décembre 2021
Carnets | décembre 2021
Remonter à la source de l’intention
La notion de maïeutique est-t 'elle encore d'actualité dans ce monde où le savoir semble posé toujours face à l'ignorance ? Le savoir en tant que pouvoir, précisa t'il. Je piochais dans mon paquet de Lucky en toute hâte car je sentais que je n'étais pas encore tout à fait tiré d'affaire. Que la matinée allait certainement être beaucoup plus longue que prévue. En allumant ma cigarette et en expulsant la fumée par la fenêtre ouverte du bureau, je jetais un regard en coin vers les hlm en contrebas, vers les parkings qui les cernaient, je cherchais un espace vert où l'œil puisse se reposer, mais comme c'était un jour d'hiver je ne vis que grisaille jusqu'à l'horizon. Bill était sympa, il m'avait embauché pour monter une étude de marché à propos de synthétiseurs pour une grande marque. Sa faiblesse était qu'il mélangeait tout, le domaine privé comme le public. Au début j'avais trouvé cela plutôt cool mais à la longue, cela faisait désormais deux semaines que je m'étais installé dans les locaux et qu'il faisait ses sorties épatantes dans le saugrenu, j'en avais ras la casquette. Je venais tout juste d'avoir trente ans et j'éprouvais une nécessité impérieuse d'ordre, aussi ma réaction ne se fit pas attendre. — Tu peux me dire ce que la maïeutique vient foutre dans une étude sur les synthétiseurs ? Si tu as envie de parler philo tu peux m'inviter à diner un soir et ce sera avec plaisir, mais là franchement tu m'emmerdes. — Tu as tort de te braquer, la maïeutique est un élément essentiel justement. Comment faire comprendre aux gens qu'ils savent déjà que cette marque est la meilleure, voilà une piste intéressante non ? — Tu déconnes ou t'es sérieux ? je répliquais. Il ne daigna même pas répondre et tourna les talons pour sortir du bureau, avec ce petit sourire agaçant dont Bill a le secret. J'avais posé devant moi toutes mes notes et je les relisais. . Pourquoi les gens achètent-ils ce genre d'instrument ?Pourquoi cette marque est-t 'elle meilleure qu'une autre ?Quel est l'acheteur type ?Pourquoi suis je venu me foutre dans cette galère ? J'avais accumulé ainsi des pages entières de notes et de références que j'étais aller piocher dans des collections de magazines pour musicos et je tentais d'effectuer une synthèse afin de pouvoir pondre le questionnaire qui va bien. Les délais étaient assez courts mais je ne m'affolais pas. J'avais confiance en mes capacités encore à cette période bénie de ma vie. En fait j'étais totalement inconscient devrais-je plutôt dire. Je tentais de remonter à la source des intentions d'achat des prospects pour les ferrer dans un texte imparable qui les transformerait en client. De la musique je ne connaissais pas grand chose mis à part quelques accords de guitare, péniblement appris sur un coin de lit, pour épater une jolie brunette dans mon adolescence. Et puis la musique de synthétiseur franchement, pour moi ce n'était même pas de la musique. A la vérité la seule bonne raison pour laquelle je m'étais engagé à mener à bien ce job n'était rien de plus que l'appât du gain encore une fois. Si toutefois payer ses loyers en retard et ses traites s'appelle ainsi évidemment. J'avais tiré un trait que je considérais comme définitif sur à peu près tout ce qui de près ou de loin pouvait ressembler à du romantisme, du romanesque, jugeant que tout ça n'était purement que du sado masochisme. Il ne fallait pas me parler d'amour pas plus que de maïeutique, je sortais d'une longue période de sevrage, je savais que si je touchais à la moindre émotion dans ces domaines, j'allais replonger irrémédiablement et en reprendre pour je ne sais combien de temps comme un voleur à l'étalage en chope pour des mois en zonzon. Pour m'aider Bill avait embauché une jolie rouquine, la quarantaine encore glorieuse qui était venue spécialement de Rome où elle vivait pour rejoindre Clichy. Cela m'avait étonné au début, pourquoi aller chercher si loin ce que l'on peut trouver à deux pas ? Mais Bill m'avait assuré que c'était une chic fille et qu'en plus cela lui permettrait de "changer d'air" . Visiblement son couple périclitait, elle était un peu paumée. Je ne sais pas pourquoi, sans doute quelque chose dans la posture corporelle de Bill, son intonation, une petite lueur dans l'œil ou un tremblement infime de la lèvre inférieure, tout m'avait plus ou moins indiqué qu'il ne disait pas toute la vérité à propos de cette femme. Mais j'oubliais. Et effectivement elle était compétente, elle ne ménageait pas ses efforts, et en plus le café qu'elle faisait était excellent. Assez vite