janvier 2023
Carnets | janvier 2023
14 janvier 2023
St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme L’erreur est peut-être de croire qu’il faut d’abord pénétrer profondément une langue étrangère, la dominer, la maîtriser, pour traduire un texte dans cette langue. Cette idée m’obsède depuis des années. La plupart des écrivains que j’admire – ceux avec lesquels se nouent des affinités silencieuses – sont passés par la traduction pour vivre. Et moi, que faisais-je dans ma jeunesse pour gagner ma vie ? Des jobs pénibles, de ceux qu’on nomme "alimentaires" par commodité, mais qui ne nourrissent en vérité qu’une routine sans éclat. Je ne peux pas dire que les langues étrangères ne m’intéressaient pas. À chaque fois, elles m’attiraient comme un aimant. Mais leur apprentissage se heurtait à un mur : celui du préjugé, d’un présupposé tenace qui me murmurait qu’elles m’étaient inaccessibles. En latin, en allemand, ce fut la déclinaison. En mathématiques, ce furent les équations. Ces logiques précises, implacables, faisaient surgir en moi une sensation d’idiotie profonde. J’associais ces disciplines à des territoires interdits, inatteignables, comme certaines femmes ou certains hommes jadis : des fantasmes d’inaccessible étoile, à la Don Quichotte. Et dans cette quête d’un inaccessible, j’ai toujours oscillé entre fascination et répulsion. La précision, par exemple : je la rêve démesurée, presque tyrannique, au point qu’elle devient une abstraction inatteignable. Peut-être est-ce pour cela que je me suis toujours contenté de l’"à peu près". Pas par paresse, mais par instinct de survie. M’approcher trop près de cette précision que je vénère m’effraie, comme si je risquais de perdre quelque chose de moi-même en m’y abandonnant. Ce matin, en écrivant, une image inattendue surgit : la sodomie. Loufoque, à première vue, mais pas tant que cela. Ce tabou – cette frontière intime que je me suis toujours refusé à franchir pleinement – m’apparaît soudain comme une métaphore de mes blocages. La réserve avec laquelle je me tiens face à cet acte n’a rien à voir avec une quelconque morale ou une réticence culturelle. Elle est instinctive, viscérale. Une peur d’enfreindre une part sacrée, chez l’autre comme chez moi. Et cette peur, cette retenue, je la retrouve dans bien d’autres aspects de ma vie. Même si j’ai cédé parfois à certaines injonctions, je n’y ai jamais éprouvé de réel plaisir. Ce qui dominait, c’était une culpabilité troublante, une conscience aiguë de la transgression. Peut-être est-ce là l’origine d’une délicatesse ou d’une préciosité que je trouve en moi, à la fois anachronique et douteuse. Une forme d’hypocrisie, finalement. Car dans d’autres contextes, je ne peux nier avoir été un "entubeur". Pas dans l’acte, mais dans l’intention. Combien de fois ai-je manipulé, contourné, pour parvenir à mes fins ? Et combien de fois m’en suis-je excusé en invoquant le hasard, la providence ou l’inconscience ? Cette observation m’amène à une conclusion déstabilisante : ma cruauté – ou plutôt ce que je perçois comme ma cruauté – n’est peut-être qu’une erreur de traduction. Peut-être que le mot juste pour me définir serait "complètement con". Et cet aveu, aussi brutal soit-il, m’apporte un certain soulagement. Il me rapproche des autres, d’une manière inédite, bizarre mais indéniablement juste. Cette étrange plénitude me projette hors de moi-même, dans un ailleurs où je ne suis plus ni humain ni animal. Juste un escargot, ou un Baphomet. Une créature hybride, condamnée à errer entre deux états. Peut-être devrais-je embrasser cette étrangeté, m’y abandonner totalement. Devenir berger, par exemple, et voir si je m’entends mieux avec les chèvres qu’avec les humains. Ou peut-être curé, ce qui, sur ce plan, friserait le pléonasme.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
L’excitation
Le cru ne t'excite que par ce qu'il suggère, autant dire qu'il ne t'excite pas sans cela. Que c'est la suggestion la cible. Dis-moi des mots crus mais si ceux-ci tombent d'une bouche ouvrière, d'une bouche qui peine à gagner son pain, d'une absence d'éducation, d'une grossièreté , d'une tendre maladresse - ce qui n'arrive jamais dans la réalité, mais plutôt de personnes distinguées où plutôt qui s'évertuent à le paraître ,mais que tu soupçonnes être d'une vulgarité crasse, alors tu te réjouis aussitôt, tu t'excites d'apercevoir une terre promise, celle où enfin la fausseté tombe le masque, est à nue dans sa sauvagerie sa fragilité, sa vulnérabilité. Serait-elle ainsi enfin acceptable voire aimable ? Cette guerre contre la fausseté qui t'occupa une vie entière semblable à toutes les guerres. Aussi inutile, puéril qu'elles le furent, le sont, le seront toujours. Dis- moi bite chatte suce lèche encore enfonce plus fort plus loin encore défonce moi et aussi cul queue salope salaud chienne chien couilles — vide donc ton putain de sac que l'on puisse enfin respirer et baiser comme des bêtes -en éloignant de nous toute cette confiture de sentiments factices hypocrites. Évidemment que ça ne se fait pas, que ce sera toujours mal pris sauf si... sauf si quoi au fond le sais-tu toi-même ? l'amphibologie de la baise et du baiser ne t'auras jamais échappée, sauf que tu ne l'as jamais résolue vraiment que tu te tiens toujours dans l'entre-deux. Tu commentes des commentaires de commentaires. Et si tu as souvent pensé depuis cet entre-deux pouvoir te glisser au travers de la décision, l'éviter, tu t'es sûrement ainsi complètement égaré. Et donc ton problème avec le choix n'est rien d'autre qu'un reflet de l'excitation que crée cet entre-deux. l'excitation et le doute. Puis le manque d'étonnement au fil des années de constater la dépression causé par la moindre certitude. D'ailleurs en peinture ce qui t'excite c'est de ne pas savoir ce qui va arriver, tu tâtonnes, tu essaies d'attraper ton désir qui se défile aussitôt que tu penses le saisir, le résultat ne t'importe qu'à la façon d'une ejaculation et cette tristesse cette solitude qui l'accompagnent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
