janvier 2023
Carnets | janvier 2023
18 janvier 2023-4
Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-3
À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-2
Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
12 janvier 2023-2
manege_convention_vaugirar_paris Peu enclin à parler de résolutions en début d’année, il est tout de même nécessaire de mettre à plat tous les projets, ou embryons de projets, qui s’accumulent ces derniers temps. Ces derniers temps avant la fin des temps. Drôle. En peinture, il y a toutes ces expositions qui mènent déjà le travail jusqu’à 2024. Il ne reste qu’à continuer sur cette lancée et voir les thèmes surgir peu à peu, au fil du travail. Mais déjà, le rapprochement avec l’écriture devient plus clair. Disons que les possibles s’amenuisent tout à coup, en raison de l’autorité de certaines obsessions qui désormais durent plus longtemps qu’à l’ordinaire. La notion de milieu. La relation entre l’être humain et le milieu. La langue avec le milieu. La langue, l’écriture, comme bateau pour naviguer entre différents milieux. Prendre appui sur les films de Nurith Aviv, par exemple, ou sur les écrits d’Augustin Berque. Et dommage que je ne lise pas le japonais, sinon Tetsuro Watsuji serait à lire aussi, dans ces domaines. Mais pas de traduction, à part Fûdo : le milieu humain, traduit par Berque. J’avais pensé reprendre une symbolique, mais en revisitant les livres de Chagall et, récemment, les tableaux de Garouste, le risque d’être parlé plus que parlant m’effraie. Il convient donc de repartir à zéro, à chaque fois, en utilisant mon propre langage plastique, mon propre langage tout court. Cela exige encore d’aller creuser dans les profondeurs. Bref, travailler sans être dérangé, sans me déranger moi-même. Pas de dispersion inutile. Ce n’est pas inventer une symbolique, c’est surtout en témoigner telle que je la comprends intimement. Mais est-ce que je la comprends ou la connais ? Voilà une bonne question à se poser régulièrement. Ne pas avoir peur de dire : je ne sais pas ou tiens, il y a aussi ça et ça que je n’avais pas vu. La peinture est une expression de tout ce que je traverse, de ce dont je suis imbibé, du matin au soir. Donc, normalement (drôle), je n’ai même pas à y réfléchir. Juste peindre, et les choses se mettront en place à leur façon, comme d’habitude. Concernant l’écriture, là aussi, il y a un fourmillement d’idées. Mais je m’en méfie, car souvent cette agitation masque un vide, une crainte, une angoisse. Le fourmillement n’est qu’un pansement. En tous cas, continuer à écrire sur le blog reste une discipline à poursuivre. Cette année, j’ai appris de nouvelles choses sur la publication. Notamment un certain détachement, surtout quant à la réception potentielle des textes. Je m’en suis presque complètement détaché. Presque : cela empêche de se mentir trop, bien sûr. Le fait que ce blog devienne de plus en plus un carnet ouvert me permet d’aller encore plus loin dans un creusement personnel. De faire sauter des entraves, de dynamiter des gênes, une fausse pudeur (y en a-t-il de vraies ?). De parler ma langue. Et, étrangement, d’être au premier rang pour la lire. D’ailleurs, l’important n’est-ce pas cela pour un apprenti, un étudiant : apprendre à se relire pour mieux se familiariser avec ses fautes, ses écarts vis-à-vis d’une norme, d’une doxa ? Et, par là même, s’en écartant, créer la sienne. (J’exagère ? Non.) Pour commenter cette langue, texte après texte. Que faire de tout cela ensuite ? Cette ritournelle n’a pas d’importance. Un carnet, comme un blog, reste un carnet et un blog. Ce n’est pas une œuvre littéraire. (Et c’est sans doute parce que ce n’en est pas une que c’en est une.) Mais ces moments où je m’écris sont devenus une nécessité. Et au moment où l’on doit se passer de tant de choses nécessaires, être tenu par une nécessité qui ne nous assomme pas mais, au contraire, nous tient en éveil, est plutôt de l’ordre de l’aubaine. Sur un plan plus sombre, la notion de bateau pourrait aussi être celle de la boîte, du cercueil, d’une autre