peintres

Ce mot-clé fédère les fragments, évocations ou méditations où d’autres artistes apparaissent, non comme simples références ou modèles, mais comme figures tutélaires ou contrepoints vivants, compagnons de route parfois muets, parfois envahissants. Cézanne, Giacometti, Van Gogh, Soulages, Basquiat ou Tarkovski (à la lisière de l’image en mouvement) — tous traversent ces textes comme des présences agissantes. Ils ne sont pas des objets d’admiration figés, mais des surfaces de projection, de conflit, de dialogue.

Là où certains écrivent "sur" les peintres, ici on écrit avec ou depuis eux. Leurs gestes, leurs effacements, leurs obsessions deviennent autant de miroirs dans lesquels se réfléchir soi-même, en tant que peintre ou écrivain. Il s’agit moins d’interpréter leur œuvre que d’interroger ce qu’elle provoque : un frisson, une retenue, une sidération ou une connivence soudaine.

Le mot-clé « Peintres » est donc un terrain d’affinités sensibles, un lieu où la pratique de l’auteur — qu’elle soit picturale ou scripturale — trouve des appuis, des échos, ou des lignes de fuite. L’histoire de l’art y est présente, bien sûr, mais toujours en creux, filtrée par une expérience personnelle, intime, parfois conflictuelle, à la fois située dans le temps et intempestive.

articles associés

Carnets | janvier 2020

Le sas de l’écriture, le mur de Dubuffet

Depuis quelque temps, j’écris tous les matins. C’est devenu une nécessité. Un passage obligé. Ce que je nomme un sas. Il faut que j’écrive avant de faire quoi que ce soit d’autre. Avant d’entrer dans la matière du monde. Avant de peindre. Avant même de penser. WordPress m’y a aidé, d’une certaine façon. De façon puérile sans doute, mais efficace. Ces petites médailles distribuées automatiquement : "Vous avez publié dix jours de suite. Bravo. Continuez." Cela amuse. Cela conditionne. Cela installe. Après trente jours, l’habitude est là. L’habitude a pris. L’écriture est devenue le socle. Ce que je dois faire. Ce que je fais. Quand j’ai écrit, j’ai tenu ma part. Ensuite, le jour peut venir. Ce matin, après le texte, je tombe sur une lithographie de Jean Dubuffet. Au musée. Un mur. Une surface noire, râpeuse, griffée. Une procession de figures. Humaines sans l’être. Alignées. Debout. Les bras ouverts ou levés. Le regard vide. Les membres à peine ébauchés. Je reste longtemps devant. Je ne lis pas. Je regarde. Je ne cherche pas le titre. Je m’en tiens à ce que je vois. À ce que cela provoque. L’impression d’un monde cuit, figé, rongé. Des corps dans la suie. Des cris collés au silence. Aucun espace. Aucune parole. Dubuffet appelait cela Art Brut. C’est un nom, mais ce n’est pas une explication. Ce que je vois, ce sont des empreintes. Des restes. Comme si l’image avait absorbé ceux qui la regardaient. Ou peut-être ceux qui l’ont faite. On ne sait pas d’où ces formes viennent. Elles ne racontent pas. Elles ne désignent pas. Elles sont là. Elles se tiennent là, et elles ne bougent pas. Elles témoignent. Je pense à l’après-guerre. À ce moment où l’art ne peut plus prétendre représenter l’humain comme avant. Trop de morts. Trop de silence. Dubuffet gratte, blesse, attaque la surface. Il refuse la beauté, la narration, la culture. Il cherche ailleurs. Dans l’oubli. Dans la marge. Dans les gestes perdus. Cette lithographie ne cherche pas à séduire. Elle ne déploie rien. Elle expose. Elle oppose. Elle oblige. Je la regarde encore. J’ai le sentiment que l’écriture du matin, le besoin de passer par elle, vient du même endroit. D’un endroit sans forme. D’un mouvement intérieur qu’il faut faire apparaître, sans forcément comprendre. Je quitte la salle. Mais l’image reste. Elle m’accompagne. Comme le texte. Comme la nécessité.|couper{180}