traduire
L'erreur est peut-être celle qui consiste à penser que pour traduire un texte d'une langue étrangère, tu dois d'abord pénétrer profondément dominer, maîtriser cette langue. C'est cette pensée qui t'obsède depuis des années. La plupart des écrivains que tu admires, avec lesquels se nouent des affinités silencieuses, sont pratiquement tous passés par la traduction pour vivre. Et toi que faisais-tu dans ta jeunesse pour gagner ta vie. Des jobs pénibles de ceux que l'on se plaît longtemps à nommer alimentaires. Non que tu n'y aies pas songé plusieurs fois en t'interrogeant sur Saint Jérôme de Stridon, Kafka, Borges, Sir Richard Burton, Vian, et tout récemment Francois Bon, mais tu les places évidemment sur un piédestal, ils sont des savants, des génies pour que toi tu te complaises dans ce personnage de pauvre type, de juif errant incapable de prendre racine en quoique ce soit. Et tu ne peux pas dire que les langues étrangères ne t'intéressent pas, à chaque fois tu fus aimanté par celles-ci. Mais le préjugé, le présupposé de départ fut souvent l'évocation d'une impossibilité chronique à en tirer profit autrement que pour essayer de communiquer avec les autres s'exprimant dans ces divers langages. Mais aussi en latin, et en allemand le problème de la déclinaison. Le même blocage qu'avec les mathématiques. Comme si la sensation d'être un idiot profond trouvait sa plénitude dans le surgissement d'un accusatif, d'un datif, d'une simple équation. Ensuite bien sûr l'effort à fournir, peser le pour et contre pour fournir cet effort d'aller étudier chaque mot comme autant de continent, de pays. Parce qu'évident que tu ne peux te contenter de l'à peu près comme excuse. Ce qui n'est pas la vérité. Tu t'es toujours contenté exactement de cet à peu près justement comme pour te tenir à bonne distance d'une précision dont tu rêves si exagérément qu'elle doit toujours être dans ta pensée inatteignable , inaccessible comme tes fantasmes envers certaines femmes ou hommes jadis, l'inaccessible étoile de Don Quichotte, et donc au bout du bout une répulsion viscérale envers la sodomie. Ce point de vue bien que loufoque quand il arrive ainsi, dans cette page d'écriture matinale ne l'est sûrement pas tant que ça. Sans doute est-ce justement là que pour toi la frontière de l'intime s'arrête nette. Et même si plusieurs fois on te pria, que tu t'exécutas, tu n'en éprouvas jamais aucun plaisir réel autre que celui d'une troublante culpabilité. La réserve dans laquelle tu te tiens toujours face au risque d'enfreindre une part sacrée de l'autre ou de toi, fut toujours plus forte que ce que considères comme un comportement animal Encore que ce n'est qu'une pure supputation, un cliché car tu ne vis jamais deux animaux en train d'effectuer cet acte. Il en résulte l'observation désagréable d'une délicatesse, d'une préciosité à la fois anachronique et en tous cas douteuse. Car le mot entuber surgit presque dans la foulée quand tu évites de prononcer l'autre, enculer. Donc une forme d'hypocrisie. Car tu fus un entubeur, tu ne peux le nier même si tu te réfugies encore dans le hasard, la providence ou l'inconscience. Et l'es encore certainement malgré l'absence totale de passage à l'acte désormais. Tu t'empêches d'entuber. Et peut-être qu'en allant ainsi contre ta nature si l'on veut beaucoup de blocages s'expliquent. Que ta cruauté finalement ne soit qu'une simple erreur de traduction. Le vrai terme est sans doute "complètement con". Et cet aveu que tu te fais à toi-même te soulage en même temps qu'il te rapproche du genre d'une façon inédite, bizarre mais juste, et là c'est indéniable, tu le sens. La plénitude soudaine de la sensation. Et qui t'expulse de toi-même. Ce qui implique que tu n'es pas humain, tu es seulement un escargot, ou un Baphomet. Tu peux encore réduire ta vie à ce simple choix. Ou devenir berger et voir si tu t'entends mieux sur la question avec les chèvres qu'avec n'importe qui d'autre sur cette terre. Ou curé car sur ce plan on frise le pléonasme.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
13 janvier 2023-4
vue du Bosphore dans les années 80 Sitôt que l’on parvient à Istanbul par la route, et surtout si l’on y arrive de nuit, rien ne semble distinguer la ville de n’importe quelle autre grande métropole européenne. Les néons, les autoroutes, le mouvement incessant des voitures : tout cela est familier. Mais le lendemain matin, en sortant d’un hôtel modeste du quartier de Beyazit pour aller boire un café, quelque chose commence à changer. Ce premier contact avec le marc dans la bouche, le goût épais du café turc, révèle un indice d’une singularité qui nous avait échappé dans l’obscurité de la nuit. La ville, peu à peu, s’impose à nos sens. Si, dès ce premier jour, on marche dans la vieille ville européenne en direction du Bosphore, et qu’on trouve le moyen de traverser le pont vers la partie asiatique, alors tout vacille. Les odeurs, les bruits, l’atmosphère : tout ébranle l’être. Ce vacillement est d’abord olfactif, un souffle d’épices et de vent marin qui s’entremêlent, mais il est aussi temporel. Sous les pas du visiteur s’ouvre une béance : celle du temps. On cherche des repères, des souvenirs scolaires, des images sorties des manuels d’histoire. On s’accroche à des clichés poussiéreux pour expliquer, pour justifier cette sensation étrange d’être arraché à son époque et projeté dans une vision d’un Moyen-Âge bigarré, presque caricatural. Mais ce Moyen-Âge n’existe pas. C’est une invention, un prisme occidental, une projection de l’esprit moderne. Je le savais déjà, mais c’est en regardant ce matin les visages des jeunes pendus en Iran, sur Twitter, que cette idée m’est revenue avec une violence particulière. Ces