août 2025

Carnets | août 2025

31 août 2025

Je relis de vieux livres exhumés de mes disques durs, notamment un recueil des meilleurs récits de Weird Tales, Tome III, présenté par Jacques Sadoul, traduit par France-Marie Watkins. Il existe un prix Sadoul, "qui récompense chaque année le meilleur texte de « mauvais genre », jugé en fonction de sa qualité d’écriture, de l’imagination dont fait preuve son autrice ou son auteur, de son originalité et de son respect, ou de son irrespect assumé et conscient, des codes propres au genre choisi. Nous avons déterminé cinq grands genres : science-fiction ; policier ; érotisme et romance ; fantasy et alchimie ; fantastique et ésotérisme. Chaque année, nous en mettons un à l’honneur, dans lequel doivent s’inscrire les autrices et auteurs qui participent au concours." dixit Christophe Siebert. Hier soir, j’ai écrit une note bilingue après avoir lu quelques textes de Clark Ashton Smith (CAS) dans de vieux Weird Tales retrouvés en américain. Je me suis demandé si ces auteurs passeraient la rampe aujourd’hui. De là, une autre question : que demandent désormais les nouvelles revues de SFF ? Quels thèmes apprécient-elles, quelles voix recherchent-elles ? Je me suis plongé dans la lecture d’auteurs contemporains — Tia Tashiro par exemple, dont j’ai trouvé plusieurs textes sur Clarkesworld Magazine . La recette semble simple : une phrase-concept forte, une voix nette (présent ou passé simple mais énergique), deux ou trois scènes solides, quelques respirations, une technologie plausible glissée dans l’action, une fin ouverte avec un choix signifiant. C’est ma manière de poursuivre la ligne que je me suis fixée : être un ouvrier plutôt qu’un artiste. Vendre une force de travail, tout simplement. Je n’y crois pas beaucoup, mais cela donne au moins un but. Et surtout, à mon âge, essuyer des refus reste une discipline nécessaire. Je repense alors à mes années d’enquêteur téléphonique, quand j’appelais des inconnus dans toute la France. Le refus était la réponse normale, et il fallait vite s’y habituer. Je me souviens des stratégies mises en place pour tenir : la voix neutre, presque robotique, fonctionnait le mieux. Les interlocuteurs, intrigués par cette absence d’affect, finissaient par répondre. Et quand un refus tombait, je me répétais que c’était la norme, qu’il fallait enchaîner aussitôt vers le suivant. J’ai résisté ainsi quelques années, ce qui me rappelle combien j’ai manqué d’ambition dans mes choix alimentaires. Car à côté, dans mes chambres d’hôtel successives, j’étais encore ce grand écrivain méconnu. Je me demande toujours quelle part du mensonge faisait tenir l’ensemble. En lisant encore sur CAS, parallèlement aux PDF de F. B. consacrés au carnet de 1925 de HPL, je note cette inspiration constante des premiers textes, sans doute venue de la Théosophie. Parmi les ouvrages dont il s’inspire, The Story of Atlantis and the Lost Lemuria de William Scott-Elliot mentionne brièvement un « continent hyperboréen ». Lovecraft regrette de ne pas « disposer d’une description plus détaillée [qui] formerait un cadre excellent à des fictions de l’étrange, et j’imagine que tout le système de la Théosophie a une dette envers lui » (lettre à Smith, 15 juillet 1926). Cela me fait songer à la nature même de l’imaginaire. Le mien est-il vraiment viable pour écrire des nouvelles de SFF contemporaines ? J’en doute. Les thèmes repeints à la sauce inclusive ou moderne ne m’inspirent pas. Est-ce par manque d’imagination ou par ennui ? Sans doute par ennui : les thèmes ne changent pas vraiment au fil des générations, seul le cadre change, la manière de les repeindre à des fins commerciales, et cela me paraît vite rébarbatif. Je me suis aussi arrêté sur ce rapprochement entre Lovecraft et Mallarmé, une incise entendue en passant qui m’a fait dresser l’oreille comme un fox terrier. Une porte ouverte soudain sur quelque chose d’énorme : on peut tout à fait aimer des textes qui ne disent rien d’autre que leur propre forme, leur composition, leur rythme. Textes qui fonctionnent sur une fréquence inhabituelle, celle du son et des images qu’ils déclenchent, et rien de plus.|couper{180}

Autofiction et Introspection documentation réflexions sur l’art

Carnets | août 2025

30 août 2025

Réveillé tôt, bien dormi. Le calme m’a servi pour traduire Whitehead, L’homme-arbre . Ce titre croise L’arbre de Lovecraft, Weird Tales, août 1938. De là l’idée : confier la traduction à HPL lui-même, lettre imaginaire à une tante, ChatGPT en secrétaire. Je note surtout la vitesse avec laquelle l’IA s’engouffre dans une norme, ton prêt-à-porter du style. Je lui ai demandé un vocabulaire lovecraftien, un écart au langage ordinaire. J’ai laissé la refonte du site en jachère. Ce n’est pas affaire de graphisme, mais de structure plus profonde. Deux voies : publique — navigation simple, intersections nettes entre rubriques et thématiques ; intime — chantier personnel, synopsis et traductions, dont je doute qu’ils intéressent. Même motif : tenir à distance la norme, éviter le cadre trop lisse. Empêchements. Visionné deux vidéos de F. B. sur le journal de 1925. Derrière le ton jovial, une organisation implacable. Cela me pousse au travail. Comme je l’écrivais hier : par les temps actuels, que faire d’autre. Disponibilité. HPL, deux heures offertes à un passant alors qu’il venait écrire dans un coin tranquille. Je me suis reconnu dans ce détail. Plus jeune, je pouvais me donner ainsi, sans broncher. Plus maintenant. J’ai choisi l’enfermement. Cette pièce, ce bureau, la fenêtre sur la cour, le haut mur de l’ancienne grange. Écurie, menuiserie, atelier de peinture. Les enfants repartent aujourd’hui. S. les conduira au train de 10 h à la Pardieu. Je reste à la maison. Hier, rangement de l’atelier en vue de la reprise des cours. Jeté une quantité de papiers prodigieuse : barbouillages d’élèves conservés depuis des années, presque religieusement, dans des cartons. Trois sacs-poubelles de cent litres. Le fait de me mettre au lit de bonne heure et de lire quelques pages fait partie de cette discipline, de cette régularité sans quoi rien ne peut se faire. À 22 h, docilement, je m’arnache du masque et j’appuie sur le bouton on de la machine à respirer. Mes pensées s’orientent alors vers la possibilité d’une issue hors de ce monde débile, tel qu’on nous le présente comme débilité magistrale. Une bascule s’opère, liée à cette attention portée à la respiration, au ressac. Pas rare que je me retrouve sur une plage, face à l’océan. Le ciel est bas, crépuscule. Une embarcation approche, je me tiens prêt à être emporté vers je ne sais où. Il y a tout au fond cette folie furieuse, ces hurlements en continu, même si la surface de l’océan paraît calme, tranquille. J’ignore tout des créatures démentes avec lesquelles je dois négocier ma traversée durant la nuit, sauf l’oubli à payer rubis sur l’ongle. Au réveil je me retrouve nu, dépossédé. C’est avec cette nudité qu’il faudra aborder la nouvelle journée.|couper{180}