navigation. Une navigation qui se tient toujours là, en parallèle, et qui parfois me rassure. En tous cas, elle relativise agréablement tout ce que je pourrais prendre trop au sérieux. Il faut la conserver, même si parfois elle me fait passer de foutus quarts d’heure, des caps Horn à la chaîne. Mais j’ai l’impression que l’humour en ressort toujours plus fort, plus fin, moins méchant. Il faudrait étudier aussi cet étrange phénomène d’inertie, qui naît souvent à contre-courant de toute situation dite normale ou obligée. Une inertie qui va parfois contre mon propre désir, surtout quand ce désir n’est pas si propre que cela. Quand il s’agit d’un désir emprunté, à fort taux d’intérêt, à l’instar des prêts bancaires ou prêts à la consommation. Ce genre de désir qui mène à l’endettement ou à l’asservissement. L’inertie y met un holà, un bon tamis pour chercher l’or de la rivière. Donc, rien n’est encore fini, comme je le pensais hier ou il y a deux jours, dans un creux. C’est fini et, en même temps, ça ne cesse de recommencer. Drôle, aussi.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
verbe,parole,langue
pesée de l'âme chez les égyptiens. ce matin une question me réveille et impossible de me rendormir. Qui est l'objet, qui est le sujet, autrement dit : qui tient les rennes de l'écriture, du verbe, de la parole ou de la langue. Ensuite pourquoi est-ce que je pose ce type de relation , maître esclave, pourquoi une telle hésitation m'entraîne t'elle à ne pas parvenir à décider de qui fait quoi. Sans doute parce que si je me sers du langage pour exprimer quelque chose, je reste toujours conscient, même si je m'emporte parfois, que ce langage ne m'appartient pas. Le langue appartient non seulement à tout le monde dans l'instant où elle se parle, mais aussi à toutes les générations passées ou futures. D'un autre point de vue que suis-je sans langage. Et l'effroi qu'aura produit cette question au sein du rêve est exactement associé à la disparition conjointe, perdre la parole, et se perdre en même temps, ne plus être en capacité de pouvoir s'exprimer, se retrouver avec cette béance au centre de soi, être la béance toute entière, et donc ne plus être le même mais un autre totalement inconnu. C'est bien plus que de faire silence, c'est être déserté par tout langage possible, un hiver authentique. Cependant et c'est paradoxale, lorsque je n'écris pas je suis exactement ce désert. J'entends la parole, celle des autres, la mienne au même titre, tout cela me traverse sans que je ne puisse rien arrêter, m'interposer, mais elle ne semble plus avoir de poids, de solidité, de réalité, c'est une parole qui jamais ne cesse et c'est parce qu'elle ne cesse pas qu'elle m'écarte d'elle, que je me retrouve avec la désagréable sensation d'en être banni. Ou de la bannir car on peut aussi adopter ce point de vue, bien sûr. Écrire est donc une façon d'essayer de reconstruire quelque chose qui ne cesse de m'échapper, mais dont je ne connais rien de la nature exacte. Le premier niveau se situe évidemment avec le fameux Qui suis-je. Puis une fois parvenu à l'impasse où nous entraîne régulièrement cette question, le doute surgit, on s'aperçoit que l'interrogation est mal adressée, qu'elle dissimule tout autre chose. Un monde en soi qui, pour parvenir à l'existence se sert à la fois du verbe et d'un pauvre bougre, d'un scribe comme intermédiaire pour se dire. De là à imaginer avoir été élu pour exprimer le monde le risque coule de source. Du moi qui s'invente toutes ces choses pour se conférer encore un semblant d'importance alors qu'il a déjà perdu toute idée normale d'importance. à moins qu'il ne se soit jamais vraiment illusionné d'en posséder une quelconque, ou encore que ce mot quelconque ne lui convienne pas ; qu'il n'aura jamais eu de cesse de refuser d'être quelconque, et donc par la logique de la peur comme du désir le sera devenu. Et souvent, écrire, parler furent dans ma vie associés à une malédiction. Comme si vouloir m'exprimer était le péché, l'erreur ultime, celle à ne jamais commettre, et dans laquelle pourtant je n'ai jamais cessé de m'enfoncer par strates successives comme Virgile dans les cercles de l'enfer. Mais pas de Béatrix me dis- je tout à coup, et soudain la présence d'une telle absence m'interloqua car il me sembla tomber sur une impossibilité mathématique, pour autant que j'y connaisse quoique ce soit dans ce domaine, cela me sembla parfait, juste comme le poids d'une plume pour peser un coeur.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Arriver de nuit à la Havane
