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Working Note : Writing to Live (or at Least to Try)

Il faudrait commencer par un chiffre, ou par un rêve. Peut-être les deux sont la même chose. Dix cents le mot pour les premiers milliers de mots, puis huit cents ensuite. Je l’ai vu noir sur blanc, dans les submission guidelines de Clarkesworld. Dix cents ! C’est presque obscène quand on le compare à la maigre enveloppe qu’une revue française glisse, parfois, dans une enveloppe craft. Dix cents multiplié par deux mille, par trois mille, ça donne assez pour payer un mois de loyer, quelques factures, un peu de nourriture. Et tout ça pour ce que je fais déjà chaque nuit : écrire. Mais aussitôt que je calcule, je sens le piège. Ce n’est pas si simple. Ils ne prennent qu’un texte sur cent. Une machine triant les manuscrits, ou pire, des humains épuisés lisant en diagonale, jugeant en trois phrases si votre texte vaut quelque chose. Ce n’est pas seulement une affaire d’argent, c’est une question de survie littéraire. Être choisi par eux, ce serait une légitimation, un tampon invisible sur le front : « publiable ». Alors je cherche. Je fouille internet. Je liste les noms des grandes revues : Asimov’s Science Fiction, Fantasy & Science Fiction, Clarkesworld, Lightspeed, Strange Horizons, Uncanny. Certaines existent depuis les années cinquante, d’autres sont nées avec le web. Toutes reçoivent des centaines, parfois des milliers de textes par mois. Et toutes promettent la même chose : un paiement « pro rate », si vous êtes dans les élus. Je recopie les règles. Je m’en fais un petit cahier. Police standard, pas de fantaisie typographique, pas d’italiques forcées. Double interligne. Pas de PDF. Nom du fichier : NomTitre.docx. Toujours la même liturgie. Et une phrase qui revient partout : No simultaneous submissions. Pas le droit d’envoyer le même texte à deux revues. C’est le contraire du jeu de hasard : vous misez sur une seule case, et le temps de réponse peut durer des semaines, parfois des mois. Je note quelques consignes précises : -- Uncanny Magazine : « We want passionate, emotional, experimental SF/F. Stories that hurt and heal. Max 6000 words. Pay rate : 0.12 $/word. » -- Strange Horizons : « We’re particularly interested in stories from traditionally marginalized voices. Length : under 5000 words. Pay rate : 0.10 $/word. » -- Asimov’s : « Short stories up to 20 000 words. Pay rate : 8–10 cents/word. Looking for character-driven SF. » Tout est clair, net, balisé. Comme si l’univers littéraire pouvait se résumer à un tableau Excel. Le plus étrange, c’est de découvrir à quel point les thèmes sont déjà programmés. On ne veut plus de vampires, ni de loups-garous, ni de quêtes à la Tolkien. On veut du climat, des diasporas, des corps mutants, des IA sensibles. J’écris tout ça dans le cahier, comme si c’était une loi physique. Le futur est déjà écrit, balisé, codifié. Moi, Français un peu à côté, je devrais entrer dans cette danse, glisser mes phrases dans ces cases comme dans un formulaire administratif. Et pourtant, au détour d’une page, je tombe sur une précision : We are looking for strong voices. Une voix forte. Voilà. Tout est dit. Ce n’est pas le thème, ce n’est pas la longueur. C’est la voix. Mais comment traduire ma voix en anglais ? Est-ce que mes constructions, mes ruptures tiendront une fois traduites ? Ou bien seront-elles réduites à un brouhaha maladroit, un accent qu’on entendrait même sur le papier ? Je fais des tests. Je traduis un de mes fragments. Le français est elliptique, tendu. En anglais, ça devient presque lyrique, involontairement. Je me relis et je ne sais plus si je suis encore moi. C’est ça, peut-être, la schizophrénie qu’impose le marché américain : il faut être deux à la fois. L’auteur français, avec son rythme, ses digressions. Et l’auteur anglais, calibré, net, lisible, rapide à séduire. Je cherche des témoignages. J’apprends que même les auteurs américains essuient des dizaines de refus. Certains ont publié après cinquante tentatives. Le taux d’acceptation est d’un pour cent, parfois moins. Cela veut dire que, statistiquement, je devrais écrire cent textes pour en voir un accepté. Et qui a la force d’écrire cent textes pour un seul oui ? Ce n’est plus de la littérature, c’est une loterie déguisée. Mais alors je pense à Lovecraft. On le rejetterait aujourd’hui. Trop long, trop lourd, trop archaïque. Je pense à Clark Ashton Smith. Lui aussi, recalé. Howard, peut-être, s’en tirerait encore, avec ses récits de bataille directe. Mais le reste ? Non. Les critères ont changé. Et pourtant, eux sont immortels. Alors peut-être que la vraie sélection ne se fait pas dans les comités de lecture, mais dans la durée, dans la façon dont une voix résonne encore des décennies plus tard. Ce que je note là, c’est une contradiction. D’un côté, je dois plaire à la machine, calibrer ma prose pour entrer dans la grille. De l’autre, je dois cultiver ce qui n’entre pas dans la grille, ce qui dépasse, ce qui fera que dans trente ans, dans cent ans, quelqu’un dira : cette voix-là, elle tenait encore. Alors que faire ? Écrire deux fois ? Une version pour eux, une version pour moi ? Je recopie les thèmes. Climat. Corps mutants. Diaspora. Surveillance. Post-colonialisme spatial. Je fais comme si je révisais pour un examen. Mais plus je les note, plus ils me paraissent identiques aux thèmes d’hier. Chez Lovecraft, l’Autre était monstrueux. Aujourd’hui, il est une voix à entendre. Chez Smith, le corps mutant était une punition. Aujourd’hui, il est une émancipation. Rien n’a changé. Tout a muté. Alors la vraie question, ce n’est pas le thème. C’est la langue. La composition. Comment j’ouvre le texte, comment je le ferme, comment je tiens le fil. Je note ça en grand : Ce n’est pas ce que je raconte, c’est comment je le raconte. Je m’imagine écrivant en anglais. Je ne sais pas si je trahis ma langue ou si je lui donne une chance nouvelle. Peut-être qu’écrire pour eux, c’est aussi écrire contre moi. Comme si une partie de moi devait disparaître pour que l’autre survive. Et puis il y a l’argent. Je fais semblant de ne pas y penser, mais c’est là. En France, on ne vit pas de la nouvelle. Même pas du roman, parfois. Là-bas, peut-être. Mais le prix, ce n’est pas seulement le travail de la langue. C’est d’accepter d’entrer dans une compétition qui ressemble à une machine à broyer. Une IA invisible qui classe les voix, qui dit « toi oui, toi non ». Et dans mes nuits blanches, je me demande si ce n’est pas déjà arrivé : que des IA lisent les soumissions à la place des humains. Elles se nourriraient de nos textes, elles apprendraient nos thèmes, et elles décideraient mieux que nous ce qui fait une « bonne nouvelle ». Alors la boucle se ferme : écrire pour survivre, oui. Mais survivre à quoi ? Aux factures ? Aux refus ? Ou à la machine qui engloutira tout, jusqu’à nos voix ? Je ferme le carnet. Le café est froid. Demain, je recommencerai la même recherche. Mais une phrase reste inscrite dans ma tête, comme un mot de passe : écrire, non pas pour la revue, mais pour la sélection invisible du temps. Maybe it should start with a number, or with a dream. Maybe they’re the same thing. Ten cents a word for the first few thousand words, then eight cents beyond that. I saw it, black on white, in Clarkesworld’s submission guidelines. Ten cents ! Almost obscene compared to the meager envelope a French magazine might hand you, sometimes, in brown paper. Ten cents times two thousand, three thousand—that’s enough for a month’s rent, some bills, food. And all for what I’m already doing each night : writing. But the trap reveals itself the moment I calculate. It isn’t that simple. They take only one text out of a hundred. A machine scanning manuscripts, or worse, humans exhausted enough to skim diagonally, judging in three sentences whether your text is worth anything. It isn’t just about money anymore—it’s about literary survival. Being chosen would be a kind of invisible stamp on my forehead : “publishable.” So I search. I dig around the internet. I list the names of the big magazines : Asimov’s Science Fiction, The Magazine of Fantasy & Science Fiction, Clarkesworld, Lightspeed, Strange Horizons, Uncanny. Some have been around since the fifties, others were born online. All of them drown in submissions, hundreds, thousands each month. And all of them promise the same thing : pro-rate payment, if you’re chosen. I copy the rules into a notebook. Standard font, no typographic tricks, no forced italics. Double-spaced. No PDF. File name : NameTitle.docx. Always the same liturgy. And one line repeats everywhere : No simultaneous submissions. The opposite of gambling : one bet, one square, and weeks or months of waiting. I jot down a few specifics : -- Uncanny Magazine : “We want passionate, emotional, experimental SF/F. Stories that hurt and heal. Max 6000 words. Pay rate : 12 cents/word.” -- Strange Horizons : “We’re particularly interested in stories from traditionally marginalized voices. Length : under 5000 words. Pay rate : 10 cents/word.” -- Asimov’s : “Short stories up to 20,000 words. Pay rate : 8–10 cents/word. Looking for character-driven SF.” Everything is clear, precise, charted. As if literature could be reduced to a spreadsheet. The strangest thing is how mapped-out the themes already feel. No more vampires, no more werewolves, no Tolkien-style quests. They want climate collapse, diasporas, mutant bodies, sentient AIs. I write it all down in the notebook, as if it were a physical law. The future already written, charted, coded. Me, a Frenchman slightly off to the side, supposed to join the dance, slip my sentences into these boxes like an administrative form. And yet, on the next page, I stumble on a line : We are looking for strong voices. A strong voice. That’s it. That’s everything… I test myself. I translate one fragment. In French it’s elliptical, tense. In English it becomes lyrical, almost by accident. I reread and I no longer know if it’s me. Maybe that’s the schizophrenia this market demands : being two at once. The French author, with his rhythms, his digressions. And the English author, trimmed, neat, seductive in record time. I look up testimonies. Even Americans are rejected dozens of times. Some only publish after fifty tries. Acceptance rates : one percent, sometimes less. Statistically, I’d have to write a hundred stories for one “yes.” Who has the strength to do that ? It’s no longer literature—it’s a disguised lottery. But then I think of Lovecraft. He’d be rejected today. Too long, too heavy, too archaic. I think of Clark Ashton Smith. Same fate. Howard, maybe, would still sneak through with his direct battles. The others ? No. The criteria have shifted. And yet, they survived. They’re immortal. So maybe the real selection isn’t made in the slush piles, but across time, in the echo a voice carries decades later. This is the contradiction I scribble in the notebook. On one side, I have to please the machine, calibrate my prose to fit the grid. On the other, I must cultivate whatever doesn’t fit, whatever exceeds, the thing that might, in thirty years, in a hundred, still be heard. So what do I do ? Write twice ? One version for them, one version for me ? I copy the themes. Climate. Mutant bodies. Diaspora. Surveillance. Postcolonial space. Like revising for an exam. But the more I write them down, the more they look like yesterday’s obsessions. In Lovecraft, the Other was monstrous. Today, the Other speaks. In Smith, mutation was punishment. Today, it’s emancipation. Nothing has changed. Everything has mutated. So the real question isn’t the theme. It’s the language. The composition. How I open the story, how I close it, how I keep the thread alive. I write this in capital letters : It’s not what I tell, it’s how I tell it. I imagine myself writing in English. I don’t know if I’m betraying my language or giving it a new chance. Maybe writing for them means writing against myself. As if one half of me must die so the other can survive. And then there’s the money. I pretend not to care, but it hovers anyway. In France, you can’t live off short fiction. Hardly even off novels. Over there, maybe. But the price isn’t just labor. It’s accepting the competition, the machine that grinds voices into silence. An invisible AI sorting through slush, learning from our stories, deciding better than us what makes a “good” one. So the loop closes : writing to survive, yes. But survive what ? Bills ? Rejections ? Or the machine that will one day swallow everything, even our voices ? I shut the notebook. The coffee is cold. Tomorrow I’ll search again, the same research. But one phrase keeps repeating in my head, like a password : write not for the magazine, but for the invisible selection of time.|couper{180}