jeunes gens – pendus par le régime en place – avaient mon âge à une autre époque. Je revois les visages de mes amis d’autrefois. Ces visages de jeunes Iraniens que j’avais croisés lors de mes voyages, à une époque où leur pays avait encore un goût de modernité. Ceux-là même qui m’avaient accueilli dans leur maison en échange d’un simple geste : leur faire écouter quelques chansons dans le bus qui quittait la gare routière d’Istanbul. Et je repense au Moyen-Âge que j’imaginais alors, en traversant la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Inde et la Chine. Ces pays que je taguais naïvement avec mon regard occidental comme "archaïques", "barbares". J’ignorais alors – ou refusais de voir – combien ces civilisations avaient été florissantes, ouvertes, lumineuses. Elles avaient connu des âges d’or bien avant que l’Europe n’émerge de son propre Moyen-Âge. Mais ce prisme déformant, cette idée de "Moyen-Âge" que je trimballais, qu’étais-je allé y chercher ? Était-ce une forme de condescendance ? Ou le besoin de me rassurer sur ma propre modernité, ma propre appartenance à un monde que je pensais "éclairé" ? Aujourd’hui, en relisant ces souvenirs, je comprends que ce que je voyais alors comme une barbarie étrangère n’était rien d’autre que mon ignorance. Les éléments comparatifs sur lesquels je m’appuyais pour juger ces cultures me font aujourd’hui défaut. Non parce que ces cultures ont changé, mais parce que moi, je doute désormais de tout. La barbarie, la bêtise, l’ignorance : elles ne sont pas là-bas. Elles sont partout, elles ont contaminé ce à quoi je croyais. Les valeurs en lesquelles je me réfugiais semblent s’évanouir. Et ce qui reste, c’est une sensation de solitude. Une solitude au cœur d’un Moyen-Âge inédit. Ce Moyen-Âge moderne n’a pas de châteaux ni de chevaliers. Mais il a des pendaisons, des injustices, et des valeurs qui vacillent comme une flamme de chandelle, prête à s’éteindre. Et cette flamme, j’ai peur qu’elle disparaisse si, par mégarde, je détourne les yeux.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
13 janvier 2023-3
maison en Calabre A tutto ciò che la sfortuna è buona. À toute chose, malheur est bon. Le vieil homme édenté ressasse cette phrase à voix haute, comme un mantra. Sec comme une figue sans jus ni chair, il reste assis là presque toute la journée, dans la pénombre d’un recoin qu’il ne quitte que pour se rendre à la sieste. Il regarde passer les saisons depuis toujours. De temps en temps, il ajoute, en haussant les épaules : « Non sappiamo più cosa pensare. On ne sait plus quoi penser. » Puis il rit, et son regard s’illumine d’une jeunesse incongrue, un regard d’enfant perdu au milieu d’un océan de rides. Ce coin reculé de la Calabre semblait hors du temps, et sa sagesse ironique, un peu intemporelle. Nous venions d’arriver, mon épouse et moi, dans une petite bicoque louée grâce à une annonce parue dans un journal local de Lyon. Les photographies prometteuses, le désir d’explorer un endroit inconnu pour les vacances, et surtout le prix modique avaient suffi à nous lancer dans un périple autoroutier de plusieurs milliers de kilomètres. La Mégane, fatiguée mais fidèle, avait tenu bon malgré les longues heures de route. Nous avions pris notre temps, flâné de ville en ville, traversé rapidement le nord de l’Italie pour atteindre enfin le sud. Avant la Calabre, une halte marquante : Naples et la baie d’Amalfi. Je voulais retrouver certains lieux magiques de mon adolescence, des endroits où j’avais découvert, le temps d’un été, à la fois le goût incomparable de la pizza et les premiers émois provoqués par le grain doux des peaux mates et les regards sombres des ragazze. Mon épouse, toujours curieuse de remonter aux sources de mes récits, n’y voyait pas d’inconvénient. Nous nous lançâmes donc à la recherche du vieil hôtel de Meta di Sorrento, l’Arencetto, et de cette fameuse pizzeria. Contre toute attente, nous retrouvâmes l’hôtel. Il était fermé. Quant à la pizzeria, après un labyrinthe de ruelles écrasées de lumière et d’ombre, elle apparut enfin. Aussitôt, je ressentis une sensation étrange et désagréable : le lieu semblait rétréci, rapetissé par les années. Les couches de souvenirs, de fantasmes, de rêves patiemment accumulées s’évanouirent d’un coup, laissant place à un squelette desséché. Ce fut une confrontation brutale avec la réalité. La salle était quasi déserte, et la pâte avait un goût de carton. Nous en rîmes en quittant Sorrente, le plein fait à une station-service. Nous étions bel et bien en vacances. Le temps était splendide, et nous avions ce luxe précieux : du temps infini devant nous. Puis vint la petite maison calabraise. Là encore, la réalité déçut. Tout était vieillot, délabré. Ce qui, sur les photographies, paraissait charmant et pittoresque s’avéra triste et poussiéreux. En faisant le tour des pièces, mon épouse laissa éclater sa colère : « Tu trouves toujours des excuses à tout le monde, mais là, tu vas quand même reconnaître qu’on s’est fait avoir, non ? » Pour une fois, je dus lui donner raison. Nous avions nourri tant d’attentes autour de ce voyage, espérant échapper au marasme ambiant, que cette déception paraissait encore plus cruelle. C’est alors que me revint à l’esprit le livre que j’avais lu quelques semaines avant notre départ : Une maison en Calabre de Georges Haldas. J’avais été stupéfié par la manière dont son narrateur décrivait, avec un mélange de désillusion et de tendresse, une expérience semblable à la nôtre. Comme lui, nous avions été attirés par l’idée d’un refuge parfait, et comme lui, nous nous retrouvions face à une réalité bancale, loin de nos attentes. J’aurais voulu partager cette coïncidence avec mon épouse, lui dire que nous étions en train de vivre presque exactement la même chose que dans ce livre. Mais la mine sombre qu’elle affichait me dissuada d’en parler sur le moment. Face à