je me détendais et même commençais à envisager des relations extra professionnelles avec elle. Ce dont elle se défendit presque aussitôt prétextant toujours devoir rencontrer de la famille qu'elle ne voyait jamais la plupart du temps, puisqu'elle vivait à l'étranger. Je suis du genre buté d'autant plus qu'on me résiste. Je ne suis jamais à court de stratégies toutes les plus loufoques les unes que les autres pour parvenir à mes fins dans ces cas là. Le but premier étant de faire rire ce qui, comme on le sait, fait les trois quart du job avec les femmes. Sauf que là non, pas du tout. Elle restait cordiale, chaleureuse même, et même si elle riait à mes blagues, le sourire finissait généralement par l'emporter et nous glissions inexorablement vers la pente qui mène à l'amitié. La seconde semaine s'était écoulée et j'apercevais enfin le bout du tunnel grâce à Nathalie, c'était le nom de la dame, lorsqu'un soir, de retour chez moi, je me rendis compte que j'avais oublié des papiers que je voulais relire. Je retournais donc à Clichy et tournais la clef que Bill m'avait confiée dans la serrure pour m'engouffrer dans le dédale des couloirs. Soudain j'aperçus une lumière provenant du bureau de Bill ce qui m'étonna à cette heure tardive. Puis en m'approchant des râles traversèrent les cloisons, j'arrivais à la hauteur de la porte entr'ouverte et là j'aperçu la belle Nathalie en train de prodiguer une fellation au patron. Je me sentis bête et sur la pointe des pieds faisais marche arrière. j'en profitais pour récupérer mes papiers sans le moindre bruit et filer à l'anglaise. En revenant chez moi je réfléchissais à la phrase que Bill m'avait lâchée à propos de la maïeutique et je me tapais le front du plat de la main en riant. — Bien sur que je le savais, je me suis dis, depuis le premier moment où j'ai vu cette femme aux cotés de Bill. Et puis comme j'aime bien aller au fond des choses et que j'avais du temps devant moi à présent, je me suis mis à relire dans l'édition Folio, les présocratiques, qui venaient tout juste de sortir en librairie et que j'avais achetée sans bien savoir pourquoi.|couper{180}
Carnets | décembre 2021
Avant toute chose, une bonne histoire
Richard me ressert un coup de Payse puis se renverse dans son Voltaire. — tu sais il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, il dit, les jeunes en général ne savent pas ce qu'ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose sauf la paix. Puis il me toise comme il sait le faire lorsqu'il a une chose importante à me dire. — Est-ce que tu sais ce que tu veux ? il me demande. — Finir mon verre de Payse et aller me coucher je dis pour faire le malin. Mais ça ne le fait pas rire et je reste comme un con à siroter ma piquette en maintenant ma posture de crâneur. — Depuis que je te connais j'ai un peu fait le tour me dit Richard, un coup tu veux être chanteur, un autre tu veux écrire des romans, et un autre encore tu veux être navigateur... tout ça ne me parait pas bien carré . — tu veux dire que je ne tourne pas rond Richard ? — Si tu arrêtais de faire le mariole et que tu écoutais ce que je dis, un de ces quatre tu vas tomber sur un os tu verras, tu ne pourras plus te défiler aussi facilement. Tu crois tromper qui avec tes pirouettes ? Pas moi en tous cas. Je me demande ce que j'ai encore fait pour qu'il prenne la mouche. Et puis ça me les brise de me demander, du coup je repose le verre sur la table et je dis : — bon moi tu sais la philo ça me gonfle le boudin et puis t'es pas mon père. Heureusement d'ailleurs. Regarde-toi t'es devenu un vieux con qui joue les prophètes et t'es même pas capable de te couper les ongles de pied tout seul. Et je suis parti tranquillement sans me retourner ce soir là. J'ai pas fait comme d'habitude c'est à dire ce petit signe de la main quand j'arrive dans la rue Quincampoix et que je regarde là haut ses fenêtres et sa vieille tronche qui dépasse des géraniums. Il était tard, peut-être 2h du matin, il n'y avait plus de métro et j'ai décidé de remonter toute la rue de Rivoli à pince pour rejoindre la Bastille et mon gourbi au septième étage de la banque de France. L'eusse tu cru ? Un petit vent désagréable contre lequel aller m'a gâché la promenade. Et j'ai évidemment ressassé. — Qu'est ce que tu veux vraiment. Cette phrase de Richard m'a obsédé longtemps je crois, des semaines, des mois, des années. Je n'ai jamais pu répondre à celle-ci de façon définitive. Sans doute parce que tout ce que j'ai voulu je ne l'ai voulu que provisoirement tant la notion de provisoire se colle à mon existence toute entière. Hier je voulais ça, le lendemain