peintres
Ce mot-clé fédère les fragments, évocations ou méditations où d’autres artistes apparaissent, non comme simples références ou modèles, mais comme figures tutélaires ou contrepoints vivants, compagnons de route parfois muets, parfois envahissants. Cézanne, Giacometti, Van Gogh, Soulages, Basquiat ou Tarkovski (à la lisière de l’image en mouvement) — tous traversent ces textes comme des présences agissantes. Ils ne sont pas des objets d’admiration figés, mais des surfaces de projection, de conflit, de dialogue.
Là où certains écrivent "sur" les peintres, ici on écrit avec ou depuis eux. Leurs gestes, leurs effacements, leurs obsessions deviennent autant de miroirs dans lesquels se réfléchir soi-même, en tant que peintre ou écrivain. Il s’agit moins d’interpréter leur œuvre que d’interroger ce qu’elle provoque : un frisson, une retenue, une sidération ou une connivence soudaine.
Le mot-clé « Peintres » est donc un terrain d’affinités sensibles, un lieu où la pratique de l’auteur — qu’elle soit picturale ou scripturale — trouve des appuis, des échos, ou des lignes de fuite. L’histoire de l’art y est présente, bien sûr, mais toujours en creux, filtrée par une expérience personnelle, intime, parfois conflictuelle, à la fois située dans le temps et intempestive.
articles associés
Lectures
Correspondance Mallarmé-Whistler
Livre de correspondance mais monté comme un récit, ce volume reconstruit les dix années où Stéphane Mallarmé et James McNeill Whistler deviennent l’un pour l’autre ce que la fin d’un siècle invente de plus tenace : une amitié d’atelier, de lettres brèves, de rendez-vous manqués, d’affaires juridiques qui consomment des journées entières et de gestes d’art qui comptent plus que le reste, et c’est la force du montage de Carl Paul Barbier : accumuler, classer, annoter, mais sans gommer l’accroc des timbres, les orthographes vacillantes, la vitesse de la carte pneumatique, l’énergie qui passe entre la rue de Rome, la rue du Bac, Valvins, Londres, les gares, les salles d’audience, les librairies qui vendent peu, et l’atelier où tout recommence le soir venu . On commence par la table matérielle : des planches, un frontispice où Whistler mord le cuivre pour fixer Mallarmé, un Avant-propos qui promet l’exactitude et le refus de lisser les curiosités de langue du peintre, un Appendice qui reproduit en français le « Ten O’Clock », puis les Provenances et l’Index : c’est un livre d’archives qui assume sa fabrique, mais qui se lit comme la chronique serrée d’une fraternité esthétique . Le nœud se fait en 1887-1888 : Monet en tiers discret, Café de la Paix, déjeuner à trois, et l’accord tombé net : Mallarmé traduira la conférence de Whistler, ce Ten O’Clock qui affirme l’autonomie du fait pictural, l’art pour l’art, le refus de la morale illustrative et du récit plaqué sur l’image ; à partir de là, les cartes filent, les rendez-vous s’aimantent, Dujardin s’occupe de l’édition, Gillot et Wason pour les questions d’imprimeur et d’épreuves, Vielé-Griffin vient prêter sa compétence bilingue, on travaille jusque tard un samedi pour tenir la date : scène d’atelier à quatre mains, où la prose de Mallarmé cherche l’équivalent de l’attaque whistlérienne, où l’on hésite, où l’auteur retourne sur ses ambiguïtés, demande d’arrêter les presses, d’ajuster telle nuance, puis signe : c’est une page essentielle du livre parce qu’on y voit la traduction comme lieu même de l’amitié — on se lit pour se rectifier, on s’admire pour mieux couper — et parce que la diffusion restera cette affaire paradoxale : silence poli des grands journaux, circulation sûre chez les initiés, Italie, Bruxelles, cercles symbolistes, avec la querelle sourde sur « la clarté » française face à ce dandysme d’outre-Manche . Sitôt dit, autre séquence qui donne sa texture romanesque à l’ensemble : l’affaire Sheridan Ford et The Gentle Art of Making Enemies, Whistler qui se bat pour bloquer une édition pirate, l’avocat Sir George Lewis côté Londres, puis Beurdeley et Ratier côté Paris, Mallarmé qui conseille et relaie, la saisie obtenue en Belgique, on tente d’empêcher l’impression à Paris, les nuits trop pleines d’« allers-retours » : ce que la correspondance retient, ce n’est pas seulement le dossier, c’est la façon de s’en parler, l’humour, la dureté, l’entêtement, et ce qu’une telle bataille révèle : la gestion moderne d’une œuvre, son image publique, la part de publicité que Whistler sait manier, l’ombre courte des maisons d’édition et des revues ; l’amitié, ici, c’est aussi une compétence qu’on partage, une énergie à tenir la ligne esthétique jusque dans les tribunaux . 1892 condense une autre lueur : Vers et Prose sort chez Perrin, Whistler trouve « le petit livre charmant », Mallarmé lui réserve l’exemplaire Japon avec un distique bravache qui mesure la fraternité dans l’aiguille de la lithographie, et la fabrique matérielle de l’ouvrage est documentée jusqu’aux feuilles, aux heures de corrections, aux papiers Chine, Hollande, Japon : un savouré de chiffres qui, chez Barbier, fait raisonner la prose avec le plomb des ateliers ; c’est tout Mallarmé : la page, son air, ses blancs, et la gravure de Whistler venant comme une signature partagée, l’« à mon Mallarmé » au crayon : l’amitié a sa matérialité, sa monnaie d’épreuves, sa circulation d’images, et le livre en garde la cadence exacte . Le milieu des années 1890 bascule vers les complications : santé, deuils, rumeurs, procès interminables — l’affaire Eden qui mènera jusqu’à la Cour d’appel de Paris fin 1897 — et l’on voit comment Mallarmé se met au service tactique du peintre, lettres à Dujardin, visites à l’avocat, messages aux Présidents, cartes qui appellent à « ce tact Mallarmé infaillible », pendant que Whistler est cloué au lit d’un hôtel, rhume, puis grippe, dans l’attente d’une audience reportée : la prose s’échauffe, « je vous écris, cela devient Poésie », et c’est tout le drôle de ce livre : la poésie sort des contraintes, de la police des couloirs, des « conclusions de l’Avocat Général » qu’on lit à l’heure du dîner ; à la fin de novembre, décembre, on s’organise, on cale le rendez-vous rue du Bac, on partage les nouvelles, on tient ferme le cap du procès, et c’est un hiver français à deux : visites au Louvre où Julie Manet se souviendra d’un bouton couleur cassis, salons du mardi, portrait de Geneviève montré, donné, choisi dans une pile d’épreuves — l’atelier circule au milieu de la ville, le livre fait entendre sa rumeur de pas, de fièvre, d’art vu de près . Dans les lettres qui suivent, une page suspendue : Whistler veuf, Mallarmé qui répond avec une simplicité droite, refusant d’isoler l’ami de la présence de celle qui fut « le bonheur », rappelant Valvins, la maison, la dernière feuille qui tombe, et promettant de revenir à Paris pour « les trompettes » du procès : un ton d’extrême pudeur, l’évidence d’un lien qui tient mieux que les dates ; l’éditeur a laissé ce tremblement intact, c’est là que la correspondance devient récit, et c’est pour cela qu’on la lit : pas pour le pittoresque fin-de-siècle, mais pour la tenue d’un langage de fidélité qui n’a pas besoin d’emphase . Le dernier chapitre de leur proximité s’écrit en 1898 : invitations à l’atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, Renoir au menu des conversations, dîners qui prolongent la lumière, Vanderbilt posé puis achevé, une journée d’août à Valvins, fêtes le lundi, au revoir de saison, et puis chacun retourne à sa ville, ses portraits, ses textes, ses soucis ; on sait la date butée, septembre, la fin de Mallarmé, si proche, que le livre ne dramatise pas, préférant aux grands nœuds tragiques l’enchaînement des gestes courts : « venez, voyez, dînons, demain à midi, pardonnez-moi de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » ; la modernité de ce duo est là : l’art se fabrique dans une géographie réduite à quelques rues, à des cartes portées en une heure, à des épreuves qu’on signe et redistribue, et dans cette compacité la pensée du poème et de la peinture s’aiguise ; la correspondance, comme forme, devient l’espace de travail même . Entre ces pôles, Barbier insère des seconds rôles décisifs : Duret, Mirbeau, Huysmans, Moore, Heinemann, Pennell, Whibley, Berthe Morisot, Méry Laurent, et ce réseau explique comment les idées du « Ten O’Clock » se débrouillent en France, par cercles, comment elle rencontrent les réserves : question de clarté, d’humeur nationale, de presse qui traîne, de librairie qui n’insiste pas ; on voit aussi la fabrication d’une image publique, les toasts, un dîner d’hommage où Mallarmé remercie d’une voix familiale, la critique de la vie « mise en musique » qu’un correspondant lit dans ses pages, et ces minuscules transferts : sucre d’orge, prévenances, cartes de visite, dont le livre garde trace, comme s’il fallait faire droit aux choses infimes qui maintiennent les liens quand la grande machine du monde devient fatigante . Reste l’appareil : Barbier l’écrit net dans son Avant-propos — il ne corrige pas Whistler, garde jusqu’aux « curiosités orthographiques », et s’il semble parfois donner au peintre « le beau rôle », c’est que les lettres l’imposent, et parce qu’aussi, côté français, la bibliographie sur Mallarmé abonde quand l’Américain a besoin d’un surcroît de contextes ; le pari est d’ailleurs réussi : on sort du livre avec un Whistler plus proche, drôle, félin, obstiné, et un Mallarmé plus concret, tacticien et disponible, logicien des moindres détails matériels du livre et de l’image, sans renoncer à sa souveraine économie de parole . Résumer : une histoire d’alliance entre deux souverainetés — la phrase et la touche — dont la scène première est une traduction, dont la scène seconde est un livre de poèmes accompagné d’une gravure, dont la scène troisième est un tribunal, et entre les scènes des couloirs, des salons, des musées, des petites villes où on rentre fermer la maison, l’air d’automne qui passe, le bouton « cassis » sur l’épaule d’une jeune fille qui copie au Louvre, les « trompettes » d’un procès qui n’achève rien, la page qui prend, au jour le jour, le relais de la conversation : la correspondance dit cela, exactement : comment l’art, pour tenir, a besoin de cette trame têtue d’attention, de disponibilité, de logistique et d’élégance, et comment, dans l’Europe 1888-1898, deux noms la tissent au présent, Mallarmé et Whistler, jusqu’à la dernière poignée de main, jusqu’au dernier « à demain », et ce « pardon de ne pas vous rencontrer à mi-chemin » qui sonne comme la formule même de l’amitié, quand l’art vous occupe à plein et que le monde, lui, ne cède pas .|couper{180}
Carnets | octobre 2025
12 octobre 2025
On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Une époque répond à une autre, sans rencontre. Revenir ne rejoint rien. Cela répète. Nommer l’instant le retire. Ce qui se montre se défait. Rien à retenir. Aller sans objet. Passages. Lire. Relire. Couper. Laisser le reste. Parfois l’écriture a lieu dans le sommeil. Au réveil, rien. Mieux, peut-être. Se soustraire au présent nommé n’éclaire pas. Une ouverture a lieu, sans lieu. Exposé au neutre. Sans accueil, sans refus. L’inquiétude prévaut sur l’assurance. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. Pourquoi, comment, en suspens. Rien n’est décidé. Le présent n’a pas lieu. S’il n’a pas lieu, il oblige. Tenir l’écart. Suspendre l’assentiment. Reporter le jugement. Réduire la phrase. Épreuve minimale. L’horloge passe de 12:00 à 12:01. Rien n’a eu lieu. Le fichier porte une date. Rien ne s’est passé. Différence constatée sans événement. Conséquence. Conduite basse intensité. Ne pas conclure. Laisser ouvert. Geste minimal. Sortir plutôt que comprendre. Risque. Séparation. Silence pris pour refus. Perte d’usage. Ce que cela sauve. Attention. Possibilité d’entendre. Place pour quiconque. Il y a, peut-être, urgence. Un pas se fait, sans destination. Ni adhésion ni déni. Le neutre travaille. Rien n’est décidé. illustration : Whistler, nocturne en bleu et or, 1872-75, huile sur toile, Tate, Londres.|couper{180}
