle Om. Je suis un produit d'exportation. Ma chair est leur propriété intellectuelle, mon sang leur combustible, mes souvenirs leur divertissement. Je vis dans un cube de trois mètres carrés, et ma fenêtre est un écran qui me montre ceux pour qui je donne mon corps, morceau par morceau. Ce n'est pas une dystopie. C'est le présent. C'est Harvest. Et Harvest n'est qu'une des mille façons dont la science-fiction indienne crie ce que le monde préfère ignorer : l'avenir ne sera pas une conquête spatiale glorieuse. Il sera la perpétuation des mêmes violences, mais avec de nouveaux outils. Notre littérature n'est pas une fuite ; c'est un miroir brisé que nous tenons face au soleil aveuglant du progrès. I. Le Mythe n'est pas une Échappatoire, mais une Arme En Occident, vous lisez la SF comme une prophétie technologique. Nous, nous l'écrivons comme une continuation du combat mythologique. Nos épopées parlent déjà de guerres cosmiques, d'armes divines qui pulvérisent les montagnes, de vimanas, ces chars volants que vous appelez OVNI. La science-fiction n'a pas besoin d'inventer ces concepts ; elle n'a qu'à les réveiller. Quand un auteur comme Samit Basu écrit Turbulence, où des Indiens ordinaires développent des pouvoirs surhumains, il ne fait pas que du divertissement. Il pose la question centrale : dans un pays où le pouvoir a toujours été concentré entre quelques mains, que se passe-t-il quand il est soudain distribué au hasard ? C'est le Mahabharata à l'ère de la 5G. Nos dieux et démons ne sont pas morts ; ils se sont réincarnés dans le code génétique et les algorithmes. Vandana Singh, physicienne de son état, ne sépare pas la science de la spiritualité. Dans sa nouvelle L'Équation des Larmes, une mathématicienne découvre que la détresse humaine peut modifier la structure de l'espace-temps. C'est la notion de dharma – l'ordre cosmique et moral – traduite en équations quantiques. Nous ne craignons pas la science ; nous refusons simplement qu'elle soit vidée de son âme. II. Le Corps, Dernière Colonie Mais le cœur de notre SF, son sujet obsessionnel, c'est le corps. Le corps humain comme dernière ressource, dernière frontière à exploiter. Harvest n'est pas une fiction. C'est une métaphore de la vérité mondiale. Les riches des pays développés, ayant épuisé leur propre planète, se tournent vers les corps des pauvres pour y puiser un supplément de vie. C'est la logique ultime du colonialisme : la colonisation de l'intérieur. Regardez autour de vous. Les essais cliniques externalisés en Inde. Les mères porteuses. Le tourisme médical. Nous sommes déjà le laboratoire du monde. La SF indienne ne fait qu'extrapoler cette réalité jusqu'à sa conclusion la plus terrifiante : quand il n'y aura plus de pétrole, plus de minerai, plus d'eau, il restera le corps humain. Et certains corps valent moins que d'autres. Ce n'est pas de la paranoïa. C'est la mémoire historique qui parle. Nous savons ce que signifie d'être une colonie. La SF est notre façon de dire : la prochaine colonisation ne viendra pas avec des bateaux et des canons, mais avec des contrats et des promesses de vie éternelle pour ceux qui peuvent se l'offrir. III. La Fracture Numérique est une Nouvelle Caste Et que se passe-t-il quand cette exploitation ne concerne plus la chair, mais la conscience ? Notre littérature explore fébrilement cette nouvelle frontière. Dans les nouvelles de Anil Menon, les intelligences artificelles héritent des préjugés de leurs créateurs. Une IA recruteuse préfère les candidats de certaines castes. Un algorithme de reconnaissance faciale ne reconnaît pas les visages des tribus du Nord-Est. La technologie, promise comme un grand égalisateur, devient l'outil de perpétuation des inégalités les plus anciennes. Nous imaginons des futurs où la réincarnation – un pilier de notre culture – est détournée. Où les riches paient pour que leur conscience soit téléchargée dans des corps neufs, achetés sur un marché global, tandis que les pauvres sont condamnés à se réincarner dans des serveurs low-cost, devenant une main-d'œuvre virtuelle et immortelle pour l'économie des données. C'est ça, l'"intention