Ainsi, pour que l’illusion soit complète, qu’elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n’importe quel point de départ fera bien l’affaire. Mais c’est botter en touche.
Ce n’est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t’a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t’asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s’élance d’un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l’espace et le temps sur le lieu de la feuille ?
Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu’à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l’action de dessiner ? Probable, voire certain, que c’est justement à ce genre de connerie qu’il ne faut pas penser pour dessiner.
Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d’où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l’arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu’il n’y a en fin de compte qu’une seule arrivée réelle et qu’il ne sert à rien de t’y intéresser de trop près, de peur d’être tétanisé par la peur ou par l’espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit.
D’une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l’art pauvre, celui qui s’intéresse plus spécifiquement à l’origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l’obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.
17 janvier 2023-2
Pour continuer
Carnets | janvier 2023
18 janvier 2023-4
Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-3
À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
12 janvier 2023-2
manege_convention_vaugirar_paris Peu enclin à parler de résolutions en début d’année, il est tout de même nécessaire de mettre à plat tous les projets, ou embryons de projets, qui s’accumulent ces derniers temps. Ces derniers temps avant la fin des temps. Drôle. En peinture, il y a toutes ces expositions qui mènent déjà le travail jusqu’à 2024. Il ne reste qu’à continuer sur cette lancée et voir les thèmes surgir peu à peu, au fil du travail. Mais déjà, le rapprochement avec l’écriture devient plus clair. Disons que les possibles s’amenuisent tout à coup, en raison de l’autorité de certaines obsessions qui désormais durent plus longtemps qu’à l’ordinaire. La notion de milieu. La relation entre l’être humain et le milieu. La langue avec le milieu. La langue, l’écriture, comme bateau pour naviguer entre différents milieux. Prendre appui sur les films de Nurith Aviv, par exemple, ou sur les écrits d’Augustin Berque. Et dommage que je ne lise pas le japonais, sinon Tetsuro Watsuji serait à lire aussi, dans ces domaines. Mais pas de traduction, à part Fûdo : le milieu humain, traduit par Berque. J’avais pensé reprendre une symbolique, mais en revisitant les livres de Chagall et, récemment, les tableaux de Garouste, le risque d’être parlé plus que parlant m’effraie. Il convient donc de repartir à zéro, à chaque fois, en utilisant mon propre langage plastique, mon propre langage tout court. Cela exige encore d’aller creuser dans les profondeurs. Bref, travailler sans être dérangé, sans me déranger moi-même. Pas de dispersion inutile. Ce n’est pas inventer une symbolique, c’est surtout en témoigner telle que je la comprends intimement. Mais est-ce que je la comprends ou la connais ? Voilà une bonne question à se poser régulièrement. Ne pas avoir peur de dire : je ne sais pas ou tiens, il y a aussi ça et ça que je n’avais pas vu. La peinture est une expression de tout ce que je traverse, de ce dont je suis imbibé, du matin au soir. Donc, normalement (drôle), je n’ai même pas à y réfléchir. Juste peindre, et les choses se mettront en place à leur façon, comme d’habitude. Concernant l’écriture, là aussi, il y a un fourmillement d’idées. Mais je m’en méfie, car souvent cette agitation masque un vide, une crainte, une angoisse. Le fourmillement n’est qu’un pansement. En tous cas, continuer à écrire sur le blog reste une discipline à poursuivre. Cette année, j’ai appris de nouvelles choses sur la publication. Notamment un certain détachement, surtout quant à la réception potentielle des textes. Je m’en suis presque complètement détaché. Presque : cela empêche de se mentir trop, bien sûr. Le fait que ce blog devienne de plus en plus un carnet ouvert me permet d’aller encore plus loin dans un creusement personnel. De faire sauter des entraves, de dynamiter des gênes, une fausse pudeur (y en a-t-il de vraies ?). De parler ma langue. Et, étrangement, d’être au premier rang pour la lire. D’ailleurs, l’important n’est-ce pas cela pour un apprenti, un étudiant : apprendre à se relire pour mieux se familiariser avec ses fautes, ses écarts vis-à-vis d’une norme, d’une doxa ? Et, par là même, s’en écartant, créer la sienne. (J’exagère ? Non.) Pour commenter cette langue, texte après texte. Que faire de tout cela ensuite ? Cette ritournelle n’a pas d’importance. Un carnet, comme un blog, reste un carnet et un blog. Ce n’est pas une œuvre littéraire. (Et c’est sans doute parce que ce n’en est pas une que c’en est une.) Mais ces moments où je m’écris sont devenus une nécessité. Et au moment où l’on doit se passer de tant de choses nécessaires, être tenu par une nécessité qui ne nous assomme pas mais, au contraire, nous tient en éveil, est plutôt de l’ordre de l’aubaine. Sur un plan plus sombre, la notion de bateau pourrait aussi être celle de la boîte, du cercueil, d’une autre navigation. Une navigation qui se tient toujours là, en parallèle, et qui parfois me rassure. En tous cas, elle relativise agréablement tout ce que je pourrais prendre trop au sérieux. Il faut la conserver, même si parfois elle me fait passer de foutus quarts d’heure, des caps Horn à la chaîne. Mais j’ai l’impression que l’humour en ressort toujours plus fort, plus fin, moins méchant. Il faudrait étudier aussi cet étrange phénomène d’inertie, qui naît souvent à contre-courant de toute situation dite normale ou obligée. Une inertie qui va parfois contre mon propre désir, surtout quand ce désir n’est pas si propre que cela. Quand il s’agit d’un désir emprunté, à fort taux d’intérêt, à l’instar des prêts bancaires ou prêts à la consommation. Ce genre de désir qui mène à l’endettement ou à l’asservissement. L’inertie y met un holà, un bon tamis pour chercher l’or de la rivière. Donc, rien n’est encore fini, comme je le pensais hier ou il y a deux jours, dans un creux. C’est fini et, en même temps, ça ne cesse de recommencer. Drôle, aussi.|couper{180}
