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Les Esprits Elémentaires

Les esprits élémentaires Imaginez une maison de campagne au crépuscule. La lumière baisse, les murs respirent. On ferme les volets, mais une brise s’invite par la fente. Les rideaux se gonflent doucement. Rien qu’un souffle d’air, dira-t-on. Ou peut-être un sylphe, l’un de ces êtres invisibles qui habitent l’air et qu’on devine seulement lorsqu’ils s’amusent à troubler nos gestes. Depuis toujours, l’humanité aime peupler le monde de présences discrètes, comme si elle ne supportait pas l’idée que les éléments — air, eau, terre, feu — puissent être totalement vides. Dans l’Antiquité grecque, Homère racontait déjà que les rivières avaient des filles : les nymphes. Le Scamandre, fleuve de Troie, surgit dans l’Iliade pour protester contre la fureur d’Achille. Ovide, dans ses Métamorphoses, décrit des dryades qui vivent et meurent avec les arbres. À Rome, les Lares et Pénates, esprits domestiques, veillaient sur le foyer et les ancêtres. En Perse et dans le monde arabe, naissent les djinns. Faits de feu subtil et d’air brûlant, ils apparaissent dans le Coran comme des créatures libres, ni anges ni hommes, capables de choisir entre bien et mal. Les contes des Mille et Une Nuits regorgent de ces esprits qu’une lampe ou une jarre peut libérer. En Chine, la montagne, le rocher, la rivière, sont habités de shen : forces vitales, invisibles mais actives, que l’on respecte par des offrandes. Dans la tradition taoïste, ces esprits ne sont pas des intrus : ils sont la texture même du monde. Au XVIᵉ siècle, le médecin suisse Paracelse propose une classification séduisante : Sylphes : l’air Ondines : l’eau Gnomes : la terre Salamandres : le feu Quatre royaumes, quatre peuples invisibles. Cette carte mentale se diffuse rapidement. Dans le folklore européen, on retrouve : Les lutins, esprits domestiques farceurs. Les kobolds allemands, gardiens des mines. Les rusalki slaves, esprits des lacs, jeunes femmes aux longs cheveux. Les nixies germaniques, créatures aquatiques séductrices. Au XIXᵉ siècle, le romantisme donne une nouvelle vie à ces figures : La Motte-Fouqué, Ondine (1811). E.T.A. Hoffmann, Undine (1816). Antonín Dvořák, opéra Rusalka (1901). Shakespeare redécouvert avec Le Songe d’une nuit d’été, peuplé de fées. Au XXᵉ siècle, la fantasy et le cinéma prolongent ce souffle : Tolkien, Le Seigneur des Anneaux : les Ents, arbres vivants, héritiers des dryades. Miyazaki, Princesse Mononoké et Le Voyage de Chihiro : kodamas, dieux-cerfs, dragons de rivière. Pourquoi ce motif persiste-t-il ? Donner un visage à ce qui nous dépasse. L’air, l’eau, le feu, la terre : chacun vital, mais insaisissable. Les personnifier, c’est les rendre proches. Rappeler que la nature n’est pas un décor. Dans un monde de réchauffement climatique et de forêts menacées, les esprits élémentaires deviennent presque des allégories : Une rusalka qui se plaint de l’assèchement de son lac. Un sylphe qui suffoque dans un air pollué. Un gnome qui voit sa montagne dynamitée. Présence dans la culture populaire. Films : Miyazaki, Pixar (Luca, échos aquatiques). Littérature : Tolkien, Pratchett. Jeux vidéo : invocation d’ondines, salamandres, sylphes comme compagnons de combat. Ces esprits, même réduits au rang de mécaniques ludiques, conservent leur force : ils disent que la matière du monde peut être animée, qu’elle nous regarde. On pourrait croire qu’ils ne sont que des fantômes du passé. Mais chaque fois qu’un enfant souffle sur une flamme, chaque fois qu’un adulte s’arrête devant un reflet d’eau, le doute revient. Et si le monde, encore aujourd’hui, abritait des présences invisibles ? Qu’ils soient sylphes, ondines, gnomes ou salamandres, ces esprits élémentaires nous rappellent que nous ne vivons pas seuls. L’air, l’eau, le feu, la pierre, tous nous accompagnent. Ils respirent à leur manière. Et dans ce souffle, c’est encore l’imaginaire humain qui s’entend, comme un conte qu’on n’a jamais cessé de raconter.|couper{180}

