peintres
Ce mot-clé fédère les fragments, évocations ou méditations où d’autres artistes apparaissent, non comme simples références ou modèles, mais comme figures tutélaires ou contrepoints vivants, compagnons de route parfois muets, parfois envahissants. Cézanne, Giacometti, Van Gogh, Soulages, Basquiat ou Tarkovski (à la lisière de l’image en mouvement) — tous traversent ces textes comme des présences agissantes. Ils ne sont pas des objets d’admiration figés, mais des surfaces de projection, de conflit, de dialogue.
Là où certains écrivent "sur" les peintres, ici on écrit avec ou depuis eux. Leurs gestes, leurs effacements, leurs obsessions deviennent autant de miroirs dans lesquels se réfléchir soi-même, en tant que peintre ou écrivain. Il s’agit moins d’interpréter leur œuvre que d’interroger ce qu’elle provoque : un frisson, une retenue, une sidération ou une connivence soudaine.
Le mot-clé « Peintres » est donc un terrain d’affinités sensibles, un lieu où la pratique de l’auteur — qu’elle soit picturale ou scripturale — trouve des appuis, des échos, ou des lignes de fuite. L’histoire de l’art y est présente, bien sûr, mais toujours en creux, filtrée par une expérience personnelle, intime, parfois conflictuelle, à la fois située dans le temps et intempestive.
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fictions
Le double
1952_Study-for-Crouching-Nude- F.Bacon Je ne me souviens plus du moment où il a cessé de parler. Je crois que c’était le jour où j’ai rencontré Jessica. Elle est arrivée avec ses tresses et son accent américain, sa robe jaune qui tranchait contre le vert sombre des herbes hautes. Elle parlait peu, mais chaque mot semblait chargé d’une gravité qui me fascinait. J’ai voulu lui montrer les choses que j’aimais : les insectes, les pousses de lierre entre les pierres, les ombres mouvantes sur le mur quand le soleil baissait. Elle regardait tout ça sans rien dire, avec un sourire léger. Ça m’a suffi. Pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’on appelle l’amour. Une chaleur qui montait en moi, à la fois douce et déchirante. Lui, mon double, n’a pas supporté ça. Il m’a regardé d’un air moqueur, comme s’il ne comprenait pas ce que j’étais devenu. « Tu es ridicule », semblait-il dire. Puis il s’est tu. Jessica n’est pas restée. Ce n’était qu’un été pour elle, une parenthèse lumineuse dans sa vie. Pour moi, son départ a tout changé. Le monde a perdu quelque chose. Les pavés sous mes pieds paraissaient plus ternes, les ombres plus lourdes, le vent dans les peupliers ressemblait à une plainte. Je me suis senti seul. Vraiment seul. C’est là que j’ai commencé à voir par les yeux de mon double. Pas parce que je le voulais, mais parce qu’il n’y avait rien d’autre. Il était là, silencieux, terne, maussade, mais présent. Je n’ai pas eu le choix. Quand on se sent vide, même un double grisâtre peut devenir une compagnie acceptable. « Je t’avais prévenu », disait-il parfois, sa voix basse comme un écho dans ma tête. J’ai commencé à faire des choses que je ne comprenais pas. D’abord des broutilles : un paquet de bonbons volé, quelques pièces prises sur une étagère. Puis, c’est devenu plus grave. Un billet dans la caisse des grands-parents. De l’argent pris dans le portefeuille de mon père. À chaque fois, j’entendais un murmure en arrière-plan, presque tendre, comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Peut-être que je le faisais pour lui. Peut-être que c’était ma manière de lui dire : « Tu es toujours là. » Contre mauvaise fortune bon cœur, disait mon grand-père. J’ai fini par comprendre ce que ça voulait dire. Parfois, on n’a pas le choix. Quand on est vide, on s’accroche à ce qu’on trouve. Même si c’est un double terne et maussade de soi-même. Même si ce n'est que lui.|couper{180}
Carnets | novembre 2024
4 novembre 2024