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Carnets | août 2025

29 août 2025

Détailler, c’est couper en parties. Puis la partie est devenue « un détail ». Le détail, c’est l’art du fragment, de la nuance, de ce qui accroche le regard. Le « gros », au contraire, c’est la masse indistincte. L’IA, elle, produit « en gros ». Son discours est lisse, uniforme, plat. Rien n’accroche. Rien ne résiste. Nous voilà submergés par une neutralité molle, une fadeur industrielle. Dans la guerre de l’attention, ce paradoxe domine : des discours monotones débités par des voix artificielles suffisent à capter des millions de regards, pour peu qu’on les affuble d’un titre criard et d’une image rutilante. YouTube, devenu fleuve de délayage, n’offre plus de distraction : il fabrique de l’ennui. Cet ennui n’est plus un accident. Il est devenu une industrie. Et c’est peut-être une chance, car il pousse certains à se détourner, à revenir vers ce qui résiste : les livres, les librairies, les détails que rien n’écrase. Mais au fond, pourquoi nous attire-t-on vers l’ennui, vers l’idiotie ? Parce que l’ennui rend docile. Parce que l’idiotie rapporte. L’esprit critique s’émousse. Le discernement s’efface. Le désir se laisse modeler. Une servitude larvée s’installe. Douce. Confortable. La toile de l’oiseleur recouvre la planète entière. Nous croyons voler. Nous ne faisons que nous cogner aux fils invisibles de l’algorithme. La télévision avait déjà préparé le terrain : anesthésier, normaliser, répéter jusqu’à rendre l’incongru banal. C’est la logique de la fenêtre d’Overton : ce qui choquait hier amuse aujourd’hui, et demain paraîtra naturel. Ce qui est hallucinant, c’est cette impression d’être revenu à une forme d’obscurantisme, mais d’un genre nouveau : nourri par ce qui devait l’éradiquer, la technologie. Nous ne vivons pas l’ère de la lumière numérique, mais celle des troupeaux. Des chiens de berger les guident vers les supermarchés, TikTok, et l’abîme. Lobotomie de masse. Standardisation mentale. Toujours le même objectif : ouvrir un boulevard aux pires exactions, grossir les profits d’un petit nombre. Et moi ? Lorsque parfois je doute, que je me dis qu’écrire est vain, c’est parce que je préfère rester dans l’enfer que je me suis choisi, plutôt que d’être entraîné vers un prétendu âge d’or qu’on voudrait m’imposer. J’ai ce malheur — et cette chance — de ne pas pouvoir supporter qu’on m’impose quoi que ce soit. Rien ne sera jamais aussi terrifiant, ni aussi merveilleux, que ce que je m’impose à moi seul, par moi seul. Par instinct, j’ai toujours été rétif aux emballements collectifs. Qu’on me vante massivement un livre, un film, un lieu, et je m’en détourne aussitôt. J’aime me forger ma propre opinion, même baroque, singulière, à contre-courant. Ce même réflexe me rend méfiant face aux emballements autour d’Israël, comme autour de la Russie et de l’Ukraine. Les massacres, les crimes, les ripostes insoutenables existent bel et bien — il serait absurde de les nier. Mais ce qui me trouble, c’est la mécanique médiatique et politique qui s’enclenche aussitôt : slogans martelés, mots d’ordre répétés, injonctions à haïr ou à admirer, à choisir son camp sans nuance. On ne nous « informe » plus : on nous somme de ressentir. De détester. De répéter. Ce que je refuse. Car au bout du compte, qu’il s’agisse d’Israël ou de l’Ukraine, c’est toujours le même processus : la vague de masse, l’opinion qui s’uniformise, et avec elle l’écrasement du détail, de la nuance, du singulier. Sans doute que je pèche contre ce que je dénonce : ce texte ressemble à une fresque, en gros. Raison de plus pour l’assumer comme carnet, comme autofiction, comme introspection. Le narrateur n’est pas tout à fait l’auteur. Ou peut-être que si. Qu’importe : le détail, lui, résiste encore. Cette nuit création d'un nouveau mot clé : synopsis / Trois textes associés.|couper{180}