peintres réflexions sur l’art

Carnets | janvier 2020

Séraphine de Senlis

Je suis allé au musée pour Picasso. C’était l’intention. La raison. Mais c’est un tableau de Séraphine qui m’a arrêté. Qui m’a pris. Qui m’a retenu. Je ne savais pas qu’elle était là. Ni que j’avais rendez-vous avec cette toile. Je suis resté longtemps devant. Pas pour comprendre. Pas pour analyser. Juste parce que je ne pouvais pas faire autrement. À l’évocation de Séraphine, une image surgit aussitôt : Yolande Moreau. L’actrice. Le rôle. Et puis les deux figures se superposent. L’inconnue. L’interprète. Et devant moi, l’œuvre. Présente. Entière. Séraphine. Née dans l’Oise, 1864. L’étiquette dit : art naïf. Autodidacte. Religieuse, silencieuse. Elle broyait ses couleurs elle-même. Des mélanges étranges. Ripolin et racines. Terre et lumière. Dans la toile : une partition. En haut, un carré lumineux. En bas, une densité. Une obscurité pleine de formes, d’objets, de souvenirs. Toujours la même structure. Toujours ce partage. Une part d’éveil. Une part de nuit. Il y a là quelque chose de double. D’irréconciliable peut-être. Une joie traversée d’effroi. Une extase qu’habite le cauchemar. Et je pense à Klee. À ses notes sur la création. À cette phrase : il n’y a pas d’unité sans la présence de deux forces opposées. Ils sont contemporains. Mais ne se connaissent pas. Lui enseigne. Elle se tait. Lui analyse, pose des mots sur le mystère. Elle peint sans mots. Et pourtant ils sont liés. Reliés par cette nécessité intérieure. Ce besoin d’agir contre l’invisible. Ce combat de chaque jour pour sauver quelque chose du chaos. Je suis frappé de les voir si proches. Une même énergie les traverse. Une même urgence. Il y a un tableau de Klee, un peu plus loin dans la salle. Plus petit. Plus discret. Il n’attire pas. Il attend. Je fais le lien. Silencieusement. Quelque chose se tend entre les deux œuvres. Entre les deux présences. Je ne sais pas ce que c’est. Mais je sais que c’est là. Je quitte la salle. Mais je les porte avec moi.|couper{180}

peintres

Carnets | janvier 2020

05 janvier 2020

Devant eux Texte initial Je me suis arrêté devant eux. Ils n’appelaient pas, ne cherchaient rien. Ils étaient là. Des taches sombres, informes, à peine définies par un contour hésitant. Pas de fond. Pas de surface d’accueil. Juste cette matière grise, trouble, posée sans profondeur mais pourtant chargée de silence. Je savais que c’étaient des poissons. Il fallait les regarder longtemps pour que cela se confirme. Ils flottaient, suspendus, dans une immobilité sans eau. Leurs yeux, noirs et vides, n’étaient pas tournés vers moi. Ils ne regardaient rien. Et pourtant je me sentais vu, traversé. Il n’y avait ni décor, ni scène, ni narration. Seulement ces présences fragmentées, obstinées, dérangeantes, que la peinture refusait de dominer. Ce n’était pas un tableau à comprendre. C’était une masse à encaisser, une lenteur à éprouver. Je suis resté là un long moment. À guetter je ne sais quoi. À attendre qu’ils se dérobent ou qu’ils surgissent. Puis j’ai fini par m’arracher à cette fixité. J’ai rejoint la lumière du jour, la rumeur de la ville, le passage des heures. Mais je savais qu’ils n’étaient pas restés dans la toile. Ils m’avaient suivi. Réduction Ils étaient là. Taches. Pas d’appel. Pas de fond. Flottants. Sans eau. Sans regard. Mais je fus vu. Rien. Pas de décor. Pas d’histoire. Pas de scène. Présences. Résistantes. Inclassables. Je suis resté. Ils sont restés. Je suis parti. Ils ont suivi. Traduction anglaise — Before Them I stopped before them. No call. No search. They were. Dark stains. No shape. No ground. No welcome. Grey stuff. Floating silence. Fish, maybe. But waterless. Still. Eyes blank. Not on me. Still, I felt seen. No scene. No story. Just them. I stayed. They stayed. I left. They followed.|couper{180}