Avec ou sans enthousiasme — mais sans doute faut-il tester les deux avant d'en saisir toute l'inanité, ou plus modestement, le ridicule — cette nécessité d'aller jusqu'au bout de ce quelque chose que représente le fait de s'asseoir à une table, de s'écarter du monde, d'une temporalité, d'un espace dont on se sentirait poussé à ajouter le terme profane pour se fabriquer une sorte de sacré. Mais ici, sacré et profane valent autant qu'enthousiasme et dépit. Ce ne sont que de vieux mots dont on se sert sans même se souvenir des raisons de leur usage. Quelque chose est dans l'air et dans mon crâne, s'interpellant ainsi elle-même, dans un silence que je pourrais dire apaisant — pour éluder la boucle incessante qui sans cesse advient lorsque cette chose m'inspire le mot silence. Et je n'étais pas parti pour écrire ceci ou cela qu'immédiatement la confrontation surgit : la difficulté d'écrire sur ce malentendu, sur le silence. Ce qui me ramène une fois de plus au texte, à essayer de le relire, non pour me torturer avec je ne sais quelle idée de précision, de justesse ou de justice, mais plutôt pour tendre l'oreille, le corps tout entier à l'affût d'une vibration, d'une onde qui ne s'avère pas facile à capter, encore moins à saisir — bien au contraire, plus je tenterais, plus elle se retirerait, s'enfuirait. Je ne suis pas allé à Vence, non par effort de volonté mais par cette sensation palpable, et donc forcément illusoire, que je n'en avais pas besoin. En ressortant du Musée Matisse, à Nice, refusant de remonter dans le bus numéro cinq et descendant à pied le boulevard Cimier vers le cœur de la ville, je me retournai pour contempler la majesté du Régina. En découvrant que ce que j'avais pris pour des campanules s'avéra être, selon Lens — cette autorité neuve et éphémère sur mon ignorance botanique — des ipomées des Indes, un grand chaos de paix et d'ombres m'envahit, dont je ne prends conscience que maintenant, en l'écrivant. Je ne suis pas allé à Vence voir la chapelle de visu, car les dessins préparatoires, les ébauches, les esquisses, m'avaient déjà mené vers elle. Je l'avais vue sans même éprouver la nécessité d'y mettre les pieds. Une sorte de fraternité d'artiste me rappela soudainement que j'en étais peut-être, que je n'étais pas si étranger. Bref, quelque chose s'est produit sous le soleil et le bleu du ciel, comme une graine que l'oiseau transporte nonchalamment dans son bec ou son caca. Une grande et exténuante paix, c'est-à-dire une émotion faisant table rase de nombreuses émotions bancales. Et dans cette paix surgit le souvenir de la chapelle de Matisse, où chaque ligne, même maladroite, se bat pour atteindre la simplicité et la lumière, où l'ombre se fait complice et non adversaire, ajoutant cette profondeur qui rend l'œuvre plus humaine et plus divine. Et puis, cela rejoint tous les présents à la fin, le présent de ce texte avec ses maladresses, le tremblement du fusain accroché au bout de la perche, tout un chemin de croix, un calvaire, l'arbre de mort et l'arbre de vie face à face en chœur. Mais peut-être que je me fais encore des illusions ; il faut que j'écrive ce genre de phrase, de toute façon, pour conclure, sinon comment pourrais-je entrer dans la journée ?|couper{180}
Carnets | octobre 2024
ni
Face à l'absurdité du quotidien, l'accumulation devient une forme de résistance. À travers une série de négations, "Ni" explore les petites frustrations de la vie moderne, les contradictions de nos sociétés, et l’effondrement progressif d’un monde saturé de promesses non tenues. Chaque ni est un rejet, une tentative d’expulser ce qui nous accable, de la tartine qui tombe toujours du mauvais côté aux discours vides des dirigeants. Mais à force de nier, c'est une autre réalité qui se révèle : celle d'un univers où tout semble s'effondrer sous le poids de ses propres absurdités. Ce texte, à la fois drôle et tragique, nous plonge dans un crescendo inexorable, où la répétition devient catharsis.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
18 janvier 2023
Découverte de deux tomes de récits rendant hommage à Lovecraft : "Sur les traces de Lovecraft", anthologie 1 et 2, collection Fractales/Fantastique, dirigée par Christelle Camus, éditions Nestiveqnen, Aix-en-Provence, 2018. 18 auteurs proposent des récits dans l'esprit de l'auteur. Me suis fait happer par le tout premier hier soir, une autrice inconnue, Kéti Touche : cette histoire de photographe qui vient en résidence dans un obscur manoir (en Angleterre, en Écosse ?) tenu par une femme énigmatique, veuve d'un homme nommé Howard, explorateur de son état. Le récit se déploie dans une tempête, une côte sauvage, au bout d'une inquiétante falaise. On y découvre de vieux carnets évoquant des découvertes effroyables qui auront bien sûr eu raison de la santé mentale d'Howard. Donc bien sûr, de nombreux ingrédients que l'on retrouve chez Lovecraft. Lu une cinquantaine de pages puis j'ai bondi ensuite sur "Autoportrait" d'Édouard Levé. Une suite de phrases en apparence isolées les unes des autres. Amusant, tragique, burlesque. Intéressant