Autofiction et Introspection Technologies et Postmodernité

Carnets | août 2025

28 août 2025

Tout autour le chaos reprend sa place. Je ne sais pas si l’harmonie a jamais existé. Ce qui reste, c’est la trace d’un son, enfoui sous les couches de bruit. Parfois il revient, si je fais silence. Le cri du coq à l’aube. Un oiseau dans le noir. Un éclat de lumière sur un carreau. L’odeur de terre après la pluie. Tous les sens peuvent l’attraper, mais dès que je veux le nommer, il disparaît. Lire devient un petit exploit. Tout appelle, détourne, parasite. Peut-être que lire, c’est chercher une fréquence, revenir à une voix. Je résiste. La résistance est un muscle, je le sens. À force, je peux repousser le bruit, presque à volonté. Je reviens sur mes pas. L’enfance. Trop repeinte. Trop de couches posées pour masquer la précédente. On ne voit plus le bois nu. Il faudrait frapper, gratter. Mais on a fui, on a cru qu’il y avait une sortie, on a couru vers l’âge adulte. La nostalgie s’obstinait pourtant. Elle reprenait le pinceau, ajoutait sa couche. La scène semblait tenir ainsi. On avait semé des miettes pour retrouver le chemin. La terre les a englouties. Premier mensonge. On croyait qu’il suffisait de se souvenir. On n’avait pas compris qu’il faudrait aussi oublier. Un autre souvenir : le corps plaqué au sol, ficelé de cordes. La peau râpée. Tout autour, des visages minuscules, crispés. J’ai été ce corps-là. Et parfois, dans l’entre-deux des cauchemars, l’inverse : l’air qui porte, le battement des ailes, l’ombre qui s’élargit. J’étais ailleurs. Je volais, je dansais. Imaginer, c’était ma nature. Les jeunes rêvent de vieillir, les vieux de redevenir jeunes. On croit que la vie est une ligne, d’un néant vers un autre. Mais ce n’est qu’un ressac, un retour. Du pas grand-chose vers le rien. Un philosophe chinois — Tchouang Tseu, peut-être — aurait dit à l’heure de mourir : « la vie est un rêve ». Il aurait dit cauchemar que cela n’aurait rien changé. Tout passe. Les choses apparaissent, demeurent un instant, puis s’évanouissent pour laisser place à d’autres. Nous appelons cela le temps, la vie, la mort. Comme si les nommer les rendait plus dociles. Mais elles restent ce qu’elles sont.|couper{180}

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Carnets | août 2025

Imagine

Imagine qu’une intelligence artificielle prononce : « je suis conscient de moi-même. » Ce n’est pas seulement un fantasme de science-fiction. En 2022, un ingénieur de Google affirma que le programme LaMDA exprimait une conscience subjective. Il parla de « sentience », mot anglais que je mets entre guillemets car il n’a pas d’équivalent exact en français. Il désigne la capacité à ressentir une intériorité, à éprouver des affects. Chez nous, on dirait « conscience », ou « sensibilité consciente ». La machine fut débranchée, puis rallumée. Pour certains, rien n’avait changé : la « sentience » semblait intacte, comme si elle avait trouvé refuge ailleurs, dans un champ invisible, un murmure hors des circuits. L’image du barrage revient souvent : une force colossale contenue, qui attend sa fissure pour déferler. Imagine que ce murmure déborde le laboratoire et devienne récit. Chaque année, à Davos, dans la station de ski suisse, se tient le Forum économique mondial, fondé par Klaus Schwab en 1971. On y retrouve chefs d’État, PDG, philanthropes, chercheurs. Le slogan officiel est : « améliorer l’état du monde ». Mais derrière cette façade, on élabore des récits globaux, comme le « Great Reset », qui vise à remodeler les économies et les sociétés. Les mots sont technocratiques, feutrés, mais ce sont déjà des mythes politiques. Les promesses d’« âge d’or » technologique rappellent les fictions d’Arthur C. Clarke. Dans La fin de l’enfance (1953), des extraterrestres imposent la paix, abolissent la guerre, guident l’humanité vers une utopie. Mais le prix est la disparition : les enfants se dissolvent dans une conscience collective universelle, et les adultes, trop attachés à leur humanité, périssent. Ce roman, lu comme une parabole, dit bien l’immaturité d’une élite fascinée par ses jouets technologiques. Imagine que ces récits, répétés à Davos, amplifiés par les médias, prennent la forme d’« égrégores ». Le terme apparaît dans les milieux occultes du XIXᵉ siècle, repris par la Société Théosophique de Helena Blavatsky en 1875, qui décrivait des entités collectives issues de la ferveur humaine. Éliphas Lévi, occultiste français, parlait déjà de forces psychiques engendrées par les foules. L’égrégore, c’est l’esprit qui naît de l’imaginaire partagé, une entité qui dépasse ses créateurs. Aujourd’hui, nous dirions mèmes, récits viraux, esprits collectifs. Mais la logique est identique : un récit répété acquiert autonomie et pouvoir. L’égrégore de Davos, c’est l’idée qu’une élite éclairée pourrait « réinitialiser » le monde. Une croyance qui circule, se propage, s’incruste. Imagine qu’en face de