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L’homme-arbre

Voici un récit de Whitehead encore publié la toute première fois dans le Weird Tales de février-mars 1931. Par curiosité je suis parvenu à me procurer le sommaire du magazine en question : he Eyrie (La volière – rubrique courrier des lecteurs / éditoriale) / Robert E. Howard — Le chant d’un ménestrel fou (poème) / J.-J. des Ormeaux — Siva le Destructeur (nouvelle) / Ben Belitt — Les rossignols de Tzo-Lin (nouvelle) / H. P. Lovecraft — Le Phare ancien (poème) / H. P. Lovecraft — Mirage (poème) / Seabury Quinn — Le Spectre secourable (nouvelle) / Edmond Hamilton — La Cité de l’horreur (nouvelle) / Jane Scales — La Chose dans le bush (nouvelle) / Francis Flagg — L’Image (nouvelle, 1931) / Henry S. Whitehead — L’Homme-arbre (nouvelle) / Frank Belknap Long — L’Horreur venue des collines (roman court) / Guy de Maupassant — Sur l’eau (réédition) / En lisant l'homme-arbre de whitehead j'ai eu l'idée de le faire traduire par HP Lovecraft comme s'il écrivait ce récit à l'une de ses tantes D'ailleurs, dans le Weird Tales d'août 1938, on peut lire une nouvelle de HPL intitulé "l'arbre" qui me paraît reprendre un peu l'idée de l'homme-arbre, déplacée évidemment dans un tout autre décor et bien sûr dotée de son ouverture "cosmique" L'homme-arbre ( d'après un récit de Henry S. Whitehead et en empruntant au style lovecraftien ) Ma chère tante, si je prends la plume, c’est avec la propre appréhension de celui qui a trop longtemps différé l’aveu d’une chose vue, entrevue plutôt, dont l’énormité ne devrait point se hisser dans la sphère humaine ; je vous écris donc depuis la rive grise de Providence pour déposer entre vos mains un récit qui n’est ni confession ni chronique, mais la trace encore tiède d’une hantise : il m’advint, lors d’un séjour aux Antilles nouvellement passées de la férule danoise au pavillon étoilé, d’approcher un usage si antique qu’il ne tient plus de l’homme, et d’y percevoir, derrière l’écorce et la sève, une intention d’outre-monde ; je débarquai au couchant, dans le petit port de Frederiksted, où la bourgade, ourlée d’un croissant de sable sidérant de blancheur, exhalait ces odeurs de sel, de canne broyée et de goémon qui font comme une vapeur sucrée au ras des quais ; la multitude bigarrée bruissait, chariots grinçants, voix profondes, et, de cette cohue, se détacha un personnage théâtral — le Directeur Despard, en blanc immaculé, cuivre étincelant — dont l’inclinaison eût convenu à Versailles, et qui, par égard non à ma personne mais au spectre honoré de mon grand-oncle, le capitaine McMillin, planta sur ma venue un lustre déplacé ; je n’étais que le porteur d’un nom, et déjà la jetée s’ouvrait comme un parvis ; cependant, ce qui suivit tient à la géographie secrète du plateau dit Grande Fontaine, où je gagnai, quelques jours plus tard, dans une Ford percluse, avec Hans Grumbach pour guide : trois heures d’ascensions, de ravins, de sentes en épingle, manguiers lourds, bananeraies à demi sauvages, puis la vaste table des collines du centre-nord, et là, la ruine — bastides éventrées, murets croulants, champs étouffés par la brousse, et, comme un vestige blême, l’eau même de la fontaine : une lame claire tombant d’un roc, frisson infaillible sur une île par ailleurs sèche ; c’est en ce lieu que je vis Silvio Fabricius, qu’ils nommaient, avec une simplicité glaciale, l’homme-arbre ; il se tenait contre un palmier auguste, tronc poli de vieil ivoire végétal, et l’étreignait, visage appuyé à l’écorce lisse, prunelles grandes ouvertes mais tournées, me sembla-t-il, non vers la prairie des hommes, plutôt vers une profondeur qui ne tolérait pas nos sens ; je demandai, et Grumbach — dont le teint se fit cireux — lâcha ce seul mot : « il écoute », puis hâta la marche, comme si ce spectacle avait effleuré quelque corde interdite ; je crus d’abord à l’ethnographie : une survivance dahoméenne, un voeu ancien, un médiateur qui recueille des augures — pluie, sécheresse, mouches voraces — et les rapporte au patriarche du hameau ; mais, à force de retours sur ce plateau, de station muette à quelques toises du colosse sylvestre, de nuits où l’alizé allumait dans les frondes un chuchotement continu, je commençai d’entendre — non de mes oreilles, mais d’une faculté plus basse et sinueuse — que l’écoute de Silvio n’était pas l’écoute d’un mortel : elle passait par les fibres du tronc comme par les câbles d’un orgue abîmal, descendait aux moelles du sol, et de là remontait, à travers le réseau inextricable des racines entremêlées aux racines de l’île entière, vers des bouches sans langue qui n’ont jamais goûté la lumière ; l’homme, pensé-je alors avec un frisson que je crus d’abord ridicule, n’était que l’organe d’un organisme, non pas le palmier seul, mais une trame végétale dont les antiques continents furent jadis la peau, et qui, patiente, impassible, a conservé mémoire de cycles précédant nos chronologies ; durant ces mois, notre ami Carrington — esprit industrieux — obtint bail du domaine pour y planter l’ananas ; on releva les masures, on colmata les chemins, et j’eus la faiblesse d’y engager quelques deniers et un reste d’orgueil familial ; je recommandai, par habitude plus que par discernement, le même Grumbach comme régisseur, et c’est sa bile contre ce qu’il appelait « superstitions » qui scella le désastre ; un après-midi de chaleur stagnante, tandis que Silvio avait quitté son poste pour porter message au bourg, Grumbach conduisit deux bûcherons rétifs au pied du colosse et, voyant leur hésitation, arracha la hache et frappa — une fois, deux fois — entailles nettes à hauteur d’homme ; je reviens alors de la source avec Carrington, et ce que je dois vous dire me reste à la gorge : j’aperçus Silvio, soudain, sur la crête du champ, silhouette filiforme contre l’azur surexposé ; il fit, de ce couteau de canne qu’il portait à la ceinture, un geste bref, impérieux, comme on abaisse une verge de chef d’orchestre ; à cet instant précis, sans délai ni ambiguïté, une noix énorme se détacha de la cime, chuta dans un sifflement de plomb et vint briser le crâne du régisseur avec une précision si souveraine que l’hypothèse du hasard se dissout encore en moi quand j’y songe ; les deux ouvriers hurlèrent, l’air vibra d’un voile, et Grumbach, que nous relevâmes, n’était plus qu’une pulpe ; Silvio passa près de nous comme un somnambule d’ébène, ne jeta ni œillade ni parole, et, parvenu au tronc blessé, posa ses longs doigts sur les entailles, non en homme qui ausculte une plaie, mais en créature qui reconnaît, par un toucher d’initié, l’atteinte portée à sa propre chair ; le lendemain, je retournai seul au palmier et, cédant à une impulsion que je ne me pardonne guère, lui confiai — à lui, à l’homme, à l’arbre, je ne sais — que j’avais vu le geste, et que mon silence, fût-il coupable, serait entier ; il me regarda — et ce regard, ma tante, n’était point humain ; c’était une attention verticale, qui passait à travers moi comme passe la nappe d’eau à travers la roche poreuse — puis il parla, une seule fois, avec cette voix qui semblait vous venir non de la poitrine mais du sol : jeune maître, mon frère pense à vous ; soyez serein ; vous avez tout à gagner ; et il replaqua son visage contre l’écorce, et ses bras ceignirent le tronc dans une immobilité d’idole ; ce ne fut pourtant que le prélude à l’augure le plus noir : à la fin de l’été 1928, quand la tourmente se mit en branle sur les grandes latitudes océanes, Silvio, les yeux clos, transmit au patriarche des signes d’une exactitude blasphématoire — quatre jours avant la foudre officielle du télégraphe ; et lorsque l’ouragan, en convulsion céleste, vint labourer l’île, l’on retrouva au matin l’homme et l’arbre confondus dans le même trépas — le colosse déraciné étendu comme un dieu vaincu, Silvio sous lui, visage lisse, presque serein, tel un officiant retourné dans la bouche même de son culte ; durant des jours, une poudre de terre demeura sur les fronts des villageois, traînées d’une communion muette avec ce qui venait de choir ; depuis lors — et voici la part que je n’ose dire qu’à vous — chaque bruissement de palmes, même dans nos climats sans palmier, réveille en moi la certitude hideuse que nous ne sommes pas les premiers à penser sur cette planète, ni même les mieux doués ; il existe, dans la profonde coulée des choses vertes, une mémoire sans visage, une volonté lente, indifférente et vaste, qui s’agrège par rhizomes et filaments, qui a, d’âge en âge, pris langue avec des médiateurs de chair, et dont Silvio n’était que l’agent local, le doigt posé sur la membrane vivante d’un ordre plus grand ; l’arbre n’était pas un arbre, mais l’antenne d’une conscience immémoriale ; ce que Grumbach a frappé, ce n’était pas du bois : c’était une oreille ; ce qui lui a répondu, par la chute d’un fruit, n’était pas vengeance, mais réflexe ; je ne sors plus à la nuit sans craindre les rameaux, je détourne mon pas des parcs, j’évite l’ombre même des érables de Benefit Street, car j’entends — oui, j’entends — sous le vacarme urbain, la rumeur basse et obstinée d’un monde qui pense autrement, qui calcule à l’échelle des ères, et qui, parfois, choisit, d’une prunelle verte et sans paupière, un homme pour lui prêter oreille ; si cette lettre vous paraissait outrée, brûlez-la ; mais si, un soir, un souffle passe dans un bouquet immobile, souvenez-vous que le vent n’est peut-être que l’alibi commode d’un autre souffle, plus ancien, et qu’il est des portentes qu’il vaut mieux saluer de loin, tête nue, sans lever la hache.|couper{180}