autre chose, j'ai toujours eu de la peine à tisser quelque chose de solide entre tous ces désiderata. Une étoffe qui me tiendrait au chaud et qui enfin me rassurerait, donnerait un sens à ma vie comme on dit désormais. Il y a pourtant des volontés récurrentes et contre lesquelles je ne peux rien. Ces volontés proviennent de je ne sais où. D'une partie secrète dans laquelle la lucidité comme la conscience ne peuvent pénétrer. Cela n'a pas été simple de l'accepter. Que les seules volontés auxquelles j'étais forcé plus ou moins d'obéir appartenaient à ce qui est "plus fort que moi". J'en ai vu 36 chandelles, et de toutes les couleurs pour commencer à m'approcher du pot aux roses. Mais ce que moi je voulais pour moi, je crois que je suis totalement passé à côté. Ce que je voulais pour moi n'était que de l'éphémère et du vent, il n'y avait pas grand chose de substantiel là dedans. Et par ricochet j'ai beaucoup envié les gens auxquels cet éphémère, ce rien suffisait. Cette sensation d'être toujours à la marge de ce que tout le monde appelle la norme, il m'aura aussi fallu des années pour comprendre qu'elle n'était qu'une illusion nécessaire pour m'égarer en moi justement, "faire le tour" comme disait Richard, comme on fait un tour de manège, de chevaux de bois. Mais dans le fond du fond tout ce que je voulais c'était me raconter des histoires. Me les raconter d'abord à moi-même dans le menu, avec force détails et précision pour voir comment j'étais capable de me leurrer tout seul. Avant toute chose je cherchais une bonne histoire plutôt qu'une bonne vie. A quoi donc tout ça servirait-il ? je ne pouvais pas encore vraiment le savoir à l'époque, j'étais tellement dans le flou, le fameux flou artistique. Aujourd'hui je ne suis pas sur d'y voir vraiment plus clair. Je veux dire maintenant que je suis devenu ce qu'il faut bien appeler un homme agé. je repense à cette phrase de Richard et je me sens tout à fait capable de la dire, moi aussi, à présent comme on raconte une bonne histoire un soir entre amis. — vous savez, et je me renverse dans mon fauteuil aller, il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, les jeunes en général ne savent pas ce qu'ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose d'autre que la paix, ils ont oublié tout le reste ou à peu près.|couper{180}
Carnets | décembre 2021
Cette importance
Qu'est-ce qui est important lorsque je prends un pinceau pour déposer de la couleur sur la toile ? Quelle hiérarchie d'importances suis-je en train de fabriquer ? Cette question qui ne cesse de tourner en rond, cette hésitation, ce doute, comme un mouvement perpétuel. Parfois je suis tenté de donner une réponse à la hâte, mais ce n'est pas la réponse qui résoudra quoique ce soit. Car chaque jour est un autre jour, et me rend autre vis à vis de toute réponse à cette question importance. Je rêve qu'un tamis me tombe soudain dans les mains, à mailles fines, mais pas trop. Je n'ai pas le palais si délicat pour gouter à la finesse. Mais l'âpreté aussi est importance, aussi utile que la délicatesse. Cette question comme une fusée qui, plus elle s'élève perd du poids. Cependant qu'il est nécessaire de brûler beaucoup pour propulser sa masse. Je me dis c'est le plaisir enfantin de peindre comme réponse, comme pansement pour cacher la plaie. Et puis cela dure quelques minutes, parfois une heure ou deux et d'autres réponses s'ajoutent et je fais de beaux nœuds avec les brins. Parfois je ne donne des réponses que pour parvenir à ces nœuds, pour provoquer ma patience à tenter de les dénouer ensuite. Exactement comme lorsqu'on parvient, une fois tout l'enthousiasme, la naïveté première consumés, à ce moment de vérité du tableau. Le choix et l'ordre. Cette élève possède un cœur simple. Elle dit je suis perdu aide moi. Elle ne le dit pas pour que je la remarque plus qu'une autre, elle ne le dit pas pour que je lui fournisse une preuve d'amour. Elle le dit parce qu'elle est assoiffée de trouver son chemin dans le fatras. Elle est ma sœur. Et je ne suis qu'un professeur. Ferme les yeux je lui dis et flanque de la couleur comme ça n'importe ou n'importe comment sur la toile avec un couteau à peindre, rentre complètement dans ce désordre, il n'y a rien d'important lorsqu'on peint comme ça. Tu verras bien où ça te mène, ce que ça donne. Ferme les yeux... Elle m'écoute et le fait, un bonheur d'élève. Nous regardons ensuite le résultat. Est-ce que c'est bien ? elle demande. Je ne dis rien parce que parfois j'oublie ce qui est bien ou mal en peinture, le résultat je veux dire. Trouver le bon silence, c'est aussi ça l'important.|couper{180}