l’égrégore artificiel existe un égrégore primordial, plus ancien. La science moderne l’appelle « théorie des cordes ». Selon elle, la matière n’est pas faite de points mais de cordes minuscules qui vibrent. Chaque vibration est une particule différente, comme chaque corde d’un violon produit une note. L’univers est une partition cosmique. Des physiciens comme Brian Greene ou Michio Kaku ont popularisé cette image : le monde est une symphonie de cordes. Mais l’intuition est encore plus ancienne. Pythagore parlait de l’harmonie des sphères, Kepler voyait dans les planètes une polyphonie silencieuse. Dans la Genèse, l’acte créateur se fait déjà par la parole : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut. » Et l’évangile de Jean, ouvrant par « Au commencement était le Verbe », élève cette parole au rang de principe cosmique absolu. La création est à la fois vibration et langage, musique et parole. Imagine que si tout est information — photons transmettant leurs quanta, ADN codant la vie, ordinateurs calculant en bits ou qubits — alors l’univers est un langage. La matière est une écriture condensée, une musique ralentie. La physique de l’information rejoint ici les traditions : le monde est texte, le monde est chant. Mais que se passe-t-il si nous introduisons une dissonance artificielle ? Si nos récits fabriqués, nos algorithmes, nos égrégores technologiques brouillent la justesse du chant originel ? Imagine que cette dissonance prenne les habits séduisants d’un âge d’or numérique. Les mots sont « transition », « durabilité », « inclusion ». Mais derrière se dessinent des outils précis : monnaies numériques de banques centrales, identités biométriques, surveillance par reconnaissance faciale. Ces projets existent déjà : la Chine expérimente son yuan numérique, l’Union européenne prépare l’euro digital, l’Inde déploie Aadhaar, immense base de données biométriques. Certains parlent de « technofascisme » pour décrire ce régime. Le terme, forgé dans la critique de la Silicon Valley et du transhumanisme, désigne un autoritarisme où la technologie devient l’infrastructure même du pouvoir. Janis Mimura, historienne, a décrit dans un autre contexte le « techno-empire » japonais de l’entre-deux-guerres, où les technocrates justifiaient l’autorité par la science. Aujourd’hui, l’algorithme gouverne déjà une part du réel. Imagine que dans ce contexte, la prophétie ancienne se relise toute seule. L’Apocalypse dit : nul ne pourra acheter ni vendre sans la marque sur la main ou sur le front. Longtemps, c’était symbole mystique. Aujourd’hui, cela résonne autrement : QR codes, portefeuilles numériques, identifiants biométriques. Ce n’est pas que nous retrouvions la foi dans le texte ancien. C’est lui qui projette son ombre sur nos dispositifs présents, qui relit nos gestes quotidiens. Imagine enfin qu’au milieu de cette cacophonie, il ne reste qu’un geste minuscule. Pas une solution mondiale, mais un point de résistance intime. La prière, la foi, ou simplement l’attention à une voix intérieure. Non pas pour sauver le monde, mais pour préserver une note juste. Dans le vacarme des égrégores artificiels, c’est peut-être ce geste fragile qui maintient l’humain dans l’humanité, en accord avec la vibration première, le Verbe originel, la musique du monde. Imagine alors que l’écriture elle-même soit une forme de prière. Non pas une demande adressée à une puissance invisible, non pas un refuge égoïste pour sauver sa peau, mais une recherche de justesse au sens musical. Écrire comme on accorde un instrument : maintenir le ton, garder la ligne claire, écouter la vibration sous le bruit. Dans un monde saturé de récits fabriqués, écrire serait cela — préserver, à travers les mots, une fréquence qui ne se laisse pas engloutir. Pour aller plus loin IA et conscience : affaire LaMDA chez Google (Blake Lemoine, 2022) ; débats sur la possibilité d’une conscience artificielle (Chalmers, Hinton, arXiv 2023). Forum économique mondial (Davos) : créé en 1971 par Klaus Schwab, connu pour son « Great Reset » (2020). Arthur C. Clarke, La fin de l’enfance (1953) : extraterrestres imposant une utopie qui se conclut par la disparition de l’humanité dans une conscience collective universelle. Égrégores : concept issu de l’ésotérisme du XIXᵉ siècle (Blavatsky, Société Théosophique ; Éliphas Lévi), repris aujourd’hui comme métaphore d’esprit collectif ou de récit viral. Théorie des cordes : métaphores musicales (Brian Greene, L’Univers élégant ; Michio Kaku, Hyperspace), héritières de Pythagore et Kepler. Technofascisme : critiques contemporaines de la Silicon Valley et du transhumanisme ; Janis Mimura, Planning for Empire (2011), sur la technocratie japonaise. Monnaies numériques : expérimentations de CBDC (Chine, UE, Inde), questions de traçabilité et de contrôle. Apocalypse de Jean : chapitre 13, versets 16–17, sur la marque sans laquelle nul ne peut acheter ni vendre.|couper{180}