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Lectures

The Phantom Empire : How Tartaria Reveals the Secret Dreams of Our Age

Version française There is, first, this image : Vladimir Putin facing Tucker Carlson in that Kremlin office where we glimpse flags decorated with griffins, evoking with troubling precision the Golden Horde, that thirteenth-century Mongol empire that dominated the Russian steppes. The interview dates from February 2024. Putin speaks of history with that particular confidence of powerful men who rewrite the past to justify the present. Behind him, heraldic symbols shimmer under the lights. This scene, seemingly innocuous, reveals something essential about our time : how alternative myths become geopolitical weapons. For while the Russian president mobilizes historical references before American cameras, in the algorithms of TikTok and the forums of Reddit, another version of this story is being written. It's called Greater Tartaria, and it obsesses millions of internet users convinced that a world empire has been erased from our memories. On TikTok, the hashtag #tartaria accumulates three hundred million views. On Reddit, forty-three thousand members scrutinize every architectural detail, every urban anomaly, to reconstruct traces of this supposedly vanished civilization. I wanted to understand how we had arrived here. How a conspiracy theory born in Russian nationalist circles of the 1980s had become one of the most fertile myths of our digital age. And above all, what this fascination revealed about ourselves, about our anxieties facing modernity, about our thirst for living architectures and harmonious technologies. The story begins in post-Soviet Russia, in Anatoly Fomenko's office. He's a respected mathematician at Moscow University, a specialist in differential geometry. But in the 1980s, Fomenko develops an obsession that will change his life : the idea that conventional history is a vast mystification. He baptizes his theory "New Chronology." According to him, events attributed to Greek, Roman, or Egyptian antiquity actually took place during the Middle Ages, a thousand years later than what textbooks teach. This radical rewriting finds fertile ground in the Soviet collapse. After 1991, part of Russian society searches for new identity narratives. Communist mythology crumbled with the Berlin Wall. What remains to nourish national pride ? Fomenko proposes a seductive alternative : making Russia the direct heir of a grandiose Eurasian empire, "Greater Tartaria," deliberately hidden by a jealous West. Nikolai Levashov enriches this matrix with occultist elements. In his writings, Tartaria becomes a civilization of superhumans with prodigious technological capabilities, annihilated by dark forces. These theories find an audience in Russia, where they respond to a need for wounded grandeur. But it's with the internet that everything changes. Around 2016, Tartarian theories migrate toward anglophone platforms. The process fascinates : by detaching from their Russian nationalist matrix, they undergo a remarkable creative mutation. The new adherents, mostly Western, freely reinterpret the myth according to their own obsessions. I observe this phenomenon from my screens. On YouTube, specialized channels accumulate hundreds of thousands of subscribers proposing "investigations" into Tartarian architecture. The algorithms amplify everything. A thirty-second video suffices to transform the perception of a familiar monument : New York's courthouse suddenly becomes a mysterious Tartarian vestige, its partially buried windows "proof" of a historical mud flood. This aesthetic of the fragment, characteristic of social media, favors an impressionist approach where the accumulation of visual clues replaces rational analysis. Unlike centralized conspiracy theories, modern Tartaria functions as an open narrative where anyone can contribute. This collaborative dimension transforms passive consumption into active engagement. Faced with this deluge, the academic response doesn't delay. The Russian Geographical Society itself methodically dismantles Tartarian claims. It reminds us that the "Tartaria" of ancient maps was merely a European geographical designation for the vast Eurasian steppes. This region never constituted a unified empire. Examination of cartographic sources confirms this reality. Abraham Ortelius's sixteenth-century maps, often cited as "proof," actually reveal the rudimentary state of European geographical knowledge. The vast spaces marked "Tartaria" correspond to poorly known zones where nomadic peoples wandered. Far from designating a structured kingdom, these appellations translate European ignorance about eastern frontiers. Architectural analysis equally effectively dismantles Tartarian pretensions. Saint Isaac's Cathedral in Saint Petersburg, often cited as impossible to build with period techniques, perfectly illustrates the capabilities of nineteenth-century Russian engineering. The famous "mud flood," supposed to explain buried buildings, finds prosaic explanations in normal urban evolution. Yet this scientific deconstruction struggles to stem the myth's appeal. For adherents don't function according to empirical validation logic. They develop what we might call a poetics of error, where narrative beauty takes precedence over veracity. This resistance reveals the phenomenon's true nature : modern Tartaria belongs to mythology, not history. It activates archetypes deeply anchored in human imagination. The lost golden age, the purifying catastrophe, forgotten wisdom, civilizing giants : all these motifs traverse cultures, from the myth of Atlantis to Arthurian legends. Tartarian theory reactualizes them in a contemporary technological context. It proposes a modern version of paradise lost, where technology liberates instead of alienating, where architecture unites instead of compartmentalizing, where energy heals instead of polluting. In a world confronting ecological crisis, the fantasy of Tartarian "free energy" offers compensatory release. Psychosociological analysis reveals other springs. Zach Mortice, architect and journalist, identifies in Tartarian passion a form of rejection of architectural modernism. Adherents systematically privilege ornate styles over modern architecture, judged dehumanizing. This aesthetic reveals nostalgia for a world where beauty and functionality weren't dissociated. Beyond its conspiracist aspects, the phenomenon functions as a revealer of contemporary anxieties. Its popularity coincides with a generalized crisis of confidence toward institutions. Proposing an "alternative history" responds to a psychological need : regaining control over a collective narrative perceived as externally imposed. This political dimension shouldn't be underestimated. When Putin evokes the Golden Horde facing Tucker Carlson, with this carefully orchestrated staging of symbols, he mobilizes exactly this same narrative matrix. Some content reinterprets Ukraine's invasion as a "reconquest" of legitimate Tartarian territories. This instrumentalization illustrates the dangers of any pseudohistorical rewriting. But analysis cannot stop at problematic dimensions. For modern Tartaria generates remarkable artistic creativity. It inspires a new visual grammar influencing contemporary art, video game design, speculative architecture. This "Tartaro-steampunk" aesthetic mixes retrofuturist codes with unprecedented technological mysticism. Artists appropriate this universe to explore pressing contemporary questions. How to imagine sustainable technologies ? Can we conceive architectures that heal ? The Tartarian fantasy, with its etheric machines and energetic cities, offers experimental terrain. This creative fertility appears in the video game universe, where several studios develop projects inspired by Tartarian aesthetics. These works allow concrete exploration of alternative technology implications, testing utopian social models. The ludic medium transforms pseudohistorical speculation into prospective laboratory. Experimental architecture seizes these visual codes. Conceptual projects integrate "Tartarian" elements—energetic domes, functional ornamentations—to propose alternatives to industrial architecture. These explorations enrich contemporary architectural vocabulary. The "New Weird" artistic movement finds rich inspiration in the Tartarian universe. The theory's impossible landscapes—mountain-trees, canyon-roots, mesa-stumps—offer a repertoire of surrealist images questioning our geological perception. This creative appropriation reveals an unexpected function : the myth serves as an imaginary "toolkit" for thinking differently about our relationship to the world. Its fantastic technologies stimulate reflection on renewable energies, its organic architectures inspire eco-construction. Analysis of the phenomenon ultimately reveals less about a fantasmatic empire than about ourselves. This "collective waking dream" functions as a projective test where our frustrations and hopes express themselves. First, it reveals our nostalgia for a world where technology and harmony weren't antithetical. Facing industrialization's damage, the fantasy of "free energy" expresses our thirst for non-destructive solutions. This technological utopia points toward a real need : reconciling technical progress and environmental respect. Passion for Tartarian architecture translates our malaise facing urban standardization. Praise of ornate styles reveals aspiration to architectural beauty, too often sacrificed to economic imperatives. More profoundly, the myth's success signals a crisis of Western collective narrative. In an epoch of cultural fragmentation, proposing an "alternative history" responds to an anthropological need : giving meaning to common experience. The geopolitical dimension illustrates contemporary stakes of narrative "soft power." In a multipolar world, the capacity to propose alternative narratives becomes a power instrument. Tartarian theory diffusion participates in a strategy of destabilizing Western consensus. Study reveals the urgency of critical education adapted to the digital era. Algorithmic mechanisms, visual content virality create unprecedented conditions for pseudo-knowledge diffusion. Simple factual refutation no longer suffices. Paradoxically, analysis suggests constructive paths. Its capacity to generate new imaginaries shows it's possible to positively channel the utopian energy it conveys. Rather than denouncing its problematic aspects, society could draw inspiration from its creative fertility. In a world confronting major challenges, we need new mobilizing narratives associating scientific rigor and imaginative power. The Tartarian myth's success demonstrates public appetite for such narrations. For fundamentally, the question modern Tartaria poses isn't "did this empire exist ?" but "what world do we want to build ?" In its impossible architectures, the contours of our true civilizational aspirations take shape. It's up to us to decipher them and translate them into concrete projects. When I think back to that image of Putin evoking the Golden Horde, I tell myself we're perhaps witnessing something larger than simple geopolitical manipulation. We're witnessing the renaissance of myths as power instruments, their resurgence in a world that has lost its great unifying narratives. Tartaria, in its Russian version as in its globalized version, reveals our thirst for meaning, our need for transcendence, our nostalgia for a time when humanity and its technology were one. This should worry us, of course. But it should also inspire us.|couper{180}