cette impasse, nous décidâmes de nous baigner. À deux pas, un petit chemin bordé de figuiers menait à une plage extraordinaire, absolument déserte. Pas une âme, comme si les habitants du village ignoraient jusqu’à son existence. Au loin, de l’autre côté du bras de mer qui sépare la Calabre de la Sicile, l’Etna domine l’horizon. Grosse masse d’un bleu sombre, il exhalait ce jour là de grandes volutes blanches. Le spectacle était saisissant. Ce moment suspendu face à la puissance brute de la nature chassa tout ressentiment. Le lendemain, nous quittâmes la Calabre de bonne heure, embarquant sur un bac pour rejoindre la Sicile. En Calabre, il nous avait été impossible d’accuser qui que ce soit de notre déception. Pas la propriétaire, une petite dame cordiale qui nous avait reçus dans sa maison proprette près de Lyon. Pas la maison elle-même, qui n’était rien d’autre que ce qu’elle était. Pas même notre naïveté. La Calabre nous avait confrontés au fameux principe de réalité, celui qui, tôt ou tard, vous casse les dents. Nous avions fui, comme on échappe à une leçon trop dure à entendre, préférant nous réfugier dans l’illusion d’un rêve. En Sicile, les souvenirs revinrent. Une sortie d’autoroute réveilla des images d’un village de pêcheurs, Sferra di Cavello. Je revis un camping où je passais mes journées à transpirer sous une tente Trigano, regardant de loin un hôtel cinq étoiles surplombant la mer. Cette fois, la crise économique avait laissé l’hôtel vide, et nous trouvâmes une chambre lumineuse à un prix modique. Là encore, je ne savais pas trop quoi en penser. Était-ce un hasard ou un clin d’œil du destin ? Peut-être qu’effectivement, comme le disait le vieil homme en Calabre, à toute chose, malheur est bon.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
13 janvier 2023-2
bonjour-monsieur-courbet Le corps est déjà si difficile à mouvoir que lui ajouter le poids de valises, fussent-elles à roulettes, de malles avec leurs armées de porteurs, toute cette logistique accompagnant une volonté de confort dans un déplacement, un voyage, paraît ridicule, voire totalement erroné. C’est une évidence que l’on découvre assez vite : ce poids supplémentaire, visible ou invisible, freine autant l’élan que la pensée. Ensuite, la question du choix surgit, accompagnée du doute sur la manière dont on a décidé de voyager. Comme si ce confort, ce "boulet attaché au pied", imposait sa logique, et qu’on ne savait plus si c’était lui qui dirigeait le voyage ou nous. Mais n’ayant jamais eu, par ta naissance, ton éducation, et surtout ta volonté viscérale à leur résister, le goût du luxe, tu as très tôt appris à voyager léger. Plutôt que de t’encombrer de choses lourdes à transporter, tu as préféré l’usage du sac-tube, du petit sac à dos, de la besace. Des objets à la fois utiles et symboliques, que tu pourrais presque qualifier d’outils de survie. Ce choix, bien sûr, t’obligeait à tirer un trait sur quantité d’objets rangés dans le domaine de l’indispensable pour la plupart des gens. Pas de manteaux chauds "au cas où", pas de chaussures de rechange, pas de trousses de premiers secours que l’on remplit souvent pour se rassurer davantage que pour en faire usage. Ces absences, loin de te frustrer, devenaient presque une affirmation : partir avec moins, c’était te charger de toi-même, uniquement. Même lorsque tu as cessé de voyager, réduisant tes déplacements au strict minimum imposé par la contingence, cette habitude de voyager léger ne t’a jamais quitté. Pourtant, aujourd’hui, en examinant la scène de ton quotidien, un doute s’invite. Une sorte de contradiction entre ce que tu crois être et ce que tu es vraiment. Tu te dis : si léger penses-tu être dans cet instant, il est probable que tu te leurres. Ce toit au-dessus de ta tête, ces meubles, dont certains prennent la poussière dans la cave ou le grenier, ces milliers de livres que tu ne relis presque plus, mais qui forment autour de toi une bibliothèque monumentale, comme un rempart de papier. Et la liste pourrait s’allonger : une vieille lampe bancale qui n’a pas été allumée depuis des années mais dont tu ne peux te séparer, des souvenirs entassés dans des boîtes qui n’ont pas été ouvertes depuis ta dernière "grande" tentative de tri. N’es-tu pas finalement devenu l’habitant d’un musée du superflu ? Une sorte de conservateur de tout ce que tu voulais fuir autrefois. Il en résulte parfois des envies effrayantes. Des élans presque sauvages, que tu chasses aussitôt de ton esprit de peur qu’ils ne t’incitent, comme jadis, à les suivre. Par exemple, cette envie de reprendre ce vieux sac-tube. De prendre un train pour atteindre la mer, un port pour rejoindre un autre continent, t’y perdre. Devenir mendiant dans une rue d’une ville quelconque, et, depuis ce point de vue retrouvé, exercer ton attention au monde. Observer le grouillement des passants, laisser ton regard se cogner à la vitrine d’un café, suivre la lente trajectoire d’un enfant courant après un ballon, être ébranlé par cette splendeur et cette misère mêlées. Mais, bien sûr, tu t’inventes une raison, ou plutôt une excuse : le sac-tube comme les pieds en sang ne sont que des métaphores. Voyager ainsi n’est plus une option. Ce serait puéril, peut-être même lâche. La vérité, c’est que le seul bagage nécessaire, celui qui ne te quitte jamais, n’est rien d’autre que l’attention. L’attention. Ce mot presque banal, pourtant si vaste qu’il semble toujours te glisser entre les doigts quand tu veux le cerner. De quoi aurais-tu besoin à part elle ? Elle seule te permet de voyager, même dans ton immobilité. En quoi consiste-t-elle ? Ce n’est pas juste une question de regarder ou d’écouter, mais d’habiter pleinement ce que tu perçois, jusqu’à en effacer tes propres contours. L’attention te pousse à remarquer la lumière particulière d’un matin d’hiver, la façon dont elle dessine sur le mur une cartographie éphémère