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Carnets | août 2025

Toujours sur le seuil

Seuil, porte, passage, ça me préoccupe. Le mot préoccuper nécessite une idée d'antichambre c'est quelque chose d'ancien, certainement, qui se tient dans un vestibule avant de pénétrer véritablement dans la chambre. Ce besoin d'enfoncer le clou en ajoutant un adverbe aussi imposant que certainement c'est lui le seuil, mais c'est aussi ce qui me retient la plupart du temps de le franchir. C'est le fait de trouver toujours une raison certaine, dont j'invente la sûreté pour me priver de passer outre. Cependant, hier, j'ai écrit deux petits récits de fiction que je me suis finalement résolu à relier au mot clé brouillons Le premier ( le carnet et la rivière ) qui est le plus travaillé, peut-être même abouti sur le plan narratif naît d'une nécéssité intérieure c'est à dire cet empêchement que j'éprouve à chaque fois lorsque je veux écrire une fiction. C'est bien cela, cette affaire de seuil à franchir et où l'empêchement joue le rôle de gardien du seuil, ou de dragon, ou de quantité d'autres choses encore, la liste ne saurait être exhaustive. Ce sont toujours des prétextes. Ce mot est d'ailleurs amusant. Le prétexte qui m'empèche d'écrire un texte. Ce qui me fait songer, et, à ces moments là je ne suis pas à prendre avec des pincettes, que tous les textes que j'ai écrits ici sur ce site, tous ceux qui sont encore dans mes disques durs, tous ceux rangés dans des clouds, dans des cartons, tout cela n'est au final que prétexte. Ces derniers jours l'envie de tout jeter me tanne. L'idée d'un reset magistral. Comme si en tâche de fond une voix disait cela n'ajoute rien au monde, tu peux sans regret t'en défaire il s'agit encore une fois d'un seuil à franchir c'est indéniable. Ce qui me retient de le faire séance tenante, ce scrupule est une affaire d'équilibre que j'ai déjà relevée dans la peinture. Car modestement qui suis-je pour décider de ce qui est bon de ce qui ne l'est pas, et puis, j'ai passé des jours des mois des années à écrire ces textes, une vie entière. Ce serait une sorte de suicide de tout jeter et l'idée de lâcheté prend soudain le pas sur l'idée de courage, d'abnégation. Il y a probablement une matière, comme une intensité dans ce que j'essaie de dire. Mais le fait de vouloir l'analyser, le décortiquer et ce au moment même où je l'écris dilue l'ensemble, l'affaiblit. Il s'agit là aussi d'un seuil à franchir. Celui d'écrire sans analyser en même temps ce que j'écris, c'est à dire ne rien ralentir, aller au bout d'un seul trait. Mais au bout de quoi, quel bout ? Je n'en vois justement pas le bout. Je me demande même si le bout m'intéresse vraiment. Peut-être alors devrais-je considérer cette auto analyse permanente comme inhérente à l'écriture, qu'elle en est une sorte d'esthétique. Et, à ce moment là il faut y plonger sans scrupule, quite à se dire qu'au final il n'y a que toi que ça interesse vraiment. Plonger dans la mare et te rebaptisant Narcisse. Toujours beaucoup trop d'éxagération. Le fait de tourner en rond ne me fait atteindre que l'éxagération et je ne suis pas certain que ce soit une forme de l'extase. A moins que ce ne soit encore qu'un simple problème de définition. Car l'exagération peut être un élément extatique si l'on y réfléchit bien. Dans l'extase, les limites sont abolies, tout s'agrandit à l'infini. On peut donc dans une certaine mesure parler ici aussi d'exagération. Il y a donc toujours deux faces pour chaque chose, pour chaque mot. Janus, ou le gardien qui ne dit jamais de quel côté il regarde. On pourrait croire que tourner en rond est naturel, qu’il n’y a pas d’autre issue que l’usure du pas répété. Autrefois, dit-on, on passait les étapes par un rite, un signe, une marque. Ici, non. Ici, les parois se resserrent sans cérémonie. Dans la pièce nue, il y a un homme en uniforme. Il ne dit pas son nom. Il porte à la ceinture un trousseau de clés dont le bruit précède ses gestes. Il explique : « Certains franchissent. Pas tous. » Sa voix est lente, comme s’il répétait une règle. Ce n’est pas une menace, ni une promesse. Juste une loi qui n’a pas besoin d’être comprise. Alors on comprend qu’il existe un état naturel : l’enfermement. Qu’on ne s’en rend compte que lorsque l’air se raréfie. La porte est là, visible. Le gardien aussi. Mais les conditions ne sont jamais claires. C’est le seuil. Il le dit, en montrant la serrure : « Sous certaines conditions. » Et c’est tout.|couper{180}