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Lectures

L’Empire Fantôme : Comment la Tartarie Révèle les Rêves Secrets de Notre Époque

English version Il y a d'abord cette image : Vladimir Poutine face à Tucker Carlson, dans ce bureau du Kremlin où l'on voit des drapeaux ornés de griffons, évoquant avec une précision troublante la Horde d'or, cet empire mongol du XIIIe siècle qui domina les steppes russes. L'entretien date de février 2024. Poutine parle d'histoire avec cette assurance particulière des hommes de pouvoir qui réécrivent le passé pour justifier le présent. Derrière lui, les symboles héraldiques scintillent sous les projecteurs. Cette scène, apparemment anodine, révèle quelque chose d'essentiel sur notre époque : comment les mythes alternatifs deviennent des armes géopolitiques. Car tandis que le président russe mobilise les références historiques devant les caméras américaines, dans les algorithmes de TikTok et les forums de Reddit, une autre version de cette histoire s'écrit. Elle s'appelle la Grande Tartarie, et elle obsède des millions d'internautes convaincus qu'un empire mondial a été effacé de nos mémoires. Sur TikTok, le hashtag #tartaria cumule trois cents millions de vues. Sur Reddit, quarante-trois mille membres scrutent chaque détail architectural, chaque anomalie urbaine, pour reconstituer les traces de cette civilisation supposée disparue. J'ai voulu comprendre comment nous en étions arrivés là. Comment une théorie du complot née dans les cercles nationalistes russes des années 1980 était devenue l'un des mythes les plus fertiles de notre époque numérique. Et surtout, ce que cette fascination révélait de nous-mêmes, de nos angoisses face à la modernité, de notre soif d'architectures vivantes et de technologies harmonieuses. L'histoire commence dans la Russie post-soviétique, dans le bureau d'Anatoly Fomenko. C'est un mathématicien respecté de l'université de Moscou, spécialiste de géométrie différentielle. Mais dans les années 1980, Fomenko développe une obsession qui va changer sa vie : l'idée que l'histoire conventionnelle est une vaste mystification. Il baptise sa théorie "Nouvelle Chronologie". Selon lui, les événements attribués à l'Antiquité grecque, romaine ou égyptienne se seraient en réalité déroulés au Moyen Âge, mille ans plus tard que ce qu'enseignent les manuels. Cette réécriture radicale trouve un terreau dans l'effondrement soviétique. Après 1991, une partie de la société russe cherche de nouveaux récits identitaires. La mythologie communiste s'est effondrée avec le Mur de Berlin. Que reste-t-il pour nourrir la fierté nationale ? Fomenko propose une alternative séduisante : faire de la Russie l'héritière directe d'un empire eurasiatique grandiose, la "Grande Tartarie", délibérément occultée par l'Occident jaloux. Nikolai Levashov enrichit cette matrice d'éléments occultistes. Dans ses écrits, la Tartarie devient une civilisation de surhommes aux capacités technologiques prodigieuses, anéantie par des forces obscures. Ces théories trouvent un public en Russie, où elles répondent à un besoin de grandeur blessée. Mais c'est avec internet que tout change. Vers 2016, les théories tartariennes migrent vers les plateformes anglophones. Le processus fascine : en se détachant de leur matrice nationaliste russe, elles subissent une mutation créative remarquable. Les nouveaux adeptes, majoritairement occidentaux, réinterprètent librement le mythe selon leurs propres obsessions. J'observe ce phénomène depuis mes écrans. Sur YouTube, des chaînes spécialisées accumulent des centaines de milliers d'abonnés en proposant des "enquêtes" sur l'architecture tartarienne. Les algorithmes amplifient tout. Une vidéo de trente secondes suffit à transformer la perception d'un monument familier : le Palais de Justice de New York devient soudain un mystérieux vestige tartarien, ses fenêtres partiellement enterrées la "preuve" d'un déluge de boue historique. Cette esthétique du fragment, caractéristique des réseaux sociaux, favorise une approche impressionniste où l'accumulation d'indices visuels remplace l'analyse rationnelle. Contrairement aux théories du complot centralisées, la Tartarie moderne fonctionne comme un récit ouvert où chacun peut apporter sa contribution. Cette dimension collaborative transforme la consommation passive en engagement actif. Face à cette déferlante, la réponse académique ne se fait pas attendre. La Société géographique russe elle-même démonte méthodiquement les affirmations tartariennes. Elle rappelle que la "Tartarie" des cartes anciennes n'était qu'une désignation géographique européenne pour les vastes steppes eurasiatiques. Jamais cette région n'a constitué un empire unifié. L'examen des sources cartographiques confirme cette réalité. Les cartes d'Abraham Ortelius du XVIe siècle, souvent citées comme "preuves", révèlent en fait l'état rudimentaire des connaissances géographiques européennes. Les vastes espaces marqués "Tartaria" correspondent aux zones mal connues où erraient les peuples nomades. Loin de désigner un royaume structuré, ces appellations traduisent l'ignorance européenne sur les confins orientaux. L'analyse architecturale démonte tout aussi efficacement les prétentions tartariennes. La cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, souvent citée comme impossible à construire avec les techniques de l'époque, illustre parfaitement les capacités de l'ingénierie russe du XIXe siècle. Le fameux "déluge de boue", censé expliquer l'enfouissement des bâtiments, trouve des explications prosaïques dans l'évolution urbaine normale. Pourtant, cette déconstruction scientifique peine à endiguer l'attrait du mythe. Car les adeptes ne fonctionnent pas selon une logique de validation empirique. Ils développent ce que l'on pourrait appeler une poétique de l'erreur, où la beauté du récit prime sur sa véracité. Cette résistance révèle la véritable nature du phénomène : la Tartarie moderne relève de la mythologie, pas de l'histoire. Elle active des archétypes profondément ancrés dans l'imaginaire humain. L'âge d'or perdu, la catastrophe purificatrice, la sagesse oubliée, les géants civilisateurs : tous ces motifs traversent les cultures, du mythe de l'Atlantide aux légendes arthuriennes. La théorie tartarienne les réactualise dans un contexte technologique contemporain. Elle propose une version moderne du paradis perdu, où la technologie libère au lieu d'aliéner, où l'architecture unit au lieu de cloisonner, où l'énergie guérit au lieu de polluer. Dans un monde confronté à la crise écologique, le fantasme d'une "énergie libre" tartarienne offre un exutoire compensatoire. L'analyse psychosociologique révèle d'autres ressorts. Zach Mortice, architecte et journaliste, identifie dans la passion tartarienne une forme de rejet du modernisme architectural. Les adeptes privilégient systématiquement les styles ornementés au détriment de l'architecture moderne, jugée déshumanisante. Cette esthétique révèle une nostalgie pour un monde où beauté et fonctionnalité n'étaient pas dissociées. Au-delà de ses aspects conspirationnistes, le phénomène fonctionne comme un révélateur des angoisses contemporaines. Sa popularité coïncide avec une crise de confiance généralisée envers les institutions. Proposer une "histoire alternative" répond à un besoin psychologique : reprendre le contrôle sur un récit collectif perçu comme imposé. Cette dimension politique ne doit pas être sous-estimée. Quand Poutine évoque la Horde d'or face à Tucker Carlson, avec cette mise en scène soigneusement orchestrée des symboles, il mobilise exactement cette même matrice narrative. Certains contenus réinterprètent l'invasion de l'Ukraine comme une "reconquête" de territoires tartariens légitimes. Cette instrumentalisation illustre les dangers de toute réécriture pseudohistorique. Mais l'analyse ne peut s'arrêter aux dimensions problématiques. Car la Tartarie moderne génère une créativité artistique remarquable. Elle inspire une nouvelle grammaire visuelle qui influence l'art contemporain, le design de jeux vidéo, l'architecture spéculative. Cette esthétique "tartaro-steampunk" mélange les codes rétrofuturistes avec un mysticisme technologique inédit. Les artistes s'approprient cet univers pour explorer des questions contemporaines pressantes. Comment imaginer des technologies soutenables ? Peut-on concevoir des architectures qui soignent ? Le fantasme tartarien, avec ses machines éthériques et ses cités énergétiques, offre un terrain d'expérimentation. Cette fertilité créative s'observe dans l'univers du jeu vidéo, où plusieurs studios développent des projets inspirés de l'esthétique tartarienne. Ces œuvres permettent d'explorer concrètement les implications de technologies alternatives, de tester des modèles sociaux utopiques. Le medium ludique transforme la spéculation pseudohistorique en laboratoire prospectif. L'architecture expérimentale s'empare de ces codes visuels. Des projets conceptuels intègrent des éléments "tartariens" - dômes énergétiques, ornementations fonctionnelles - pour proposer des alternatives à l'architecture industrielle. Ces explorations enrichissent le vocabulaire architectural contemporain. Le mouvement artistique du "New Weird" trouve dans l'univers tartarien une source d'inspiration riche. Les paysages impossibles de la théorie - montagnes-arbres, canyons-racines, mesas-souches - offrent un répertoire d'images surréalistes qui questionnent notre perception géologique. Cette appropriation créative révèle une fonction inattendue : le mythe sert de "boîte à outils" imaginaire pour penser autrement notre rapport au monde. Ses technologies fantastiques stimulent la réflexion sur les énergies renouvelables, ses architectures organiques inspirent l'éco-construction. L'analyse du phénomène révèle finalement moins sur un empire fantasmatique que sur nous-mêmes. Ce "rêve éveillé collectif" fonctionne comme un test projectif où s'expriment nos frustrations et nos espoirs. D'abord, il révèle notre nostalgie d'un monde où technologie et harmonie n'étaient pas antinomiques. Face aux dégâts de l'industrialisation, le fantasme d'une "énergie libre" exprime notre soif de solutions non destructrices. Cette utopie technologique pointe vers un besoin réel : réconcilier progrès technique et respect environnemental. La passion pour l'architecture tartarienne traduit notre malaise face à la standardisation urbaine. L'éloge des styles ornementés révèle une aspiration à la beauté architecturale, trop souvent sacrifiée aux impératifs économiques. Plus profondément, le succès du mythe signale une crise du récit collectif occidental. Dans une époque de fragmentation culturelle, proposer une "histoire alternative" répond à un besoin anthropologique : donner du sens à l'expérience commune. La dimension géopolitique illustre les enjeux contemporains du "soft power" narratif. Dans un monde multipolaire, la capacité à proposer des récits alternatifs devient un instrument de puissance. La diffusion des théories tartariennes participe d'une stratégie de déstabilisation des consensus occidentaux. L'étude révèle l'urgence d'une éducation critique adaptée à l'ère numérique. Les mécanismes algorithmiques, la viralité des contenus visuels créent des conditions inédites de diffusion des pseudo-savoirs. La simple réfutation factuelle ne suffit plus. Paradoxalement, l'analyse suggère des pistes constructives. Sa capacité à générer de nouveaux imaginaires montre qu'il est possible de canaliser positivement l'énergie utopique qu'elle véhicule. Plutôt que de dénoncer ses aspects problématiques, la société pourrait s'inspirer de sa fertilité créative. Dans un monde confronté à des défis majeurs, nous avons besoin de nouveaux récits mobilisateurs qui associent rigueur scientifique et puissance imaginative. Le succès du mythe tartarien démontre l'appétit du public pour de telles narrations. Car au fond, la question que pose la Tartarie moderne n'est pas "cet empire a-t-il existé ?" mais "quel monde voulons-nous construire ?". Dans ses architectures impossibles se dessinent les contours de nos véritables aspirations civilisationnelles. À nous de les déchiffrer et de les traduire en projets concrets. Quand je repense à cette image de Poutine évoquant la Horde d'or, je me dis que nous assistons peut-être à quelque chose de plus large qu'une simple manipulation géopolitique. Nous assistons à la renaissance des mythes comme instruments de pouvoir, à leur résurgence dans un monde qui a perdu ses grands récits unificateurs. La Tartarie, dans sa version russe comme dans sa version globalisée, révèle notre soif de sens, notre besoin de transcendance, notre nostalgie d'un temps où l'homme et sa technique ne faisaient qu'un. Cela devrait nous inquiéter, bien sûr. Mais cela devrait aussi nous inspirer.|couper{180}

Espaces lieux essai Mondes souterrains new weird réflexions sur l’art Tartarie

Lectures

Le miracle, c’est qu’on prie encore

Il n'y avait personne dans le centre œcuménique. Personne sauf la poussière, le rideau entrouvert, et l'impression d'un regard sans origine. J'avais besoin d'un lieu sans voix, sans dogme. Je pensais au Kraken. Pas au monstre, mais au bocal. À ce que l'on conserve pour ne pas oublier. Ou pour ne pas croire que l'on a tout inventé. China Miéville écrit comme on dresse des cartes pour des continents qui n'existent plus. Ou pas encore. Il ne construit pas des mondes, il les interroge. Il les trouble. Il leur donne assez de noms pour qu'on doute de chacun. Son œuvre n’est pas une galerie de dieux : c’est un désordre de croyances. Des figures floues, des prières sans foi. Des certitudes qui fuient dès qu’on les approche. Dans Kraken, le divin se dilue dans le quotidien. La Church of God Kraken Almighty vénère un céphalopode comme d’autres prient la pluie. L’objet sacré, immergé dans son liquide, devient un point de rupture. Sa disparition : un cataclysme. Mais rien n’est révélé. Il n’y a pas d’apocalypse. Juste un Londres qui se détraque. Des cultes qui prolifèrent. Des narrations qui s’effondrent les unes sur les autres. L’invraisemblable devient logique, dès lors que suffisamment de gens y croient. C’est cela, la foi selon Miéville : une contagion de langage. Dans Perdido Street Station, la divinité n’est plus extérieure. Elle se loge dans les plis du réel. Dans le Tisserand qui impose un ordre cryptique. Dans les Slake-Moths, prédateurs d’imaginaire. Il n’est plus question de vénérer, mais de survivre. À quoi ? À l’irrationnel incarné. Aux puissances sans intention. À des dieux sans dogme. Ce ne sont pas des êtres à qui parler. Ce sont des structures d’effondrement. Leur présence abolit les règles, tord les rêves, consume la pensée. Et pourtant, ils attirent. Comme une vérité dont on ne veut pas, mais qu’on cherche encore. The Scar poursuit cette descente. Ce n’est plus une religion, c’est une faille. La Narbe : une absence qui absorbe. On la regarde comme on regarde le vide entre deux mots. Elle ne promet rien. Elle avale les promesses. Elle est l’objet d’une quête sans réponse, d’un désir sans réciprocité. Armada, la ville flottante, flotte aussi dans le doute. Il n’y a pas de révélation à la clé. Seulement un glissement. Une perte. Une sensation que le sacré ne parle plus depuis longtemps — et qu’on parle malgré lui. Miéville, alors, ne critique pas la religion. Il la rejoue. Il la met en scène dans son théâtre de l’inquiétude. Ses dieux sont grotesques parce qu’ils viennent de nous. Ils sont trop organiques, trop proches, trop humides. Ils sont faits de restes : tentacules, rêves brisés, mythes recyclés. Ils sont les rebuts du sacré classique, mais aussi les seuls dieux encore possibles. Des dieux qui ne sauvent pas. Qui dérangent. Qui font réfléchir parce qu’ils nous laissent seuls. Je relis Miéville non pour comprendre, mais pour sentir ce vide qu’il habite. Ce vide qu’il rend habitable. Il y a, dans chaque page, une certitude instable : croire, ce n’est pas espérer. C’est tenir debout dans le noir, avec un récit qui tremble entre les mains. Il n’y avait personne dans le centre œcuménique. Juste un souffle. Un peu de lumière sur le carrelage. Et cette pensée qui revenait : le miracle, c’est qu’on prie encore.|couper{180}