Carnets | Ateliers d’écriture
# Boost 2 # 02 | Le moment du trop
(À l’heure où l’auteur, saturé de titres, demeure muet. Les témoins parlent pour eux-mêmes, chacun dans sa solitude. La somme fait la scène.) [La Carte] Je suis une carte. On me consulte pour trouver un chemin. J’indique des distances, des pentes, des courbes. J’ai été conçue pour ça. Mais on m’utilise pour autre chose : on me surcharge d’histoires, de titres. Je ne reconnais plus mes lignes. Je reste fidèle à ma fonction, orienter, mesurer. Pourtant je deviens illisible. [L’Inventaire] Un. Deux. Trois. Dix. Vingt. Ça ne s’arrête pas. J’ai été ouvert pour compter, pour ranger. Mais je gonfle, je m’étire, je n’ai plus de bornes. Chaque nouveau titre est un poids. Je ne sais plus si je contiens ou si je me vide. J’étais censé aider, je me perds moi-même. [Le Lecteur} Je tombe sur cette liste. Trop longue, trop pleine. J’essaie de suivre, mais je ne sais pas si ces histoires existent. Sont-elles inventées pour moi ? Sont-elles réelles ? Je doute. Peut-être qu’on se moque. Peut-être qu’il n’y a rien derrière les titres. Je ferme le carnet, je reste inquiet. [L’Archiviste] J’aligne. Je numérote. Je classe par rubriques, par années, par lieux. Mon rôle est clair : tenir l’ordre. Mais l’ordre se défait dès que j’écris. La liste enfle, se dédouble. Je rature, je recopie. Je voudrais contenir, mais je ne fais que rappeler qu’il y a trop. Je ne suis pas sûr d’être utile. [Le Silence] Je n’ai rien à dire. Je suis là autour. Je gonfle dans les blancs. On m’a laissé la place du principal, le mutique. On croit que je soutiens, mais je ne soutiens rien. Je suis le vide au centre. J’attends que quelqu’un me traverse. J’attends, et rien ne vient.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Le rêve d’intemporalité
Cela commencerait par un simple observation. J'aurais écrit mon texte quotidien, un texte bref ; je me serais efforcé d'atteindre ce fantasme de briéveté, et l'insatisfaction demeurerait. Elle demeure parce que pour moi la briéveté est un fantasme. Et donc je voudrais en avoir le coeur net. Je voudrais parier qu'en écrivant un autre texte dans un nouvel espace, je me débarasserai de ce fantasme. C'est la même démarche pour se débarrasser du désir que celle de l'épuiser méthodiquement jusqu'à la lie. Donc je cherche un espace mais voilà que la date se dresse devant moi dans toutes les rubriques de ce site. C'est à dire que si j'écris un nouveau texte il sera irrémédiablement lié à une date. Sauf si je crée un squelette spécial pour une rubrique particulière, une rubrique sans ordre chronologique. Le fantasme ici, l'imaginaire, rêvent d'une absence de temporalité sans doute parce que cernés par celle-ci. C'est donc une friction toujours en cours qui produit l'explosion l'étincelle. Il n'y a pas à s'en sentir bien ou mal c'est un fait. Etrangement, aujourd'hui je choisis deux illustrations semblables d'Umberto Boccioni. Pour cet article il s'agit de La ville se Lève alors que dans mon texte de carnet j'ai choisi Les adieux 2|couper{180}
Carnets | septembre 2025
21 septembre 2025
Ne plus rien voir, ne plus rien entendre : juste l’élan nu d’aller jusqu’aux limites, les franchir d’un pas sec, sans se retourner. Une pulsion de coupure, avant les mots, pour éprouver si le vide peut tenir lieu de monde. Cette épidémie de solitude qui frappe l'humanité est sans précédent. Il fallait qu'elle advienne dans une époque marquée par la communication à outrance. Communiquer ce n'est pas créer une chapelle, une église, encore moins une "religion". à moins que si justement, ce ne soit précisément que cela. Le bourdonnement d'une mouche je m'éfforce de ne pas l'entendre. Idem pour ce moteur dans le voisinage. Idem pour l'avertissement diffusé par les hauts parleurs, ceux de la gare proche, poussés par le vent. Idem pour tout ce qui rumine en moi, tout au fond de moi. S'efforcer est-il le bon mot, je ne crois pas. Non, j'écris et en même temps que j'écris tout cela je franchis cette frontière. Me voici dans mon propre désert soudain, je m'en rends compte à présent. Illustration Etat-d'âme-Les-adieux-2-Boccioni , 1911|couper{180}
fictions
Alfred Mira, le peintre que New York a vu et oublié
À vrai dire, personne ne se souvient plus très bien du moment exact où Alfred Mira est sorti du champ. On l’a vu longtemps, ou plutôt on a vu ce qu’il voyait : Washington Square après la pluie, MacDougal Street quand le trottoir brille, Sheridan Square traversée par un autobus bleu clair. Puis, un jour, ces vues se sont effacées, comme si quelqu’un avait replié la carte du quartier et rangé la peinture dans une boîte à chaussures. On ne sait pas où se trouve la boîte. Né en 1900, élevé dans Greenwich Village par des parents venus d’Italie, Mira avait appris à regarder avant de savoir peindre. Les rues étaient son premier atelier, la façade de briques son chevalet, le ciel entre deux immeubles sa palette. Les voisins lui donnaient parfois un signe de tête, rarement plus. Les chiens errants passaient sans le voir, mais il enregistrait tout : une échelle posée contre un mur, le reflet