peintres

Carnets | janvier 2020

04 janvier 2020

De la physique quantique à l’exposition Picasso à Grenoble, un fil d’associations mentales|couper{180}

peintres

Carnets | décembre

À travers le sang et la couleur : Soutine

Tout pourrait venir, à première vue, d’une scène mythique, d’une origine sanglante qui, malgré toute l’épaisseur de peinture que l’on pourrait poser pour à la fois la retrouver et l’oublier, ne pourra jamais échapper — ni au peintre, ni au spectateur hébété contemplant l’œuvre de Chaïm Soutine. Soutine évoque un souvenir d’enfance dans une lettre : la lame d’un couteau tranchant, avec précision, avec netteté, la gorge d’une oie. Il voit encore le sang jaillir en flots épais, rouge rubis. Et l’on pourrait s’arrêter là. Tout est déjà là. Mais non. Car, au beau milieu de cette boucherie, l’œil du peintre est attiré par autre chose : la joie qu’il lit sur le visage du boucher, en pleine action. La joie, l’horreur, la violence, la stupeur. Voilà ce que contient chaque tableau de Soutine. Il y a ce petit livre d’Élie Faure sur Soutine que je devrais relire, ou piller sans vergogne, tant je ne me souviens de rien d’aussi juste écrit sur cet immigré juif-lituanien venu à Paris, qui fut un temps protégé par ce grand homme, ce médecin humaniste. Un temps seulement. L’affection du peintre pour la fille de Faure mit fin, brusquement, à leur relation. J’aurais pu commencer par le début, par la naissance de Soutine à Vilna. Une approche calme, chronologique. Mais il me fallait un déclencheur. Une raison d’écrire maintenant. Cette raison, c’est un souvenir vif de 2013, une visite au Musée de l’Orangerie, à Paris. L’exposition s’intitulait : Soutine, l’Ordre du chaos. C’était la première fois que je voyais ses tableaux en vrai. Avant cela, seulement des reproductions pâles et glacées. J’ai découvert un frère. Pas un combat, mais une harmonie née du chaos. Une magnifique harmonie disloquée. La peinture était liquéfiée, coagulée. Dure et molle à la fois. Les rouges et les turquoises entraient en collision. Les blancs craquelés comme du plâtre sec. Comment expliquer une émotion sans la trahir ? J’essaie. J’essaie toujours. Je cherche par les mots à atteindre ce qui ne se touche qu’en silence. Mais puisque j’ai commencé, continuons. Alors que l’avant-garde parisienne s’éparpillait dans toutes les directions — comme toujours —, Soutine s’enfermait. Il peignait. Il ne voulait pas être dérangé. Marc Chagall, peut-être, était pareil. Peut-être Soutine espérait-il hériter de l’atelier de Chagall. Absorber la solitude, l’obstination que Chagall avait laissées derrière lui. Il ne l’a pas fait. Il a raté le moment. Alors, il s’est tourné vers Rembrandt. Il a peint de la viande. De la chair. Mais plus que de la chair. Il faut traverser le dégoût pour atteindre la grâce. Les quartiers de bœuf de Soutine l’exigent. J’imagine que, si j’avais eu la chance de le rencontrer, l’odeur m’aurait d’abord repoussé. Et pourtant, à travers cette odeur, peut-être aurais-je atteint le parfum du miracle. La peinture de Soutine me rappelle quelqu’un d’autre. Quelqu’un dont j’ai déjà parlé. Chomo. Un autre reclus. Plus récent. Tout aussi mort. Ils ne négocient pas. Ils sont repliés. Affamés. Indifférents. En contact direct avec le feu, la grâce, la vie, la terreur, le sublime. Leur seul axe est celui qui les relie à ces forces. Ils ont abandonné l’illusion des liens sociaux. Oui, quelque chose en eux me parle. Je t’écris cela rapidement ce matin. Parce qu’au fond, comme je l’ai dit, penser et écrire ne servent peut-être pas à grand-chose. Mieux vaut peindre. Everything could stem, at first glance, from a mythical scene, a bloody origin that, no matter how much paint one might apply to try to both recover it and forget it, will never escape either the painter or the stunned viewer contemplating the work of Chaïm Soutine. Soutine recalls a childhood memory in a letter : the knife's blade slicing expertly, cleanly, across the throat of a goose. He still sees the blood spurting out in thick, ruby-red jets. And it could stop there. Already, everything is there. But no. Because in the middle of the carnage, the painter's eye is caught by something else : the joy he sees on the butcher's face. In the act. Joy, horror, violence, and awe. That’s what you get in every Soutine painting. There’s that little book by Elie Faure about Soutine, which I should reread, or shamelessly pillage, because I remember nothing comparable being written about this Jewish-Lithuanian immigrant who came to Paris and who, for a while, found himself under the wing of that great man, the humanist doctor. Only for a while. The painter's affection for Faure’s daughter put an end to their relationship. Suddenly. I could have started at the beginning, with Soutine’s birth in Vilna. A calm, chronological approach. But I needed a trigger. A reason to write now. That reason is a vivid memory from 2013, a visit to the Musée de l’Orangerie in Paris. The exhibition was titled "Soutine, the Order of Chaos." It was the first time I saw his paintings in person. Before that, only pale, glossy reproductions. I discovered a brother. Not a battle, but a harmony made from chaos. A magnificent, disjointed harmony. The paint was liquefied, coagulated. Hard and soft at once. Reds and turquoises colliding. Whites cracked like dried plaster. How do you explain an emotion without betraying it ? I try. I do this all the time. I use words to reach what can only be touched in silence. But since I’ve begun, let’s keep going. When the Parisian avant-garde was tearing off in every direction, as it always does, Soutine locked himself away. He painted. He didn’t want to be disturbed. Marc Chagall might have been the same. Maybe Soutine hoped to inherit Chagall’s studio. To absorb the solitude and stubbornness Chagall had left behind. He didn’t. He missed the moment. So he turned to Rembrandt. He painted meat. Flesh. But more than flesh. You have to pass through disgust to reach grace. Soutine’s slabs of beef demand it. I imagine if I’d had the chance to meet him, the smell alone would have repelled me. And yet, through that smell, maybe I would have reached the miracle’s scent. Soutine’s painting reminds me of someone else. Someone I’ve written about before. Chomo. Another recluse. More recent. Just as dead. They don’t negotiate. They are curled inward. Starving. Unconcerned. In direct contact with fire, grace, life, terror, the sublime. Their only axis is the one that connects them to these forces. They have discarded illusions of social ties. Yes, something in them speaks to me. I write it to you quickly this morning. Because, in the end, as I said, thinking and writing may not be very useful. Better to paint.|couper{180}