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Lectures

Écouter les souterrains

J’ai lu Le Roi des Rats comme on écoute un album qu’on n’a pas choisi. Quelqu’un vous l’a laissé sur la platine, vous ne savez pas très bien ce que c’est, et pourtant il tourne. Très vite, il est trop tard. Vous êtes pris. Ce roman n’est pas un roman, pas vraiment. C’est un air urbain qui s’insinue dans vos oreilles, une basse sale qui court sous la ville, sous la langue. Il commence comme une enquête — une mort étrange, un père, une flûte, un garçon qui fuit. Mais très vite, ce n’est plus une affaire. C’est une fable. Ou une conjuration. Ou autre chose encore. Ce n’est pas un livre sur les rats. C’est un livre sur ce que les rats savent. Et sur ce que nous ne voulons pas savoir. Il y a dans ce livre quelque chose d’insupportable. Une densité de présence, une matérialité presque humide. Les égouts, les ombres, les sons. Les corps qui se décomposent. Les souvenirs d’enfance qu’on croit inventés. La ville, bien sûr. Londres, mais toute ville. La ville comme elle est quand on y marche seul après minuit, ou qu’on croit reconnaître quelqu’un qui n’est plus là. Miéville, ici, écrit avec un excès volontaire. Il veut que tout déborde. Le fantastique déborde. Le mythe déborde. La musique déborde. C’est là que le livre devient politique : dans son refus du propre, du net, de l’ordre. Il nous rappelle ce qu’on préfère oublier : que quelque chose, sous la ville, attend. Et écoute. 1. La musique comme menace Il y a quelque chose de trouble dans la façon dont Le Roi des Rats traite la musique. Ce n’est pas un langage, ce n’est pas une culture, ce n’est même pas un art. C’est une force. Une onde primitive. Une vibration ancienne qui traverse les corps, court sous la peau, vous attrape par l’oreille avant que vous ayez le temps de penser. Chez Miéville, le conte du Joueur de flûte de Hamelin n’est pas un mythe d’enfance. C’est une stratégie. Une tactique de contrôle. Il y a dans le son un pouvoir si absolu qu’il ne laisse aucune place au libre arbitre. On suit, on obéit, on descend. On devient suiveur, comme ces rats, comme ces enfants. Et très vite, on comprend que ce n’est pas une métaphore. La musique dans ce livre n’est pas belle. Elle n’apaise pas. Elle ne structure pas le chaos, elle l’attire. Elle est dissonance, distorsion, basse continue. Elle grésille. Elle fait saigner. Elle peut tuer. Il y a des pages entières dans ce roman où l’on croit entendre quelque chose. Pas dans le texte, mais sous le texte. Un rythme, une insistance. Comme une sirène au loin, ou un souffle dans les canalisations. Et ce n’est pas seulement un effet littéraire. C’est une manière de nous dire que nous aussi, lecteurs, sommes pris dans la boucle. Que quelque chose joue. Et que nous écoutons. Dans Le Roi des Rats, ce n’est pas la violence qui vous happe. C’est ce qui la précède : le son, la tension, le moment juste avant. Ce que Joan Didion appelait the shimmer (1)— ce miroitement indéfinissable qui précède les événements irréversibles. 2. La ville comme piège organique Londres dans Le Roi des Rats n’est pas une ville. Ce n’est pas un décor. C’est un organisme. Un ventre. Un boyau sans fin. On n’y flâne pas, on y rampe. Ce n’est pas la ville des ponts, des places, des perspectives claires. C’est celle des tunnels, des canalisations, des caniveaux et des égouts. China Miéville n’écrit pas une ville, il l’excave. Il en creuse les strates, les galeries, les restes. On n’est pas dans une topographie mais dans une digestion. Tout ce qui entre dans Londres est transformé, décomposé, absorbé. Y compris les souvenirs. Y compris les corps. C’est une ville où l’on descend plutôt que l’on monte. On y glisse, on s’y enfonce, on y perd l’orientation. Le sol est meuble, les murs suintent, les caves sont habitées. C’est une ville qui connaît vos itinéraires intimes, vos replis mentaux, vos raccourcis secrets. Une ville qui vous écoute. Le personnage principal — Saul — ne s’y promène jamais. Il y est déplacé, tiré, jeté. La ville décide. Et c’est peut-être là l’intuition la plus puissante du roman : qu’il n’y a pas de fuite possible d’un lieu qui vous a reconnu. Quand la ville vous identifie, vous fait sien, il est déjà trop tard. Miéville ne décrit pas Londres, il la pense comme une entité. Un être vivant. Et nous, lecteurs, devenons les passagers involontaires d’un organe en fonctionnement. On lit, et on est digéré. 3. L’héritage comme empoisonnement Il y a une mort, bien sûr. Elle est là dès le début. Mais ce n’est pas celle qui compte. Ce n’est pas le père — figure absente, bruit de fond dans la mémoire. C’est la mère qui importe. Ou plus exactement : ce qu’on apprend d’elle. Dans Le Roi des Rats, l’héritage ne passe pas par les canaux habituels. Il ne se dit pas, ne s’écrit pas. Il se révèle. Par le corps. Par l’oreille. Par l’instinct. La mère de Saul était une rate. Ce n’est pas une métaphore. C’est une donnée biologique, un fait qu’il découvre avec dégoût, puis stupeur, puis fatalisme. À partir de là, tout bascule. Ce qu’il reçoit n’est pas un nom, ni une maison, ni une dette visible. C’est une capacité. Une acuité. Une vibration ancienne. Ce que Miéville met en jeu ici, ce n’est pas la transmission du père, c’est l’héritage organique, innommé, animal, maternel. Une filiation souterraine, cachée, presque honteuse. Et c’est cela qui rend ce roman si singulier : le pouvoir y vient de la marge. De ce qu’on refoule. De ce qui nous terrifie. L’enquête devient alors généalogique au sens tordu : on ne cherche pas qui l’on est à travers des papiers ou des récits. On le découvre à travers ses capacités anormales, ses intuitions, ses transformations. C’est une filiation sans narration. Une descendance sans explication. Peut-être est-ce cela qui nous trouble le plus dans ce livre : cette idée qu’une part de nous ne nous appartient pas. Qu’elle a été transmise sans notre consentement. Et qu’elle parle parfois à notre place. Ce n’est pas toujours un traumatisme. Parfois c’est une peur. Parfois un savoir obscur. Parfois, une odeur. Dans ce livre, l’héritage n’est pas une promesse. C’est un poison lent, qu’on apprend à nommer trop tard. 4. Les monstres ne sont pas là où l’on croit Il serait facile de désigner le Roi des Rats comme le monstre. Il est laid. Il est brutal. Il parle comme un vieux morceau de métal raclé sur la pierre. Il manipule, il tue, il rampe. Mais très vite, ce n’est plus aussi simple. Le Roi des Rats n’est pas un méchant. Pas vraiment. Il est peut-être même plus honnête que ceux qui prétendent faire le bien. Il dit ce qu’il veut. Il agit selon sa logique. Il ne cache pas ce qu’il est. Et surtout, il connaît les souterrains. Il sait ce qui s’y passe. Il sait ce que les hommes refoulent. Il vit là où ils préfèrent ne pas regarder. Dans ce roman, le Mal ne vient pas d’un autre monde. Il ne descend pas du ciel. Il ne sort pas d’un portail cosmique. Il est déjà là. Tissé dans les murs, dans les conduits, dans les souvenirs. Il circule sous les trottoirs, sous les égouts, sous les certitudes. Il est dans la ville, dans les corps, dans les filiations. Il est dans la musique qu’on ne peut pas s’empêcher d’écouter. C’est là que le fantastique prend tout son sens : non pas comme un divertissement ou une fuite, mais comme une confrontation. Miéville ne cherche pas à faire peur. Il cherche à révéler. Ce qu’on refuse de voir, ce qu’on ne veut pas nommer, ce qui bouge dans l’angle mort de notre regard. Il utilise le monstre pour nous tendre un miroir. Et parfois, le plus inquiétant, c’est ce qui s’y reflète. Je ne saurais dire exactement quand Le Roi des Rats a cessé d’être une fiction pour devenir un climat. Il y a des livres comme ça. Ils ne cherchent pas à vous convaincre. Ils veulent que vous écoutiez. Pas ce qu’ils disent. Ce qu’ils sous-entendent. Ce qui se joue dans les souterrains. Depuis, parfois, en marchant dans la ville, j’ai l’impression d’entendre quelque chose. 1-Dans Blue Nights (2011)|couper{180}