d’une ampoule dans une vitrine, l’ombre d’une corniche au mois de mars. Dans sa jeunesse, Mira avait fréquenté la National Academy of Design, puis l’Art Students League, où il avait compris que, malgré les injonctions de l’époque, il n’aimait pas trop déformer les choses. Il préférait la rue telle qu’elle se présentait, mais filtrée par sa lumière. Le matin, souvent, il descendait vers Washington Square Park avec un carnet et un crayon, s’arrêtant au bord de la fontaine, pas pour la dessiner mais pour écouter le bruit de l’eau qui tombait — comme si ce son devait se retrouver, plus tard, dans les coups de pinceau. Ce qu’il peignait, c’était moins un décor qu’une respiration. Les passants, il les laissait flous ; la pluie, il la rendait presque tiède ; la nuit, il la faisait rougir autour des lampadaires. Et toujours cette impression qu’on marche à côté de lui, dans un quartier qu’on connaît déjà un peu, même si on n’y est jamais venu. Les Mira venaient d’Italie, d’un village dont on a oublié le nom, ou alors quelqu’un s’en souvient mais ne le dira pas. En tout cas, ils avaient débarqué à New York avec un paquet de vêtements, deux ou trois recettes de cuisine, et cette manie de parler avec les mains même quand on tenait un baluchon. Greenwich Village, à l’époque, n’avait rien de la carte postale pour touristes : c’était un quartier d’immigrants, de petits commerces et d’ombres longues au pied des immeubles. Alfred, gamin, traînait autour des vitrines. Pas pour acheter, juste pour regarder la façon dont la lumière faisait vibrer les oranges empilées ou se reflétait sur une théière en étain. Plus tard, il entra à la National Academy of Design — ce qui sonnait très sérieux — puis à l’Art Students League, où on lui apprit à parler le langage des ombres et des perspectives, à comprendre qu’un mur rouge n’est jamais vraiment rouge, qu’il a toujours un peu de bleu dedans. Il finança ses études en travaillant chez un décorateur d’intérieur, ce qui lui fit découvrir que le goût des autres n’était pas forcément le sien. Chez lui, on ne choisissait pas les couleurs pour flatter un canapé, mais pour dire quelque chose au passant, à celui qui lève les yeux entre deux pas. Il regardait aussi ailleurs. Les murs de l’école affichaient parfois des reproductions de Monet ou de Pissarro. On lui parlait de la lumière française comme d’une sorte de miracle climatique. Mira notait, mentalement, qu’il faudrait un jour aller voir ça de près. En 1928, Mira prit le bateau pour la France. Ce n’était pas pour fuir quoi que ce soit — pas de dettes, pas de chagrin d’amour — mais pour voir ce dont on lui avait tant parlé : la fameuse lumière. Il débarqua au Havre, remonta la Seine, et découvrit que Paris n’était pas exactement comme dans les affiches de voyage. Le ciel pouvait être gris, la pluie sale, et la lumière, ce miracle annoncé, avait parfois besoin d’un coup de chiffon. Il s’installa du côté de Montparnasse, à deux pas d’un café où on croisait des visages qui allaient bientôt devenir des noms célèbres, ou le contraire. Il entendit parler d’une Américaine excentrique qui recevait le samedi soir dans un appartement rempli de Picasso et de Matisse — Gertrude Stein, disait-on, comme si c’était une marque. Il ne monta jamais jusqu’à la rue de Fleurus, mais il savait qu’elle était là, à quelques arrêts de tram, quelque part entre un marchand de vin et une boucherie chevaline. Ce qu’il ne manqua pas, en revanche, ce furent les expositions du Jeu de Paume. Renoir en 1924, Monet en 1927, et ces toiles qui semblaient encore humides malgré leurs cadres dorés. Il passa de longues minutes devant Impression, soleil levant, observant comment la brume avalait les formes, comment la couleur se contentait d’être ce qu’elle était, sans chercher à être plus. Il ne prit pas de notes. Il préférait rentrer et boire un café au comptoir en repensant à la manière dont Monet laissait filer ses bords, comme si les contours étaient une politesse inutile. De Paris, Mira rapporta peu de souvenirs matériels : un carnet de croquis, un parapluie qui ne fermait plus, et ce genre de certitude qui change la main quand elle revient sur la toile. De retour à New York, Mira reprit ses habitudes comme on remet un manteau oublié au vestiaire. Les mêmes rues, mais avec l’œil un peu différent : il voyait maintenant les trottoirs comme des plages à marée basse, les feux rouges comme des coquelicots plantés dans l’asphalte. En 1929, il présenta pour la première fois une toile à la National Academy of Design. Ce n’était pas encore le grand moment, mais une manière de dire « me voici » à ceux qui savaient lire les murs d’une salle d’exposition. D’autres suivirent : The Heart of the Village en 1941, Rain : Greenwich Avenue and Eighth Street en 1943, Sheridan Square en 1945. Des titres comme des adresses où l’on pourrait encore sonner. Les critiques, quand elles arrivaient, ne faisaient pas dans la dentelle. Un journaliste de Los Angeles, en 1943, écrivit que ses toiles avaient « une rare capacité à suggérer plutôt que dire servilement ou verbeusement », et parla même de romantic reality, une réalité romantique, comme si Mira peignait non pas ce qui était devant lui mais ce qu’il espérait y trouver. Les acheteurs suivaient. Pas des magnats ni des princes, mais des New-Yorkais attachés à leur quartier, des gens qui voulaient accrocher chez eux un morceau de trottoir familier. La gloire, Mira s’en fichait — ou faisait semblant. Ce qu’il voulait, c’était que quelqu’un, en passant devant une de ses toiles, se dise : « tiens, c’est bien là que j’ai croisé ce type avec le chapeau, l’autre matin ». Puis, lentement, comme une affiche qui pâlit au soleil, Alfred Mira disparut. Pas brusquement, pas