quant à la forme. Pour le fond, je suis encore mi-figue mi-raisin. Et puis tout de suite après 20 pages, j'ai posé le livre, j'ai éteint la lumière et il semble que j'ai dormi d'un sommeil de plomb. Aucun cauchemar dont je puisse me souvenir ce matin. Ce qui me fait penser à ce que j'aimerais vraiment écrire. Tiraillé entre la forme et le fond encore une fois. Et là, je me souviens de ce que dit Garouste quand il se trouve confronté au fait que la peinture est morte après Duchamp, discours des Beaux-Arts de son époque. Faire le point sur ce que tu veux vraiment : être un écrivain contemporain ou raconter de bonnes histoires, voilà le nœud. Étonnant que je ne découvre ces livres sur Lovecraft qu'après avoir effectué l'ébauche de ce petit portrait le matin même.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
14 janvier 2023
St Jérôme dans sa cellule 1654, Joost Van de Hamme L’erreur est peut-être de croire qu’il faut d’abord pénétrer profondément une langue étrangère, la dominer, la maîtriser, pour traduire un texte dans cette langue. Cette idée m’obsède depuis des années. La plupart des écrivains que j’admire – ceux avec lesquels se nouent des affinités silencieuses – sont passés par la traduction pour vivre. Et moi, que faisais-je dans ma jeunesse pour gagner ma vie ? Des jobs pénibles, de ceux qu’on nomme "alimentaires" par commodité, mais qui ne nourrissent en vérité qu’une routine sans éclat. Je ne peux pas dire que les langues étrangères ne m’intéressaient pas. À chaque fois, elles m’attiraient comme un aimant. Mais leur apprentissage se heurtait à un mur : celui du préjugé, d’un présupposé tenace qui me murmurait qu’elles m’étaient inaccessibles. En latin, en allemand, ce fut la déclinaison. En mathématiques, ce furent les équations. Ces logiques précises, implacables, faisaient surgir en moi une sensation d’idiotie profonde. J’associais ces disciplines à des territoires interdits, inatteignables, comme certaines femmes ou certains hommes jadis : des fantasmes d’inaccessible étoile, à la Don Quichotte. Et dans cette quête d’un inaccessible, j’ai toujours oscillé entre fascination et répulsion. La précision, par exemple : je la rêve démesurée, presque tyrannique, au point qu’elle devient une abstraction inatteignable. Peut-être est-ce pour cela que je me suis toujours contenté de l’"à peu près". Pas par paresse, mais par instinct de survie. M’approcher trop près de cette précision que je vénère m’effraie, comme si je risquais de perdre quelque chose de moi-même en m’y abandonnant. Ce matin, en écrivant, une image inattendue surgit : la sodomie. Loufoque, à première vue, mais pas tant que cela. Ce tabou – cette frontière intime que je me suis toujours refusé à franchir pleinement – m’apparaît soudain comme une métaphore de mes blocages. La réserve avec laquelle je me tiens face à cet acte n’a rien à voir avec une quelconque morale ou une réticence culturelle. Elle est instinctive, viscérale. Une peur d’enfreindre une part sacrée, chez l’autre comme chez moi. Et cette peur, cette retenue, je la retrouve dans bien d’autres aspects de ma vie. Même si j’ai cédé parfois à certaines injonctions, je n’y ai jamais éprouvé de réel plaisir. Ce qui dominait, c’était une culpabilité troublante, une conscience aiguë de la transgression. Peut-être est-ce là l’origine d’une délicatesse ou d’une préciosité que je trouve en moi, à la fois anachronique et douteuse. Une forme d’hypocrisie, finalement. Car dans d’autres contextes, je ne peux nier avoir été un "entubeur". Pas dans l’acte, mais dans l’intention. Combien de fois ai-je manipulé, contourné, pour parvenir à mes fins ? Et combien de fois m’en suis-je excusé en invoquant le hasard, la providence ou l’inconscience ? Cette observation m’amène à une conclusion déstabilisante : ma cruauté – ou plutôt ce que je perçois comme ma cruauté – n’est peut-être qu’une erreur de traduction. Peut-être que le mot juste pour me définir serait "complètement con". Et cet aveu, aussi brutal soit-il, m’apporte un certain soulagement. Il me rapproche des autres, d’une manière inédite, bizarre mais indéniablement juste. Cette étrange plénitude me projette hors de moi-même, dans un ailleurs où je ne suis plus ni humain ni animal. Juste un escargot, ou un Baphomet. Une créature hybride, condamnée à errer entre deux états. Peut-être devrais-je embrasser cette étrangeté, m’y abandonner totalement. Devenir berger, par exemple, et voir si je m’entends mieux avec les chèvres qu’avec les humains. Ou peut-être curé, ce qui, sur ce plan, friserait le pléonasme.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