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Carnets | avril 2025

02 avril 2025

Votre navigateur ne supporte pas l’élément audio. S'entendre parler — toujours ce frottement, ce grésillement insupportable. C’est peut-être pour ça que j’ai commencé à enregistrer mes textes. Pour m’irriter mieux. Ou pour m’accorder à un rythme plus souterrain. J’ai même balisé mes lectures de signes : // pour souffler, /// pour sombrer. Au début, j’ai voulu tricher : poser de la musique derrière, camoufler les craquements de ma diction. Mais non. Trop lisse. Trop truqué. J’ai tout refait, voix nue, matière brute. Et encore, ça ne colle pas. C’est mou. Pâteux. Encombré de moi. Ma voix a changé, j’en suis presque sûr. Depuis les vidéos de peinture. Et puis l’absence de dents n’aide pas — mais ce n’est pas si grave. C’est même un bon exercice : s’éloigner de cette image stratifiée qu’on a de soi. J’ai écouté P.A lire L’Illiade. Deux minutes. D’une limpidité désarmante. Moi, j’ai aligné douze minutes sur Miéville. Comme d’habitude : trop. Toujours cette foutue limite que je ne sens pas. T.C., G.V. — leurs journaux, sobres, droits. Je les scrute, et vois plus clairement mon propre dévers. Faire un "digest" ? Impossible tant que l’indigeste domine. S. revient jeudi. Il faudra réintégrer. Me remettre au monde à partir de mercredi soir. Non que je n’aie rien fait. Mais j’ai fait autre chose. Et cet autre chose, toujours, m’expulse de l’habiter-avec. De ce qu’ils attendent pour me dire vivant. sous-conversation ça frotte la voix trop proche trop réelle pas comme dans la tête — tu t’écoutes — tu t’entends et alors ça coince les // les /// ce sont pas des silences c’est pour respirer sans plonger ne pas sombrer dans l’image la voix nue, c’est pas nue c’est nue comme on est seul devant le micro les dents manquantes c’est pas le pire c’est le souvenir de la voix d’avant celle qui ne bavait pas qui montait mieux peut-être P.A., lui, deux minutes et puis plus rien juste la trace sobre claire toi douze minutes toujours trop toujours déborder et puis cette honte de n’avoir pas su bref S. revient il faudra faire comme si ressortir des limbes ça veut dire quoi exactement revenir au monde ? ou bien redevenir lisible ? note de travail Je lis ce fragment comme on tend l’oreille à une voix brouillée par un vieux dictaphone. Il y a de la gêne — oui, mais une gêne constructive. Le sujet s’écoute et ne se reconnaît pas. Il cherche la bonne distance avec sa propre présence sonore. Ce n’est pas tant l’enregistrement qui le dérange, mais l’écho. L’écho d’un soi stratifié, fossilisé, qu’il aimerait désencombrer. Ce que je perçois surtout, c’est une tentative de désenvoûtement. La voix comme matériau brut, l’écriture comme lutte contre la pâte — le mot revient, avec ce qu’il suppose d’épaisseur, de fermentation, de matière encore indigeste. L’idéal visé : la sobriété, la simplicité (P.A., T.C., G.V.) — mais qui ne se laisse pas atteindre. Trop de mots. Trop de durée. Trop de soi. Il me semble que cette quête d’un ton juste est aussi un travail de deuil : celui d’un corps sonore perdu, peut-être (les dents, les vidéos), mais aussi celui d’un mode de présence. L’autre — S. — revient, et c’est l’obligation de réintégrer le circuit du social. Ce texte est donc une zone liminaire : entre l’intime inaudible et l’attente de l’autre. Diagnostic provisoire ? Un rapport ambivalent au contrôle. Trop lisible, on s’écoeure. Trop flou, on se perd. Entre les deux : cet exercice du micro, qui est peut-être aussi une cure.|couper{180}

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Lectures

Perdido Street Station de China Mièville

Votre navigateur ne supporte pas l’élément audio. Dans les plis de New Crobuzon : anatomie d'une ville weird I. New Crobuzon : une machine sociale À New Crobuzon, ce n’est pas l’individu qui donne forme à la ville, c’est la ville qui modèle l’individu — et le remodèle si besoin. Elle est moins une métropole qu’un organe géant, au tissu dense, aux flux réglés, aux pulsations imprévisibles. Le pouvoir s’y déplace par capillarité. Il s’insinue dans les ruelles, grimpe les escaliers en colimaçon des immeubles ouvriers, se faufile dans les mécanismes des ascenseurs à vapeur, se love dans les discours des savants et les slogans des révoltes avortées. Le Conseil d’État, entité quasi invisible mais omnisciente, gouverne à travers une bureaucratie paranoïaque : registres, archives, unités de milice, surveillances croisées, mesures de sécurité aléatoires. Chaque citoyen est un sujet enregistré, évaluable, modifiable. On ne vit pas à New Crobuzon, on y est fiché, classifié, disséqué, parfois même réassemblé. Les Remade en sont l’expression la plus tangible — et la plus terrifiante. Ces individus condamnés à des modifications corporelles punitives incarnent une violence étatique où le corps devient support de la peine. Un homme peut se réveiller avec un crochet à la place de la main. Une femme avec un miroir collé à la nuque pour ne jamais cesser de se voir. Un enfant avec la mâchoire d’un fauve cousue sur son visage. Ici, la peine ne passe pas par la privation de liberté, mais par l’altération du corps : un bras de crabe, une cage thoracique ouverte, un œil de verre injecté d’injonctions. La ville est une forge sociale. Et elle soude dans la douleur. Mais cette violence n’est pas seulement verticale. Elle est aussi spatiale. New Crobuzon est stratifiée comme une roche urbaine. Humains, khepri, garuda, cactus-men : chaque espèce, chaque classe sociale, chaque fonction trouve sa place sur une carte où les frontières ne sont jamais nettes mais toujours impénétrables. À New Crobuzon, le social n’est pas un tissu : c’est une strate géologique, avec ses fossiles vivants et ses zones de pression. La brutalité n’est pas un événement, c’est une météo urbaine. Elle est là, constante, comme le brouillard jaune des canaux ou le cliquetis des tramways à vapeur. Elle pénètre les murs, les gestes, les mots. Elle n’a pas besoin de justification. C’est la langue naturelle de la ville. II. La ville comme territoire du bizarre Dans *Perdido Street Station*, le bizarre ne tombe pas du ciel. Il émane de la ville elle-même. Il coule dans ses canalisations, s’épanouit dans les coins morts des ruelles, se manifeste dans les variations subtiles d’une routine déjà instable. New Crobuzon n’est pas simplement étrange : elle est une étrange évidence. Rien n’y choque, parce que tout y est dissonant. Les lois physiques y coexistent avec les dérèglements magiques. On traverse des zones où le temps ralentit, où l’espace se plie, où une rumeur se transmet par les murs eux-mêmes. L’architecture est un millefeuille d’époques oubliées et de bricolages récents : des arches suspendues au-dessus de fumerolles industrielles, des ponts bio-mécaniques qui gémissent sous les pas, des quartiers qui semblent avoir poussé comme des tumeurs au flanc d’une colline. On ne sait plus si les bâtiments ont été construits ou s’ils ont proliféré comme des organismes semi-conscients. Le bizarre, ici, ne surgit pas comme un événement. Il est infrastructurel. Il est résiduel. Il est déjà là quand on entre dans une pièce. On le remarque après coup, comme un détail qui dérange sans qu’on sache pourquoi. Une rue n’est jamais exactement la même d’un jour à l’autre. Un nom change d’orthographe selon l’étage où on le lit. Les lampadaires murmurent parfois, mais seulement à ceux qui passent sans faire de bruit. C’est peut-être cela, la réussite la plus troublante de Miéville : faire du weird non pas une rupture, mais une condition urbaine. La ville pense — oui — mais elle pense dans une langue que nul ne maîtrise entièrement. Chaque coin de rue, chaque cri de vendeur ambulant, chaque éclat de verre dans la boue contient la possibilité d’un glissement, d’un effondrement du réel. III. Perdido Street Station, le cœur battant de la fiction La ville a une gare. Mais *Perdido Street Station* n’est pas un simple centre de transports. C’est un nœud, une masse, une tour cyclopéenne qui domine New Crobuzon comme une colonne vertébrale hypertrophiée. Elle pulse au centre du livre, visible depuis tous les quartiers, à la fois repère, menace, et symbole. Elle n’organise pas la ville : elle la dévore. La station est un organisme complexe, mi-technologique mi-organique, un entrelacs de structures obsolètes et de modules modernes. On y accède par des galeries, des niveaux enterrés, des ascenseurs dysfonctionnels. Le lieu semble vivre d’une vie propre. Il grogne, vibre, se contracte. On n’y arrive pas par hasard : on y converge. Elle attire les intrigues comme un aimant attire les limailleuses narratives. Tous les personnages y passent, y croisent quelque chose — ou s’y perdent. Isaac, le savant, y installe son laboratoire de fortune. C’est là qu’il rencontre le Slake-moth pour la première fois. C’est aussi là que la ligne entre science et horreur se brouille définitivement. À partir de la station, tout glisse. La fiction bascule. La ville devient un piège mental. La station est le point d’orgue de cette torsion. Elle est le lieu de l’irréversible. Mais elle est aussi un motif, un symbole massif : celui de la centralité absurde, de l’impossible gestion du chaos urbain. Une sorte de cathédrale inversée, dédiée non à la transcendance mais à l’enchevêtrement. C’est dans cette verticalité indéchiffrable que Miéville inscrit son récit — une verticalité où s’écrivent les descentes, les chutes, les effondrements. Le roman ne progresse pas horizontalement. Il plonge. *Perdido Street Station* n’est donc pas qu’un titre. C’est un battement. Une pulsation noire et rythmée, au cœur d’un roman qui refuse la paix, le silence, la pureté. Elle donne sa cadence à la ville, et sa cadence à la lecture. V. La ville comme pensée dévorante On pourrait croire que New Crobuzon est une métaphore. Une version gothique de Londres, une parabole postcoloniale, une satire urbaine démesurée. Mais ce serait la trahir. New Crobuzon n’est pas comme une ville : elle est une volonté. Une forme de pensée qui s’infiltre, s’enroule, se déploie à travers la fiction, jusqu’à faire vaciller la lecture elle-même. Je m’en souviens comme d’une contamination lente. Une lecture qui me regardait. Qui me rongeait doucement les coins du cerveau, comme un acide intellectuel. Je tournais les pages, et la ville se formait derrière mes yeux, pas devant. Une structure mouvante, qui pensait pour moi, qui me dictait mes propres analogies. Car lire *Perdido Street Station*, c’est céder au vertige. Une syntaxe baroque, un lexique déviant, une logique de prolifération. Rien ne s’aligne. Tout se greffe. On s’y perd avec jubilation ou exaspération. Il n’y a pas de manuel. Pas de carte claire. Juste cette sensation étrange : quelque chose nous observe depuis la page. Quelque chose de massif, de vivant, de structurellement bizarre. China Miéville ne construit pas une ville pour la visiter. Il la libère pour qu’elle pense à travers nous. Elle rumine l’urbanisme, la politique, les mythes, les corps. Elle digère les genres littéraires eux-mêmes, les avale, les recrache sous forme d’hybridations imprévisibles. Elle n’impose pas une histoire : elle incube une expérience. Parfois j’ai cru entendre New Crobuzon parler. Pas en mots, non. En tensions. En images mentales. En intuitions brutes. Elle me disait : « Je suis trop. Je suis sale, désespérée, intelligente, déchirée. Je suis la ville qui sait qu’elle n’aura jamais de ciel à elle. » New Crobuzon n’a pas besoin de justification narrative. Elle existe parce qu’elle est trop : trop peuplée, trop sale, trop vivante, trop injuste, trop consciente. Elle est le lieu où les récits ne se résolvent pas, où les héros échouent, où le bizarre n’est pas une parenthèse, mais un climat. Elle est cette pensée dévorante qui, une fois lue, refuse de quitter la tête du lecteur. Et peut-être est-ce cela, finalement, la force du *new weird* : produire non pas un monde à comprendre, mais une ville à habiter. Une pensée étrangère qui, lentement, fait de nous ses hôtes. Illustration : Jiri Horacek|couper{180}