avec les ombres des objets. Elle te fait t’arrêter sur des détails insignifiants, comme les craquelures d’un mur ou la courbe d’une cuillère laissée sur la table. Elle te rappelle que tout est là, vivant, même dans ce que tu croyais figé ou mort. C’est l’attention qui transforme le voyage en acte de présence. Elle est le tamis qui, dans le flot incessant du quotidien, permet de chercher l’or de la rivière. Même ici, dans cette pièce où tu es resté immobile si longtemps, elle déplace les frontières du monde. Tu peux la cultiver, non comme une discipline rigide, mais comme un souffle, un relâchement, un élan intérieur. Et c’est peut-être là que réside ton paradoxe. Toi qui as si souvent rêvé d’errance et d’horizons lointains, c’est dans cette immobilité que tu as appris à voyager. Tu te rappelles que voyager léger ne signifie pas fuir ou rejeter tout ce que l’on possède, mais simplement porter en soi le poids d’une vie, aussi légère ou lourde soit-elle, avec lucidité et humour. Voilà ce qui compte : ne pas se prendre trop au sérieux, car après tout, comme tu le dis souvent, le seul vrai luxe dans cette existence, c’est peut-être de voyager avec rien d’autre que l’attention et une bonne dose de second degré.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
13 janvier 2023
propagande vintage https://prisonniers-de-guerre.fr/indexstooo/ Les affiches de voyages contiennent tant d’images attendues inconsciemment que l’œil les repousse aussitôt qu’il les voit. Il glisse, s’évade dans une périphérie proche, immédiate désormais, fuit ces images pour se réfugier sur le crépi d’un mur, une fissure, une tache de ciment, un papier gras, un mégot roulant au sol. Dérapage d’un œil effrayé, dégoûté. Un œil qui ne voudrait plus jamais voir ce qu’il a déjà tant vu. Et l’accompagne, ou le pousse, une urgence à se réfugier, à rejoindre, même si elle est âpre, rugueuse, la sécurité de ce que tu nommes la réalité. Ce concept de voyage, qui utilise tous les codes de la séduction pour t’embobiner, t’est devenu insupportable. Peut-être parce qu’autrefois tu fus si bon public. Tu t’égarais dans la rêverie de devenir tel ou tel autre voyageur, mais tu n’étais pas toi. Tu poussais la bêtise vers ce qu’elle peut cacher de plus ultime, de plus ridicule ou tragique : le fait d’être à ce point idiot d’aller jusqu’au bout. Réaliser des fantasmes qui, en outre, ne t’appartiennent pas, mais relèvent d’une illusion collective, c’est justement ce qu’il ne faut jamais faire. Tout désir s’y épuise et sombre dans l’ennui. C’est ainsi qu’on s’imagine toujours en vie, alors qu’en réalité, on se retrouve sonné par la rapidité avec laquelle on a passé le temps, la frontière. Et soudain, la flamme est soufflée. On parvient au pays des morts. Voilà ce qui ne va pas avec les affiches de voyage : elles te rappellent toutes que tu es mort. Et cela aussi pourrait t’attrister, si tu ne conservais pas malgré tout un peu d’humour. Car tout compte fait, cette mort n’est pas si terrible. Parfois, tu n’es pas loin d’accepter qu’elle soit même plus intéressante à vivre que n’importe quelle autre vie vécue autrefois.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Voyage au Moyen-Age.
illustration : le bosphore dans les années 80 Sitôt que l'on parvient à Istanbul par la route et si l'on y arrive de nuit on ne constate pas de différence notoire avec n'importe quelle autre ville d'Europe. Mais le lendemain, sortir d'un hotel modeste du quartier Beyazit, au petit matin pour aller boire un café et se retrouver soudain avec du marc dans la bouche sera un premier indice d'une singularité qui nous aura échappée. Et si dès ce tout premier jour dans l'ex Constantinople, la très ancienne Byzance, on s'avise de marcher dans la ville européenne vers le détroit du Bosphore, qu'on trouve un moyen pour traverser le pont qui mène à la ville asiatique alors, c'est certain, ce vacillement des sens qui parvient à l'être en premier par l'olfatique, l'ébranle en même temps que l'époque dans laquelle il croyait se voir voyageant. Une béance s'ouvre alors sous les pieds du visiteur ou du touriste, celle du temps et on cherchera alors bien sûr appui sur des clichés vieillots, tout droit sortis des manuels scolaires, des livres d'histoire pour s' évoquer en tentant de s'expliquer de se rassurer ce surgissement d'un Moyen-age farfelu, d'une vue d'esprit produite par les modernes. En regardant ce matin sur Twitter les visages des jeunes gens pendus par les sbires de Téhéran, je voyais le visages de mes amis d'autrefois. Et c'était des jeunes gens qui avaient juste eu le temps de goûter à notre époque dite moderne, au temps du Shah, pour replonger dans le même cliché du Moyen-age que déjà j'inventais. Des bouchers qui m'avaient accueilli dans leur maison en échange seulement de quelques chansons que je leur avais permises d'écouter dans le bus quittant la gare routière d'Istambul justement. Et c'est étrange de comparer l'idée que je me fis du moyen-âge en traversant la Turquie, puis l'Iran, Le Pakistan, L' Inde et la Chine, tous ces pays taggés par mon point de vue occidental et soi-disant moderne civilisé, puis de constater à quel point les cultures les civilisations de ces pays furent dans d'autres temps florissantes et ouvertes, d'une richesse tant sur le plan économique qu'humain. Quelle idée de Moyen-Age avais-tu en ce temps là que tu ne puisses désormais la retrouver une vie après. Et si tu ne peux la retrouver sans doute est-ce parce que tu manques désormais de confiance dans les éléments comparatifs qui autrefois t'aidaient à la fabriquer. Le fait que la barbarie, la bêtise, l'ignorance aient souillé tant de valeurs auxquelles tu croyais jadis et que tu vois s'évanouir aujourd'hui y est certainement pour beaucoup. Non pas qu'en toi elles eussent disparues, ce n'est pas cela, c'est plus une sensation de se retrouver seul soudain dans la nuit d'un moyen-âge inédit, de songer à ces valeurs comme on songe à la flamme vacillante d'une chandelle qui tremble et menace de s'éteindre complètement si par mégarde on n'y accorde plus d'attention.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Une maison en Calabre