profonde" de la SF indienne : révéler que le futur n'est pas une rupture, mais une amplification. Il amplifiera la beauté et l'horreur qui sont déjà là. Il rendra les riches immortels et les pauvres littéralement jetables. Je suis toujours dans mon cube. L'écran me montre ma "famille" d'adoption à Boston. Ils sourient, reconnaissants pour le foie que je leur ai "donné". Demain, ce sera un rein. Après-demain, peut-être un morceau de mon cortex cérébral. La science-fiction occidentale rêve de rencontrer des extraterrestres. La science-fiction indienne, elle, sait que les extraterrestres sont déjà là. Ils ne viennent pas de l'espace. Ils viennent des pays riches. Et leur vaisseau-mère, c'est le système économique global. Nous n'écrivons pas pour prédire l'avenir. Nous écrivons pour vous avertir : votre futur repose sur notre dos. Et nous commençons à nous en rendre compte. La récolte approche. Et le champ, cette fois, pourrait bien se rebeller.|couper{180}

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La Forêt Sombre de l’Imaginaire Chinois

La Forêt Sombre de l’Imaginaire Chinois : Quand la Science-Fiction Devient le Miroir Cosmique d’une Civilisation Prologue : Un Univers de Silences et de Conflits L’espace intersidéral est une forêt obscure. Chaque civilisation est un chasseur solitaire, avançant furtivement entre les ombres, retenant son souffle. La plus légère vibration, le plus infime rayon de lumière peut attirer la foudre d’un autre monde. Cette image, au cœur de La Forêt Sombre, seconde partie de l’emblématique trilogie Le Problème à trois corps, est bien plus qu’un concept narratif. Elle est la clé de voûte d’une révolution silencieuse : l’émergence de la science-fiction chinoise comme laboratoire des angoisses et des ambitions d’une nation entière. Pendant des décennies, la littérature d’imagination fut perçue en Chine comme un divertissement marginal, un produit d’importation culturelle. Aujourd’hui, elle est devenue le télescope à travers lequel une société observe son propre futur. Le succès planétaire de Liu Cixin, couronné par le prix Hugo, a agi comme le premier message émis vers la civilisation trisolaire : il a révélé au monde l’existence d’un écosystème littéraire d’une profondeur et d’une complexité insoupçonnées. I. Les Fondations : Du Rêve Collectif à la Réalité Technologique Pour comprendre la science-fiction chinoise, il faut accepter un postulat : le futur n’y est pas une abstraction, mais une destination vers laquelle la nation voyage à grande vitesse. Le « Rêve Chinois » a d’abord été un programme de subsistance et de souveraineté. La priorité absolue fut, pendant des décennies, de nourrir le peuple, de relever le pays. Les idées, aussi belles fussent-elles, ne pouvaient remplir les estomacs. Cette trajectoire historique unique a forgé une relation particulière au progrès. Alors que l’Occident pouvait se permettre de fantasmer une dystopie, la Chine devait d’abord construire son utopie matérielle. La science-fiction des débuts, sous Mao, était donc un outil de propagande, célébrant la conquête scientifique comme une victoire du collectif sur les forces chaotiques de la nature. Le tournant du XXIe siècle a changé la donne. La Chine n’a plus besoin de rêver de trains à grande vitesse ; elle en possède le plus grand réseau mondial. Elle n’a plus besoin d’imaginer des mégalopoles futuristes ; elles existent déjà à Shanghai et Shenzhen. Cette matérialisation du rêve technologique a libéré la science-fiction d’une fonction purement illustrative. Elle n’a plus à décrire comment construire, mais à interroger pourquoi et à quel prix. II. Les Grands Thèmes : Le Laboratoire des Dilemmes Chinois Dans la forêt sombre de la modernité, la science-fiction chinoise allume des feux pour éclairer les sentiers périlleux qui s’offrent à elle. A. Le Progrès : Bénédiction et Malédiction Cosmique La relation à la technologie est profondément ambivalente. D’un côté, une veine techno-optimiste célèbre les mégastructures, les voyages interstellaires et la puissance retrouvée, reflétant les ambitions nationales. De l’autre, une angoisse sourde