avec fracas — non, juste par effacement progressif. Les noms changèrent sur les vitrines, les galeries se déplacèrent plus au nord, les journaux préférèrent parler d’abstraction lyrique et d’expressionnisme qui éclabousse. Les peintres qui continuaient à représenter des trottoirs et des façades prenaient soudain l’air de collectionner les timbres : un passe-temps respectable, mais pas de quoi remplir les musées. Mira vendait encore, mais moins vite. Les collectionneurs vieillis passaient commande pour « un dernier tableau, Alfred, avant de vendre la maison », et on accrochait ça dans un couloir comme on garde la photo d’un chien disparu. Il exposait toujours, mais dans des lieux qui ne faisaient plus la chronique du New York Times. Pas que ça lui déplaise, d’ailleurs. Il semblait trouver une forme de confort à peindre hors du bruit. Quand il mourut en 1981, il y eut bien quelques lignes dans la presse locale. On rappela qu’il avait été le peintre de Greenwich Village, qu’il avait capté la pluie sur les pavés comme personne. Et puis plus rien. Les archives, elles, ne s’effacent pas, mais elles ferment parfois la nuit. Le temps, parfois, s’amuse à remettre en vitrine ce qu’il avait rangé au fond. Ces dernières années, quelques galeries new-yorkaises – Questroyal Fine Art, Lilac Gallery – ont ressorti Mira des cartons. On a revu ses rues sur les cimaises, toujours humides comme au premier jour. En 2018, Washington Square Park est parti aux enchères pour plus de quatre-vingt mille dollars, ce qui, pour un peintre qu’on disait oublié, a tout d’un clin d’œil du marché. On ne parle pas encore de rétrospective au MoMA, et c’est peut-être tant mieux. Mira ne semble pas fait pour les salles trop blanches ni pour les catalogues glacés. Ses tableaux, on les imagine mieux accrochés au-dessus d’un vieux radiateur, dans un appartement où les fenêtres donnent sur une rue qu’il aurait peinte. Aujourd’hui, si l’on traverse Greenwich Village en hiver, on peut encore trouver des angles où la lumière ressemble à celle de ses toiles. Washington Square, un après-midi de pluie fine : la pierre est sombre, les arbres découpent un ciel gris, un chien tire sur sa laisse. Rien de spectaculaire, et c’est là que réside le miracle. On pourrait s’arrêter, lever les yeux, et se dire que Mira a vu ça avant nous, qu’il l’a laissé quelque part sur une toile, avec juste assez de couleur pour que ça respire. Et en repartant, on sentirait peut-être, comme lui, que la ville – même dans ses moments les plus ternes – garde toujours un coin de trottoir prêt à être peint.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Jour de fête
Ferme ta gueule essaie essaie de ne rien dire si tu y arrives c'est le 4 juillet merde jour de fête tu pourrais au moins essayer de faire semblant. Pour les enfants. ça commence comme hier avec la fraicheur qui détend la peau qui te rappelle que tu as une peau et des os en dessous la peau et les os et du sang qui coule encore un peu dans tes veines dans tes artères et la pompe d'un vieux coeur badaboum badaboum et l'inquiétude qui te meut. Où va le monde sinon à sa perte chasse cette idée de ton esprit profite de la fraicheur tout à l'heure il fera de nouveau chaud tu seras englué dans la chaleur comme un insecte fossilisé dans l'ambre couleur soleil vue à travers les abysses de la Baltique. tu giseras par grand fond héberlué de soleil et d'immobilité tu pourrais en profiter un peu avant de plonger te calmer te rassurer te dire que c'est un truc pas frais que t'as mangé hier soir ou avant hier et qui te fais voir les choses en noir des fois ce n'est que ça tu sais des fois c'est purement mécanique ou moléculaire sans raison aucune pas de métaphysique à rajouter. Il fait si frais ce matin comme c'est bon tu pourrais aller donner à boire aux fleurs ça te donnerait l'impression de participer à quelque chose un peu tu pourrais même en être joyeux et pratiquer le jeûne au moins pour cette journée pour voir rien que pour voir si demain ça ne va pas mieux. Translated in a style inspired by Rachel Cusk and Anne Carson. * Shut up.Try.Try to say nothing.If you can.It's the fourth of July, for god’s sake.A day to celebrate.You could at least try.Pretend.For the children. It begins like yesterday—with cool air loosening the skin,reminding you that you have skin,and bones beneath it,and blood still moving a littlein your veins,in your arteries,and the pump of the old heart,badaboom badaboom,and the unease that carries you. Where else could the world be goingif not toward its own ruin ?Shake that thought from your mind.Enjoy the coolness.It will be hot again soon.You’ll be stuck in the heat like an insect,fossilized in amber,sun-colored,seen through the depths of the Baltic.You’ll lie at the bottom,stunned by sunlightand stillness.You could use the time before the plungeto calm down,to soothe yourself,to say it’s just something bad you ateyesterday or the day before.That’s all.Sometimes it’s only that,you know ?Sometimes it’s mechanical, molecular,without cause.No need for metaphysics. It’s so cool this morning, how good it feels.You could go water the flowers.That might give you the senseof taking part in something,a little.You could even feel joy.Try fasting—just for today.Just to see.To see if tomorrow is better. Illustration : James Ensor Entrée du Christ à Bruxelles 1888|couper{180}
Carnets | juillet 2025
4 juillet 2025