13 janvier 2023-2
bonjour-monsieur-courbet Le corps est déjà si difficile à mouvoir que lui ajouter le poids de valises, fussent-elles à roulettes, de malles avec leurs armées de porteurs, toute cette logistique accompagnant une volonté de confort dans un déplacement, un voyage, paraît ridicule, voire totalement erroné. C’est une évidence que l’on découvre assez vite : ce poids supplémentaire, visible ou invisible, freine autant l’élan que la pensée. Ensuite, la question du choix surgit, accompagnée du doute sur la manière dont on a décidé de voyager. Comme si ce confort, ce "boulet attaché au pied", imposait sa logique, et qu’on ne savait plus si c’était lui qui dirigeait le voyage ou nous. Mais n’ayant jamais eu, par ta naissance, ton éducation, et surtout ta volonté viscérale à leur résister, le goût du luxe, tu as très tôt appris à voyager léger. Plutôt que de t’encombrer de choses lourdes à transporter, tu as préféré l’usage du sac-tube, du petit sac à dos, de la besace. Des objets à la fois utiles et symboliques, que tu pourrais presque qualifier d’outils de survie. Ce choix, bien sûr, t’obligeait à tirer un trait sur quantité d’objets rangés dans le domaine de l’indispensable pour la plupart des gens. Pas de manteaux chauds "au cas où", pas de chaussures de rechange, pas de trousses de premiers secours que l’on remplit souvent pour se rassurer davantage que pour en faire usage. Ces absences, loin de te frustrer, devenaient presque une affirmation : partir avec moins, c’était te charger de toi-même, uniquement. Même lorsque tu as cessé de voyager, réduisant tes déplacements au strict minimum imposé par la contingence, cette habitude de voyager léger ne t’a jamais quitté. Pourtant, aujourd’hui, en examinant la scène de ton quotidien, un doute s’invite. Une sorte de contradiction entre ce que tu crois être et ce que tu es vraiment. Tu te dis : si léger penses-tu être dans cet instant, il est probable que tu te leurres. Ce toit au-dessus de ta tête, ces meubles, dont certains prennent la poussière dans la cave ou le grenier, ces milliers de livres que tu ne relis presque plus, mais qui forment autour de toi une bibliothèque monumentale, comme un rempart de papier. Et la liste pourrait s’allonger : une vieille lampe bancale qui n’a pas été allumée depuis des années mais dont tu ne peux te séparer, des souvenirs entassés dans des boîtes qui n’ont pas été ouvertes depuis ta dernière "grande" tentative de tri. N’es-tu pas finalement devenu l’habitant d’un musée du superflu ? Une sorte de conservateur de tout ce que tu voulais fuir autrefois. Il en résulte parfois des envies effrayantes. Des élans presque sauvages, que tu chasses aussitôt de ton esprit de peur qu’ils ne t’incitent, comme jadis, à les suivre. Par exemple, cette envie de reprendre ce vieux sac-tube. De prendre un train pour atteindre la mer, un port pour rejoindre un autre continent, t’y perdre. Devenir mendiant dans une rue d’une ville quelconque, et, depuis ce point de vue retrouvé, exercer ton attention au monde. Observer le grouillement des passants, laisser ton regard se cogner à la vitrine d’un café, suivre la lente trajectoire d’un enfant courant après un ballon, être ébranlé par cette splendeur et cette misère mêlées. Mais, bien sûr, tu t’inventes une raison, ou plutôt une excuse : le sac-tube comme les pieds en sang ne sont que des métaphores. Voyager ainsi n’est plus une option. Ce serait puéril, peut-être même lâche. La vérité, c’est que le seul bagage nécessaire, celui qui ne te quitte jamais, n’est rien d’autre que l’attention. L’attention. Ce mot presque banal, pourtant si vaste qu’il semble toujours te glisser entre les doigts quand tu veux le cerner. De quoi aurais-tu besoin à part elle ? Elle seule te permet de voyager, même dans ton immobilité. En quoi consiste-t-elle ? Ce n’est pas juste une question de regarder ou d’écouter, mais d’habiter pleinement ce que tu perçois, jusqu’à en effacer tes propres contours. L’attention te pousse à remarquer la lumière particulière d’un matin d’hiver, la façon dont elle dessine sur le mur une cartographie éphémère avec les ombres des objets. Elle te fait t’arrêter sur des détails insignifiants, comme les craquelures d’un mur ou la courbe d’une cuillère