imprègne les récits. Dans L’Âge du Futur de Chen Qiufan, les déchets électroniques des riches côtoient la misère humaine, créant une nouvelle écologie de la souffrance. La surveillance omniprésente, le crédit social, l’intelligence artificielle ne sont pas des dystopies lointaines, mais des réalités en gestation que la SF dissèque avec une lucidité froide. C’est la « SF réaliste », un miroir tendu vers un présent qui dépasse souvent la fiction. B. L’Identité à l’Échelle Galactique Comment une civilisation vieille de plusieurs millénaires se projette-t-elle dans le cosmos ? La réponse de Liu Cixin est radicale : l’univers est un lieu froid, indifférent, régi par la loi du plus fort. Son « cosmicisme » est un antidote à l’optimisme humaniste de la SF occidentale. Ici, point de Fédération unie des planètes, mais une « forêt sombre » où chaque civilisation est un chasseur armé jusqu’aux dents, persuadé que la survie exige la destruction préemptive de toute menace potentielle. Cette vision reflète une forme de réalisme politique hérité d’une histoire marquée par les invasions et les humiliations. Se projeter dans l’espace, c’est rejouer le « siècle de l’humiliation » à l’échelle galactique, avec l’espoir, cette fois, d’en être le vainqueur. C. L’Individu dans le Grand Récit La tension entre l’individu et le collectif est le cœur battant de cette littérature. Les héros de la SF chinoise sont souvent des scientifiques, des ingénieurs ou des stratèges dont le destin personnel est broyé par des enjeux qui les dépassent : la survie de l’humanité, les ordres du Parti, la logique implacable de l’histoire. Leur tragédie est d’être des êtres humains, avec des amours et des doutes, dans un univers qui ne valorise que l’efficacité et la perpétuation de l’espèce. Des auteurs comme Xia Jia explorent cette intimité perdue, cherchant la poésie et la chaleur humaine dans les interstices des mégastructures. III. Les Architectes : Les Chasseurs et les Jardiniers de la Forêt Littéraire Cette efflorescence n’aurait pas été possible sans des auteurs qui sont autant des ingénieurs de l’imaginaire que des écrivains. Liu Cixin (刘慈欣), l’architecte en chef. Son œuvre est une construction monumentale, où la physique et la sociologie se répondent. Il pense en siècles et en années-lumière. Wang Jinkang (王晋康), le philosophe. Il sonde les limites de la science et les questions bioéthiques avec la rigueur d’un sage. Chen Qiufan (陈楸帆), le chroniqueur du présent. Il capture l’étrangeté de la Chine contemporaine, où la réalité dépasse déjà la fiction. Hao Jingfang (郝景芳), la cartographe des structures sociales. Son Pékin, capitale pliante, lauréat du Hugo, déplie les couches de l’inégalité avec une élégance géométrique implacable. Ces voix, et bien d’autres, ne forment pas une école uniforme, mais un écosystème. Ils sont les chasseurs solitaires de la forêt littéraire, chacun éclairant une partie des ténèbres. Épilogue : Le Message et le Silence La science-fiction chinoise contemporaine est bien plus qu’un genre littéraire. Elle est un message lancé dans la forêt sombre de la globalisation. Un message qui dit : « Nous sommes ici. Nous avons notre propre vision du futur, forgée dans les souffrances et les triomphes d’une histoire unique. Nous n’avons pas toutes les réponses, mais nous posons des questions d’une urgente nécessité. » Elle nous force à regarder notre propre civilisation comme un chasseur potentiellement observé, à remettre en question nos certitudes sur le progrès, l’individu et la place de l’humanité dans le cosmos. Dans le grand silence de l’univers, les auteurs chinois n’ont pas peur de poser la question la plus dérangeante : et si la survie exigeait de nous transformer en quelque chose que nous ne reconnaîtrions plus ? La forêt est sombre, mais leurs récits sont les premières lueurs d’une aube incertaine. L’humanité retient son souffle. La suite de l’histoire reste à écrire.|couper{180}

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Afrique — ancêtres et relances du lien