peintres peinture réflexions sur l’art

Carnets | novembre

Hopper, ou l’élégance de l’insignifiant

Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. "Gas", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumière diffuse, en bout de journée peut-être. Rien ne bouge. Ou si peu. L’homme, silhouette penchée, affairée à quelque chose. Un geste quotidien. Répété mille fois. Sans intérêt. Mais regardez mieux. "Mobilegas", lit-on sur la pancarte. On pense à Pégase. On ne sait pas pourquoi. Peut-être à cause du cheval. Ou de l’envol. Une image qui se dérobe. Hopper ne montre rien, il suggère. C’est sa manière. La scène, prise trop tôt. Ou trop tard. Un peu comme une photo manquée. Mais volontairement. C’est là tout l’art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. Élégant. De raconter. De donner un sens. Il peint l’interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu’on ignore, d’ordinaire. Ce qu’on oublie. Et c’est précisément ce qui inquiète. L’« inquiétante étrangeté », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait ça. L’homme qui regarde par la fenêtre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu’on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c’est pareil. L’événement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumière. Dans la fixité. Dans l’ordinaire trop scruté. Un bureau. Une femme. Un homme. C’est "La nuit au bureau". La scène pourrait être banale. Mais elle ne l’est pas. La femme regarde l’homme. Ou bien c’est l’inverse. Cela dépend des esquisses. Hopper hésite. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s’animent. L’un vers l’autre. L’un contre l’autre. Et rien ne se dit. Hopper n’est pas réaliste. Il est au-delà. Il peint ce que nous n’osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L’ennui. L’attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.|couper{180}