C'est une expérience assez semblable à celles vécues dans d'autres villes, et cette sensation de deja vu, de similitude est un danger pour le voyageur. Surtout parce qu'il croit pouvoir trouver comme toujours suffisamment de chances, d'opportunités, voire d'astuces éculées pour trouver son chemin aisément depuis l'aéroport jusqu'au centre-ville. Mais à la vérité il n'en est rien ; et c'est en débarquant à la Havane que je m'étais soudain mis à me méfier des idées toutes faites que l'on transporte souvent malgré soi , d'une ville à l'autre. J'épargnerai au lecteur même si ce lecteur puisse sans doute n'être que moi-même me relisant, le nombre infini de méandres, de voies sans issue, de culs de sac que je dû emprunter cette nuit là, en vain, car exténué par le voyage, je m'étais garé sur un talus en m'apprêtant à y dormir, dans l'attente du matin. Juste avant de couper le moteur et l'éclairage du véhicule, une Lada russe, j'aperçus un léger mouvement à quelques mètres devant moi provenant de ce que je pense être des buissons. c'est alors que je vis traverser toute une colonie de crabes d'un bord à l'autre de cette route au demeurant déserte à cette heure tardive de la nuit. Ils devaient être plusieurs centaines, une véritable marée de crabes et par curiosité j'entrouvrais la fenêtre pour voir si je parvenais à écouter le son qu'il faisaient durant leur déplacement. Mais une brise légère devait pousser ce bruit dans un sens contraire au mien et je n'entendis que le cri d'un plaintif d'un oiseau- était-il de mer ou de terre je n'en sais toujours rien. Cette pause et ce spectacle cependant, m'avaient suffisamment fourni d'excitation ou énergie pour que je remette le contact, que j'embraye à nouveau et ce fut plus lentement que je me mis à rouler désormais ; puis bientôt j'arrivais dans des zones peuplées de grands immeubles, ce que j'imaginais être une banlieue de la Havane mais comme il n'y avait aucune indication, aucun panneau il me fut impossible de m'orienter, impossible de savoir si j'étais désormais au nord, au sud à l'est ou l'ouest de la ville. Ce qui produit une impression étrange quand on se croit doté d'un excellent sens de l'orientation. Fort heureusement sur l'un des parking d'une de ces cités je tombais sur un petit groupe de fêtards et leur demandais la direction de la ville. Bien que leurs indications parussent claires au moment où je les reçus il me fallut encore deux bonnes heures et beaucoup d'égarement comme d'énervement pour enfin découvrir l'entrée de la ville ; du reste par une rocade tellement semblable à toutes celles que j'avais déjà empruntées auparavant, une rocade qui ne payait pas mine si je puis dire, qu'une fois encore un cliché s'envola. L'arrivée à la Havane peut s'effectuer ainsi non pas par une somptueuse avenue bordée d'arbres exotiques, mais tout à fait comme chez nous en France par une route au revêtement médiocre bordée de constructions fantomatiques dont les façades sont pour la plupart aveugles.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Un dieu triste