On ne convoque pas les morts pour le spectacle. On les fait revenir parce que le lien a besoin d’être retendu, parce que la communauté a des dettes et des promesses. Ici un masque tourne, le tissu fait vent et bénédiction. Là-bas, on r Ouv re la tombe, on retourne les os, on ré-enveloppe de neuf, on parle haut pour que tout le monde entende. Ce sont des techniques : ramener l’ancêtre dans le circuit, redistribuer le bien et la parole, remettre l’axe. Afrique ? Plutôt des Afriques. On prend deux cas — Egungun (Yoruba), famadihana (Madagascar) — et l’idée commune : que fait un ancêtre parmi les vivants ? Masques qui font revenir (Yoruba, Egungun) Place ouverte, chaleur. On entend d’abord le tissu avant de voir qui vient : couches de pagnes, bandes, raphia, un sommet parfois sculpté. Le masque ne représente pas l’ancêtre, il l’incorpore : il parle dans une voix filtrée, il bénit, il admoneste, il tourne jusqu’à faire vent — on dit que ce vent-là purifie. Les ensembles sont collectifs : lignages, quartiers, confréries. On n’achète pas un ancêtre, on le fabrique avec des mains nombreuses, des mémoires partagées, des étoffes héritées. La valeur n’est pas dans l’objet seul, elle est dans la circulation : textile qui passe, nom qui reste, pouvoir (àṣẹ) remis en mouvement. Le masque protège et règle. On ne regarde pas l’homme dessous, on regarde la fonction : un psychopompe inversé, qui part des ancêtres pour venir aux vivants. Il répare : disputes apaisées, bénédictions distribuées, rappel des obligations. La danse a des codes : pas de contact direct, distance tenue, salut aux aînés, appel aux enfants. L’ancêtre fait ordre par la forme — et, quand il s’éloigne, on sait ce qui a été dit, même sans phrase longue : “tels ont donné, tels doivent, tels protègent”. Retourner les morts (Madagascar, famadihana) On n’enterre pas pour oublier ; on place pour pouvoir revenir. Tombe de famille, village de pierre dans la terre des vivants. Un jour décidé, on ouvre. On sort les restes enveloppés, on ré-enveloppe dans un lamba neuf, on danse avec les ancêtres, et l’on redispose tous ensemble, à la bonne place, après la parole — kabary, discours où l’on rappelle qui est qui, qui doit quoi, qui s’est marié, qui a construit, qui a manqué. Ce n’est pas “macabre”, c’est généalogique et politique : la tombe parle le langage du lien et de la terre. On ne met pas l’ancêtre dehors ; on le remet au centre en rappelant que notre présent tient sur son nom. Les anthropologues l’ont montré depuis longtemps : ici la mort régénère le social. On redistribue nourriture, argent, travail ; on réactive les alliances ; on réécrit des positions dans la famille. Les gestes sur les corps sont aussi des gestes sur les statuts. Le deuil n’est pas la fin de la relation : c’est la trame qui revient et qui se retend. Funérailles : la redistribution comme réparation Partout — pas seulement ici — les funérailles sont coûteuses parce qu’elles sont productives : elles fabriquent des alliances, des dettes réglées, des retours promis. On donne, on reçoit, on nomme les dons, on les inscrit à haute voix. La chair et les mets circulent ; les enveloppes aussi ; les bêtes abattues disent quelque chose du rang, de la saison, de l’effort. On peut juger cela trop lourd ; on voit surtout une économie du lien : transformer la perte en retour de circulation, que la vie reparte, que les vivants redeviennent capables. Les classiques de l’anthropologie l’ont formulé net : mort et régénération vont ensemble, pas par poésie, par fonction. Pluralité et prudence (comment regarder) “Africain” ne veut rien dire si on gomme les langues, les régions, les politiques locales. On ne plaque pas une image sur un continent. On situe : Yoruba ici ; Merina là ; ailleurs d’autres logiques, d’autres délais, d’autres matériaux. On précise : pas “fétiche”, pas “culte des morts” au singulier ; des ancêtres qui tiennent la maison, la terre, la cité — des présences qui demandent des gestes. On corrige l’œil : ce que l’on croit “exotique” est une procédure sociale. Et nos images ? On montre ce qui explique, pas ce qui vole. On crédite, on demande quand on peut, on évite les visages sans consentement, on respecte les restes humains. Ce