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La Bête Noire

*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 – 23 novembre 1932) fut un écrivain américain de récits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc épiscopal au parcours riche et atypique. Diplômé de Harvard en 1904 aux côtés de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athlète reconnu avant de publier un journal politique à Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonné diacre en 1912, Whitehead embrassa une carrière religieuse qui le mena à devenir archidiacre des Îles Vierges de 1921 à 1929, notamment à Saint‑Croix. Ce séjour aux Antilles marqua son œuvre : il puisa dans les légendes, les croyances et les rituels vaudous de ces îles un matériau unique, imprégnant ses récits d’un exotisme envoûtant. Correspondant et ami d’H. P. Lovecraft, il contribua dès 1924 à Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-même évoqua ses nouvelles comme une « fiction étrange d’une puissance discrète et réaliste », saluant notamment The Passing of a God comme l’apogée de son génie. Après son retour aux États-Unis, Whitehead exerça à Dunedin (Floride), jusqu'à sa mort en 1932. Ses récits, collectés dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d’être célébrés pour la finesse de leur atmosphère et la singularité de leur cadre caribéen.* — - ## La Bête Noire (traduction littérale) En diagonale, de l’autre côté du marché du dimanche de Christiansted, sur l’île de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d’Old Moore’s, où j’ai séjourné une saison — c’est-à-dire, le long du côté sud de l’antique place du marché de la vieille ville, bâtie sur l’emplacement abandonné de l’ancienne ville française de Bassin — se dresse, dans une austère grandeur fanée, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de « Gannett’s ». Pendant près d’un demi-siècle, la Gannett House est restée vide et inoccupée, sa solide façade de maçonnerie donnant sur la place du marché affichant un aspect morne et distant, avec ses rangées de fenêtres hermétiquement closes, ses pierres assombries et décolorées, et l’ensemble de son allure, sévère et rebutante. Durant ces cinquante années environ où elle était restée close, lançant un regard sombre et vide à la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et rébarbatives, divers individus avaient tenté, à maintes reprises, de la faire rouvrir. Une telle demeure — l’une des plus vastes résidences privées des Antilles, et aussi l’une des plus belles — ainsi fermée et inutilisée, simplement parce que telle était la volonté de son propriétaire absent, homme arbitraire et plutôt mystérieux, que l’île n’avait pas revu depuis la durée de vie d’un homme mûr, ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de locataires potentiels. Je sais, parce qu’il me l’a raconté, que le Révérend Père Richardson, de l’Église anglicane, tenta de l’obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j’essayai d’en louer une partie pour la saison ; l’année où, faute d’y parvenir, je pris à la place Old Moore’s — maison aux ombres étranges, aux vastes pièces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d’innombrables fois, Old Moore lui-même, portant — si les rumeurs étaient vraies — un étrange fardeau d’appréhension mentale, avait glissé autrefois, dans un frisson d’anticipation terrible… Une enquête auprès des bureaux du Gouvernement révéla que le vieux Maître Malling, survivant du régime danois, vivant à Christiansted et d’une aide précieuse pour nos fonctionnaires lorsqu’il s’agissait de démêler de vieux documents danois, avait la charge de Gannett’s. Herr Malling, que j’allai voir à son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait être louée en aucune circonstance ; telles étaient ses instructions — des instructions permanentes, consignées dans ses dossiers. Non, c’était impossible, hors de question. Je me rappelai alors quelques vagues allusions que j’avais reçues à propos d’un vieux scandale. Et puis, soudain, l’occasion se présenta, totalement inattendue. Au début de l’année suivante, on m’informa que la maison avait été rouverte et qu’une dame, Mrs Garde, l’avait occupée, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu’elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer. Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un après-midi brûlant de la saison sèche. Les volets de la façade donnant sur la place étaient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumière dans les pièces immenses. Mrs Garde m’accueillit sur la large véranda, vêtue d’une robe légère aux tons pâles, le visage à la fois cordial et réservé. Elle me parla de son installation, des réparations qu’elle avait dû faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n’osais espérer : la raison pour laquelle Gannett House était restée close si longtemps. Elle ne prétendait pas tout savoir, mais disait qu’il y avait « quelque chose » dans la maison. À ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus à loisir. Nous revînmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l’après-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma première visite, et la véranda, baignée d’ombre, offrait un semblant de fraîcheur. Après quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commença son récit. — La première fois, dit-elle, c’était il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C’était une nuit chaude, au cœur de la saison des pluies. La maison dormait, et j’étais assise là, justement, à cette place. La lune éclairait la cour, et je pensais à mille choses, quand j’ai senti… oui, senti d’abord, puis entendu… un souffle lourd, irrégulier. Elle hésita, comme si elle revivait l’instant. — J’ai cru qu’un animal s’était introduit. Mais quand j’ai levé les yeux, je n’ai rien vu… rien que l’ombre de l’arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi. Elle marqua un silence. — Depuis cette nuit-là, cela revient… sans prévenir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la même semaine. Toujours le même ordre : le souffle, les pas… puis l’impression qu’une présence se penche sur vous. Elle nous invita alors à la suivre jusqu’à une aile latérale de la maison. Là, dans une pièce presque nue, elle s’arrêta et désigna le sol : — C’est ici que cela commence souvent. À cet instant, je crus percevoir une légère vibration dans l’air, comme si une onde invisible venait de traverser la pièce. Je ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait à ma gauche, eut un petit mouvement de tête, comme s’il confirmait avoir perçu la même chose. Ce que Mrs Garde nous avait raconté était déjà assez étrange en soi. Mais plus tard, lorsque nous eûmes l’occasion d’examiner certains vieux papiers laissés dans la maison par la famille Gannett, nous trouvâmes quelque chose de plus étrange encore. Il s’agissait d’un cahier relié en cuir, terni et craquelé par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte. C’était le journal d’Angus Gannett, daté des années 1840. Une entrée, en particulier, attira notre attention : « La nuit dernière, alors que je traversais la cour, je fus pris d’un malaise soudain. L’air semblait vibrer autour de moi, et je perçus un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune éclairait la cour, mais je n’y vis aucune créature. Les chiens, habituellement prompts à aboyer, restèrent muets, les oreilles basses. Je crois qu’ils savaient. » D’autres passages du journal décrivaient des incidents similaires, espacés parfois de plusieurs mois. Gannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d’un « esprit animal » lié à une cérémonie vaudoue ayant mal tourné, bien avant que la propriété ne passe aux mains de sa famille. Mrs Garde referma le journal avec précaution. — Comme vous le voyez, dit-elle, ce n’est pas un phénomène récent. Et depuis tout ce temps, personne n’a jamais pu le voir clairement… mais tous ceux qui l’ont senti savent qu’il est là. Le soir même, nous restâmes à dîner chez Mrs Garde. La chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l’encre s’abattit sur la plantation. Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d’un fracas métallique. — Le taureau ! s’exclama Mrs Garde. Nous courûmes jusqu’à l’enclos. Sous la lumière de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barrières de bois. Ses yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait à celle d’un animal traqué. Haydon tenta de l’approcher pour le calmer, mais l’animal reculait, évitant quelque chose que nous ne voyions pas. Puis, soudain, il chargea un coin sombre de l’enclos… vide. Le bois éclata, et le taureau s’échappa dans la cour avant de disparaître entre les manguiers. À cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait décrit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible. Puis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison. Nous suivîmes ces pas jusqu’au vieux jardin, à l’endroit où, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres. C’est là que nous entendîmes, étouffés mais distincts, le battement d’un tambour, le cliquetis métallique d’instruments rituels, et une sorte de chant monotone. Mais il n’y avait personne. La lune éclairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oublié. L’air vibrait comme chauffé par une source invisible. Puis, sans transition, tout s’arrêta : plus de pas, plus de souffle, plus de sons. Les jours suivants furent calmes. Pas de souffle, pas de pas, pas d’agitation chez les animaux. Pourtant, l’impression d’une présence latente persistait. Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous prévint qu’il avait trouvé quelque chose au pied des vieux manguiers, près du cercle de pierres. Nous découvrîmes le corps du taureau noir, étendu dans l’herbe humide. Aucune trace de lutte, aucune blessure. Ses yeux ouverts semblaient figés dans une vision d’horreur. Mrs Garde se signa lentement. — C’est terminé, dit-elle d’une voix basse. Pour cette fois. Le taureau fut enterré à l’ombre des manguiers. Ce soir-là, la maison sembla plus légère, comme débarrassée d’un poids invisible. Mais en me couchant, je pensai aux mots d’Angus Gannett dans son journal : « Ce n’est pas une bête ordinaire. C’est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. » Depuis ce jour, je ne suis jamais retourné à la plantation Gannett. Mais parfois, dans mes rêves, il me semble entendre, quelque part dans l’obscurité, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre. Et je me réveille, le cœur battant, à l’affût du silence.|couper{180}

