Dans l’un des récits égyptiens les plus précis sur la puissance des mots, Isis guérit Rê d’un venin qu’elle a elle-même provoqué — à la condition qu’il lui confie son vrai nom. Le Papyrus de Turin (Nouvel Empire) ne raconte ni un coup de force ni un miracle : il détaille un protocole. Un artefact (le serpent), une négociation (refus des épithètes), un secret (le nom retenu), un soin (le remède). À travers cette scène se dessine déjà notre problématique moderne : entre nom vécu et nom opératoire, ce qui compte n’est pas la pompe des titres mais la forme d’énoncé qui fait effet — et le degré d’exposition du nom.


« Dis-moi ton nom véritable. »
(micro-citation emblématique de la scène : exigence d’Isis, forme opératoire)

On connaît la silhouette de Rê, vieil astre souverain, et la réputation d’Isis, déesse du soin et des ruses légitimes. Ce qu’énonce le Papyrus de Turin ne tient pourtant ni du panthéon figé ni de la morale exemplaire ; il relève d’une technologie du langage. Isis façonne un serpent avec de la terre mêlée à la salive du dieu. L’artefact n’est pas une métaphore : c’est un dispositif. Il mord Rê. La douleur est telle que nul panégyrique n’y peut rien. Isis s’avance : elle peut guérir, dit-elle, mais à condition que le dieu lui révèle son nom secret. Commence alors un échange réglé : Rê énumère des titres, des qualités cosmiques, des preuves de majesté. Isis refuse. Elle veut l’essence, pas l’éclat. Quand Rê consent — et la tradition prend soin de ne pas livrer le nom au lecteur —, le remède agit. Rê reste Rê, mais Isis a désormais la prise.

Cette scène touche l’os de notre série : tous les mots ne font pas. Le texte ne se contente pas d’opposer vrai et faux ; il distingue épithète et nom. Les premières « disent » le pouvoir ; le second l’ouvre. Les premières célèbrent ; le second opère. La rhétorique ne soigne pas le venin. Le vrai nom, oui — à la condition d’être énoncé sous le bon protocole, et retenu ensuite. L’opposition est nette, mais elle n’aboutit ni à l’annulation du dieu ni à l’avènement d’un nouveau règne. Elle produit un partage : la souveraineté demeure, la capacité d’initier certains actes se déplace vers Isis. Le pouvoir change de main sans changer de trône.

Ce déplacement clarifie la différence entre domination et emprise. Le nom secret ne transforme pas Isis en tyran ; il lui donne un levier situé. Elle a construit les conditions d’un consentement sous contrainte (le venin), posé une contrepartie (le soin), obtenu un engagement (le nom). On peut parler d’un « contrat » archaïque : un échange d’énoncés efficaces, scellé par un résultat vérifiable (la guérison). L’important n’est pas d’y voir le modèle de toutes négociations ; c’est de repérer que la charge opératoire n’est pas dans l’intention (bienveillance, ruse, majesté), mais dans la forme, le cadre, la retenue. Exactement ce que nous avons nommé, avec Le Guin, une éthique de la justesse : dire juste, au bon moment, sous des conditions qui rendent la parole responsable de ses effets.

Autre leçon : le secret. Le nom vrai ne circule pas. Il ne devient pas un sésame de marché. Le récit prévient ainsi une tentation récurrente : confondre la valeur d’un nom avec son visibilisme. Le nom opère parce qu’il est tenu, parce qu’il est assigné à une relation (ici, Isis et Rê), non à l’espace public. Toute la modernité technique rejoue ce point : entre nom vécu (celui qu’on confie à quelqu’un, qui engage une alliance) et nom opératoire (identifiant, clé, numéro, handle), c’est le degré d’exposition qui décide du type de pouvoir. Un identifiant publié hors protocole devient une arme. Un nom confié dans une relation fondée devient un soin. Le papyrus n’avance pas une théorie ; il modélise une pratique.

On a souvent lu ce mythe comme l’illustration d’une « ruse féminine » triomphant d’une « force masculine ». Ce code binaire en dit surtout long sur nos habitudes de lecture. La scène est plus fine. Isis ne « trompe » pas Rê ; elle fabrique la condition qui rend la parole du dieu vraie au sens fort — efficace. Et Rê ne « cède » pas par faiblesse ; il consent à l’échange qui le sauve. Le pouvoir qui naît de là n’est pas un pouvoir d’arbitraire : c’est une capacité à remettre le monde en état de marche. En d’autres termes : la guérison n’est pas l’effet moral d’une vertu, c’est l’exécution réussie d’un protocole.