laissée sur la table. Elle te rappelle que tout est là, vivant, même dans ce que tu croyais figé ou mort. C’est l’attention qui transforme le voyage en acte de présence. Elle est le tamis qui, dans le flot incessant du quotidien, permet de chercher l’or de la rivière. Même ici, dans cette pièce où tu es resté immobile si longtemps, elle déplace les frontières du monde. Tu peux la cultiver, non comme une discipline rigide, mais comme un souffle, un relâchement, un élan intérieur. Et c’est peut-être là que réside ton paradoxe. Toi qui as si souvent rêvé d’errance et d’horizons lointains, c’est dans cette immobilité que tu as appris à voyager. Tu te rappelles que voyager léger ne signifie pas fuir ou rejeter tout ce que l’on possède, mais simplement porter en soi le poids d’une vie, aussi légère ou lourde soit-elle, avec lucidité et humour. Voilà ce qui compte : ne pas se prendre trop au sérieux, car après tout, comme tu le dis souvent, le seul vrai luxe dans cette existence, c’est peut-être de voyager avec rien d’autre que l’attention et une bonne dose de second degré.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Humain et main
Kokoschka tout comme Garouste attirent l'attention du public autant sur les visages que sur les mains. L'expression du visage ne pouvant se passer de celle de la main. Comme il est heureux, essentiel, humain, d'observer la gestuelle de quelqu'un qui s'exprime à voix haute. Coïncidence ou bien disposition d'esprit ? chance d'avoir vu ces deux expositions à la suite.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
Dernier jour de l’exposition Garouste
illustration Le Banquet de Gérard Garouste. En empruntant l'escalator le corps retrouve naturellement une position oubliée. Le dépôt du pied droit sur la marche supérieure et la recherche d'un barycentre dans la foulée. Comme si le temps n'avait pas passé. que je sois encore ce jeune homme empruntant le même escalator plus de trente cinq ans après. La petite joie sauvage de s'en rendre compte en préambule à la claque formidable qui m'attend au 6eme étage du Centre Georges Pompidou. Mon épouse avait pris soin de réserver nos places pour le dernier jour de l'exposition du peintre Gérard GAROUSTE Et comme je suis dans la lune, je ne m'en souviens plus du tout je pensais aller voir Oscar KOKOSHKA, ou, à la rigueur Alice NEEL. C'est dire à quel point tout emploi du temps, tout projet m'échappe. Et comme je me sens plus à l'aise dans la confusion des temps, comme j'ai fini par m'y habituer surtout. Et donc la surprise de me retrouver à l'entrée de cette exposition. Je connais bien sûr le travail de Garouste pour l'avoir vu surtout en photographie ou imprimé dans de beaux livres, mais là me retrouver sur le seuil et effectuer le constat du monumental, immédiatement me flanque une claque visuelle pas volée. J'aurais regretté de ne pas y être allé c'est certain. Que dire de cette émotion ressentie avec le tout premier dessin au fusain sans évoquer ce tressaillement des tripes quand l'œil part à la découverte du chemin du trait. Un trait qui mêle la violence et le doux, un trait de sage ou de fou, difficile de séparer les deux, de faire un choix, difficile de faire pencher la balance, le fléau c'est le doute. Et ce sera ainsi durant toute l'exposition, une progression avec ce doute qui finit par être un bon compagnon. Car par principe je suis méfiant vis à vis de tout artiste élevé au pinacle par l'institution. Autrefois on aurait dit l'académie. Mais j'ai lâché mon principe derechef face à cette générosité de la peinture de Garouste - c'est ce qui me vient tout de suite dès les premiers tableaux, sa série théâtrale sur le classique et l'indien Des huiles flamboyantes d'où surgit ce blanc presque aveuglant marquant l'opposition complexe avec les fonds bruns- complexe parce qu'entre les deux extrêmes s'interposent comme médiatrices les couleurs. médiatrices entre folie et sagesse, doute et certitude, duplicité ou complicité de ces couleurs qui rejaillit sur les extrêmes en les transformant en autre chose que des extrêmes justement. En commençant à écrire ces lignes j'éprouve la sensation d'être attiré par un gouffre. Une sorte de piège qui m'obligerait à vouloir tout dire dans le détail de ce que j'ai éprouvé en pénétrant de salle en salle. L'œuvre est immense. Il me faudrait des pages et des pages. Ce qui ne convient pas dans l'usage de ce carnet. Mais peut-être que noter cette sensation de