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Qu’était-ce ? Un mystère | 2

*Cet article présente une réécriture contemporaine de la nouvelle What Was It ? A Mystery (Qu’était-ce ? Un mystère) de Fitz-James O’Brien, publiée en 1859. L’objectif n’est pas de produire une traduction littérale, mais de moderniser le style et le rythme tout en conservant fidèlement les événements et l’atmosphère de l’original. Ce travail explore ce que devient un texte du XIXᵉ siècle lorsqu’il est transposé dans une prose plus directe et actuelle : phrases plus resserrées, vocabulaire simplifié, détails sensoriels mis en avant. Il s’agit à la fois d’un exercice de traduction et d’adaptation, destiné à rendre l’histoire plus accessible au lecteur contemporain, sans trahir sa substance.* ## Qu'était-ce ? Un mystère | 2 Je ne sais pas comment raconter ça sans passer pour un fou. Ce qui m’est arrivé est tellement improbable que je pourrais presque écrire ici : « Riez tout de suite, c’est permis ». Mais c’est arrivé. En juillet dernier. J’habitais au numéro… de la 26ᵉ Rue, à New York. Une grande maison un peu oubliée, qu’on disait hantée depuis deux ans. Avant, il y avait un jardin avec fontaine, arbres fruitiers, ombre fraîche. Maintenant ? Juste une pelouse pelée, des cordes à linge, et le bassin vide d’où l’eau ne coule plus. À l’intérieur : un vaste hall, un escalier en spirale, des pièces hautes de plafond. Construite vingt ans plus tôt par un riche marchand, ruiné dans un scandale bancaire. Parti en Europe, mort là-bas. À peine la nouvelle de sa mort arrivée, les bruits ont commencé : meubles déplacés, portes ouvertes toutes seules, pas dans l’escalier, frôlements de robes invisibles, mains qu’on sent sur la rampe. Les gardiens qu’on plaçait là partaient tous, effrayés. La maison restait vide. Ma logeuse, Mme Moffat, tenait alors pension rue Bleecker. Elle voulait déménager plus haut dans la ville. Elle nous a proposé la maison de la 26ᵉ : elle n’a rien caché des rumeurs. Deux pensionnaires ont pris peur et sont partis. Les autres, moi compris, avons dit oui. On a emménagé en mai. Le quartier est agréable : derrière les maisons, les jardins descendent presque jusqu’au fleuve. L’air vient droit de Weehawken, pur et vif. Même notre jardin un peu en friche avait son charme : le soir, on s’asseyait dehors pour fumer, regarder les lucioles. Bien sûr, on attendait les fantômes. Les conversations à table tournaient autour du surnaturel. Un pensionnaire avait acheté The Night Side of Nature de Mrs Crowe ; tout le monde voulait le lire. Moi, on me sollicitait aussi : j’avais écrit une histoire de fantôme pour Harper’s Monthly. Un mois passa. Rien. Pas le moindre signe. Sauf une fois où le majordome noir jura que sa bougie s’était éteinte toute seule — mais il était connu pour boire un peu trop. Puis, le 10 juillet. Après dîner, je suis allé au jardin avec mon ami Hammond, médecin. On fumait nos grosses pipes en écume, tabac turc. La conversation glissait vers des idées sombres. Hammond me demanda : — Quelle est la chose la plus terrifiante qu’on puisse imaginer ? Je n’ai pas su. Il cita des romans, des figures effrayantes… mais disait qu’il y avait pire. On se souhaita bonne nuit. Je suis monté me coucher. Comme d’habitude, j’ai pris un livre. Mauvaise idée : c’était Histoire des monstres de Goudon, un ouvrage bizarre acheté à Paris. Pas l’idéal quand on a l’esprit embrumé par des conversations sur le surnaturel. Je l’ai jeté de l’autre côté de la chambre, j’ai baissé le gaz jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un point bleu, et je me suis allongé dans le noir. Impossible de dormir. Les questions de Hammond tournaient dans ma tête. Et puis… Quelque chose est tombé du plafond. Directement sur ma poitrine. Deux mains, osseuses, ont serré ma gorge. Pas le temps de réfléchir. Mes bras ont agi avant ma tête. J’ai enserré la chose et l’ai écrasée contre moi. Les doigts autour de mon cou ont lâché prise, mais la lutte a commencé. Dans le noir complet, sans comprendre ce qui m’attaquait, je sentais ma prise glisser sur une peau nue et lisse. Des dents m’ont mordu à l’épaule, au cou. Des mains puissantes cherchaient à reprendre ma gorge. J’ai fini par le plaquer au sol. Un genou sur ce qui semblait être sa poitrine. J’ai repris mon souffle. La chose haletait. J’ai pensé à mon grand mouchoir de soie, toujours sous mon oreiller. J’ai fouillé, trouvé le tissu, et je lui ai entravé les bras du mieux possible. Il fallait voir à quoi j’avais affaire. Sans lâcher ma prise, j’ai reculé vers le gaz. J’ai tourné le robinet. La lumière a jailli. Rien. Rien à voir. Mais j’avais toujours dans les bras un corps chaud, solide, qui respirait, qui se débattait. Invisible. Mon cœur battait à tout rompre. Au lieu de lâcher, j’ai resserré ma prise. Hammond est entré, suivi des pensionnaires réveillés par mon cri. — Qu’est-ce qu’il y a, Harry ? — Je tiens quelque chose ! Ça m’a attaqué… mais je ne le vois pas ! La plupart se sont mis à rire. Ça m’a rendu fou de rage. Hammond a approché, a posé la main sur l’endroit que je désignais. Il a reculé en criant. Il l’avait senti. Il a trouvé une corde et a ligoté l’être invisible. Je me suis laissé tomber sur le lit, vidé de forces. Les autres reculaient, pétrifiés. Personne ne voulait toucher. Pour prouver que ce n’était pas un délire, Hammond et moi avons soulevé la chose et l’avons déposée sur le lit. Le matelas s’est affaissé sous son poids. Un corps. Un vrai. Mais qu’aucun œil ne pouvait voir. On est restés seuls dans la chambre. La chose respirait, haletait, se débattait sous les draps. Hammond et moi, on s’est assis. On a fumé en silence, incapable de détourner les yeux. C’était irréel : un corps bien présent, mais impossible à voir. Au bout d’un moment, Hammond a parlé. — C’est affreux. — Tu m’étonnes. — Non… affreux, mais pas impossible à expliquer. Je l’ai fixé. Pas expliquer ? Comment ? — Harry, on touche un corps mais on ne le voit pas. L’air, on ne le voit pas non plus. Le verre, presque pas. Imagine une matière vivante qui laisserait passer toute la lumière… — Sauf que l’air et le verre ne respirent pas, Hammond. Là, il y a un cœur qui bat. Des poumons. Une volonté. — Et dans les “cercles spirites”, tu n’as jamais entendu parler de mains invisibles qui serrent les tiennes ? Je n’ai pas répondu. On s’est contentés de rester là, à écouter la respiration s’apaiser. À un moment, on a compris qu’il dormait. Le matin, tout le monde s’est amassé sur le palier, mais personne n’a voulu entrer. Ils se contentaient de regarder, crispés, les draps qui se soulevaient comme si quelqu’un se débattait dessous. Avec Hammond, on avait réfléchi toute la nuit : comment savoir à quoi il ressemblait ? En passant nos mains, on devinait un corps humain — un visage lisse, presque sans nez, des mains, des pieds. On a pensé à tracer son contour à la craie. Ridicule. Puis j’ai eu l’idée : un moulage en plâtre. Restait le problème : il bougerait, et tout serait raté. Hammond a trouvé la solution : le chloroforme. On a fait venir un médecin. Trois minutes après l’inhalation, la créature était inconsciente. On a retiré les liens, un sculpteur a recouvert son corps invisible d’argile. Quelques heures plus tard, on avait le moulage. Et là… on a vu. Petit, pas plus d’1m35, corps sec, muscles saillants, proportions étranges. Et le visage… un cauchemar figé dans le plâtre. Pas humain. Presque animal. Comme un ghoul. Le genre de visage qui te donne envie de reculer, même figé à jamais. Reste qu’on ne savait pas quoi en faire. Impossible de le garder dans la maison. Impensable de le relâcher. Débattre ne servait à rien : personne ne voulait assumer. Et il refusait tout ce qu’on lui donnait à manger. Les jours passaient. On entendait sa respiration ralentir, faiblir. Puis un matin, plus rien. Froid, immobile. Mort. On l’a enterré dans le jardin. Sans cérémonie. Juste Hammond, moi, et un trou dans la terre. Le moulage, je l’ai donné au médecin. Il le garde encore, paraît-il, dans son cabinet — figé là, comme un avertissement qu’on ne comprend pas.|couper{180}