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Edito

Une saison de vase et de feu

Avril commence dans une étrange ambivalence. Je ne suis pas tranquille — et en même temps, profondément si. Tellement profondément que ça m’inquiète un peu. Je lis beaucoup, j’écris tout autant, j’essaie de donner une forme à ce qui m’échappe encore. J’ai même esquissé un agenda, comme une petite promesse à moi-même, un pacte discret pour maintenir un cap. Le printemps arrive, oui. Mais ce n’est pas un printemps éclatant. C’est une saison trouble, faite de décomposition et de crues, comme si le renouveau devait surgir à travers la vase. Le mot renaissance me vient, mais je le repousse aussitôt — trop chargé, trop galvaudé. Pourtant, quelque chose pousse, à travers le désordre. Je découvre, je redécouvre. Le Roi des Rats de China Miéville m’a pris par surprise. Ce roi-là, c’est un autre Dibbouk. Il marche sur les mêmes lignes brisées, parle à la même zone trouble de la mémoire. Et moi qui croyais encore avoir inventé quelque chose… C’est mon ignorance, je crois, qui me blesse le plus souvent. Dehors, le monde s’effondre. Ce que je vois aujourd’hui, je ne sais même plus comment le nommer. On dit « nazisme » faute de mieux, mais il me semble que nous sommes en présence d’une violence encore plus nue, plus basse, déliée de toute idéologie. Une violence sans but, juste pour le profit. Une orgie terminale. Et personne ne s’oppose vraiment. Même l’opposition me semble orchestrée, régulée par ce qu’elle dénonce. Alors j’écris. Pas pour sauver quoi que ce soit. L’écriture ne sauve pas. Elle ne fait que creuser un rythme, une pulsation. Elle fait tenir debout. Elle donne forme au néant, un peu, pas plus. Écrire, c’est recommencer à zéro, toujours. C’est Sisyphe, oui. Ce n’est pas héroïque. C’est simplement ce que je sais faire. Comme d’autres prennent leur bus à l’aube. Le Dibbouk continue de muter. J’ai changé un peu la mise en page, je suis passé à Tailwind CSS, en bidouilleur honnête. Une refonte est en cours, plus sérieuse, plus propre. Les digests de carnets ? Stand by. Ils reviendront. Je me concentre aussi sur un roman, new weird, influencé par Miéville. Douze chapitres. Pas de plan. J’avance à l’aveugle. Je m’essouffle, mais j’apprends. Je partage mes textes sur X, Mastodon, Seenthis. Pas pour faire du bruit. Juste pour tendre une main. Pour rencontrer peut-être quelqu’un, quelque part, que ça touche. Je ne suis pas très bon en communication. Je le sais. Mais je sais écrire. Et lire. Et c’est encore ce qui me sauve, un peu. Ce mois-ci, j’écoute les Stones, les Beatles. Non par nostalgie. Pour l’énergie. Pour le rythme. Pour faire ce que j’ai à faire.|couper{180}

edito new weird

Carnets | mars 2025

30 mars 2025

Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}

Autofiction et Introspection new weird

Carnets | mars 2025

24 mars 2025

*Stage de peinture sur le minimalisme.* Mission accomplie. Tout le monde ravi et si crevé que partis une heure avant la fin. Repos jusqu'à 18h. Puis écouté FB, Boost 7, et me suis lancé dans la foulée. Ce que ça donne... Boost #07 | Deux formes inédites de conjurations CONJURATIONS 1 Je serai on, il y aura un top de départ, une date, une heure, on sera tous réunis ici dans ce même point, toutes les lignes de temps seront remises à zéro, une bonne fois pour toutes. À partir de là on verra si on a envie de dire je à nouveau. Tout sera court, il le faudra, ce sera dur, peu y arriveront et le reste ne gagnera rien par chance. Je me tairai. La lumière viendra à l’heure prévue. Je me tairai. On saura bientôt ce que nous saurons bien plus tard, ce que nous regretterons de ne pas savoir avant. L’oiseau chiera. La merde choira. La gravité sera élucidée. Une fois. Pour toutes. Tu carabistouilleras avec allégresse la lèche-frite qu'on te tendra en t'implorant de goûter aux délices de papouilles. Non, ce sera peau de balle et balayette. À la pire aînée tu souhaiteras de trouver la fève, de coiffer la coiffe, tandis que tu agiteras ta trompe et tes larges oreilles, esclave de toi-même, t'aérant avec un masque aquatique et une paire de palmes. On retournera le matelas. Le monde sera neuf. La fraîcheur pénétrera l’insomnie. On saura bientôt ce qu’on saura plus tard. Ce qu’on regrettera de ne pas savoir avant. Nous reviendrons nous asseoir sur ce banc, il y aura un jeune homme, nous ferons semblant de ne pas le reconnaître et lui de nous ignorer. Le seul moyen de dépasser la gêne sera de ne rien dire, surtout pas. Tu bigueuleras, ténu, soulogrèphe. Tu sautilleras jusqu’à la nef. Le bouffon tendra sa coiffe. Tu seras élu capitaine. Dispensé de ramer. Tu diras : Cap au Nord ! Qui m’a piqué mes mitaines ? Tu carabistouilleras la lèche-frite. On t’implorera : Capoue. Tu répondras : peau de balle, balayette. À la pire aînée, la fève, la coiffe. Et toi : trompe agitée, palmes aux pieds, esclave de toi-même sous masque aquatique. Tu re-sucreras les fraises. Une fois sera déjà trop. Tu t’entêteras jusqu’à perdre la tête. Enfin : doigt vengeur pointé vers l’infini. Qui bâillera avec ta bouche close, là-bas, sur la mousse d’une vieille souche. CONJURATIONS 2 Se beurrer le front de beurre fondu tiédi, faire craquer les phalanges, écarter les doigts de pied en accordéon, puis, lassé, reprendre ses vieux oripeaux d'épouvantail, retrouver ses potes corbeaux. Gratter jusqu'à l'os la peau de ce vieux rêve ancien, mort depuis des lustres au fond d'un vieux grenier, le voir protester, geindre, ricaner, laisser tomber sans oublier de se sucer les doigts. Péter dans la soie, s'en vanter avec un porte-voix et descendre l'avenue en amassant derrière soi la foule des badauds, puis soudain disparaître, rouge de honte, au coin d'une rue. Déboucher le champagne à l'arrivée des fourmis dans la cuisine, fêter ça dignement sans aller jusqu'à être pompette, prendre des nouvelles de la reine : les petits vont-ils bien ? et votre époux ? et votre cour, toujours Versailles ? puis mettre tout ce monde à la porte en disant : désolé, ma patience a des limites. Puis expédié tard le soir car lu un peu de China Miéville encore et me suis fait happer. Le lendemain tôt. Elle afficha ce mépris qui me rappela un vieux lapin à piles jouant des cymbales. Mépris déjà vu mille fois, ce mépris de ceux, de celles qui savent, vous savez. Ils et elles savent tellement. Il y eut un petit pincement de cœur. Je mesurai soudain, à proportion inverse à la taille de ma trotteuse absente, à quel point la vitesse de la lumière est différente pour chacun, contrairement à l'idée de constante. J'avais le choix d'en rire, peut-être encore d'en pleurer. Vieux système binaire qui nous gâche toujours la joie de s'en foutre. Et encore un peu plus tard je décidai de m'enterrer, à mains nues, tout cela décidémment n'avait aucun sens. {Le dibbouk releva la tête à cette pensée il eut l'air de vouloir rajouter quelque chose, mais il estima que ça n'en valait pas la peine.} Illustration : PB merde au bleu Acrylique 2025|couper{180}