ça commence comme ça en cherchant comment écrire en inclusif ça commence par iels et là je ne sais pas ce qui se passe mais ça sort d'un seul coup on le garde on le garde pas la belle affaire on s'en fout Iels écrivent, toustes. Celleux se congratulent, s’applaudissent, se lappent, se bijent, se clap clap clap, avec des “oh !”, des “ah !”, des “comme j’aime” et des “encore… j’en peux plus… continue.” Et bon… ça rappelait quelque chose — mais quoi ? Si ça m’revient… la cour de récré, jadis, il y a longtemps, des lustres, belle lurette. Les billes, les calots, les bonbecs. Les escaliers, les jupes, les socquettes. les couetttes. Les dents qu’on montre quand on sourit — incroyable, comme ça sourit, avec des dents en avant, des dents pointues. vampires, hémoglobine, les dents de l'amer à flots. Des dents à déchirer la viande. À ronger l’os. À mordre tout c’qui bouge. Des dents de cour de récré, pas pour sourire, mais pour survivre. Des rictus de gosse carnivore. Des crocs sous les bonbecs. Et personne qui voyait rien. Les aime pas. Les déteste. Les vomis. Les piétine. Ces pourris, en rang par deux. Donnez-vous donc la main. Avancez. Vers le perron, vers la classe, vers le stade, vers la piscine, vers la cantine, vers l’entreprise, vers la guerre, vers le cimetière, vers l’oubli. Donnez-vous la main, bon dieu. Serrez-la fort. Qu’on n’en perde pas un seul. Tout compte, tout comptera, c’est le contrat. chez les verrats, les porcs, les truies, d’Ivry à Porentruy. TVA et recettes fiscales obligent mon petit, cires bien tes pompes, montre papatte blanche, remonte ta braguette, peigne-toi bordel, peigne-toi. et cours, cours, servir le petit café bien chaud à monsieur le directeur, madame la secrétaire de direction, monsieur le curé, monsieur le maire, monsieur l’abbé. et surtout, surtout, surtout — ne dis pas bonjour à cette pouffiasse de madame la pute, madame la gourde, madame l’agent, madame l’institutrice, madame la bibliothécaire, madame l’agent, madame qui joue à la dame, madame bouffe la reine, échec et mat. La colère a du bon a dit machin, c'est bien vrai ça, opine machine, oui pine la pine la donc. Encore une petite pinacollada je vous prie. Et l'autre bouche en cul de poule qui dit oui oui oui encore s'il vous plaît. iels écrivent se gargarisent s'enchantent tous ça pour se dire quoi ? mais rien, rien, rien, et encore rien — sauf qu'ils ne sont pas seuls. les conconnes. ce n'est pas politiquement correct me dit la charcutière en me montrant la tranche avec la tranche de son couteau plus fine. et j'ajoute que le politiquement incorrect est le politiquement correct de demain, avec trois saucisses de Strasbourg si c'était un effet de vot' bonté. ce que je veux dire c'est qu'à force de chauffer de chauffer de chauffer l'eau bout et que quand ça bout il faut y aller il faut mettre les pâtes les mains dans le camboui. alors bon je les regarde je les lis très attentivement entre les lignes et qu'est-ce que je trouve ? encore plus de vide donc ils mettent du vide en paravent du vide c'est ça la mode. vous savez, non pas de croissant aujourd'hui je n'ai plus la queue d'un désolé. excusez je vous en prie à genoux pardonnez-moi d'être à sec si sec C'est vert, vous pouvez y aller. si vous avez la ferraille le menue monnaie c'est mieux on m'a cloqué cette machine c'est le progrès disent-ils mais c'est pire donnez-moi l'apoint je vous prie s'il vous plait pitié ça m'évite d'ouvrir le tiroir caisse. et pourquoi tu dis bonjour et pourquoi tu ajoutes toujours bonjour bonne journée tu te le demandes ce matin. pour une fois tu dis je veux une baguette pas trop cuite tu paies et tu te tires. ni bonjour ni merde ni veux-tu baiser mon cul. ET VOUS FAITES QUOI DANS LA VIE ? -- j'me d'mande. et puis qu'est-ce que ça peut bien vous faire à la fin ? c'est pas comme si ça vous intéressait vraiment. mais mais mais — si tu veux pas entendre ce genre de réponse ne pose pas de question à la con. Translated in the spirit of Allen Ginsberg and Kathy Acker : part beat monologue, part punk incantation. It starts like this— trying to write inclusive, it starts with "iels," and then I don’t know what happens, but it comes out in one rush, all at once. Do we keep it ? Do we trash it ? Big deal. We don’t care. They write, all of them. Themz. They clap each other’s backs, tongue each other’s cheeks, bite love into the neck, clap clap clap, with “oh !” with “ah !” with “I love this !” with “don’t stop—I can’t—keep going—yes—go.” And then— it reminded me of something— but what ? If it comes back— the schoolyard, a long time ago, ages, forever and ever ago. Marbles. Slings. Candies. Stairs, skirts, socks, ponytails. Teeth we show when we smile— unbelievable, how we smiled, with teeth out front, pointed teeth. Vampires. Hemoglobin. The bitter bite of saltwater, flowing. Teeth to tear meat. To gnaw bone. To bite anything that moves. Schoolyard teeth, not for smiling, for surviving. Snarling kid grins. Fangs behind the sweet. And no one ever saw a thing. I don’t love them. I hate them. I puke them up. I trample them. Those bastards, in rows of two. Hold hands now. Move forward. To the front steps, to the classroom, to the field, to the pool, to the cafeteria, to the office, to the war, to the graveyard, to forgetfulness. Hold hands, goddammit. Grip tight. Don’t lose a single one. Everything counts. Everything will count. That’s the deal. With the swine, the hogs, the sows, from Ivry to Porentruy. VAT and fiscal blessings, my dear. Shine your shoes, show your clean paws, zip your fly, comb your fucking hair, comb it. And run, run, serve the steaming hot coffee to Mr. Director, Ms. Executive Assistant, Father Priest, Mr. Mayor, Monsieur l’Abbé. And above all, above all, above all— don’t say hello to that bitch Madame Slut, Madame Fool, Madame Officer, Madame Teacher, Madame Librarian, Madame again, Madame playing the lady, Madame gobbles the queen— checkmate. Anger’s good, said so-and-so. Damn right, nodded what’s-her-face. Yeah, fuck yeah, one more piña colada, please. And