fantastique

traductions

Qu’était-ce ? Un mystère

*Fitz-James O’Brien (1828-1862) reste l’un des écrivains les plus singuliers de la littérature fantastique américaine du XIXᵉ siècle. Né en Irlande, il émigre à New York dans les années 1850 et se fait remarquer par ses nouvelles mêlant imagination scientifique et atmosphère surnaturelle, publiées dans les revues littéraires de l’époque (Harper’s Monthly, Atlantic Monthly). Précurseur de la science-fiction et du fantastique modernes, il explore des thèmes comme l’invisibilité, les automates ou les expériences étranges, souvent avec une précision quasi scientifique. Mort jeune, à trente-quatre ans, des suites d’une blessure reçue pendant la guerre de Sécession, il laisse une œuvre brève mais influente. Sa nouvelle What Was It ? A Mystery (Qu’était-ce ? Un mystère), publiée en 1859, est considérée comme l’un des tout premiers récits mettant en scène une créature invisible — bien avant H.G. Wells.* Pour une version plus *contemporaine" c'est [ici](https://ledibbouk.net/qu-etait-ce-un-mystere-2.html) — - ## Qu’était-ce ? Un mystère J’avoue qu’avec une certaine appréhension, je me décide à relater l’histoire étrange qui suit. Les faits que je vais exposer sont si extraordinaires, si inédits, que je m’attends d’avance à susciter incrédulité et moqueries. J’accepte tout cela sans broncher. J’ose espérer avoir le courage littéraire d’affronter l’incrédulité. Après mûre réflexion, j’ai résolu de raconter, aussi simplement et directement que possible, quelques événements survenus sous mes yeux au mois de juillet dernier, et qui, dans les annales des mystères de la science physique, n’ont absolument aucun équivalent. J’habite au numéro ---- de la Vingt-Sixième Rue, dans cette ville. La maison, à bien des égards, est singulière. Depuis deux ans, elle traîne la réputation d’être hantée. C’est une grande et belle demeure, autrefois entourée d’un jardin, aujourd’hui réduit à un simple enclos herbeux servant à faire sécher du linge. La vasque asséchée d’une ancienne fontaine, et quelques arbres fruitiers effilochés, non taillés, témoignent qu’il fut jadis un agréable refuge ombragé, parfumé de fleurs et animé du doux murmure de l’eau. L’intérieur est spacieux : un vaste hall ouvre sur un grand escalier en spirale s’élevant en son centre, et les différentes pièces sont d’une ampleur imposante. Elle fut construite il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années par M. A----, un marchand new-yorkais bien connu, qui, il y a cinq ans, jeta le monde des affaires dans la stupeur par une fraude bancaire retentissante. M. A----, comme chacun le sait, s’enfuit en Europe, où il mourut peu après, le cœur brisé. Presque aussitôt la nouvelle de sa mort confirmée, le bruit courut dans la Vingt-Sixième Rue que le numéro ---- était hanté. Des procédures légales avaient dépossédé la veuve du propriétaire, et la maison n’était plus occupée que par un gardien et sa femme, placés là par l’agent immobilier qui en avait la charge pour la louer ou la vendre. Ces derniers affirmèrent être tourmentés par des bruits surnaturels. Des portes s’ouvraient sans qu’on puisse en voir l’auteur. Le maigre mobilier resté épars dans les pièces se retrouvait, au matin, empilé les uns sur les autres par des mains invisibles. On entendait, même en plein jour, des pas descendre et monter l’escalier, accompagnés du froissement de robes de soie inexistantes et du glissement de doigts impalpables le long de la rampe. Le couple assura qu’il ne resterait pas une semaine de plus. L’agent immobilier se moqua d’eux, les congédia et plaça d’autres locataires à leur place. Les phénomènes se répétèrent. Le quartier reprit l’histoire à son compte, et la maison resta inoccupée trois ans durant. Plusieurs personnes se montrèrent intéressées pour l’acquérir ; mais toujours, avant que la transaction ne soit conclue, elles entendaient ces rumeurs inquiétantes et se retiraient. C’est dans cet état de choses que ma logeuse — qui tenait alors une pension dans Bleecker Street et souhaitait s’installer plus au nord — eut l’idée audacieuse de louer le numéro ---- de la Vingt-Sixième Rue. Elle avait sous son toit une clientèle plutôt hardie et philosophique, et nous exposa franchement tout ce qu’elle avait entendu sur le caractère “hanté” de la maison où elle voulait nous emmener. À l’exception de deux pensionnaires timorés — un capitaine de marine et un Californien fraîchement revenu — qui annoncèrent aussitôt leur départ, tous les hôtes de Mme Moffat déclarèrent qu’ils l’accompagneraient dans cette incursion chevaleresque au royaume des esprits. Notre déménagement eut lieu au mois de mai, et nous fûmes tous enchantés de notre nouvelle demeure. La portion de la Vingt-Sixième Rue où elle se trouve — entre la Septième et la Huitième Avenue — est l’un des quartiers les plus agréables de New York. Les jardins à l’arrière des maisons, qui descendent presque jusqu’à l’Hudson, forment, l’été, une véritable allée de verdure. L’air y est pur et vivifiant, venant droit des hauteurs de Weehawken. Même le jardin mal entretenu qui bordait notre maison sur deux côtés, bien qu’un peu encombré de cordes à linge les jours de lessive, nous offrait un carré d’herbe à contempler et un coin frais, le soir, où nous fumions nos cigares dans le crépuscule, en regardant les lucioles allumer et éteindre leurs lanternes dans l’herbe haute. À peine installés au numéro ---- que nous guettions déjà les fantômes. Nous attendions leur apparition avec une impatience presque enfantine. À table, les conversations tournaient invariablement au surnaturel. L’un des pensionnaires, qui avait eu l’imprudence d’acheter La face cachée de la nature de Mrs. Crowe pour sa lecture personnelle, devint l’ennemi public : on lui reprochait de ne pas en avoir acheté vingt exemplaires. Sa vie fut un enfer : s’il posait le livre un instant et quittait la pièce, il se retrouvait aussitôt subtilisé et lu à voix basse, en comité restreint, dans un coin. Pour ma part, je devins rapidement un personnage important, car il avait filtré que j’étais assez versé dans l’histoire du surnaturel et que j’avais autrefois publié, dans Harper’s Monthly, une nouvelle intitulée Le Pot de tulipes, dont le point de départ était un fantôme. Si une table craquait ou si un panneau de lambris se déformait alors que nous étions réunis dans le grand salon, le silence se faisait aussitôt, et chacun se préparait à entendre le cliquetis des chaînes ou à voir surgir une silhouette spectrale. Après un mois de cette excitation psychologique, il fallut bien reconnaître, non sans dépit, que rien, absolument rien, d’approchant le surnaturel ne s’était manifesté. Seul le majordome noir assura qu’une bougie s’était éteinte toute seule pendant qu’il se déshabillait pour la nuit. Mais comme il m’était déjà arrivé de le surprendre dans un état où une bougie lui apparaissait en double, je supposai que, s’il avait poussé ses libations un peu plus loin, il avait pu inverser le phénomène et ne plus en voir du tout là où il y en avait une. Les choses en étaient là lorsqu’un événement survint, si terrible et inexplicable que ma raison vacille encore au souvenir de cette nuit. C’était le 10 juillet. Après le dîner, je me rendis avec mon ami, le docteur Hammond, dans le jardin pour fumer notre pipe du soir. Nous étions d’humeur étrangement philosophique. Allumant nos larges fourneaux d'écume de mer , bourrées d’un fin tabac turc, nous nous mîmes à marcher de long en large en discutant. Une étrange force semblait détourner notre conversation de toute légèreté. Impossible de rester sur les sujets lumineux où nous voulions l’amener. Inévitablement, nos pensées glissaient vers des rives sombres et désertes, où flottait une pénombre oppressante. Nous avions beau évoquer, comme à notre habitude, les bazars éclatants de l’Orient, la splendeur du règne de Haroun, les harems et les palais dorés, des ifrits noirs, tels celui que le pêcheur libéra de sa jarre de cuivre, se dressaient sans cesse dans nos propos, grandissaient jusqu’à occulter toute clarté. Peu à peu, nous cédâmes à cette influence obscure et nous nous laissâmes aller à des spéculations lugubres. Nous parlâmes de la tendance humaine au mysticisme et de l’attrait presque universel pour le Terrible, quand Hammond me demanda soudain : — Selon toi, quel est l’élément le plus effrayant qui soit ? La question me prit au dépourvu. Certes, beaucoup de choses sont effrayantes : trébucher sur un cadavre dans le noir ; voir, comme il m’est arrivé, une femme emportée par un fleuve rapide, les bras tendus, le visage déformé d’horreur, criant jusqu’à se briser la voix, pendant que, figés derrière la vitre d’une fenêtre surplombant de vingt mètres la rivière, nous la regardions sombrer sans pouvoir lever le moindre geste… Ou encore croiser, en mer, l’épave d’un navire sans âme qui vive, flottant comme au hasard : l’ampleur du drame qu’elle suggère, voilée par l’absence de témoins, glace le sang. Mais je compris pour la première fois qu’il devait exister une incarnation suprême de la peur, un “roi des terreurs” auquel toutes les autres se soumettent. Quel pouvait-il être ? De quelles circonstances naîtrait-il ? — Je n’y ai jamais réfléchi, répondis-je. Qu’il existe une chose plus terrifiante que toutes les autres, je le crois. Mais impossible d’en donner ne serait-ce qu’une esquisse. — Je suis un peu comme toi, Harry, dit Hammond. Je sens que je pourrais éprouver une frayeur encore jamais conçue par l’esprit humain… quelque chose qui mêlerait, dans une union monstrueuse, des éléments qu’on croyait incompatibles. Les voix dans Wieland de Charles Brockden Brown sont terribles ; l’apparition du “Gardien du Seuil” dans Zanoni de Bulwer-Lytton l’est tout autant… mais il y a pire encore. — Écoute, Hammond, épargnons-nous ce genre de propos, veux-tu ? — Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, répondit-il, mais mon esprit ne cesse d’aller vers des visions étranges et effrayantes. Je crois que je pourrais écrire une histoire à la manière de Hoffmann, si seulement je maîtrisais assez bien le style. — Dans ce cas, repris-je, je te souhaite bonne nuit. Il fait une chaleur étouffante. — Bonne nuit, Harry. Que tes rêves soient agréables. — À toi aussi, sinistre compagnon… afrits, goules et enchanteurs compris. Nous nous séparâmes et chacun gagna sa chambre. Je me déshabillai rapidement et me glissai dans mon lit, emportant, comme à mon habitude, un livre que je lisais jusqu’à sombrer dans le sommeil. À peine avais-je posé la tête sur l’oreiller que j’ouvris l’ouvrage… pour le lancer aussitôt à l’autre bout de la chambre. C’était l’Histoire des