Sur la place centrale de Sonora, il y a une statue de glace qu'une vingtaine d'habitants veille jour et nuit afin qu'elle ne fonde pas. Ils font une chaîne entre un vieux magasin qui vend des glaces italiennes et la statue, un ballet incessant qui mobilise l'attention, la stupéfie. C'est la statue de la divinité locale, un Dieu triste explique la petite pancarte plantée devant et que les yeux des voyageurs peuvent lire s'ils parviennent à se libérer de l'attraction du spectacle. D'ailleurs une astuce que me confièrent ceux qui m'avaient accueilli en lisière de la ville était de ne pas me tromper d'ordre, de lire en premier la pancarte avant de poser mon regard sur le dieu dégoulinant que la ville tentait de maintenir en forme. Étant par nature sans foi ni loi je mobilisais surtout mon attention sur l'extrême ténacité des citadins à recomposer telle ou telle partie fondue de la statue. Parfois c'était le nez, parfois c'était un bras ou un pied, la plupart du temps la dégradation s'attaquait surtout aux extrémités du gigantesque morceau que représentait ce dieu triste. On séchait ses larmes avec application en l'épongeant puis en regonflant ses joues, ses pommettes lorsqu'elles menaçaient de parvenir à une trop grande maigreur. Chose encore bien étonnante que celle de vouloir conserver ce symbole de la tristesse, de la désespérance en pleine forme, en bonne santé. Assez vite je compris que des l'aube les vingt personnes qui se relaieraient au chevet du dieu prostré étaient choisis par tirage au sort parmis tous les habitants de la ville. Ce tirage au sort ne tenait compte ni de la catégorie sociale des participants, ni même de leur sexe ou de leur âge. Ce qui créait par conséquent des groupes hétérogènes les uns les autres fort distrayant à observer durant les premiers jours de mon séjour à Sonora.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
la ville double
Quetta vieille ville 1986 La confusion dure quelques jours accompagnée de la déception qui la secoue car parvenir à Quetta par la ville nouvelle laisse l'imagination brutalement sur sa faim. Ce n'est guère qu'un ramassis de bicoques plus ou moins délabrées, une sorte de trou perdu à l'issue du désert que l'on vient péniblement de traverser après de multiples ensablements Ici règne une agitation fébrile, un tumulte incessant constitué par les voix hystériques des femmes hurlant dans des haut-parleurs, aux façades des baraques ; une Babel musicale ; car bien sûr aucune ne semble chanter la même chanson. Si l'on ajoute à la clameur la pétarade des pots d'échappement des rickshaw, des bus, des 4x4, et autres pickup, les coups de klaxons, les salutations interminables que les habitants ici semblent prolonger à l'infini comme des incantations, on peut se faire une idée assez juste de cette première partie de la ville tout du moins sur le plan sonore. Cependant si l'on comprend que cette monstruosité n'est que la façade offerte aux touristes pour dissimuler une toute autre ville, qui se situe à peine à quelques centaines de mètres de là, l'imagination retrouve alors toute sa vigueur comme une plante assoiffée à qui l'on vient de faire le don de l'eau. La Quetta d'origine, la vraie ville, est bien plus silencieuse, alors qu' il y règne presque autant d'agitation mais chose étonnante le bruit de celle-ci parvient à l'oreille du voyageur comme amortie, atténuée tout à coup. Ou remplacée par les parfums que ses narines soudain dilatées y découvrent. Ainsi donc on peut dire que la ville est double comme est double la sensation qui subsistera dans la mémoire de tout voyageur digne de ce nom lorsqu'il la pénétrera, et ce quelque soit sa science à pénétrer les villes.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
21 janvier 2023-2
Ta résistance à l'engouement actuel envers le développement personnel, comment te l'expliques-tu, sinon par cette apparente facilité due à des formules, des mantras à ressasser, les œillères grâce auxquelles il serait indispensable de se réfugier dans une pensée positive, ce qui te paraît aussitôt erroné sans que tu n'en comprennes au début la raison ? Sans doute pour avoir toi aussi traversé ces formations, étudié les rouages, les trucs, les combines, tout un artisanat de la manipulation à des fins décevantes. Vouloir être heureux, notamment, tu te demandes encore ce que cela signifie, sinon imaginer toujours un ailleurs pour ne pas regarder en face une réalité bien plus complexe que seulement basée sur la joie, le bonheur ou la tristesse, la désespérance. Une réalité amputée, une réalité réduite à une binarité