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Carnets | mars 2025

23 mars 2025

Écrire le premier chapitre de Gor (titre provisoire). Problème : créer la continuité avec le prologue déjà publié. Idée d'une page "index" avec les liens au fur et à mesure. Aussi un article "Agenda" pour que les visiteureuses puissent, d’un coup d’œil, voir la politique de publication du site. Ajout, en bas de page, d’une licence Creative Commons restrictive (car elle interdit la modification et l’usage commercial). Bien que la plupart des textes ici ne soient souvent que sous forme de brouillon, cela freinera l’assaut des IA, peut-être… Avons dîné chez C et M. Discussion sur les lectures, ils se sont lancés dans le sanskrit. Des piles de livres sur une table basse. Mais quand même, à un certain moment, C m’a brusquement parlé de Fitzcarraldo, de l’acteur Klaus Kinski, de Werner Herzog... Ce qui contrastait bizarrement avec la posture sereine qu’il avait jusqu’à cet instant. Yoga oblige, mais jusqu’à un certain point. Ils ont quatre-vingts ans cette année, tous les deux. J’ai pensé à un poisson sur l’herbe de la berge, en train de se démener pour revenir à l’eau. Fitzcarraldo. Merde. Des années que je n’avais pas entendu ce mot. Puis, vite : ce type, Klaus Kinski, est cinglé — sa fille aussi, d’ailleurs. Et puis, parler de la télévision qu’ils regardent peu, car ils s’endorment devant. S n’a pas aimé la truite dans le gratin. Je la regardais dépiauter son assiette, en rangeant tous les morceaux qu’elle jugeait suspects sur le côté. La tomme de Savoie en a pris un coup par la suite. Cette lenteur avec laquelle elle ajuste le couteau pour trancher d’un coup sec, soudain. Sommes partis tôt. 22h. Ce qui laissait encore du temps pour lire et écrire, jusqu’à 3h ce matin. J’ai ouvert un bouquin de China Miéville. Très étonné, je n’arrive plus à le lâcher. Sans doute que le prologue et le premier chapitre de Gor en seront imbibés, mais avec d’autres idées, et mon propre style. Aujourd’hui dimanche, stage sur le minimalisme. Je me prépare à une plongée en apnée, de 10h à 17h. Difficile de penser à autre chose que cette fiction en ce moment. Mais allez — il fait beau, les gens qui viennent sont sympas, espérons que la journée passera vite. Hâte de m’y remettre. Commande reçue pour ma plaque d’immatriculation. Content au début, jusqu’à ce que je voie l’erreur dans l’immat. Envoyé mail illico, blablabla... J’espère qu’ils ne me feront pas payer leur erreur. Un tableau réalisé sans conviction, à coups de couches successives d’acrylique. Pas terrible pour le moment, c’est beaucoup trop fermé. J’ai découpé une forme dans du papier peint pour la répercuter plusieurs fois par-dessus, et les colorer ensuite. Effet bizarre... Pourquoi faut-il que j’accepte autant le fait qu’il me faut passer par mille couches, par mille brouillons, avant de franchir enfin le seuil... Ne plus penser, agir, m’en foutre totalement...|couper{180}

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Lectures

L’inquiétante étrangeté

L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept théorisé par Sigmund Freud en 1919 dans un essai éponyme. Il décrit une sensation d’angoisse éprouvée face à quelque chose de familier qui devient troublant, comme si une anomalie invisible venait dérégler la perception du réel. 1. Origine et définition Le mot allemand "Unheimlich" signifie littéralement "non-familier", mais il est construit à partir du mot "Heimlich" qui veut dire "familier", "intime", voire "secrètement dissimulé". Ce paradoxe est central dans la notion d’inquiétante étrangeté : ce qui était caché, mais familier, refait surface d’une manière inquiétante. Freud l’explique ainsi : « L’Unheimlich est une sorte de Heimlich qui a subi un refoulement et qui est revenu à la lumière. » L'inquiétante étrangeté naît donc lorsque quelque chose de profondément connu réapparaît sous une forme légèrement différente, nous mettant mal à l’aise. 2. Les ressorts de l’inquiétante étrangeté Plusieurs éléments peuvent provoquer ce sentiment d’étrangeté troublante : A. La présence du double Le doppelgänger (double maléfique) est une figure récurrente dans la littérature fantastique. Freud cite L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où un personnage rencontre son double, créant une impression de terreur. Lovecraft, Poe et même des auteurs modernes comme China Miéville jouent sur la fragmentation de l’identité et la duplication inquiétante des êtres. B. L’animation de l’inanimé Quand un objet, une poupée (uncanny valley en robotique), un miroir ou un reflet semblent prendre vie. Exemple : les automates d’Hoffmann, le mythe du Golem, ou les œuvres de Lisa Tuttle, qui joue sur la présence d’objets imprégnés d’une vie cachée. C. La distorsion du temps et de l’espace Un lieu familier peut se transformer en un endroit où les lois de la logique sont altérées. Jeff VanderMeer, avec Annihilation, installe un espace mutant où l’environnement devient autre, bien qu’apparemment normal au premier regard. D. Le retour du refoulé Un souvenir oublié qui ressurgit brutalement. Une scène de l’enfance qui refait surface sous une forme inquiétante. C’est l’un des ressorts majeurs des récits de Silvia Moreno-Garcia, où des traumatismes anciens hantent les personnages. E. La perte des repères corporels Métamorphoses, mutations, transformations du corps. Thème central chez Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, La Couleur tombée du ciel). Exploité dans des récits comme Mexican Gothic où le fantastique se mêle à la dégénérescence physique. 3. L’inquiétante étrangeté dans la littérature et l’art Ce concept a été exploré dans le fantastique gothique et l’horreur psychologique, influençant de nombreux écrivains et artistes : Edgar Allan Poe → William Wilson (le double), La Chute de la maison Usher (l’animation de l’inanimé). H.P. Lovecraft → Les créatures indescriptibles et la transformation de la perception du réel. China Miéville → Des villes doubles, des réalités parallèles où l’étrangeté affleure sous la normalité. David Lynch (cinéma) → Eraserhead, Mulholland Drive, Twin Peaks, où des scènes banales deviennent perturbantes. Hans Bellmer (peinture et sculpture) → Corps fragmentés, poupées inquiétantes. 4. Pourquoi l’inquiétante étrangeté nous touche-t-elle autant ? Le concept freudien repose sur un conflit psychologique profond : nous reconnaissons quelque chose, mais il nous semble déformé, ce qui crée une angoisse diffuse. C’est la confrontation avec un reflet déformé du réel, un monde où les repères s’effondrent subtilement. C’est aussi un moyen pour les artistes et écrivains d’explorer nos peurs les plus profondes, celles qui ne sont pas simplement liées à des monstres ou des fantômes, mais à nous-mêmes, notre mémoire, notre perception et notre identité. En somme, l’inquiétante étrangeté est l’un des ressorts narratifs les plus puissants du fantastique, car elle joue sur le malaise, le doute et l’impossibilité d’être sûr de ce que l’on perçoit. Illustration PB 1978|couper{180}

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