claque formidable me renvoie surtout à l'une de ces trempes mémorables que m'infligeait mon père. Et surtout cette étrange sensation qui surgit généralement tout de suite après, un apaisement infini. Ce qui est intéressant de constater en lisant la biographie de l'homme c'est qu'il avait un père similaire au mien. Et que cette œuvre qu'il a produite participe de la même violence qu'on lui aura infligée. Cependant il en aura fait une chose merveilleuse ou monstrueuse simultanément. Et dans laquelle je ne peux que me reconnaître absolument. Une gratitude qui surgit tout à coup devant l'immense tryptique du Banquet C'est le mot rétribution qui me vient aussitôt à l'esprit au beau milieu de ma sidération. Quelqu'un l'a fait et peu importe que ce ne soit pas moi me dis-je à ce moment précis et grande libération grand apaisement dans l'instant, comme un dénouement.|couper{180}
Carnets | août 2022
Porosité du dire
We are not the last peinture de Zoran Music Ce que l’on dit du vrai et du faux est-ce que tout cela possède encore un sens désormais. Le vrai pas plus que le faux ne sont plus étanches, l’ont-ils jamais vraiment été en dehors d’un fantasme de rigueur. Rigueur qui, si on veut bien s’y intéresser de près n’est sans doute qu’une invention, un arbitraire, un empirique dont on aurait tout à coup décidé d’extraire des règles et dont on aurait oublié plus tard leur origine. La même origine que celles qui régissent l’imaginaire et le mensonge. Et peut-être est-ce un signe de la décadence, de la chute d’une civilisation que d’assister en direct à cette porosité qui ressurgit à date régulière dissolvant la solidité d’une telle distinction entre réalité et imaginaire. Un bon ami chaman m’écrit des mails chaque jours dans lesquels il me propose moyennant un don d’effectuer un rituel pour me faire gagner un pactole au loto. Je ne l’ai jamais rangé dans la catégorie des spams. J’aime recevoir son boniment. Et le silence régulier que forme ma non-réponse est un acte dont l’intention est amicale. Car il déploie chaque jour des trésors d’imagination, pour m’inciter. C’est un véritable travail non. D’où la qualification de bon ami. Car s’il est tenace, endurant il m’enseigne à l’être aussi à ma façon. Le silence, ce silence là, incontestablement nous lie. Beaucoup botteraient en touche. Trouverait cette situation débile. Ils évoquerait une arnaque, le charlatanisme, que sais-je encore. Ils parleraient d’honnêteté et de malhonnêteté qui sont des catégories encore appartenant à ce monde en train de s’écrouler. J’y vois une relation d’être à être, et plutôt amicale par ce qu’elle m’apprend du doute, de la patience et d’une certaine fidélité. Cette porosité entre vrai et faux pourquoi s’en plaindre, pourquoi lutter contre. J’imagine qu’elle possède plus d’un avantage, notamment si on veut écrire ou peindre. Mieux encore si on veut garder un peu la tête hors de l’eau. Ne pas crever de dépit. Cette porosité du dire offre un grand calme, un peu comme ce calme que l’on peut éprouver au beau milieu d’un champs de bataille, une fois celle-ci achevée, et que les sols sont jonchés de cadavres. Accepter cette porosité permet de survivre sans doute à tous les massacres que la vérité et le mensonge n’ont jamais cessés d’organiser à nos dépens plus qu’à notre avantage.|couper{180}
Carnets | mai 2022
8 mai 2022
Acrylique sur papier travail d'élève 2022 S’enfoncer sous la terre pour aller peindre, c’était déjà la tradition il y a 35000 ans. Rien de facile, rien de tapageur, pas d’esbroufe. Je me sens dans cette proximité là avec ces femmes et ces hommes, avec leur progression dans l’obscurité des galeries, des boyaux, des grottes. Humble face à leurs intentions. Ici désormais plus de tigre à dent de sabre, plus de mammouth, et la grotte doit être, elle aussi repensée, réinventée. Tout obstacle doit être rafraîchit. La jungle des clichés, des mots d’ordre, des slogans dans laquelle des furieux sont tapis, prêts à bondir sur leur proie pour survivre. Le danger comme le mystère, l’effroi sont une nécessité pour la paix, la lumière la sécurité , les uns ne vont pas sans les autres. Et parvenir à identifier en chaque occasion en soi le pleutre comme la tête brûlée se côtoyant dans cette danse est une étape. Un virage qui mène vers encore plus d’obscurité, et plus de nécessité aussi. acrylique sur papier travail d'élève 2022 La notion d’impeccabilité dont parle Castaneda, ce leurre nécessaire pour