insupportable. Cela demande un effort incroyable, quand tu y repenses aujourd'hui, de parvenir à s'extraire de cette binarité. L'effort nécessaire pour voir ces deux aspects confondus et être soudain, grâce justement à ce mélange, cette confusion, ce chaos apparent, être en mesure d'en extraire une fréquence, une couleur, un son. Aussi, quand tu tombes sur cette vidéo de Luc Bodin, attiré par la miniature qui représente ce vieux symbole lémurien, tu hésites. Tu te dis quelle soupe va-t-il donc servir en prenant appui sur l'imaginaire, quelle manipulation encore derrière les apparences. Tu visionnes la vidéo qui ne t'explique pas grand-chose que tu ne saches déjà. Puis tu passes sur une toile que tu as apprêtée quelques jours avant. Tu fermes les yeux, tu vides toutes tes pensées et tu laisses venir ce qui doit venir. Quelques heures plus tard, tu reçois un mail étrange, une vidéo qui évoque le parcours d'un kiné non-voyant avec, en pièce jointe, son livre "Être, Énergie, Fréquences". Il s'agit de Jean-Claude Biraud que tu ne connais pas. Il te faut à peine deux heures pour avaler le livre. Surprise de constater les mêmes émotions éprouvées autrefois qu'à la lecture de Castaneda. Mais présentées cette fois d'une façon scientifique, raisonnable, argumentée avec preuves à l'appui. Ce qui te scotche n'est pas tant le contenu de ce livre cependant. Par intuition, le seul fait que tu comprennes tout immédiatement est déjà étonnant en soi, mais ce n'est pas cela l'information que tu en retireras. C'est la ténacité de l'homme poussé par sa curiosité, son désir de comprendre, par une attention à certaines choses dont nul à part lui n'est en mesure d'établir des passerelles, des liens et de les présenter ainsi surtout. Et aussi une grande leçon d'humilité car il n'hésite à aucun moment à s'adresser aux autres, à des personnes travaillant chacune dans une spécialité, au risque de se faire traiter d'hurluberlu, ce qui n'arrive en fait jamais. C'est exactement cette partie manquante que tu relèves soudain dans ton parcours : le fait de ne jamais oser t'adresser aux autres, de persister quelles que soient les difficultés nombreuses rencontrées à rester seul, à creuser dans cette solitude qui t'a toujours paru essentielle, incontournable. Bien sûr, tu as lu des milliers de livres, bien sûr tu as rencontré des milliers de personnes, mais tu n'as jamais osé parler de tes recherches, tu n'as jamais cherché à les confronter, à les valider ou invalider. Tu regardes ton tableau ce matin, tu peux y retrouver la croix lémurienne, mais déformée par des forces étranges, comme par une volonté encore vivace de fabriquer tes propres symboles tels que tes filtres les adaptent à partir d'une réalité établie, une réalité qu'on ne saurait impunément remettre en question. Puis le soir, lecture des derniers cahiers de Kafka, cette histoire de bûcherons joyeux qui reste en suspens, des paragraphes qui soudain s'achèvent par un "parce que". Et pour parachever l'ensemble, la lecture de deux ou trois witz de Biro, quelques velléités d'identification avec le personnage du bouffon que tu laisses tomber car le sommeil t'emporte.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
21 janvier 2023
Ils te demandèrent d'être attentif, se plaignirent que tu ne le serais jamais assez ; que ton attention ne se dirigerait jamais assez sur ce qu'ils auraient désiré, aimé, voulu ; mais malgré toute ton incompréhension, puis ta bonne volonté et enfin la peur d'être battu, tu n'y pouvais rien, ton attention résistait de toutes ses forces — si l'on peut accorder à celle-ci une volonté, un désir d'autonomie. Et c'est devenu une norme pour toi pendant longtemps, des années, que celle d'être moqué, rabroué, puni, puis de te culpabiliser à cause de cette carence, cette faute d'attention à cette sphère de préoccupations considérée comme essentielle pour eux. On te traita de nombreux noms, on crut à un handicap, à une tare causée par une défaillance génétique, et la seule thérapie à leur disposition fut la brimade, l'humiliation, les stations