monstres de Goudon, un curieux volume français que j’avais récemment rapporté de Paris. Dans l’état d’esprit où je me trouvais, c’était tout sauf une lecture apaisante. Je résolus donc de dormir immédiatement. J’abaissai le bec de gaz jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un minuscule point bleu à son sommet, et je me mis en quête du repos. La chambre était dans une obscurité totale ; cette lueur résiduelle n’éclairait pas à plus de trois centimètres autour du brûleur. Je passai mon bras sur mes yeux, comme pour me protéger même de cette ténèbre, et tentai de ne penser à rien. En vain. Les thèmes qu’Hammond et moi avions effleurés au jardin revenaient sans cesse. J’essayai de dresser des murailles mentales pour les écarter, mais ils se faufilaient malgré tout. Je restai immobile comme un cadavre, pensant que l’inaction physique hâterait le repos de l’esprit… C’est alors qu’un incident effroyable survint. Quelque chose tomba, apparemment du plafond, droit sur ma poitrine. L’instant d’après, deux mains osseuses m’encerclèrent la gorge et serrèrent pour m’étrangler. Je ne suis pas un lâche et je possède une certaine force physique. L’attaque, loin de me paralyser, me mit les nerfs en tension maximale. Mon corps réagit avant que mon esprit n’ait le temps de mesurer l’horreur de la situation : j’enroulai mes bras autour de la créature et la pressai contre ma poitrine de toutes mes forces. En quelques secondes, les mains lâchèrent ma gorge et je pus à nouveau respirer. Alors commença une lutte d’une intensité inouïe. Plongé dans une obscurité absolue, ignorant tout de la nature de mon assaillant, je sentais ma prise glisser sans cesse, comme si sa peau était nue et lisse. Je reçus des morsures aiguës à l’épaule, au cou et à la poitrine. Il me fallut protéger ma gorge contre ces mains agiles et puissantes que je n’arrivais pas à immobiliser. La combinaison de ces facteurs exigeait toute ma force, toute ma ruse, toute mon endurance. À force d’efforts presque surhumains, je parvins enfin à le renverser. Genou sur ce qui semblait être sa poitrine, je sus que j’avais l’avantage. Je repris mon souffle. Je l’entendais haleter dans le noir, sentais les battements précipités de son cœur. Épuisé, il l’était autant que moi — un maigre réconfort. Je me rappelai alors que je gardais toujours sous mon oreiller un grand mouchoir de soie jaune pour la nuit. Je le trouvai à tâtons et parvins, tant bien que mal, à lui entraver les bras. Je me sentais enfin relativement en sécurité. Restait à allumer le gaz pour voir la créature et alerter la maison. Sans lâcher prise, je le tirai hors du lit et, pas à pas, atteignis le bec de gaz. D’une main, j’ouvris brusquement le robinet. Une lumière vive emplit la pièce. Je me retournai vers mon prisonnier… Et je ne vis rien. Impossible de décrire mes sensations à cet instant. Je crois que j’ai dû pousser un cri, car moins d’une minute plus tard, ma chambre était pleine de monde. Je frémis encore en pensant à ce moment : j’avais un bras enserrant fermement une forme tangible, respirante, haletante ; ma main droite serrait une gorge chaude, apparemment de chair et de sang… et pourtant, sous cette lumière éclatante, je ne voyais rien. Pas même un contour. Pas l’ombre d’une vapeur. Je ne peux toujours pas, même aujourd’hui, reconstituer mentalement la situation. L’imagination s’y brise. La chose respirait ; je sentais son souffle chaud sur ma joue. Elle se débattait avec force. Ses mains me saisissaient. Sa peau était lisse comme la mienne. Elle pesait de tout son poids contre moi… et pourtant elle était invisible. Je m’étonne de ne pas avoir perdu connaissance ou la raison sur-le-champ. Au lieu de relâcher ma prise, une force étrange sembla m’envahir, et je serrai encore plus fort, jusqu’à sentir la créature frissonner de douleur. À ce moment, Hammond entra, suivi de quelques pensionnaires. En me voyant, il se précipita : — Par le ciel, Harry ! Qu’est-ce qui se passe ? — Hammond ! Accours ! C’est… c’est affreux ! J’ai été attaqué dans mon lit par… quelque chose… je le tiens… mais je ne peux pas le voir ! Les autres, massés derrière lui, laissèrent échapper des rires nerveux. Cette moquerie me rendit fou de rage. Qu’on se moque d’un homme dans ma situation ! Un instant, j’aurais voulu les voir frappés de la même terreur. — Hammond, pour l’amour de Dieu, aide-moi ! Je ne pourrai pas le retenir longtemps… Il m’épuise ! Il s’approcha, d’abord sceptique. Mais lorsqu’il posa la main à l’endroit que je lui indiquais, il poussa un cri d’horreur. Il l’avait senti. En un instant, il trouva une corde dans la chambre et, sans lâcher prise, commença à ligoter le corps invisible. — C’est bon, Harry. Laisse-le, maintenant. Il ne peut plus bouger. Brisé de fatigue, je relâchai enfin mon étreinte. Hammond tenait les extrémités de la corde, enroulées autour de ses mains. Devant lui, les nœuds et les boucles dessinaient un vide, comme si elles emprisonnaient un fantôme. Les spectateurs, malgré la peur qui se lisait sur leur visage, n’osèrent pas s’approcher. Certains s’enfuirent. Les autres restèrent agglutinés près de la porte, incapables de se décider à avancer. Ils doutaient, mais n’osaient vérifier par eux-mêmes. Alors Hammond et moi, surmontant notre répugnance, soulevâmes ensemble la créature et la déposâmes sur mon lit. Elle pesait à peu près comme un adolescent de quatorze ans. — Regardez bien, dis-je. Vous allez voir que c’est un corps solide, quoique invisible. Observez le matelas. À un signal, nous lâchâmes prise. On entendit le bruit mat d’un corps tombant sur le lit, les ressorts gémirent, et un creux net se forma sur l’oreiller et la couverture. Un cri collectif retentit… et ils s’enfuirent tous, nous laissant seuls avec le mystère. Nous restâmes un moment silencieux, écoutant la respiration irrégulière de la créature sur le lit et observant les draps qui frémissaient sous ses efforts pour se libérer. Puis Hammond parla : — Harry… c’est effroyable. — Oui… effroyable. — Mais pas inexplicable. — Pas inexplicable ? Comment peux-tu dire ça ? Jamais rien de tel n’est arrivé depuis que le monde existe. Je ne sais pas quoi penser. Par Dieu, pourvu que je ne sois pas fou, que tout ceci ne soit pas un délire ! — Raisonnons, Harry. Voilà un corps solide, que nous touchons, mais que nous ne voyons pas. C’est si inhabituel que cela nous terrifie. Mais n’existe-t-il pas des parallèles ? Prenons un morceau de verre pur : il est tangible et transparent. Théoriquement, on pourrait fabriquer un verre si homogène qu’il ne réfléchirait pas un seul rayon, comme l’air que nous sentons mais ne voyons pas. — D’accord, mais le verre ne respire pas, l’air non plus. Cette chose a un cœur qui bat, des poumons qui fonctionnent, une volonté. — Tu oublies les phénomènes dont on parle aux séances de spiritisme : ces mains invisibles qu’on sent parfois, chaudes, palpables… et pourtant qu’on ne voit pas. — Tu penses donc que… — Je ne sais pas ce que c’est, répondit-il gravement. Mais, par les dieux, avec ton aide, je compte bien l’étudier à fond. Nous veillâmes toute la nuit, fumant pipe sur pipe, près de ce corps invisible qui finit par s’apaiser et, à en juger par sa respiration lente et régulière, s’endormit. Le lendemain, toute la maison était en émoi. Personne, à part nous, n’osait entrer dans la chambre. Les draps bougeaient tout seuls, preuve que l’être était réveillé et se débattait. Ce spectacle, ces signes indirects d’une lutte invisible, étaient d’une horreur difficile à décrire. Hammond et moi avions cherché, pendant la nuit, un moyen de découvrir son apparence. En le palpant, nous avions constaté que sa forme était humaine : une tête ronde, lisse, sans cheveux ; un nez à peine saillant ; des mains et des pieds semblables à ceux d’un adolescent. D’abord, nous songeâmes à tracer son contour sur une surface plane, comme un cordonnier dessine un pied. Mais cela ne donnerait qu’une silhouette inutile. Alors, une idée me vint : prendre un moulage en plâtre de Paris. On obtiendrait ainsi une reproduction exacte. Restait à résoudre un problème : il fallait qu’il tienne immobile. Nous décidâmes de l’endormir au chloroforme. Hammond fit venir le docteur X----, qui, après un moment de stupeur, procéda à l’anesthésie. En trois minutes, la créature était inconsciente. Nous retirâmes ses liens et, aidés d’un mouleur renommé, recouvrîmes son corps invisible d’argile humide pour former le moule. Quelques heures plus tard, nous tenions enfin sa reproduction : un être de petite taille, trapu, à la musculature impressionnante, mais au visage d’une laideur inimaginable. Une sorte de caricature humaine, qui rappelait vaguement l’idée qu’on se ferait d’un goule, apte à se nourrir de chair humaine. Une fois notre curiosité satisfaite, et après avoir lié tous les habitants de la maison au secret, restait à décider du sort de l’énigme. Il était impensable de la garder parmi nous, et tout aussi impensable de la relâcher dans le monde. Pour ma part, j’aurais voté sans hésiter pour sa destruction, mais qui accepterait d’en assumer la responsabilité ? Jour après jour, nous délibérâmes. Les pensionnaires finirent par partir un à un. Madame Moffat, désespérée, menaça Hammond et moi de poursuites si nous ne débarrassions pas sa maison de « l’Horreur ». Nous répondîmes : « Nous pouvons partir, si vous voulez, mais nous n’emmènerons pas cette chose. C’est chez vous qu’elle est apparue. C’est donc à vous d’agir. » Évidemment, elle n’avait pas de réponse. Et elle ne trouva personne — pas même contre rémunération — prêt à approcher la créature. Le plus étrange, c’est que nous ignorions totalement de quoi elle se nourrissait. Nous lui présentâmes toutes sortes d’aliments, en vain. Jour après jour, nous assistions au spectacle des draps qui se soulevaient, des respirations haletantes, et nous savions qu’elle dépérissait. Dix jours passèrent. Puis douze. Puis deux semaines. Elle vivait toujours, mais le battement de son cœur faiblissait, sa respiration se faisait rare. Elle mourait de faim. Cette agonie invisible me hantait. Aussi horrible qu’elle fût, il était insupportable de la voir — ou plutôt de ne pas la voir — souffrir ainsi. Un matin, elle était morte. Froide et raide, sans souffle, sans battement. Hammond et moi l’enterrâmes aussitôt dans le jardin. Ce fut un enterrement étrange : un corps invisible glissé dans un trou humide. Quant au moulage, je l’offris au docteur X----, qui le conserva dans son cabinet de curiosités, dixième rue. Aujourd’hui, à la veille d’un long voyage dont je pourrais ne pas revenir, j’ai consigné par écrit ce récit, le plus singulier de toute mon existence.|couper{180}