that other one, fish-lipped, whispers “yes, yes, yes, please, more.” They write, they gurgle it up, they delight themselves— all to say what ? Nothing, nothing, nothing, and more nothing. Except they’re not alone. The dumbcunts. “This ain’t politically correct,” says the butcher woman, showing me the cut, a sliver thinner than truth. And I say, politically incorrect is tomorrow’s righteous cause, with three Strasbourg sausages if you’d be so kind. What I mean is— heat it, heat it, heat it— till it boils. When it boils, drop the pasta, get your hands greasy. So I read them. I read between the lines. And what do I find ? More void. So they pack their voids in front of the void. That's fashion. “No croissants today.” “I’m out, sorry.” “Green light, go ahead.” “Got coins ? Better. Saves me the register.” And why do you say hello ? Why always add, hello, have a nice day ? You ask yourself that today. Just this once, you say, I want a baguette, not too crusty. You pay. You leave. No hello. No fuck you. No want to lick my ass ? WHAT DO YOU DO FOR A LIVING ?—I wonder. And then— what the hell does it matter to you ? It’s not like you care. But, but, but— If you don’t want to hear that kind of answer, don’t ask dumb fucking questions. Illustration Georges Grosz " Piliers de la société" 1926/Illustration : George Grosz, Pillars of Society, 1926.|couper{180}
Carnets | février 2025
02 février 2025
Visionné Le Journal du regard ( janvier 2025) de Pierre Ménard et redécouvre la ville telle que j'ai l’impression de l’avoir laissée depuis 1990. Peut-être un petit temps d’adaptation. Mais ces promenades sont les mêmes. Le texte lu me rappelle cruellement à la perte de mes carnets Clairefontaine. Mais ce n’est qu’un fantasme d’imaginer que j’écrivais à l’époque de telles choses. Bien sûr que non. C’était une autre errance. Peut-être que toutes les errances écrites, à la fin, se valent. S’intéresser aux travaux des autres me dédouanerait de leur adresser la parole, me prodiguerait bonne conscience. Si j’avais encore besoin d’une bonne conscience. Non, ce n’est pas ça. Le solipsisme ne fonctionne que lorsqu’on est encore jeune, vigoureux, bon marcheur. La vérité est que je ne peux me passer des autres et que je ne peux en même temps aller vers eux. Pour quoi faire ? Pour quoi dire ? Juste l'impression d'une présence fantome, la mienne, la leur, la nôtre. J’ai repensé à la rue Custine, que j’empruntais beaucoup dans les années 80, puis en 85 et encore en 90, trois époques de ma vie parisienne. Je me souviens que, sitôt que je m’y engouffrais — peut-être pour me rendre à Jules Joffrin, peut-être vers Montmartre —, je renouais avec d’autres époques encore bien plus lointaines que je n’avais pas vécues dans cette vie. Pur fantasme, bien sûr. Et je pensais que nous avions été nombreux à voir les platanes reverdir, à projeter leurs ombres rafraîchissantes, l’été. Il me semble que si je devais choisir un lieu qui caractérise au mieux l’impermanence, l’intemporel, ce serait celui-ci : la rue Custine, ses platanes — à moins que ce ne fussent des tilleuls. Et voilà comment on revient au présent : par le doute. Il semble, par ces temps d’apocalypse, que tout a été dit, que l’on n’a plus tant besoin de les entendre, ces dits, que de les partager. Pas tous. Certains. Le choix effectué en dira encore long sur ce que l’on tait, ce que l’on fait parfois semblant d’entendre, comme on fait semblant de vivre pour ne pas disparaître au premier coin de rue qui s’offre, telle une opportunité. Musique : Méditation from Thaïs|couper{180}
Carnets | janvier 2025
30 janvier 2025
Frank Stella, le minimalisme des années 60 La vitre, légèrement trouble, laisse deviner l'intérieur d'une pièce exiguë. Dans ce cadre étroit, un homme est assis devant la lueur bleutée d'un écran d'ordinateur. Sa silhouette massive occupe presque tout l'espace. Le haut du crâne, dégarni, capte parfois un reflet de la lumière extérieure. Immobile, il fixe l'écran. Seule sa poitrine se soulève au rythme d'une respiration lente, presque imperceptible. Puis ses mains s'animent soudain sur le clavier, comme répondant à une impulsion invisible. Un bruit, peut-être, ou un mouvement dans la rue, détourne brièvement son attention. Son visage pâle se tourne vers la fenêtre. Les traits sont creusés, le regard absent - celui d'un homme qui a traversé trop de nuits blanches. L'instant d'après, déjà, il replonge dans la lumière artificielle de son écran. À l'aube, une lampe s'éteint, ne laissant que la lueur bleutée de l'écran. À travers la vitre sale, ce point de lueur artificiel troue l'obscurité. Dans le ciel, les cris des martinets s'élevent.. Un train au loin s'annonçe en gare, sa rumeur portée par le vent jusqu'aux abords du village. L'horloge de la place de l'église sonne sept heures, puis les derniers relents de la nuit sont balayés par le fracas de la benne à ordures. À midi, les bruits s'atténuent. Par les fenêtres ouvertes s'échappent des tintements de vaisselle, des bribes de radio, des échos de télévision. Une mère appelle ses enfants pour le repas, sa voix résonne dans l'air immobile. Un chien traverse la grand-rue déserte, son ombre ramassée sous lui glisse sur le sol, mais il file sans s'y attarder, disparaît dans une impasse. Le vent apporte l'annonce lointaine du retard du train de Marseille, quinze minutes. Une odeur de poisson frit monte de la rue, envahit la pièce. La luminosité faiblit. Les derniers cris des martinets disparaissent derrière la silhouette des toits de tuile. Pétarade de la moto d'un voisin qui rentre du travail. Quelqu'un à une fenêtre secoue une nappe ou un drap puis referme celle-ci. Bruit caractéristique d'un rideau électrique qui tombe doucement devant la devanture d'un commerce. Une odeur sucrée monte des jardins alentours, celle des fruits oubliés sur leurs branches, de l'humus des terres retournées. Tout à l'heure, les réverbères s'allumeront l'un après l'autre et ce sera la nuit. Dormi deux heures. Mille guerres. Sensation de fatigue. Paupières lourdes. Moral dans les chaussettes. Le café percole audible depuis l'étage. S. est déjà réveillée. L'odeur du café parvient au nez. Presque déjà le goût. Amer. Le café percole doucement bas dans la cuisine. S. est déjà réveillée, elle a déjà mis trois machines en route et se prépare à allumer le transistor sur la table de la cuisine. Voilà une chose importante, j'aime la simplicité. Dire le plus de choses en le moins de mots possibles.|couper{180}