A tutto ciò che la sfortuna è buona "A toute chose malheur est bon » ressasse à voix haute un vieil homme édenté. Sec comme une figue sans jus ni chair, on peut le voir assit là presque toute la journée sur sa chaise, dans la pénombre du recoin qu’il ne quitte que pour se rendre à la sieste. Il regarde passer la saison depuis toujours. Et puis il ajoute de temps en temps tout en haussant les épaules : non sappiamo più cosa pensare On ne sait plus quoi penser. Puis il se met à rire. son regard retrouve l’éclat de la jeunesse, un regard d’enfant au beau milieu d’un océan de rides, dans ce coin perdu du monde, au fin fond de la Calabre. Nous venons de nous installer ici depuis quelques jours mon épouse et moi dans une petite bicoque grace à une annonce dans un journal local de Lyon. Les photographies magnifiques que nous avons consultées, le désir d’aller explorer ce recoin inconnu du monde pour les vacances, tout cela, et surtout le prix modique de la location, nous a encouragé à effectuer un périple autoroutier de quelques milliers de kilomètres achevant d’épuiser la Mégane que nous possédons encore à cette époque. Nous avions flâné cependant. De petites haltes de ville en ville. Et surtout, nous avions traversé rapidement le nord de l'Italie pour atteindre enfin le sud. Je voulais profiter de l’occasion pour retrouver Naples, et la baie d’Amalfi. Dans l'espoir naïf d'y retrouver certains lieux magiques où, durant tout un été de mon adolescence j’avais découvert pour la première fois le gout de la pizza. Mais aussi les premiers émois vertigineux provoqués par le grain doux des peaux mates, les regards sombres des belles ragazzi. Et bien sur, absolument, mon épouse -toujours curieuse de remonter aux sources de mes innombrables récits, de mes histoires abracadabrantes- n’avait pas dit non. Cela m'avait encouragé à produire un effort de mémoire notoire pour retrouver le chemin de ce vieil hôtel de Meta di Sorrento, l'hôtel Arencetto. Après avoir réussi je ne sais comment à retrouver l’hôtel, qui était fermé il ne me fut pas tant difficile de retrouver le chemin tortueux de la pizzeria, la toute première de ma vie. Et bien sûr, en chemin, de tenter de faire saliver ma compagne avec force qualificatifs extraordinaires pour évoquer la meilleure pizza du monde. C’était la meilleure car c’était la première m’avait-t'elle dit pour tenter d’atténuer la déception que je ne manquerais certainement pas d’éprouver. mais qu'à cela ne tienne, la curiosité et le désir de tester la précision du sens de l'orientation, une fierté masculine s'il en est, ne me fit pas pas lâcher l'objectif. Au bout d’un trajet compliqué parmi les ruelles écrasées de lumières et d’ombres nous la découvrîmes enfin. Aussitôt que je vis la bâtisse j'éprouvais cette sensation mi bizarre mi désagréable que l’on éprouve à revisiter le passé. C'était comme si les années l'avaient rabougrie, tassée rapetissée rendue quelconque cette pizzeria. Comme si soudain tous les rêves, tous les fantasmes qu’on lui avait adjoint par couches de mémoire successives et avec une louche opiniâtreté, au cours du temps s’évanouissaient d’un seul coup pour ne plus laisser place qu’à un squelette desséché. Un tas de ruines de cendres et d'os. Effectivement cela n’avait plus rien à voir avec cette première fois. La salle était quasi déserte, et la pâte avait un je ne sais quoi de familier avec le sale gout du carton. Pour autant, nous étions bel et bien en vacances, il faisait un temps splendide, nous avions ce temps infini devant nous, nous fîmes le plein à une station service à la sortie de Sorrente puis repartîmes en riant. La petite maison n’avait, elle aussi, rien à voir avec les photographies prometteuses que nous avions admirées. Tout était délabré, vieillot, et nous ne mimes pas longtemps à comprendre que nous nous étions fait bernés. Comme à l’habitude j’essayais de trouver à la deception des circonstances atténuantes, de très vagues excuses à la propriétaire, une petite dame entre deux âges qui nous avait reçus vraiment cordialement dans les monts du lyonnais, dans sa résidence principale, une maison charmante et proprette avec un café à réveiller les morts et des petits gâteaux faits maison. Mais tu es vraiment incorrigible m’avait lancé mon épouse après avoir fait rapidement le tour des pièces et de notre désillusion. Tu trouves toujours un tas d’excuses à tout le monde. Ce fut la première fois que je la vis râler vraiment pour de bon. Cela faisait des mois que nous chérissions ce projet de voyage. Principalement je crois pour traverser le marasme qui s’était abattu sur le monde en général et sur nos finances en particulier. Elle en voulait pour son argent, c’est humain. Et je ne trouvais pas d’autre solution que d’afficher un air penaud. Il fallut que je me retienne d'en plaisanter tout haut et d'évoquer ce concours de circonstances cocasses. Celui qui m’avait mis entre les mains, quelques semaines plus tôt, un bouquin de Georges Haldas, une maison en Calabre et dont le sujet traitait de notre expérience actuelle, cette déception. Mais la mine sombre de mon épouse, sa tristesse, me firent vite faire machine arrière. On ne savait plus vraiment quoi en penser. Et c’est exactement à partir de ce constat, de cette impasse que nous avons été nous baigner. A deux pas de là, une fois le petit chemin bordé de figuiers traversé, s’étendait une plage extraordinaire, absolument déserte. A croire que personne dans ce village n’avait l’idée saugrenue de se rendre là pour se dorer la pilule et se baigner. C’était d’autant plus étrange que par delà le bras de mer qui sépare Reggio di Calabre de la