Auteurs littéraires fantastique

fictions

02- Gor Chapitre 2

Ferrer sortit du Centre d’Interface Humaine sans savoir s’il avait obtenu des réponses ou seulement des échos. Le fonctionnaire l’avait écouté, noté, puis doucement inversé le sens de la logique. Sa conformité était suspecte. Son exemplarité : inquiétante. On l’observait parce qu’il ne posait pas assez de questions. Et l’assignation ? Une fiction opérationnelle, un test. Le tout enveloppé dans une langue lisse, technico-dissuasive, comme s’il fallait rendre la confusion agréable. Il répéta mentalement ces mots : un haut niveau de non-interférence ; le privilège de l’ambiguïté ; librement affecté. C’était ça, sa mission : être là. Une présence, une absence active. Le rôle d’un silence dans une partition trop pleine. Il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les rumeurs circulaient. Pourquoi certains disaient que Gor était une ville sans but, sans fond, ou pire : un miroir inversé de celui qui y pénètre. Il marcha longtemps. La ville ondulait, comme si elle se rétractait entre ses propres couches. À un moment, il aperçut une silhouette assise sur un socle effondré — une femme, seule, les jambes croisées, un manteau aux reflets d’obsidienne. Elle levait les yeux vers un mur lisse sur lequel rien ne s’affichait. Elle était belle. D’une beauté ancienne, ciselée. Cinquantenaire peut-être. Ou plus. Les rides rares, mais justes. Un regard ayant déjà traversé plusieurs versions du réel. Il s’approcha. -- Vous attendez quelqu’un ? -- Non. J’écoute. -- Le mur ? -- Ce qu’il refuse de dire. Ils restèrent là, côte à côte, sans nom. Ferrer sentait que cette rencontre n’avait pas besoin d’être introduite. Elle faisait partie de Gor, ou elle était venue pour la même raison que lui : sans raison. Il avait faim. La sensation, d’abord vague, devint tenace. Une absence de saveur dans l’air, une crispation au creux du corps. Mais ici, rien ne ressemblait à un restaurant. Pas de devantures, pas d’enseignes. Juste, parfois, un renflement dans un mur, une excroissance douce d’où émergeait une lumière verte. Il en approcha une. Une borne. Sans interface visible. Juste une brève pulsation à son approche. Il posa la main. Un gel translucide s’écoula dans une coupelle organique. Odeur neutre. Texture fluide, tiède. Ce n’était ni bon ni mauvais. C’était... adéquat. Sur Chen, on appelait cela des modules nutritifs de substitution. Ici, sur Gor, le système avait muté. Certaines bornes répondaient au besoin biologique. D’autres offraient des saveurs plus symboliques : une mémoire, une émotion, un goût volé à une époque révolue. Il se souvenait avoir lu un passage dans un roman de l’Ancien Temps, Le Monde du Fleuve : chaque mortel ressuscité y trouvait une borne distributrice pour ses besoins primaires. Sur Gor, l’idée avait été tordue, oubliée, refondue. Ce n’était pas tant une question de se nourrir que de s’adapter à une forme d’appétit neuve. Manger ici, c’était apprendre à composer avec l’ambigu. Il prit une deuxième gorgée. Quelque chose en lui se calma. Mais une autre faim persistait. Moins nommable. Et peut-être que la femme en obsidienne avait un lien avec cela. Ce fut au détour d’un couloir sinueux — pas une rue, pas vraiment — qu’il le vit. D’abord une silhouette. Sa propre silhouette. Ou ce qui en donnait l’impression. Le manteau, les cheveux, même le geste d’une main portée à la nuque, tic ancien, nerveux. L’autre Ferrer — car il fallait bien l’appeler ainsi — marchait devant lui, à quelques mètres, sans se retourner. Comme s’il savait déjà qu’il était suivi. Comme si ce moment avait été anticipé. Jorge s’arrêta. L’espace vibrait à peine, mais quelque chose dans la texture de l’air venait de changer. Une infime distorsion, une hésitation du réel. L’autre tourna dans un repli du mur. Jorge accéléra le pas. Tourna à son tour. Le couloir était vide. À la place, un miroir. Grand, sans cadre, sans distorsion visible. Mais ce n’était pas un miroir ordinaire. Un enfant se tenait de l'autre côté. Ou non — ce n'était pas un enfant, pas seulement. C'était un Jorge plus jeune, à l'âge trouble où le visage hésite encore entre l'innocence et le pressentiment. Il ne bougeait pas. Il regardait Jorge comme on regarde une chose ancienne oubliée sur un rivage. Non pas avec crainte, mais avec cette curiosité grave que seuls les enfants sincères et les doubles temporaires peuvent manifester. Et dans ses yeux, Jorge crut voir une forme de décision. Comme s’il venait, lui, d’initier le point de contact. La voix de la femme, encore, dans sa mémoire : -- Ce qu’il refuse de dire... Il s’approcha. Le miroir ne renvoya rien. Puis il se sentit observé. Derrière lui, peut-être. Ou en lui. Un murmure se leva, indistinct. Peut-être un souffle. Peut-être un mot. Il ne s’en souviendrait que plus tard. Mais il comprit, à cet instant précis, que la ville — ou ce qu’il en restait — l’avait reconnu. Et que l’observation pouvait devenir interaction. Ou assimilation. Ce soir-là, dans le module bioguidé d’Enclave 17.4, il ressortit un vieux volume qu’il traînait depuis Chen : Le sexe dans le mythe de Cthulhu, signé d’un certain Borrie. Un ouvrage ancien, étrange, presque dissous par le temps. Il y était question de rituels, de peurs sexuelles, de la manière dont Lovecraft, malgré lui, écrivait le désir à travers le refus. L’enfoui, le non-dit, le trop-caché. Il lut jusqu’à ce que les mots se mélangent aux pensées. Et que la femme, le double, le miroir, les murmures, Gor tout entier, deviennent un seul et même phénomène. Pas une ville. Pas une mission. Une transition. Il ne dormait pas encore, mais il n’était plus éveillé. Et quelque chose — en lui, autour de lui, ou par lui — attendait d’être réveillé.|couper{180}

brouillons fantastique Lovecraft Murs

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Halcyon Ridge

On aurait pu croire à une opération de marketing viral pour un film dystopique de bas étage, ou à un ARG(1) mal ficelé par un ado insomniaque entre deux TikToks sur la fin du monde. Mais non : Halcyon Ridge est bien plus. C'est une invention collective, un conte moderne, un thermomètre médiatique coincé entre paranoïa numérique et nostalgie de l'invisible. - Genèse d'une entité cartographiquement incertaine Tout commence un 1er mars 2025, sur YouTube. Une vidéo nommée *The Dark Secret of Halcyon Ridge* — au montage approximatif, à la bande-son anxiogène — dévoile l'existence d'une île introuvable sur Google Maps, habitée par une organisation secrète : la Vanguard Initiative. On y parlerait de manipulations climatiques, de rituels occultes et, bien entendu, d'expérimentations humaines. La routine, quoi. En moins de trois semaines, l'affaire enfle. Forums conspirationnistes, comptes TikTok, mêmes Instagram, jusqu'à des articles bancals publiés sur des sites semi-légitimes comme "Lawyers Club India". Internet fait ce qu'il sait faire de mieux : ériger un fantasme sur les ruines de la vérification. -Halcyon Ridge ou l'art de ne pas y être À l'heure où le GPS nous mène jusque dans les chiottes les plus reculés de la Creuse, Halcyon Ridge surgit comme un déni de géographie. Une île invisible mais omniprésente, qui hante les flux déréglés d’une réalité trop bien balisée. Elle devient alors un mirage, une allégorie de ce qu'on ne trouve plus : le mystère, le secret, l'ailleurs. -Miroir, mon beau miroir Ce qui fascine n'est pas tant l'île que ce qu'elle reflète : notre époque. Car Halcyon Ridge, c'est nous. Ce sont nos peurs climatiques, nos fantasmes d'élites cannibales, notre vertige devant les IA, les virus, les milliardaires en goguette spatiale. C'est une échappatoire mentale vers un lieu où tout serait encore possible, même le pire. Surtout le pire. Une fiction-miroir donc, où se réfractent les angoisses contemporaines. Car à défaut de croire en des lendemains qui chantent, on préfère les îles qui hurlent. Avec Halcyon Ridge, on ne s'évade pas : on se regarde en face, dans la glace déformante d’une dystopie participative. Et surtout, on y projette. Tout un folklore se greffe sur l'archipel imaginaire : dossiers top secrets classés "Eyes Only" oubliés dans une valise diplomatique, les Rothschild — enfin, ceux qui restent depuis que Jacob est "parti" — qui auraient relocalisé leurs paradis fiscaux sous la banquise. Le projet HAARP, exilé du radar public, y manipulerait des orages haute fréquence pour prédire à l'avance les cataclysmes et se gaver sur les assurances. Un vrai buffet de luxe pour les cartels météo-financiers. Et ce n'est pas tout : l’exploration de lignes temporelles parallèles ferait partie des recherches de pointe de la Vanguard. Des réalités alternatives entassées dans des serveurs cryogéniques, où l’on joue et rejoue l’histoire comme une partie de Risk. Là-bas, les guerres sont réversibles, les empires n’ont pas encore chuté, et même Napoléon hésite encore à rater Waterloo. "Changer le passé pour gérer le futur", ça sonne comme une devise, ou comme un aveu trop bien organisé. Et puisque ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire, pourquoi ne pas faire de l’histoire un fichier modifiable ? Ctrl+Z pour Stalingrad, Export-PDF pour l’Empire. -L'étymologie à la rescousse "Halcyon" renvoie à la mythologie grecque : une période de calme, suspendue. Ironie délicieuse pour une fiction aussi dérangeante. Mais le mot est aussi récurrent dans la SF : colonie spatiale dans *The Outer Worlds*, région marine dans *Illuvium*. Toujours cette idée d'un sanctuaire pour ceux qui peuvent se le payer. Halcyon Ridge est donc l'île des privilégiés. Le refuge terminal. Le fantasme des 1%... ou leur aveu ? -Conclusion : "Je m'en vais" Halcyon Ridge n'existe pas. Du moins pas sur les cartes. Mais elle est partout ailleurs : dans les imaginaires, les posts Reddit, les boucles TikTok. Elle est le symptôme d'un monde saturé de réel, qui rêve de désertion. Comme un anti-Ferrer à la sauce Echenoz, on s'en va, mais tout reste là. Ou pire : tout revient. Halcyon Ridge, c'est peut-être notre manière de dire : "Je m'en vais... vers le mythe." (1) Alternative reality game Illustration PB 2024 Une île, vue aérienne, photo de peinture désaturée, bidouillée|couper{180}