tisser de l’étrange, du mystérieux lorsqu’on est jeune…et comment la compréhension d’un mot peut, elle aussi , se transformer avec le temps, avec l’âge jusqu’à évincer au final tous ces mots, les reléguer dans l’inutile. Quand l’attirance nous renvoie comme une brindille, après un long voyage de l’esprit, au travers de tout le compliqué que l’on s’invente , vers la berge, le clapotis permanent du simple. C’est un équilibre constitué de petits déséquilibres. Comme on tient le volant d’une voiture, on corrige l’axe par de petits gestes, des micro mouvements des bras et des poignets, sans même en être conscient. Pendant ce temps on pense à tout un tas de choses, on attribue de l’importance, une hiérarchie, des priorités. On pense à côté de ses roues pour ne pas dire à côté de ses pompes. Sortir de ses gonds c’est ce qu’on nous propose de ne surtout pas faire, et c’est justement pour cela que je n’hésite jamais. C’est spontané, limpide. Sinon la réserve l’ulcère l’encaissement, le faux fuyant pour revenir comme un boomerang… Donc comme lorsque je commence un tableau je n’hésite pas à dire merde ou bite cul, con, couille ! tout haut. Puis je recule, un mètre ou deux, une journée ou une semaine pour laisser reposer les choses, ou se dissiper l’aveuglement. C’est par ce mouvement seulement que j’ai appris une certaine bienveillance et à créer de la profondeur. Et ma foi si c’était à refaire j’emprunterais sûrement le même chemin pour parvenir au même but, même si je voulais faire autrement. Il y a une nature en toute chose, une fois qu’on la découvre l’évidence est un baume. Il faut que le point gris saute par dessus lui-même dit Paul Klee. C’est applicable partout… On peut se complaire dans la tristesse et la boue comme dans la frénésie de l’hystérique, et ce durant un moment, ou sur les réseaux sociaux, appartenir au concert général bon an mal an… Et tout à coup s’avancer et jouer sa propre partition en se fichant totalement des avis du chef d’orchestre qui d’ailleurs s’en fiche tout autant en tournant le dos au public. Et puis il y a ce type buvant demi sur demi dans cette éternité de l’instant, d’où surgit la mémoire, et qui dit : — le cul est le point noir de l’esprit Et qui se tait à nouveau.|couper{180}
Carnets | avril 2022
Notule 1
Notule comme Nautilus le vaisseau submersible du Capitaine Némo, héros de l’enfance. La notule c’est une idée qui passe comme une anguille électrique et qui très vite disparait dans les abysses. Pourquoi pas note tout simplement ? A cause de canule aussi ( allez donc voir sur Google) Non mais notule c’est bien ça fait aussi penser à rotule à une articulation, à des assemblages cartilagineux qui eux mêmes évoquent Carthage, et quelques guerres Puniques Punique comme pugnace et toute la sainte clique des mots en nique. Belle panique ! Donc une nouvelle catégorie qui n’est toujours que le prolongement de quelque chose d’autre un raffinement comme on fabrique des scoubidous à partir de résidu de pétrole Le fameux pet de Troll. qui d’ailleurs vient à manquer depuis qu’on ne croit plus aux Trolls. Comment ça marche ? et bien je crois que je vais numéroter. Notule 1 Notule 2 et comme ça comme Opalka jusqu’à la fin ça me détend d’énumérer.|couper{180}
Carnets | janvier
03 janvier 2021
Peut-être que tout tient dans cette idée : rester quelque part, rester en lien. Se résoudre à devenir une sorte de solide, une cristallisation. Mais au fond, ce n’est pas vraiment une question de choix ou de volonté. Aussi loin que je me souvienne, chaque rencontre avec l’autre m’a toujours inspiré une peur brutale, viscérale. Une peur difficile à définir, mais si vive qu’elle paralysait tout élan naturel. Cette angoisse primaire m’a poussé, sans doute inconsciemment, à me protéger, à dresser des barrières autour de moi. Le cerveau, lui, s’est chargé du reste. Il a créé des schémas de survie, alternant entre des élans d’affection sincère envers certaines personnes proches et des mouvements de rejet tout aussi spontanés. La sincérité, la quête d’authenticité, sont venues plus tard, comme des tentatives d’explication, un moyen de rationaliser ce sentiment profond d’inadaptation. Tout repose sur l’idée qu’on se fait du lien. Je suppose qu’elle peut être envisagée de manière positive ou négative. Chez moi, le négatif l’emporte toujours. Non que j’aie « coupé » consciemment ni systématiquement. Je ne dirais pas cela, car même si les choses se passent mal dans une