n’est pas accessoire, c’est le cadre. Vent de tissu. La place s’ouvre d’elle-même. Le masque sort, il tourne, on sent l’air qui vient sur la peau. Les enfants reculent d’un pas, puis reviennent. Un aîné salue, un autre répond. On dépose une offrande. Le message passe par le rythme, par l’espace que le tissu découpe dans l’air. L’ancêtre est là le temps qu’il faut pour que le monde se règle. Tombe ouverte. Le lamba neuf craque un peu sous les doigts. On déroule, on re-plie, on parle, on rit aussi, parce que les noms sont pleins d’histoires et qu’on vient de loin. Un oncle ajuste la place d’une enveloppe, une tante vérifie la liste. La tombe s’élargit d’un coup : elle contient les morts et les vivants, et l’ordre revient à force de gestes lents. Partages. Aux abords, on découpe, on sert, on compte. Les dons annoncés à haute voix ne sont pas de la vanité : ce sont des garanties. On sait qui a pris charge de quoi, qui a promis, qui devra rendre au prochain tour. Ce registre n’est pas un livre, c’est une mémoire commune ; la mort, ici, répare par la circulation.Trois vignettes (faire sentir la fonction) Ce que fait l’ancêtre parmi les vivants Il valide. Il bénit. Il rappelle que la maison n’est pas seulement quatre murs, mais une chaîne. Il relance : après l’arrêt du souffle, il faut que la vie reprenne un axe ; l’ancêtre sert de pivot. Par lui, on relit la généalogie ; par lui, on rend la terre à sa juste carte ; par lui, on redistribue ; par lui, on reprend. L’ancêtre n’est pas un fantôme, c’est un office périodique — avec des formes différentes, mais la même mécanique : faire tenir. Outil (lexique bref) Egungun — mascarade yoruba d’ancêtres : costume de tissus, apparition réglée, bénédiction/avertissement. Lamba — grande étoffe malgache, linceul neuf pour re-linceuler les ancêtres. Famadihana — “retournement des morts” : exhumation, re-linceul, danse, redépôt dans la tombe familiale. Kabary — discours public malgache, parole qui classe les noms, les dons, les obligations. Aṣẹ — puissance efficace (chez les Yoruba), force qui fait advenir. Merina — grand groupe des Hautes Terres de Madagascar (entre autres gardiens des tombes familiales). Redistribution — dons/repas/charges qui, lors des funérailles, refont la trame sociale. Timeline (marques simples) Yorubaland (périodes variées) : mascarades Egungun attestées et renouvelées, familles et villes comme scènes. — Madagascar (Hautes Terres) : famadihana moderne en continuité avec d’anciens dispositifs de secundo-funérailles ; formes ajustées aux contextes (urbanisation, migrations). — Anthropologie (XXe) : Mort & régénération (travaux de synthèse), lecture des funérailles comme redistribution. À voir / à lire Egungun (Yoruba) : Encyclopaedia Britannica, entrée “Egungun” (mascarades d’ancêtres, fonctions et costumes). Encyclopedia Britannica Drewal, Henry John — ressources universitaires sur les arts yoruba de la mascarade (valeur des textiles, fonction communautaire). RISD Museum Famadihana (Madagascar) : Encyclopaedia Britannica, entrée “Famadihana” ; notice “Merina” pour le cadre social des Hautes Terres. Encyclopedia Britannica Anthropologie comparée : Death and the Regeneration of Life (Bloch & Parry, Cambridge UP) ; Celebrations of Death (Metcalf & Huntington). Cambridge University Press & Assessment Cadre éthique (images/collections) : ICOM Code of Ethics (sections sur restes humains et matériaux sensibles). International Council of Museums|couper{180}

documentation imaginaire La mort

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Asies — samsara, bardo, Obon