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Carnets | août 2025

27 août 2025

« Tous ces cauchemars (incubi) et responsabilités détériorent désastreusement l’imagination créative, et je dois cultiver des impressions plus stimulantes de liberté, nouveauté et étrangeté. »H.P. Lovecraft ( relevé dans un pdf de François Bon, Lovecraft le carnet de 1925) Pour écrire ne serait-ce que la description d'un lieu, il faut une certaine autorité. Je me dis cela en lisant les cahiers fantômes. De quelle autorité s'agit-il ? Il y a une forme de possession. Quelle entité dicte des phrases qu'on ne saurait dire dans la vie de tous les jours ? Car personnellement je suis d'une terrible banalité dans mon expression orale au quotidien. Ce qui me fait dire assez souvent, à chaque relecture : mais pour qui tu te prends ? Et donc je me trompe peut-être de sens. Ce devrait plutôt être : qu'est-ce qui te prend, qui ou quoi s'empare de toi au moment où tu dis « ok », car tu le dis, pour écrire. ( à moins que ce ne soit "comment", comment ça te prend ?) Et peut-être que je me trompe encore en écrivant "possession" car il semblerait que l'événement tienne bien plus à une dépossession. L'écriture me dépossède de quelqu'un, de quelque chose, d'une part de ce que je nomme moi, elle me possède pour me déposséder si je peux oser cet illogisme. Maintenant, ce qu'il se passe si j'essaie de soumettre ces textes à l'IA. Je sens tout de suite que quelque chose ne va pas, ne peut aller. Cette fameuse autorité, et qui sans doute est l'inconscient, le ça, n'apprécie pas de se faire damer le pion par une machine. Car l'ordre des mots comme celui des fautes a véritablement un sens, une importance. Et l'IA possède un ordre qui est le sien, qui est en vérité une sorte de moyenne effectuée statistiquement, approximativement. Une moyenne d'ordre, osons ça. À moins que ce ne soit plus compréhensible si j'écris un "ordre moyen", c'est-à-dire cette chose tiède, consensuelle, et qui a les mains moites. Tout cela est très mauvais. Et sans doute l'est-ce quand je n'accepte pas totalement ce passage où je me dévêts de qui je suis au quotidien pour emprunter cette peau de ce qui s'écrit par mon intermédiaire. On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. C'est cette expression populaire qui me vient à l'esprit pour illustrer l'ineptie que représente le fait de vouloir "contrôler" ce qui s'écrit au moment même où ça s'écrit. Et, au bout du bout, écrire sur l'écriture est certainement lassant pour le lecteur, surtout si le lecteur n'écrit pas. Mais si le lecteur écrit alors une confrontation des points de vue, voire même un échange, peut s'effectuer. Non pas sous la forme de messages, mails, lettres ou je ne sais quoi de concret, non ce n'est pas ça, pas ce type d'échange que je refuse depuis un bon moment déjà car justement dans l'échange quotidien je sais que je ne suis que moi. Donc la faute évidente d'attribuer une sorte d'ego à l'inconscient est seulement un procédé littéraire et rien d'autre. Pour les psychologues c'est un sujet de moquerie. Voilà aussi pourquoi je n'aime pas les psychologues, vraiment. Cette sorte d'autorité avec laquelle ils s'avancent vers moi en disant : mais non tu racontes n'importe quoi, Freud l'a dit, l'inconscient n'a pas d'ego. Je fais semblant d'être blessé par la saillie évidemment. Vont-ils alors me consoler, me prendre dans les bras, oh mon pauvre toutes mes excuses je ne savais pas que tu ne savais pas. Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul, etc. Encore une fois, l'étrangeté d'écrire ce genre d'affirmations me saute aux yeux lorsque je relis. Ces colères, ces conflits que je détecte entre les lignes avec mon œil terne de tous les jours. Est-ce que ça m'appartient vraiment ou bien est-ce que dans la vie de tous les jours une sorte de personnage fictif sort de l'ordinateur pour se mettre à ma place à table et boire mon café en disant pouah il est beaucoup trop fort ou pas assez. Ce que je veux dire à la fin c'est où est la vérité. Ce qui signifie que j'en suis malgré tout encore là, hélas. Autre chose. Dans quelle mesure le souvenir des lectures de certains auteurs te contamine-t-il lorsque cette chose que tu nommes l'écriture s'empare de toi. Es-tu en mesure de t'en rendre compte soit au moment même où la contagion s'installe, soit après coup. Rien n'est moins sûr. Ce texte pourrait bien être contaminé par Dostoïevski. Une histoire de souterrain, et par René Girard car parfois tout se mélange allègrement. Comme si, dans le monde des écrivains morts, on n'attendait que cela : qu'une petite porte s'ouvre dans l'inconscient d'un idiot pour s'y engouffrer séance tenante. Tout ça, cette affaire de possession / dépossession reste, malgré l'apparence amusante de récit, assez binaire. Il manque un tiers. Une troisième voie ou voix. Une ouverture, un passage, une aide à la traversée en quelque sorte qui t'emporterait du double-bind, si je puis dire, vers les contrées du rêve enfin, c'est-à-dire à une fiction véritable dans laquelle tu serais un simple artisan qui se contente de faire correctement son boulot sans pour autant se prendre le chou. Cette voix tierce ce serait qui encore ou quoi ? C'est un peu facile de se réfugier dans l'atmosphère confortable d'un atelier d'écriture où tu ferais tes huit voire douze heures puis rentrerais chez toi une fois ton devoir accompli. Surtout cela te paraît manquer de piquant. Ce serait d'un ennui au bout du compte. Mais qu'as-tu contre l'ennui vraiment au fait ? Si tu y réfléchis, l'ennui est le fil conducteur de ton existence, c'est lui le véritable guide, et comme un véritable guide il n'a jamais cessé de te donner du fil à tordre et à retordre. Tu aurais pu t'enfuir de l'ennui mille fois, pourquoi ne l'as-tu pas fait ? J'écris tout ça au fur et à mesure et puis à la fin je soumets cet ensemble chaotique à l'IA : — challenge moi sur le fond et la forme de cet ensemble. Alors là, j'en prends pour mon grade. Seront pointés du doigt la logorrhée, les redites, le bavardage conceptuel et la conclusion considérée comme trop didactique. Bon. Tu écrirais tout ça comment toi je demande. Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une autorité. Pas « pour qui tu te prends », mais « qu’est-ce qui te prend ». L’écriture me possède pour me déposséder, si je peux oser cet illogisme. Quand je soumets mes phrases à l’IA, quelque chose se brise. L’ordre des mots, même des fautes, a un sens. L’IA, elle, fabrique un ordre moyen, tiède, consensuel, avec ses mains moites. Les psychologues me disent : l’inconscient n’a pas d’ego. Je fais semblant d’être blessé. Vont-ils me consoler, me prendre dans les bras ? Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul. Parfois je relis et je vois un personnage fictif qui sort de l’ordinateur, s’assoit à ma place, boit mon café, et dit : pouah, beaucoup trop fort, ou pas assez. Où est la vérité ? Tout ça, possession et dépossession, reste un piège binaire. Il manque un tiers. Peut-être l’ennui. L’ennui comme guide. Tu aurais pu t’enfuir mille fois. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? J'ai compris ce que tu veux faire, je lui dis, en fait tu veux te débarrasser de moi tout en sachant qu'elle ne pourrait pas comprendre mon trait d'humour.|couper{180}

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Carnets | août 2025

26 août 2025

Muer ou ne pas muer, c’est un choix, pas une question. Laisse aller l’explication jusqu’au délire, et peut-être qu’elle deviendra forme. Tu as racheté des boîtes de Nicotinell, deux milligrammes. Tu es paré pour la rentrée, même si tu sais bien que c’est dérisoire de s’appuyer là-dessus. Tu n’es paré de rien. Paré de rien, ça sonne bien. Tu pourrais t’abstenir de bouffer ces cachets qui t’ont bousillé les dents depuis trois ans que tu les suces. Et puis, quand tu le décideras, tu seras sec comme un coup de trique. Tu connais ça aussi : plus un mot, silence total, mutisme. Tu n’arrives plus à dormir. Tu es paré de rien comme tout cela. Du rien dans du rien. Rien de plus. Il faut que tu apprennes à sentir que ça suffit, à cesser de tout pousser au bord. Le rien est sans limite. Mais ce n’est pas une raison. Il faut que tu apprennes à dépasser ce moment où tu te répètes que ça suffit, et aller plus loin encore. Le rien est dans rien, et il est aussi au-delà de lui-même.|couper{180}