peintres réflexions sur l’art

Carnets | novembre

24 novembre 2019

Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.|couper{180}

Autofiction et Introspection écriture fragmentaire peintres

Carnets | septembre

16 septembre 2019

Il y a quelques années, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde se tenait à Lyon. À travers l’histoire de ces deux artistes, l’auteur explore la force du déracinement, l’influence de l’exil et la naissance d’un langage pictural unique. Ce parcours témoigne de la nécessité de la faim créatrice et du travail acharné, indispensables à la révélation artistique.|couper{180}

affects peintres réflexions sur l’art

Carnets | septembre

La peinture de Patrick Robbe-Grillet

Il arrive, rarement mais toujours avec force, que la peinture me détourne — non par indifférence, mais par effroi. Une panique douce m’attrape, un pas de côté, comme si j’approchais quelque chose de trop dense, trop nu. Ainsi en fut-il des toiles de Patrick, croisées un soir sur l’écran fade d’un site d’art contemporain. Je crus d’abord à une fumisterie mystique, de celles qui maquillent de spiritualité leur vacuité. On rabaisse souvent ce qui nous résiste. C’est plus facile, moins honteux que d’admettre qu’on n’y entre pas. Et pourtant, j’y suis retourné. Plusieurs fois, à distance. Pour rien, apparemment. Ou pour ce rien qui insiste, ce rien qui demande que l’on s’y tienne, juste là, au bord. Comme si l’image me disait : attends. Attends que le sens ne soit plus affaire de signes. Je crois que c’est cela, précisément, qui aveugle : l’habitude. Elle bâillonne l’œil. Elle fortifie autour de nous des cloisons de répétitions, et derrière ces murs on croit être à l’abri — alors qu’on ne fait que tourner en rond dans la cour familière de nos certitudes. On peut, bien sûr, s’arrêter à la beauté immédiate de ses grandes toiles, à leur éclat, à la séduction première des champs monochromes. Je l’ai fait. Mais très vite, une gêne est venue fendre le ravissement. Quelque chose, comme un courant inverse. J’ai fouillé, cherché des traces de Patrick, des bouts de biographie. Peu. Presque rien. Sinon un séjour en Chine, et ce qu’on dit souvent : concentration, gestuelle, silence du corps en action. Des mots déjà vus ailleurs, chez Fabienne Verdier par exemple. Mais cela ne suffisait pas. Cela ne suffisait plus. Aucune narration dans ces toiles. Aucun récit pour que l’on puisse, à la faveur d’un miroir, y projeter la fable de soi. Rien que la matière, brute. Des clairs, des sombres. Le racloir. Un désordre qui, peut-être, n’est même pas un désordre. Peut-être est-ce le réel qui a cessé de se contraindre. Et c’est là que m’est venu le mot. S’absenter. Voilà. Le geste y est, sans son auteur. Le peintre s’est écarté. Et c’est dans ce retrait qu’apparaît le vrai. S’absenter — non pour disparaître, mais pour laisser place. S’absenter, comme une élégance. Un effacement actif. Ce n’est pas l’abandon, mais un don plus subtil : celui du silence. On pourrait croire cela à l’opposé d’un De Kooning, éclatant, saturé, frontal. Et pourtant, ces deux-là — Patrick le discret, Willem le fracas — me semblent se parler. Champ de bataille d’un côté, nef de cathédrale de l’autre. Même lieu, deux acoustiques. Ce dont ils parlent, en vérité, c’est d’une même chose : la nécessité de s’effacer pour peindre. Car c’est dans le vide que surgit le visible. Et cette trace-là, ce vestige du peintre rendu à l’absence, voilà ce que je reçois aujourd’hui comme un savoir. Illustration : Envolée Lyrique, Patrick Robbe Grillet|couper{180}

peintres