Sicile on peut apercevoir l’Etna, grosse masse d’un bleu sombre duquel de grosses fumées blanches s’échappent. Un spectacle majestueux. Je me souviens encore de ce peu que l'on éprouve d' être soudain face à cette formidable puissance de la nature, un volcan qui fume C’est ainsi que le lendemain matin nous partîmes de très bonne heure pour prendre le bac qui nous emportait vers la Sicile. La Calabre nous laissait un gout amer sans que nous ne puissions véritablement accuser la propriétaire, ni la maison elle-même, ni même notre naïveté. C’était comme ça voilà tout. Cette bicoque décevante, ce village décevant, ce moment décevant des vacances, tout cela était comme le fameux principe de réalité sur lequel on doit se casser à un moment l'autre et de façon inéluctable, les dents. Nous n'avions pas d'autre envie que de rejoindre le rêve, d'échapper au réel sordide, de fuir la Calabre perçue ainsi de notre point de vue de vacanciers. En Sicile il ne fallut pas longtemps pour qu'un flot de souvenirs attaché à une autre période de ma vie d'errances me revienne. Nous mîmes le cap en gros vers Palerme mais soudain je reconnus une sortie sur l'autoroute qui menait vers ce petit village de pêcheurs, Sferra di Cavello, des images d'un autre hôtel resurgissaient tout à coup- un hôtel cinq étoiles où je n'ai jamais dormi puisque je le voyais de loin surplombant le front de mer allongé devant une tente Trigano à la fin d'une journée torride et vide, depuis le camping en retrait du village. Par chance, avec la crise, l'hôtel était vide et nous trouvâmes une grande chambre lumineuse pour un prix tout à fait modique. Et, encore aujourd'hui où j'écris ces lignes, difficile de comprendre le sens de tout cela, de savoir vraiment quoi en penser. Peut-être qu'effectivement comme disait ce vieux en Calabre assit sur son banc, à toute chose malheur est bon.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
voyager léger.
Le corps est déjà si difficile à mouvoir que lui ajouter le poids de valises fussent-t'elles à roulettes, de malles, avec leurs armées de porteurs, toute cette logistique qui accompagne une volonté de confort dans un déplacement, un voyage, est un peu ridicule, voire totalement erroné. On s'en aperçoit assez vite. Ensuite la question du choix surgit avec le doute sur la façon qu'on aura prise de voyager, comme envers ce boulet attaché au pied, le confort justement. Mais n'ayant jamais eut, par ta naissance, ton éducation, surtout ta volonté viscérale à leur résister, le goût du luxe, très tôt tu as naturellement appris à voyager léger. Plus que de t'embarrasser de choses lourdes à trimballer, tu as préféré l'usage du sac tube, du petit sac à dos, de la besace. Ce qui naturellement nécessitait de tirer un trait ou exigeait de tracer une croix sur quantité d'objets rangés dans le domaine de l'indispensable pour la plupart des personnes qui t'entouraient. Et même quand tu ne voyageas plus, que tu réduisis tes déplacements au strict minimum qu'impose la contingence, l'habitude de voyager léger, dans l'instant même, ne t'as plus quitté. En y repensant aujourd'hui tu ne sais pas s'il faut s'en réjouir ou s'en plaindre, et c'est probablement un doute salvateur que de ruminer ce genre de considération. Sans ce doute que ferais-tu donc de cette matinée qui commence si bien, trop bien. Une matinée où tu pourrais simplement éprouver le plaisir d'être en vie, et surtout d'effectuer comme un propriétaire terrien l'inventaire de tes biens pour continuer à t'en convaincre. Car si léger penses-tu toujours te tenir dans cet instant il est plus que probable que tu te leurres. Et que tu ne vives que par la procuration d'une vie autrefois vécue et achevée. Examine avec attention tout ce qui t'entoure, ce qu'au bout du compte tu as fini peu ou prou par amasser. Ce toit au dessus de ta tête, tous ces meubles dont une partie prennent la poussière, dans la cave ou le grenier, ces milliers de livres que tu ne relis presque plus désormais, et tu pourrais continuer à vouloir dresser la liste du superflu d'autrefois que tu t'apercevrais que tu vis désormais au cœur même de celui-ci. Il en résulte parfois des envies effrayantes, que tu chasses de ton esprit de peur qu'elles ne t'incitent comme jadis furieusement à les suivre. Par exemple cette envie de reprendre ce vieux sac tube, un train pour atteindre la mer, un port pour rejoindre un autre continent, t'y perdre, devenir mendiant dans une rue d'une ville quelconque et depuis ce point de vue retrouvé, exercer ton attention au monde, à son grouillement, être ébranlé encore par sa splendeur et sa misère. Mais bien sûr tu t'inventes à la hâte une raison , le sac-tube comme les pieds en sang ne sont que des métaphores pour voyager même dans ta propre immobilité. Le seul bagage nécessaire, celui qui ne te quitte jamais n'est rien d'autre que l'attention, de quoi aurais-tu besoin à part elle.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Les affiches de voyages
Les affiches de voyages contiennent tant d'images attendues inconsciemment que l'œil les repousse aussitôt qu'il les voit. Il glisse, s'évade, dans une périphérie proche immediate désormais, les fuit pour se réfugier sur le crépis d'un mur, une fissure, une tâche de ciment, un papier gras , un mégot roulant au sol. Dérapage de l'œil effrayé, dégouté. un œil qui ne voudrait plus jamais voir ce qu'il a déjà tant vu. Et l'accompagne, ou le pousse, une urgence à se réfugier, à rejoindre, même si elle est âpre, rugueuse, la sécurité de ce que tu nommes la réalité. Ce concept de voyage utilisant tous les codes de la séduction pour t'embobiner t'es devenu insupportable. Et peut-être est-ce parce qu'autrefois tu fus si bon public, que tu t'égarais dans la rêverie de devenir tel ou tel autre voyageur, mais n'était pas toi, que tu poussais la bêtise vers ce qu'elle peut celer de plus ultime, de plus ridicule ou tragique. Le fait d'être à ce point idiot d'aller jusqu'au bout. De réaliser des fantasmes qui en outre ne t'appartiennent pas, mais plus à une illusion collective, c'est justement ce qu'il ne faut pas, jamais faire. Tout désir s'y épuise et sombre dans l'ennui, et c'est ainsi qu'on s'imagine toujours en vie mais qu'en vrai on se retrouve sonné par la rapidité avec quoi on a passé le temps la frontière.Et soudain la flamme est soufflée, on parvient au pays des morts. Voilà ce qui ne va pas avec les affiches de voyage, les affiches de voyages te rappellent toutes que tu es mort. Et cela aussi pourrait t'attrister si tu ne conservais pas malgré tout un peu d'humour. Car tout compte fait, cette mort n'est pas si terrible, et parfois tu n'es pas loin d'accepter le fait qu'elle soit plus intéressante à vivre que n'importe quelle autre vie vécue autrefois.