prolongées dans des placards à balai, dans l'obscurité de la cave sous la maison, des privations de toutes sortes et qui, au lieu de te remettre dans le droit chemin, provoquèrent tout le contraire. Un cercle vicieux qui dura longtemps, bien après que tu sois parti de la maison, un schéma que tu transportas avec toi et que progressivement tu te mis à examiner puisqu'il parut être, à certains moments de ton existence, ton seul bagage. Ce prisme logé quelque part sur ta zone frontale, et qui arbitre encore aujourd'hui les élans de ton attention vers ce que peu de personnes ne regardent jamais, ce dont ils déclarent ne pas voir, ne pas être intéressés de voir. Le réseau invisible à la plupart, d'un ensemble de coïncidences, susceptible de provoquer des émotions troublantes, un déséquilibre, celui-là même dont naissent des pensées inédites, étonnantes, voire loufoques, à la manière d'un contre-poids. Lorsque tu tombes sur les ouvrages de Carlos Castaneda, quelle surprise de constater qu'il existait des gens qui s'étaient intéressés à ce prisme de l'attention ! Tu n'étais donc pas tout seul et ce fut un soulagement véritable. La notion de point d'assemblage que Don Juan enseigne au chercheur, au savant imbu de sa science, de son cartésianisme, autant dire victime d'une ignorance totale de ce réseau d'informations précité, t'a entraîné sur la voie chamanique dont tu ne t'es plus jamais écarté. C'est-à-dire en résumé, accepter ta différence en tout premier lieu, accepter que ton attention se dirige vers ce vers quoi nul ne la dirige jamais, accepter la solitude infinie qui découle d'une telle acceptation, puis avaler de petites pierres, des petits cailloux, jour après jour pour t'habituer à la souffrance que ces corps étrangers provoquent en pénétrant ton gosier, ton intérieur, jusqu'à ce qu'ils finissent par en faire partie totalement, devenir ton intimité et celle-ci en retour, en échange, devenir la leur.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
20 janvier 2023
Dans le fond, tu n'es pas différent de Madame Verlaine ; elle dit qu'il pue de la gueule, ce type-là, ce Rimbaud, en plus d'avoir des puces, et pour être poète, elle veut bien, mais c'est quand même louche. C'est affaire de congruence comme on le dit aujourd'hui. Être poète et puer de la gueule, il y a quelque chose qui ne va pas. Et toi, tu le penses aussi, bien sûr. Comment peut-on écrire des merveilles et en même temps être si sale ? Ça ne t'aura jamais échappé, pas besoin d'attendre la vidéo qui t'inspire ce texte tout à coup. Déjà gamin, la saleté te paraissait le préambule obligé à toute merveille à venir. Il fut un temps, très lointain, où tu vénérais la saleté car elle possédait une fonction initiatique. Que s'est-il passé depuis ? Quand es-tu tombé dans l'obsession partagée d'apparaître propre ? De devenir une Madame Verlaine toi aussi ? Eh bien, tu as traversé le temps, mon cher, tu as découvert la douche, le savon, le mariage et surtout, tu sais désormais que tu n'es pas Rimbaud, que tu ne l'as jamais été, tu ne le seras jamais.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
20 janvier 2023
Mais non, ce n'est pas une question d'organisation ; ça, tu vas l'entendre tout le temps. Tu vas trouver plein de formations qui vont t'apprendre à organiser ton temps pour faire encore plus de choses que tu n'en fais déjà... mais ça ne changera pas la qualité que tu donnes toi à ton propre temps. Tu te souviens quand tu étais gosse que tes parents t'emmenaient en voiture pour aller chez tes grands-parents, ta tante, en vacances, etc., comment tu n'en pouvais plus de trouver le temps long ? Tu te souviens de cette après-midi où tu as été capable d'attendre trois heures la fille dont tu étais amoureux fou, et comment ces trois heures ont été fébriles, intenses, et l'explosion d'émotions quand tu l'as vue arriver au loin ? Tu te souviens de ce livre que tu as dévoré d'un seul trait et ton dépit quand tu es arrivé soudain à la fin ? Toutes ces expériences du temps, de ton temps à toi, tu les fais depuis longtemps déjà. Tu