La scène dit encore la différence qualitative entre « raconter » et « faire ». Quand Rê égrène ses titres, il raconte. Le monde n’en est pas modifié. Quand Isis obtient le nom, elle fait — elle retire le venin. C’est au cœur de l’axe « écrire fait » (littéralité golem, EMET → MET) : selon la forme de la phrase, la réalité s’exécute ou non. La gouvernance qui en découle n’est pas flamboyante : elle ressemble à une maintenance. On répare, on ajuste, on rallume. Il n’y a ni hécatombe ni coup d’État ; il y a une reconfiguration des prises.

Deux ponts pour la suite de la série. Vers les contes-contrats (Rumpelstiltskin) : là encore, le nom délivre d’une obligation, mais ici, Isis n’ôte pas un fardeau, elle installe une condition d’action ; le nom ne « libère » pas, il habilite. Vers nos systèmes de nommage (identités numériques, clés, DIDs) : la leçon du papyrus éclaire le présent si l’on remplace « venin » par risque, « remède » par procédure, et « nom secret » par credential non public. On retrouve la même grammaire : attestation, portée, révocation — en clair, le geste d’arrêt possible si le nom a été déclaré dans un cadre.

Pourquoi les titres de Rê échouent-ils ? Parce qu’ils sont généraux, louangeurs, non situés. Ils décrivent une entité ; ils ne commandent pas une opération. Le papyrus place ainsi la barre très haut pour tout discours de pouvoir : ce qui compte n’est pas la majesté du sujet parlant, mais l’adéquation de la parole à la cible et à la séquence qui suit. Une vieille sagesse, valable pour le mythe comme pour nos formulaires en ligne.

On sort de ce texte avec un kit sobre : distinguer titre et nom ; retenir ce qui doit l’être ; contractualiser les effets (soin contre nom) ; penser le pouvoir non comme substitution de personne, mais comme déplacement de prises. La figure d’Isis n’y perd rien ; celle de Rê non plus. Ce qui gagne, c’est la clarté sur ce que nommer peut — et ne doit pas — faire.


Scène-source (résumé)
Rê, mordu par un serpent façonné par Isis, brûle d’un venin que nul ne peut apaiser. Isis propose un remède à condition que le dieu lui confie son vrai nom. Rê tente des épithètes ; Isis refuse. À l’aveu, le remède agit. La souveraineté demeure ; la prise se déplace.

Ce que la scène nous apprend

— Nom ≠ titre : seules certaines formes d’énoncé opèrent.

— Soin ↔ Contrat : guérison contre nom → pouvoir négocié.

— Secret utile : un nom opère s’il est retenu (hors marché).

— Partage de capacités : l’ordre tient, mais certaines initiatives passent désormais par Isis.

Lexique (réutilisable)

— Vrai nom : énoncé opératoire lié à une relation (pas un mot de passe public).

— Nom vécu / nom opératoire : nom confié sous lien / identifiant qui produit des effets.

— Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité (désactivation, rectification, révocation).

Note d’usage — Rê / Râ
La graphie contemporaine majoritaire est . est une forme plus ancienne. Pour homogénéité éditoriale : employer dans la série.

Références (primaire & accès)

— Papyrus de Turin, Cat. 1993 (Nouvel Empire, XIXe dyn.) : épisode dit « Isis et le nom secret de Rê ». Source primaire.

— E. A. Wallis Budge, « The Legend of Ra and Isis » : traduction anglaise libre d’accès (ancienne, à manier comme accès, non comme édition critique).

— Études de synthèse récentes : résumés et analyses sur le motif du nom secret (à citer selon ton appareil critique).

Vignette documentaire — suggestion
Cartouche muet stylisé (aucun nom lisible), légendé : « Le nom ne circule pas. »
Crédit conseillé : Museo Egizio (Turin) / photo d’un cartouche anonyme — ou création graphique maison pour éviter tout droit.

Sommaire de la série

 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer)
 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin)
 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500)
 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge
 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem

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