relation, on peut malgré tout rester en lien. À de rares exceptions près, les gens font cela. Il y a aussi cette idée de convenance qui dicte de ne pas rester en lien avec certaines personnes — des flirts de jeunesse, des anciens camarades de classe. Face à cette porosité, j’ai toujours rencontré des difficultés. Non pas par esprit de contradiction ou par influence extérieure, mais par un rejet viscéral de ce qui, en moi, aurait pu se figer en quelque chose d’insincère. Je ne supporte pas l’idée de me voir devenir ce que je ne suis pas, de me compromettre avec des attentes sociales ou des convenances qui finiraient par me déformer. Comme si le simple fait de s’y conformer risquait d’abîmer l’être que j’imagine être. Fuir cela, c’est peut-être fuir une fatalité sociale, la compromission qui semble inévitable. Mais en cherchant à rester sincère, une question persiste : qui suis-je vraiment pour en décider ? Quelle légitimité ai-je à décréter ce qui est juste ou ce qui ne l’est pas, même en moi ? Peut-être que cette quête d’authenticité, au fond, n’est qu’une autre illusion, une façade derrière laquelle je me cache. Une façon de fuir, sous prétexte de sincérité, ce que la vie pourrait exiger de moi. Si je n’entretiens pas de liens avec les personnes que j’ai rencontrées dans ma vie, elles n’en ont pourtant jamais totalement disparues. Elles se situent dans ma mémoire et je peux revenir vers les moments passés ensemble autant que je le désire pour les examiner. Peut-être pour comprendre aussi pourquoi nous ne nous voyons plus. Pourquoi nous nous sommes perdus de vue. Ce n’est jamais de la faute à quelqu’un en particulier. C’est la vie qui veut ça, je crois. Et puis sur l’idée que l’on se fait de soi-même aussi. Pour certaines personnes, rester en lien avec les autres c’est aussi rester en lien avec soi-même par un jeu de miroirs utiles. Comme je n’ai jamais eu d’idée de moi-même suffisamment solide et durable, rester en lien n’a peut-être jamais eu d’importance. J’ai vécu de cercles de connaissances en cercles de connaissances, abandonnant ces cercles à chaque fois que j’en pénétrais un nouveau, sans vraiment me poser de question. Cela demande des efforts d’entretenir les relations, d’autant plus si on ne trouve pas de sens à les conserver. Ce qui m’a toujours effrayé, c’est la cristallisation d’un être dans un rôle déterminé, choisi, « devenir quelqu’un » en toute conscience et s’y accrocher. Je me suis dissimulé cette peur derrière la stupidité que j’attribuais à toutes ces personnes prisonnières de la constance, sans voir que j’étais tout aussi attaché à la constance de ne pas en avoir du tout. Cette ironie masquait un malheur profond, un renoncement définitif très tôt à ce que l’on appelle « la chaleur humaine ». C’est Roger, le peintre en lettres de l’imprimerie où je travaille, qui a mis le doigt sur le problème. J’ai ri doucement lorsqu’il m’a dit ça pour ne pas montrer qu’il m’avait mis KO. Avec lui non plus je ne suis pas resté en lien, pourtant on s’appréciait vraiment bien. Ça ne m’empêche pas de penser souvent à lui, comme à toutes ces personnes perdues en chemin. J’entretiens une conversation ininterrompue avec chacune d’entre elles, chacun d’entre eux. Avec leurs fantômes comme avec le mien, c’est-à-dire l’homme que j’ai pu être à un moment donné d’une ligne de temps. J’ai essayé parfois d’entretenir les relations, mais d’une façon tellement maladroite, tellement peu convaincante… Mon manque de chaleur humaine va dans les deux sens : je ne peux ni en obtenir ni en donner vraiment. C’est la même chose avec les objectifs que j’ai pu me fixer dans la vie. Le risque d’acquérir une véritable solidité, une existence « réelle » aux yeux des autres, c’est-à-dire quelqu’un sur lequel on peut « compter ». Les objectifs que je me fixe ne peuvent pas plus compter sur moi que je ne peux compter sur eux pour devenir « quelqu’un » que je ne suis pas. Pour être ce que je suis et me tenir à cela, j’ai envoyé valdinguer tout ce à quoi un être humain s’accroche généralement. Le seul objectif que j’ai toujours suivi finalement, c’est de ne pas être en lien, ni avec les gens ni avec les objectifs trop longtemps, pour pouvoir comprendre combien le temps est un mensonge, une illusion. Et peut-être, finalement, que cette obsession est liée à la mort. Ne pas rester en lien pour échapper à la nouvelle de la mort des gens, comme à la mienne inéluctable au bout du compte.|couper{180}