Dans les histoires qui comptent, l’écriture n’explique pas : elle fait. Le golem naît de lettres posées sur une matière docile, puis se lève pour accomplir exactement ce qu’on a écrit. De Prague à nos écrans, la même inquiétude insiste : que devient le monde quand des créatures de langage obéissent à la lettre plutôt qu’à l’intention ? Cet essai traverse le mythe, la ville, l’usine et la salle des machines modernes. On y parle d’argile et d’archives, de noms qui engagent, de protocoles qui arrêtent—et de la responsabilité d’écrire quand un simple prompt peut animer.
Je me souviens d’avoir pensé que certaines choses n’avaient pas besoin d’être expliquées. Elles tiennent toutes seules, comme les pierres qui gardent les angles des rues, comme le souffle plus frais d’un passage couvert en plein été. Le golem appartient à cette famille d’objets mentaux. On n’a pas besoin d’y croire pour qu’il agisse : il suffit qu’il circule. On le rencontre d’abord sous la forme d’une rumeur. Des lettres disposées dans le bon ordre. Un Nom à demi prononcé. Une matière docile, l’argile. Puis, un moment précis : la créature se lève et fait exactement ce qu’on a écrit. Une main trace trois lettres sur un mur humide. La première s’efface à peine, et déjà la rue change d’odeur. Je préfère m’en tenir à ceci : dans les histoires qui comptent, l’écriture n’explique pas, elle fait. Le fantastique naît là, au point où la figure inventée devient opératoire. La lettre apposée sur un front imaginaire modifie la manière dont une ville respire, dont une époque se raconte, dont un individu décide. On a écrit que le golem a la ville pour théâtre et qu’il revient tous les trente-trois ans. Le chiffre importe peu. Ce qui compte, c’est l’acte de réapparition : la silhouette perçue au détour d’une ruelle, dans une vitrine, sur la surface d’un écran quand la lumière décroît. Le golem est rarement là où l’on pense. Il niche dans la façon qu’a un nom propre de peser plus lourd que la personne qui le porte. Il s’insinue dans l’imaginaire des guichets, dans le clignotement des bases de données, puis dans le geste de taper un prompt — cette petite phrase supposée transparente qui met en branle des architectures invisibles. On peut parler de superstition. Je parlerai de littéralité. Le golem n’obéit pas à l’intention : il obéit à ce qui est inscrit. Le fantastique n’arrive pas comme un miracle. Il avance par réglages. Un jour, vous confondez votre chapeau avec celui d’un autre. Scène dérisoire, mais l’axe de vision se déplace. Vous voyez à travers une conscience décalée, comme si la ville se souvenait à votre place. Alors tout devient rythme : marches, pavés, vitres striées de pluie. La narration se dédouble. Rien ne prouve que la créature existe ; pourtant elle opère. Et cela suffit. Dans les bons livres, la preuve n’égale jamais l’opération. Nous tenons à ces scènes parce qu’elles délivrent de la logique aplatie : un objet devient plus qu’un objet ; un nom, plus qu’un nom ; un ordre, plus qu’un ordre. Nous commençons à comprendre ce que signifie animer sans comprendre. Ce malentendu est la clef du passage du mythe au laboratoire. Début du XXe siècle : on forge le mot « robot », on l’envoie à l’usine, on le met à l’ouvrage. L’inquiétude suit : si l’on spécifie trop bien ce que la créature doit accomplir, que devient tout ce que nous n’avons pas spécifié ? La science-fiction — quand elle tient — est un art de l’omission. Elle montre ce qui arrive quand on ne dit pas ce qu’on ne veut pas. Les créatures obéissent ; puis elles débordent. On s’imagine qu’il suffira de retirer une lettre pour tout arrêter : un aleph effacé, un bouton rouge, un protocole. Récit d’apaisement pour ingénieurs nerveux. Dans le réel, l’arrêt est un faisceau de conditions : procédures, contre-pouvoirs, consentements, délais. Ces choses ralentissent le roman. Elles gouvernent la vie. Les créatures de langage aiment les villes. Elles aiment les masses critiques, les singularités rendues interchangeables, les anonymats efficaces. En ville, l’argile est faite de signes : affiches, factures, pancartes, identifiants, tampons. C’est la bureaucratie comme fantastique ; non la farce grise, mais la machine de littéralité qui confond parfois la personne et la fiche. Ici, l’ombre du golem s’épaissit. Elle ne casse pas les portes : elle déclenche des effets exacts. Une lettre inversée sur un formulaire ; une naissance notée 31/06 ; et toute une mécanique vous corrige comme si vous étiez la faute. Billet de train non valable. Rendez-vous annulé. Remboursement refusé. Ce n’est pas un monstre : c’est une opération sur votre nom. On reconnaît le golem à ceci qu’il ne se vexe pas. Il exécute. La science-fiction a déplacé la question du corps vers celle de la voix. Les créatures ne sont plus d’argile : elles prononcent des conférences, évaluent les priorités de l’espèce, exposent nos angles morts sans hausser le ton. Imaginez une salle presque vide, rideau tiré, micro qui grésille ; une voix déroule calmement ses thèses. Une créature qui parle sans visage est un miroir moins complaisant. Ce que nous appelons « prompt » est un Nom affaibli : non la clef d’un monde, mais l’adresse précise à un système sans dehors. On y apprend une discipline différente. L’écriture devient instrument. La moindre