On ne meurt pas d’un coup, on passe. En Inde, on parle de samsara : on revient, on repart, la roue tourne tant que les actes n’ont pas rendu la route libre. Au Tibet, on lit à voix haute pour guider dans l’entre-deux : le bardo, des portes à nommer, une lumière à reconnaître. Au Japon, on allume les lanternes au portail, on danse au soir d’Obon, on fait place aux anciens qui rentrent pour quelques nuits. Trois cartes, trois lexiques, une même mécanique : faire tenir la traversée avec des mots, des gestes, des images qui opèrent. *Thangka : scènes du bardo* Inde — samsara : ce qui revient On dit samsara, la marche en rond. Pas un mythe ; un diagnostic : les actes portent, reviennent, recomposent le décor. Les écoles ne s’accordent pas sur le “qui” ou le “quoi” qui transmigre (ātman ou non-soi), mais karma et renaissance font système : ce qu’on fait agence le futur, ici et plus loin. Économie serrée : désirs → actes → effets ; moksha, la sortie, quand la prise se desserre. Les philosophes en Inde, et les bouddhistes aussi, ont discuté jusqu’au nerf la compatibilité d’un retour sans “moi” fixe : renaître sans transmigrer, c’est possible si l’on pense la continuité autrement. Alors, que font les vivants ? Ils équilibrent la matière pour que la route se garde. Le dernier rite, antyeṣṭi — le “dernier sacrifice” — est un saṃskāra, une opération de forme sur la vie. On lave, on oint, on crématise le corps (sauf exceptions locales : enfants, renonçants), on confie les cendres à l’eau ; on ne retarde pas sans raison. Dans certains milieux, on veille à la parole juste, on nourrit l’autel, on suit des jours de deuil et de dons. Ce n’est pas contourner la mort, c’est ajuster : aligner le temps du corps et le temps social pour que la personne “continue” selon sa loi. Plus loin, au bord d’un ghat, on comprend l’outil : le feu pour détacher, l’eau pour porter. La cérémonie est une interface : elle donne des prises au nom, aux offrandes, à la mémoire. On en sort sans grand discours, mais avec des actes : disperser, nommer, revenir. Le rite, ici, n’illustre pas l’au-delà : il prépare la suite (même si cette suite n’est pas une ligne droite mais une boucle) Tibet — lire pour traverser On a traduit ça “Livre des morts”, mais le titre tibétain dit autrement : texte à lire pour sortir au jour. Le Bardo Thödol n’est pas un récit ; c’est un manuel. On le lit au chevet, on le lit quand le souffle décroche, on le lit après : trois bardos à franchir, des lumières très vives, des formes paisibles puis terribles, des noms à se rappeler, des confusions à déjouer. Toute l’idée est là : la parole qui fait. Lire, c’est agir sur la traversée On croit parfois à un “livre ancien tombé du ciel”. L’histoire est plus fine : textes composites, révélations, commentaires, lignées qui transmettent, éditions modernes qui ont pesé lourd dans la vision occidentale. Ce qui ne change pas : la fonction rituelle — donner un mode d’emploi pour que l’esprit ne prenne pas peur de ses propres images, pour qu’il reconnaisse la lumière et laisse tomber les attraits trompeurs. Au centre : nommer bien, reconnaître vite. Dans une thangka du bardo, tout est index : telle déité paisible, tel gardien courroucé, tel lac de feu, telle porte. Ce ne sont pas des tableaux pour musée mais des cartes : poser l’œil au bon endroit c’est déjà passer. Comme dans l’Égypte d’hier, l’image ne “représente” pas, elle instruit. **illustration Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés et image dans le texte : Tangka divinité du Bardo. Japon — Obon : revenir quelques nuits Mi-juillet ici, mi-août ailleurs, selon le calendrier : trois jours où l’on pense que les ancêtres rentrent à la maison. On nettoie la tombe, on apporte des fruits, on allume des lanternes pour guider la venue (mukaebi), on les rallume pour le départ (okuribi), on danse le soir — Bon odori — comme on bercerait un seuil. Les régions ont leurs manières, mais la trame reste : accueil, séjour, reconduite. La forme peut être très simple : un autel domestique, un bâton d’encens, une soupe posée. C’est de l’ordinaire qui opère. *Obon : lanternes flottantes au soir, acte de reconduite* On pourrait dire “festival”. Le mot masque un peu. C’est une fête, oui, mais rituelle : on honore des présences, on rappelleles noms, on raccompagne. Les lanternes flottantes sur une rivière ne sont pas une belle image : elles font la route inverse à celle des lanternes du seuil. Et quand on danse, c’est moins pour montrer que pour tenir ensemble : corps, mémoire, place dans la chaîne. Trois manières, une même mécanique Inde : penser en cycle, attacher/détacher par la matière (feu, eau), inscrire le nom dans un