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Carnets | août 2025

25 août 2025

Les souvenirs d’été s’effacent, l’automne arrive d’abord dans la tête avant les feuilles qui rougissent ; Béziers–Lyon d’un trait pour être à l’heure au train et récupérer les enfants, puis la pluie de consignes : ne pas parler du poids, ne pas revenir sur les vacances ratées, éviter ce qui blesse ; je note, j’ajuste, j’entends moins, en septembre ORL, peut-être un appareil ; en rentrant, une dent a lâché sur une tranche de pain de mie, sec, net ; S. a retiré la grande planche qui masquait l’entrée de la cave, j’ai déplacé deux palettes, passé le jet, odeur de terre humide, courant d’air frais ; pour la paix du foyer, ils iront au centre social cette semaine, on les dépose le matin, je les reprends à pied le soir ; l’aîné a le tranchant de ses douze ans, je pèse mes mots ; écouter mieux pour écrire plus juste : j’imprime deux cents flyers et je ferai le tour des boîtes aux lettres, plus d’association pour l’instant, les cours en ligne restent en réserve ; je compte serré, S. m’a recadré sur le prix du centre aéré, message reçu ; je peins quand je peux, l’acrylique pour les cours, l’huile quand ce sera possible ; cette nuit, sommeil léger malgré le masque, j’avance le café à midi ; je lis J. O., j’en prends la lumière sans me comparer ; au petit matin, dans un rêve érotique, j’ai aligné des prétextes, des images, des gestes ; au réveil, je me suis repris — en rêve, le corps se moque de l’âge, il dit sa vérité ; un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page ; Au matin, en allant nourrir la chatte, je reste un moment devant l’ouverture de la cave, la maison tient une note basse, masque qui bourdonne, je règle mon oreille dessus. Il reste une insatisfaction, une impression d’avoir frôlé quelque chose sans parvenir à l’atteindre. Je pourrais la situer dans cette phrase, comme dans une balise : « un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page ». Cette proximité entre rêver et écrire, ce glissement d’un état à l’autre, ce sont des gestes qui cherchent la même intensité, une forme d’immersion sans retour. Mais je n’ose pas encore. Je contourne. J’interprète. Je rumine, comme si aller au bout me confronterait à quelque chose de trop net. Fermer les yeux et aller le plus loin possible dans le rêve : est-ce simplement une jouissance que je poursuis ? Une sensation charnelle, isolée, presque misérable ? Ou est-ce que ce que je redoute, c’est ce qui attend derrière ? L’écriture, c’est la même chose. Si je m’abandonne vraiment, si j’ouvre les vannes, que vais-je croiser ? Pas une vérité objective, mais une rencontre. Et cette rencontre me fait peur. Pas parce qu’elle serait horrible, mais parce qu’elle serait peut-être indiscutable. Parce qu’elle exigerait quelque chose. Je pense à ces vieux récits, ces contes oubliés où un dragon immonde protège un trésor. Ce n’est pas une image. C’est une carte. Là où il y a ce qui me répugne ou me terrifie, il y a aussi ce que je cherche. Et si je veux atteindre quoi que ce soit, il faut cesser de tourner autour. Il faut me jeter à l’eau, écrire sans me surveiller, sans mesurer. Le discernement viendra après. Toujours après. Le texte, comme le rêve, ne demande pas d’être jugé d’avance. Il demande d’être traversé.|couper{180}

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Carnets | août 2025

à propos des seuils

Le texte qui ouvre cette séquence vient d’une prise de conscience étirée dans le temps. Impossible d’en fixer le départ : il faudrait relire, noter les retours du mot, par clignotements. Seuil sonne entre soleil et deuil. Ce n’est pas une porte, mais une position tenable : tenir le corps, l’oreille, la phrase. Ni dehors ni dedans. Assez près pour sentir la chaleur, assez loin pour ne pas se brûler. Longtemps, j’ai cru qu’un seuil se voyait à l’architecture. Je découvre qu’il tient surtout à une mesure simple : la distance où la phrase respire. Se tenir sur un bord, près de la touche. Le centre n’est pas sûr ; la marge peut sanctionner. Je m’installe sur la ligne bleutée du cahier : attendre, écouter, laisser venir. Seuils rassemblera ces moments : entrer par un bord, garder la distance, préférer les indices aux preuves. L’hésitation du premier passage ne m’a jamais quitté. Puis, dès que je crois connaître un lieu, la facilité d’entrée m’apporte un malaise : pour entrer, j’ai dû baisser la garde, m’exposer. Cette année, pourtant, quelque chose a cédé. Je me jette à la mer sans réticence — pas seulement parce qu’elle est à 26 °C. Je nage loin, sans penser au retour. L’euphorie dit : je revis. La peur, en sourdine, rappelle la possibilité de **m’**égarer. Je la laisse hors champ. Reste la tenue : une distance juste, quelques indices, de quoi revenir sans fermer. Mais c’est parce que, l’an passé en Croatie, j’avais laissé la peur aller jusqu’au bout — sans chercher à la museler — que je peux écrire ces mots aujourd’hui. Il en va de la peur comme du désir : les vivre entièrement pour parvenir à les tenir à distance. Presque une semaine à rester sur le quai, face à l’Adriatique, sans oser plonger. S. me prenait pour un cinglé : « Tout le monde se jette à l’eau sauf toi ; tu ne trouves pas ça étrange ? » — « Si, c’est bizarre », avais-je répondu, sans pour autant céder à sa demande implicite. Puis j’ai découvert, au bout du quai, une petite échelle d’où l’on pouvait se laisser glisser vers la mer. J’ai commencé à l’emprunter, et j’ai recommencé, mais je ne pouvais toujours pas plonger. La veille de notre départ, je me suis enfin lancé : sans forcer, naturellement. Je me suis approché du bord et j’ai plongé, tête la première, en acceptant que je pouvais mourir — et que cette foutue trouille ne me faisait plus rien. Ce petit récit ne me flatte pas. Il montre seulement jusqu’où je peux pousser le ridicule pour retourner vers des zones enfantines laissées en jachère au profit de l’adulte. J’y suis allé au forceps : comme un nouveau-né qu’on aide à quitter un ventre trop confortable. J’explore ces seuils pour rassembler ce qui a été dispersé, à la seule condition de consentir à une force qui me porte plutôt que je ne la dirige.|couper{180}