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
12 janvier 2023
La tentation de saint-Antoine par Dali La familiarité que tu auras construite avec les mots est le résultat d’une urgence qui t’a contraint, durant la première partie de ta vie, à devenir un être parlé plutôt qu’un être parlant. Une familiarité de surface qui t’aura surtout aidé à te débarrasser d’une parole, ayant compris que la plupart du temps, seuls quelques mots-clés étaient entendus lorsque tu t’exprimais. L’objet de cette parole que tu pourrais nommer fonctionnelle était d’indiquer un certain nombre d’objectifs et de te positionner, toi ou autrui, comme un sujet se dirigeant vers l’un d’eux. Cela était censé rassurer ton entourage. En revanche, s’interroger sur l’origine de tous ces mots, de tous ces objets, personne ne trouvait cela utile. C’était perçu comme une perte de temps, vite classée dans une catégorie péjorative : l’intellectuelle. À l’école, peu d’émulation non plus, ni de la part de tes instituteurs, maîtresses et professeurs, ni des élèves. Il y avait un programme scolaire à suivre pour atteindre des objectifs, à l’aide de moyennes pondérées. Des classes surchargées et, parfois, un manque d’enthousiasme flagrant pour toute notion de transmission se répercutait sur sa réception. Un essoufflement, une fatigue, un dégoût palpable des deux côtés, semble-t-il. Et très tôt, tu t’es révolté, de façon inconsciente, contre ce type d’enseignement. Tu t’es arc-bouté pour ne pas y pénétrer, pour refuser d’être englouti par ce que tu percevais déjà comme une pensée formatée, une pensée unique, une pensée vide. Et surtout contre l’autorité qui cherchait à te l’imposer. L’enseignement comme antichambre de l’usine, du bureau, de l’armée. Destiné à fabriquer des morts convenables, que tout rouleau compresseur pourrait laminer sans difficulté particulière : des ouvriers, soldats, employés, citoyens, dont la seule qualité requise était la docilité. L’enseignement comme préambule à la fosse commune où l’on enfouirait tous ces anonymes ayant atteint l’objectif attendu d’eux : travailler, faire des enfants, maintenir l’approvisionnement de l’espèce, consommer. Tout cela avec un minimum de vagues. D’une certaine manière, tu fus aussi prisonnier ou esclave qu’un juif en Égypte sous Pharaon. Donc pas étonnant qu’à un moment ou à un autre, la notion d’exode ou de désert t’ait servi de recours. Mais comment as-tu compris, intuitivement, l’étymologie de ces mots ? Voilà une énigme. Car c’est le mot liberté qui s’est immédiatement présenté à toi en tant que synonyme, quand tu convoquais ces mots. Ainsi, l’exode et l’errance ont pénétré en toi autrement que sous la forme commune d’une malédiction. Ce fut bien des années plus tard que te parvinrent les signes avant-coureurs, les prémices d’une explication. D’une part, en étudiant ton histoire familiale – notamment la branche maternelle – et ce soupçon de plus en plus insistant d’y découvrir un secret. Une judéité, probablement, si inavouable pour celles et ceux qui durent la taire qu’aucun indice ne te fut jamais livré. D’autre part, l’étude des mots, vers lesquels tu fus irrépressiblement attiré. Ce voyage intérieur, que tu entrepris comme poussé par une destinée étrange, d’abord en toute inconscience, peut maintenant être retracé dans ses étapes majeures et mineures. Jusqu’à la découverte récente d’un élément en apparence bénin et pourtant extraordinaire : le CMS Spip, à travers l’étude d’un site internet non moins bénin qu’extraordinaire, le Tiers Livre. Si tu déclares ces deux termes, bénin et extraordinaire, c’est parce qu’ils semblent expliquer un mouvement récurrent dans ton existence : voir un objet, imaginer savoir ce qu’il est au premier abord, puis, en creusant, laisser surgir l’extraordinaire derrière l’apparente banalité. Rien de magique ou de fantastique, mais un extraordinaire comme extraction. Extraction d’un point de vue où tu te tiens habituellement figé, oppressé, exténué. Un extraordinaire semblable à une respiration, à un second souffle. Quand tu observes l’architecture de ce site, c’est toute une pensée qui soudain se retourne sur elle-même. L’horizontalité que tu y découvres est ce désert qui t’accueille : une vaste étendue fertile, un vert pâturage. Tu pourrais y faire paître ton troupeau toute une vie sans en épuiser les richesses. Qui s’attendrait à ce que le désert ne soit pas toujours sec comme celui du Sahara ? Quelqu’un qui ne serait pas borné, ni victime d’une pensée formatée. Quelqu’un qui se serait rendu dans le Sinaï et serait tombé à la renverse en y trouvant des animaux, des plantes, de la verdure, de l’eau. Quelqu’un qui se serait penché sur l’étymologie des mots, sur leurs occurrences, leurs histoires. Tout cela, tu l’auras fait en toute inconscience, sans but véritable, dans un égarement et une solitude incroyables. Et, en y réfléchissant maintenant, tu te souviens, presque fortuitement, que la racine hébraïque du mot désert est, étrangement, la même que celle des mots pâturage et parole.|couper{180}