Lectures
Deux destins croisés à New York
Lovecraft découvre les œuvres de Roerich au musée situé à l’angle de Riverside Drive et de la 103e rue. Ces visites régulières deviennent pour lui un refuge qu’il qualifie comme l’un de ses "sanctuaires dans la zone infestée".|couper{180}
Photographie
Venise 1979
Photographie datant de 1979. A l'époque mon premier appareil, un Nikkormat acheté à tempérament l'année précédente avant de partir en Irlande ( Pâques 1978 ?) Je n'ai pas retrouvé les diapositives couleurs datant de cette époque. J'imagine que P. les a emportées avec elle. Pour en revenir à cette photo, je crois que j'avais peu avant de partir acheté un téléobjectif de médiocre qualité. Cette image doit avoir été prise avec. En revanche bien que la composition de l'image ne soit pas catholique il me semble que je la redécouvre après l'avoir écartée autrefois. L'aspect mal cadré comme a pu en tirer partie le peintre Gerhard Richter dans les années ( 80 ???) le peintre allemand Gerhard Richter et dont j'ignorais totalement l'existence à l'époque. Je retrouve cette tension entre l'idée que je me faisais d'une "belle photographie" et ma révolte aussitôt concernant cette "belle image". En saccageant les règles de la composition à la prise de vue, il me semblait possible ensuite de composer uniquement par les valeurs de gris sous l'agrandisseur. Mais j'étais pas mal influencé par Ansel Adams Cette photographie en noir et blanc, prise par toi en 1979, t’évoque une scène animée sur un bateau, où des silhouettes humaines se mêlent à une composition que tu qualifierais volontiers d’imparfaite. Tu te souviens des circonstances de la prise de vue : ton premier appareil, un Nikkormat, acheté à crédit l’année précédente, et ce téléobjectif, pas vraiment à la hauteur, que tu venais d’acquérir. À l’époque, ce cliché te semblait raté, loin de l’idéal de "belle photographie" que tu poursuivais alors. Tu l’avais écarté, presque oublié. Mais aujourd’hui, en le redécouvrant, tu te surprends à voir autre chose : un potentiel artistique que tu n’aurais pas soupçonné à l’époque. Tu ressens dans cette image une tension qui te ramène à tes propres dilemmes de jeune photographe. D’un côté, tu admirais Ansel Adams, sa rigueur, son génie des contrastes, et cette quête de la perfection technique qu’il incarnait. De l’autre, une rébellion grondait en toi, un refus des règles strictes de la composition, un désir de déconstruire ce qui semblait trop ordonné. Avec ce cliché, tu avais tenté, consciemment ou non, de saboter les conventions : un cadrage malhabile, un désordre assumé, qui te laissait ensuite le soin de rééquilibrer tout cela sous l’agrandisseur, par le jeu des gris et des contrastes. Et puis il y a cette autre influence, que tu n’as comprise qu’avec le recul : Gerhard Richter. À l’époque, tu ignorais son existence, mais aujourd’hui, tu vois dans ton image une résonance avec ses peintures, ses photographies floues ou mal cadrées qu’il a su transformer en art. Comme lui, tu cherchais peut-être, sans le savoir, à transcender les imperfections, à donner du sens à l’accidentel. Cette photographie te rappelle la quête esthétique d'une époque. Alors que tu pensais toujours être décalé, finalement tu ne l'étais peut-être pas tant. Cette photo, mal cadrée mais étrangement vivante, transporte quelque chose que tu n’avais pas perçu à l’époque : une vérité brute, un instantané de vie sans fard, un désordre qui raconte mieux que n’importe quelle composition parfaite. Tu te rends compte aujourd’hui que c’est ce qui te parle, ce qui donne à cette image sa valeur. Et toi, où étais-tu dans tout ça ? Tu te vois, jeune, tiraillé entre tes aspirations artistiques et tes frustrations face à des résultats trop froids, trop "bien faits". Tu t’accrochais à l’idée qu’en "saccageant" volontairement les règles, tu pouvais trouver autre chose : une beauté intuitive, une entitée sauvage, libérée des carcans. Et cette photographie, que tu avais rejetée autrefois, devient aujourd’hui pour toi une sorte de réconciliation. Elle incarne ce moment où tu te débattais avec ton regard, où tu apprenais à te libérer des modèles imposés pour chercher ta propre voie. elle est étrangement calme cette image. Comme on est calme lors d' un accident de voiture. Tu ne peux t’empêcher de penser à cette époque où tu as aussi perdu quelque chose : ces diapositives couleurs, probablement emportées par "P.". Ce détail te touche, comme si cette absence symbolisait tout ce que tu n’as pas pu retenir de ces années. Ce noir et blanc, c’est tout ce qui te reste, mais il suffit à raviver les fragments d’une époque révolue. Avec le recul, tu comprends que cette photographie est plus qu’une image. C’est un instant, une tension, un écho de ton évolution artistique et personnelle. Elle te rappelle que l’art est souvent un processus fait de tâtonnements, de révoltes et de hasards, et que le regard qu’on porte sur une œuvre change avec le temps.|couper{180}