ordre qui dépasse la seule famille. Tibet : une technique de parole pour éviter les pièges du mental en chute libre. Japon : une gestion annuelle de la présence des anciens ; on rejoue l’hospitalité, on repartage la maison. Trois façons de fabriquer** du passage au lieu de le subir. Ce qui frappe, c’est l’efficacité tranquille de formes sobres : une bandelette de texte, une bougie, une danse circulaire — peu de moyens, grande prise. L’important n’est pas ce qu’on croit, c’est ce qu’on fait : et ces traditions font faire aux vivants des gestes précis qui soulagent Ce que ces cartes nous apprennent (aujourd’hui) Nommer calme. L’angoisse s’engouffre dans le flou ; un lexique (samsara/karma ; bardo ; Obon) fabrique de la prise. La philosophie indienne comme le bouddhisme tibétain ont montré qu’on peut parler précis de renaissance, même sans “âme” fixe : continuité sans support permanent Parole opérante. Lire au chevet n’est pas consoler, c’est agir : reconnaître, se détacher, passer — ce que dit très simplement le passage sur le Bardo Thödol : un texte récité pour guider. Matière juste. Feu/eau en Inde ; images-manuel au Tibet ; lanternes au Japon : même logique d’interfaces entre mondes. Calendrier et retour. L’annuel (Obon) tient la mémoire sans l’étouffer : un rendez-vous clair, pas un deuil sans fin. Scènes (trois vignettes) Ghat, rive claire. Le bois craque, l’homme aux gestes sûrs alimente le feu. Une brassée de fleurs et de riz sur l’eau brune. On s’en va sans se retourner : la rivière fera la route que l’on ne sait pas faire soi-même. (Antyeṣṭi : rite terminal, crémation comme procédure de détachement.) Pièce close, voix basse. On lit lentement : “N’aie pas peur de cette lumière.” Le visage repose, la fenêtre est entrouverte ; on laisse venir et partir. Tout est dans la mesure : assez de mots pour tenir, pas assez pour occuper la place de celui qui part. (Bardo : lecture guidée, reconnaissance plutôt que saisie.) Quartier d’été, chape de chaleur. Les enfants accrochent des lampions au linteau, la grand-mère rectifie l’angle du cadre sur l’autel. On marche jusqu’aux tombes, on passe le chiffon sur la pierre, on allume, on se tait. Le soir, cercle bon odori : pas chorégraphie, rythme. (Obon : accueil, séjour, reconduite.) Variantes & contrepoints (en bref) Ces mondes ne sont pas monolithes. En Inde, des lignes vishnouites, shivaïtes, shakta nuancent ce qui “passe” et ce qui “se libère”. Dans le bouddhisme, l’idée de renaissance sans âme a été disputée, reformulée, parfois rejetée dans des modernités laïcisées ; mais le dispositif éthique de karma/reprise tient son axe : nos actes organisent nos devenirs. Au Japon, Obon s’est popularisé en événement familial et communal — il garde une racine bouddhique claire, mais s’hybride avec d’autres traditions locales : la force d’une forme tient à sa capacité à s’ajuster. Outils (lexique utile) Samsara — cycle des naissances et renaissances ; Karma — dynamique d’actes/effets ; Moksha — libération ; Antyeṣṭi — rites funéraires hindous (dernier saṃskāra) ; Bardo — intervalle entre mort et renaissance ; Bardo Thödol — manuel récité pour guider ; Obon — période où l’on accueille/renvoie les ancêtres ; Bon odori — danse rituelle ; Lanternes — mukaebi/okuribi (feux d’accueil/d’adieu). À voir / à lire Stanford Encyclopedia of Philosophy — entrées “Personhood in Classical Indian Philosophy” (karma, - renaissance), “Buddha / Afterlife” (rebirth sans transmigration). Encyclopédie Stanford de la philosophie Oxford University Press — Bryan J. Cuevas, The Hidden History of the Tibetan Book of the Dead (contexte, transmission). Rubin Museum — expositions Bardo (iconographie comme carte opératoire). Rubin Museum of Himalayan Art Oxford Reference — “Antyeṣṭi” (rite final, logique des saṃskāra). Britannica — “Bon/Obon”, “Bardo Thödol”, “Karma, samsara, moksha” (repères clairs). Encyclopedia Britannica JNTO & japan-guide — fiches pratiques Obon (lanternes, danses, retours familiaux). JAPAN Educational Travel illustration Logo :Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés|couper{180}

documentation imaginaire La mort