l'as bien compris, ton temps à toi n'est pas forcément le temps de tout le monde. Alors pour peindre, tu vas te dire : 'je n'ai pas le temps' parce que tu ne sais plus retrouver la magie de créer ton propre temps et savourer l'instant d'être seul avec ta toile, avec toi-même, avec le cosmos... L'inquiétude liée au temps, la hantise permanente de ne pas avoir le temps ; puis, pour lutter contre cette inquiétude, le fantasme de l'organisation, de l'emploi du temps, des to-do listes qui ne fonctionnent pas ; tu n'arrives pas à t'ôter de l'esprit qu'il s'agit de s'occuper, de passer le temps pour ne pas voir que le temps te manque, qu'il te manquera toujours ; enfantine résistance que celle qui conduit à ne rien vouloir ou pouvoir faire, comme pour s'opposer à ce que tu considères comme un mensonge du faire. Le désir de réaliser, le but, l'objectif, le challenge, ne sont pas de poids, de taille pour te faire oublier la mort. Il n'y a que l'écriture qui te procure un peu de repos, elle sert à perdre, de jour en jour, une idée d'importance, ta propre idée d'importance ; il y a donc un but, contre toute attente, l'urgence d'écrire pour se tenir prêt à toute fin. La qualité du temps ; la conjugaison des verbes, l'écriture seule te permet d'étudier cette approche ; en aveugle souvent ; mais es-tu vraiment honnête lorsque tu penses que celle-ci est même supérieure à la qualité du temps que tu étudies aussi lorsque tu fais l'amour, lorsque tu es en train de passer un agréable moment entre amis, lorsque tu avales une bouchée d'un plat succulent ? Donc tu étudies tout le temps, tu ne cesses jamais d'étudier le temps quelle que soit son occupation et cela représente une énigme, la seule énigme à résoudre. Mais pourquoi étudier, se cantonner toujours à l'exercice, à l'étude ? N'est-ce pas plutôt pour ne jamais parvenir au chef-d'œuvre, à une idée d'achèvement ? Tu te tiens hors du temps pour l'étudier, c'est aussi pour cette raison que tu écris. Pour ensuite tout oublier dans la journée, pour entrer dans l'oubli sans plus y penser. Mais l'écriture t'attire, tu y passes de plus en plus de temps, tu sens que c'est une erreur, cependant tu persistes. Est-elle devenue elle aussi une occupation, c'est-à-dire pour toi un prétexte ? S'enfuir dans une occupation, se concentrer dans une activité, oublier la mort un instant ; c'est elle encore qui produit ce que tu penses n'être qu'une agitation, c'est-à-dire le simple fait ou la sensation d'être en vie, qui se produira toujours, se reproduira jusqu'à la fin de ta vie. Le fait de l'écrire change-t-il quelque chose ? Tu écris pour réinventer une notion du temps et cette découverte te brouille la vue, tu es comme un gamin qui découvre la mer et qui ne veut plus sortir de l'eau. Sur la berge, des personnes t'appellent que tu n'écoutes plus. En une phrase : tu te pourris la vie en ne cessant de penser à la mort, tu t'obstines à vouloir penser l'impensable, et dans quel but sinon acculer toute pensée à ce que tu crois être son but véritable, le même qu'un pansement : recouvrir, protéger une blessure. Quelle blessure ? Tu ne t'en souviens même plus tant elle est profonde. On meurt seul, même entouré, c'est aussi cela, comme on vit seul quelle que soit l'illusion que l'on s'invente pour oublier cette réalité. Et quel est le plus gênant, de mourir ou de mourir seul ? C'est noué serré et difficile de décider de tel ou tel moment, d'un dénouement ; le fait de se répandre ainsi, de tant écrire, est-ce une recherche de dénouement ou au contraire repousser systématiquement celui-ci ? La fatigue, le découragement, la déception de vouloir reprendre ces textes de 2018 six ans plus tard. Tu voulais réduire, ne retenir qu'une phrase ou deux et tu rajoutes tout à coup mille mots. Qu'est-ce que tu ne comprends pas, refuses de comprendre dans le mot réduire ? Quelle force s'oppose à toute tentative de vouloir te raisonner, d'être raisonnable ? La peur d'un quelconque achèvement, tellement quelconque. Encore un peu d'orgueil ou de vanité sans doute et rien de plus."|couper{180}