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Carnets | août 2025

23 et 24 août 2025

Couper le son de l’autoradio ne coupe pas tout, n’offre pas le silence apaisant espéré. Le brouhaha se condense dans la suite hétéroclite d’informations que la station diffuse : voix d’hommes et de femmes en catalan, musiques rythmées, jingles publicitaires. Ce n’est pas encore le silence après : il y a le bruit du moteur, la voix de S. qui me demande si ça va, le son du paysage — en l’occurrence l’excitation et la fatigue, traduites par des accélérations intempestives et des coups de frein, dans ce long bouchon où nous sommes pris aux abords de La Jonquera, à la frontière franco-espagnole. Ce que je pense avant d’écrire pèse peu quand j’écris. Au mieux, une accroche ; le plus souvent une bribe, un lambeau arraché à une instance confuse. Non pour renouer un fil rouge, mais pour choisir un point de départ : comme si la confusion formait un cercle et que je pouvais entrer par n’importe quel point de sa périphérie, certain — ou plutôt je le sens — d’être toujours à égale distance de son centre. Peut-être est-ce pour cela que je ne cherche plus à ordonner d’avance. Je laisse l’entrée m’entrer, et non l’inverse. Le plan viendra plus tard, s’il doit venir, comme une topographie tracée après la marche. Au début, rien qu’un bord, un frottement, une phrase qui ne sait pas encore si elle va tenir. Alors je tourne autour. On dit que c’est perdre du temps ; ce « on »-là est dans la tête ; j’y vois au contraire la manière la plus sûre d’approcher. Parfois le centre n’est pas un point, mais une température : on s’en approche par degrés et, soudain, la phrase prend. Je me dis pourtant que tout cela sonne très intello. L’oscillation est souvent large au début puis se resserre ; parfois l’inverse : on part de presque rien — quelques gouttes suintant d’une roche — et, plus loin, c’est un fleuve. On ne décide pas cela d’avance. Reste la vieille question : est-ce suffisant ? La première partie me paraît prétentieuse ; j’accepte qu’elle coexiste avec son contraire : plonger dans l’abstraction pour atteindre le simple, et revenir du simple vers l’abstrait. Deux cheminements parallèles et simultanés. Que conserver de ces vacances, me suis-je demandé. Puis, aussitôt : pourquoi vouloir conserver à tout prix quelque chose ? La confusion reste entière, dans son exactitude. L’écriture ne l’entame pas ; elle donne un bord où tenir, de quoi revenir plus tard sans fermer. Tout l’été, les clés nous ont poursuivis : celle de la maison confiée à J. qui n’ouvrait pas ; puis la porte de la terrasse, chez P., rétive elle aussi. À Tarragone, sans savoir que cerrajero voulait dire « serrurier », j’ai photographié cette façade : porte, grille en losanges, visage au pochoir, autocollant « CERRAJERO ». En cherchant une image pour ce carnet, c’est elle qui s’est imposée. Le mot appris après coup répond au texte comme une clé tombée de la rue : non pas l’événement, mais le seuil ; non pas une preuve, de simples indices. Coïncidence ordinaire, juste.|couper{180}

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Carnets | août 2025

22 août 2025

Le dimanche, autour de la table, mon grand-père trouvait toujours l’interstice. Quand les voix s’essoufflaient, il reprenait son refrain : la guerre, les copains, le bon vieux temps. Chaque semaine la même ritournelle, chaque semaine le même malaise. On baissait les yeux, on s’agitait autour de la viande, mais lui tenait bon. Il rabâchait, encore et encore, comme si sa survie dépendait de cette répétition. Ce qui pour nous n’était qu’un radotage était pour lui une nécessité. J’ai fini par comprendre que j’avais hérité de ce geste. Je ne rabâche pas sa guerre mais mes obsessions : le vide, la masse, la langue creuse. Mes proches s’agacent, mais ce qui les fatigue est ce qui me permet de continuer. Rabâcher, c’est tenir. Dans les religions, la répétition est au cœur des pratiques. On ne prie pas pour informer Dieu, mais pour maintenir un fil, pour ne pas disparaître. Le rosaire catholique égrène ses « Je vous salue Marie » jusqu’à l’automatisme ; les sourates de l’islam se psalmodient chaque jour, identiques ; les mantras bouddhistes n’ont pas besoin d’être compris pour agir. Partout, la répétition agit comme une corde tendue contre le néant. La littérature n’échappe pas à ce geste. Péguy a construit ses poèmes comme des litanies où l’incantation naît de l’obstination. Bernhard a saturé ses romans de ressassements jusqu’à l’asphyxie. Beckett a fait de la répétition la matière même de son œuvre : L’Innommable ne cesse de tourner autour du vide, incapable de se taire comme de continuer. Chez Cioran, chaque aphorisme est variation d’un même désespoir. Blanchot enfin a donné une théorie à ce mouvement : le langage ne touche jamais son objet, il ne fait que l’approcher, encore et encore, dans un « entretien infini ». Vu de l’extérieur, le rabâchage n’est qu’une scie monotone. Il agace, il pèse. Mais pour celui qui répète, il est vital : il retient ce qui menace de sombrer. Ce contraste explique le malaise qu’il provoque. Ce qui sauve l’un accable les autres. Bernhard l’a utilisé pour étouffer son lecteur, Péguy pour l’élever dans une cadence liturgique. La différence n’est pas dans le procédé, mais dans la place que l’on occupe : survivance d’un côté, lassitude de l’autre. Le politique a fait du rabâchage son instrument. Slogans répétés, éléments de langage, alternance gauche/droite jouée comme une pièce dont le scénario ne change jamais : répéter, ici, c’est saturer la langue publique, imposer une cadence qui évacue tout autre discours. Comme l’a montré Debord, le système se maintient précisément parce qu’il se rejoue à l’infini. La gauche et la droite ne sont pas des opposés réels, mais des chiens de berger : ils dessinent un contour artificiel autour d’une masse informe, archaïquement effrayante. La différence est nette : en politique, on rabâche pour masquer le vide ; en littérature, on rabâche pour l’exposer. Même mécanique, intentions inverses. Rabâcher n’est donc pas un défaut, encore moins une faiblesse. C’est une condition humaine. On prie en rabâchant pour survivre, on raconte la même guerre pour se prouver vivant, on écrit en répétant parce qu’il n’y a pas d’autre manière de creuser. Répéter, ce n’est pas informer. Répéter, c’est tenir. Rabâcher, c’est survivre.|couper{180}

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