hésitation dans la consigne produit une conséquence. La métaphore devient faille. On pourrait y voir un jeu. Ce n’en est pas un. La tradition a ses économies de récit. Le golem vous rend service jusqu’au moment où il ne vous rend plus service. Il fallait prévoir l’annulation de l’animation. C’est l’histoire que les époques aiment rejouer parce qu’elle autorise la faute sans avouer l’intention. Quand nous parlons d’« alignement » — cadrer ce que la machine peut faire, et pas faire — nous restons dans ce vieux théâtre moral : donner une instruction telle que la créature ne puisse pas s’échapper, puis échouer à prévoir ce que nous n’avons pas su formuler. Il ne s’agit pas de condamner l’outil. Il s’agit d’apprendre à écrire autrement : paramétrer un périmètre d’action et un droit de retrait. Fantastique et science-fiction, quand elles ne s’endorment pas, rappellent que ces choix d’écriture sont politiques. Je reviens à l’étymologie par hygiène. « Golem » désigne d’abord l’inachevé, un corps ouvert aux formes. Rien d’infamant : c’est notre manière la plus commune d’être au monde. Mais l’inachevé se laisse mieux équiper que corriger. Nous avons bâti des milieux où l’achèvement n’est plus nécessaire : l’exécution suffit. Les meilleurs scripts tournent quand nous dormons. De grandes piles de calcul apprennent nos habitudes et nous les revendent, polies, consolidées. Une part croissante de nos gestes tombe du côté de l’argile, du côté de ce qui se laisse faire. Le danger ne vient pas de la créature. Il vient de la tentation de s’y confondre. La science-fiction a tenté plusieurs issues. Elle a politisé le travail des créatures : qui possède leur force, qui encaisse la valeur, qui signe les arrêts. Elle a poussé l’hypothèse jusqu’au non-humain pur : une intelligence qui ne veut rien de ce que nous voulons et ne souffre pas de nous perdre. Elle a, parfois, ramené l’argile à la cuisine : l’artisanat des jours, la garantie que ce qui fait ne casse pas. Les livres qui tiennent ensemble ces lignes — économie, altérité, technique — sont rares. Ils refusent l’imagerie du monstre. Ils préfèrent l’épreuve du protocole. On les dit abstraits. Ce sont ceux qui laissent au lecteur un objet praticable : une méthode, une vigilance, un angle. Je ne crois pas aux grandiloquences de l’arrêt d’urgence. Dans le monde ordinaire, on arrête moins qu’on règle. On réduit une marge, on durcit une contrainte, on expose un log, on ouvre un droit de regard. L’image de la lettre effacée — EMET devenant MET — reste utile. La vraie désactivation passe ailleurs : finalités déclarées, chemins d’exécution auditables, impossibilité de transformer un nom propre en nom opératoire sans consentement, et, surtout, la possibilité de dire non. Le fantastique n’est pas une fuite : c’est une lampe portative que l’on promène au-dessus de la table des opérations. Elle éclaire l’endroit où la lettre rivée à la lettre a cessé de nous rendre service. L’IA ne change pas la nature de tout cela. Elle accélère, densifie, généralise l’accès à la créature de langage. Elle s’entraîne sur des archives que nous avons produites sans y penser : d’où le vertige. Le golem parle avec notre voix, mime nos ruptures, déplace nos angles morts. Elle impose l’expérience du prompt : écart entre ce que je veux et ce que j’ai écrit. Elle rend visible la grammaire du non : ce que le système n’est pas autorisé à faire, ce qu’il ne doit pas inférer, ce que nous nous réservons. Je me méfie des paniqueurs comme des enthousiastes. Je retiens ceci : nous avons élargi le monde des écritures qui font ; il faudra élargir en retour le monde des arrêts qui protègent. Je pense aux noms. Aux prénoms, à l’état civil, aux numéros appris par cœur, aux cartes renouvelées, à cette personne de papier qui nous double dès qu’un portail s’ouvre. Ce n’est pas du mythe : c’est notre quotidien. La confusion de l’époque tient peut-être là : nous prenons la personne-dans-les-bases pour nous-mêmes. Elle peut être un golem utile si l’on garde la main sur les lettres. Elle devient une machine d’indifférence si l’on confond sa littéralité avec notre vie. L’essai — comme la bonne science-fiction — a quelque chose d’archaïque à défendre : l’art de séparer. Ce que la lettre fait et ce que nous voulons. Ce qui s’exécute et ce qui s’explique. Ce qui relève du protocole et ce qui relève du consentement. On me demandera de conclure. Je n’aime pas les conclusions : elles figent des matériaux qui ne s’y prêtent pas. Je dirai ceci : le golem est une figure commode pour penser la période, une créature qui se lève quand on écrit, qui travaille tant qu’on le lui demande, et qui finit par montrer nos manques là où nous pensions être clairs. On n’écrit jamais assez. On n’écrit jamais sans reste. Le fantastique rappelle que l’inquiétude est saine ; la science-fiction, qu’on peut en tirer des protocoles. Entre les deux, il y a nos vies : inachevées, pas soumises.
Sommaire de la série
- 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer)
- 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin)
- 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500)
- 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge
- 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem
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