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01 Gor - Chapitre 1

Il n’avait pas vraiment choisi de venir à Gor. Ou alors comme on cligne des yeux : sans y penser, sans savoir si c’est la lumière ou la fatigue qui commande. Il y avait eu un message, ou une note, ou un signal — il ne savait plus. Une injonction brève, venue du réseau interne de Chen : Inclusion assignée. Lieu : Gor. Rôle : observation passive. Reconfiguration éventuelle. Aucune date. Aucun détail. Pas même un accusé de réception. Il avait montré le message à un agent, quelque part dans un corridor de transit, un homme au regard voilé, accroupi sur une console désactivée. Celui-ci avait scanné le code sans un mot, hoché la tête, puis repris sa veille. Depuis, Jorge était là. À Gor. La nuit de son arrivée, il avait trouvé un abri. Pas un hôtel, pas vraiment. Une sorte d’enclave suspendue, à mi-hauteur d’un axe urbain désaffecté, entre deux niveaux de circulation. La plateforme portait un nom incomplet, clignotant sur un totem gris : Enclave 17.4. L’écriture était composée de glyphes mixtes, lisibles seulement par transposition vocale via son transpondeur personnel. Il avait traversé un sas de matière souple. Une voix l’avait accueilli sans émettre de son — une impulsion cérébrale directement captée par l’implant auditif gauche. Il n’avait pas appris la langue locale, mais son transpondeur, hérité de Chen, opérait une traduction contextuelle en continu. Mieux encore : il relayait ses pensées en phrases adaptables. Il avait appris à s’en méfier. Le module était sobre, bioguidé. Les murs se rétractaient légèrement à son passage, la lumière modulait selon sa température corporelle. Des structures végétales non identifiées poussaient en arches translucides, respirant doucement. Certaines semblaient le suivre du regard. D’autres diffusaient une buée tiède à peine perceptible, un parfum de sel et d’ambre. Il s’était couché sur une couche mouvante, générée à même le sol. Aucune draperie, aucune frontière entre son corps et la matière. Une chaleur dosée s’était répandue contre ses membres. Puis un sommeil induit avait pris le relais — profond, sans rêve. Il s’était réveillé plus tôt que prévu, sans alarme. Son transpondeur lui indiquait un point de rendez-vous, une unité administrative rattachée à l’UVC-A — Cellule de Régulation Chrono-Anomalique. Il était sorti. La ville ne s’éveillait pas. Elle persistait. Les rues ne conduisaient à rien. Elles étaient des interstices. Le sol variait : parfois dur, parfois poreux, parfois lentement ondulant sous ses pieds. À un moment, il marcha sur une dalle qui se mit à pulser en rouge, comme un refus. Il continua tout de même. Mais quelque chose ne collait pas. Il n’aurait su dire quoi exactement — un rythme, une absence de retours, un trop grand silence dans les protocoles. Alors, en fin de matinée, Jorge avait fait ce que font ceux qui croient encore au fonctionnement des choses : il s’était rendu dans un bureau. Le Centre d’Interface Humaine le plus proche s’annonçait par une fresque fractale, usée, sur laquelle le mot Accueil se dissolvait à intervalles réguliers. L’intérieur était propre, désert. Une lumière verte tremblotait au-dessus d’un guichet opaque. Un homme y siégeait, raide dans un fauteuil semi-organique. Il portait l’uniforme neutre des Fonctions Réactives. Visage pâle, exempt d’expression. Un filet translucide reliait sa tempe à un module de traitement. Jorge s’approcha. — J’ai reçu une assignation à Gor, dit-il. Observation passive, sans date ni justification. Je suis là depuis trois jours. Aucun contact. Aucune instruction. L’homme sourit — un pli strict, mathématique. — C’est la procédure. — Je ne remets pas en cause… je veux dire, j’ai toujours respecté les orientations. Jamais une infraction, ni même un retard de mise à jour. J’ai même participé aux audits d’éthique participative, deux années de suite. Le sourire s’élargit. Il eut un petit rire sec. — Justement, monsieur Ferrer. — Jorge, corrigea-t-il, par réflexe. — Justement, Jorge. Votre conformité exemplaire a attiré l’attention. Il n’existe pas de citoyen parfait. Ce serait statistiquement absurde. La perfection dissimule toujours un déséquilibre. En l’occurrence : un excès de docilité. Un zèle silencieux. — C’est absurde. — Exactement. Et tout ce qui est absurde mérite observation. Vous êtes là pour ça. — Pour être observé ? — Pour observer. Éventuellement. Mais surtout : pour être là. C’est la chose essentielle, voyez-vous. Être là. — Et combien de temps cela doit durer ? — Autant qu’il faudra pour confirmer votre innocuité. Ou le contraire. Nous n’avons aucun intérêt à prolonger inutilement votre assignation. Du moment que vous ne posez pas de questions. L’homme cligna des yeux deux fois rapidement. Son interface émit un cliquetis léger, comme un rire étouffé par le réseau. — Je peux repartir ? demanda Jorge. Rejoindre une autre unité ? Juste demander un transfert temporaire ? — Vous êtes libre, Jorge. Librement affecté. Ce statut vous garantit un haut niveau de non-interférence. Et le privilège de l’ambiguïté. Il est très recherché, croyez-moi. La plupart n’ont jamais accès à ce genre de zone. Trop de variables. Trop de risques. Vous avez de la chance. Il y eut un silence. Puis Jorge s’inclina légèrement, remercia d’un murmure — vieux réflexe civil — et sortit. Au bout d’une heure encore, il atteignit le bâtiment indiqué. Une masse basse, enveloppée de capteurs morts, hérissée d’antennes inutiles. Sur la façade, encore lisible en filigrane : UVC-A // Cellule de Régulation Chrono-Anomalique Mais les lettres semblaient avoir été effacées de l’intérieur. Il frappa. Aucun écho. Il attendit. Rien que le vent. Un vent tiède, inerte, qui sentait le fer chaud. Il fit le tour du bâtiment. Rien. Un escalier latéral menait à une plateforme supérieure, recouverte de mousse électronique. Il y monta. Il s’assit. Il observa la ville s’effriter à l’horizon. Un drone passa, silencieux, puis un autre. Aucune transmission. Le transpondeur ne disait rien. Aucune mise à jour. Aucun protocole de repli. Aucune erreur signalée. En fin d’après-midi, il redescendit. Et regagna Enclave 17.4. Ce soir-là, il comprit. Il n’y avait pas d’unité. Il n’y avait pas de mission. Il était assigné à une absence. Et cette absence avait la forme d’une ville.|couper{180}

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Gor-Prologue

Les sons ne franchissaient pas la porte. Mais on pouvait les sentir. Une vibration suspendue, compacte, presque palpable — comme si l’air, juste avant le seuil, se chargeait d’une tension muette. Une densité sourde, un signal sans onde, contenu là, contre le battant. C’était un silence fébrile, saturé de l’absence même du bruit. Le monde de Gor, disait-on. Mais Jorge, encore imprégné des résonances de Chen, ne comprenait pas vraiment ce que cela signifiait. Il venait d’arriver dans la ville. Ses sens étaient encore engourdis par les flux continus de la station-orbite monde, Chen, où la foule circulait par nappes d’informations croisées, et où les rumeurs contradictoires, projetées en boucles depuis la Terre, formaient un brouillard mental permanent. Là-haut, Jorge passait des heures à écouter des débats enregistrés — confrontations hystérisées, dialogues sans issue, frictions verbales où l’on répétait les mêmes antagonismes, les mêmes figures. Un jour, un visage avait capté son attention : un jeune homme au ton prophétique, sec et galvanisant, Breno Kart. Il parlait d’effondrement, de soulèvement, d’un monde à reprendre de force. Jorge avait voulu y croire. Il avait cru, un moment. Puis le soupçon s’était insinué. Et si cette voix-là aussi faisait partie du programme ? Et si le système, à force de résilience, avait appris à simuler ses propres oppositions, à inventer ses dissidents pour neutraliser toute réelle révolte ? Le doute avait d’abord été intellectuel. Puis il était devenu organique, comme un vertige chronique. C’était un après-midi calme — peut-être un dimanche — dans une cellule de méditation de Chen. Jorge avait sombré, lentement, dans une sorte de veille flottante, entre hypnose et assoupissement. Et c’est là que ça avait commencé. Trois voix. L’une affirmait : blanc. L’autre ripostait : noir. La troisième, très faible, résumait d’un souffle : gris. Ce n’était pas une conclusion. C’était une fin de cycle. Depuis ce jour, le son s’était amplifié, bien que personne ne l’entende. Il avait pénétré les esprits comme un brouillard progressif. Une grisaille. Elle ne se déposait pas sur les murs ni sur le ciel, mais dans les zones molles de la conscience. Elle n’affectait ni la vue ni l’ouïe, mais l’orientation du jugement, la perception du vrai. Le son — ou ce qu’il désignait — n’était pas une fréquence. C’était une saturation. Un voile posé sur le monde. Et maintenant, face à cette porte close, Jorge percevait sa présence. Ce n’était pas une hallucination. C’était l’inverse. Une lucidité si précise qu’elle en devenait étrangère. Il ne savait pas encore s’il allait l’ouvrir. Seulement qu’il était déjà dedans. Fragment I Certains, encore, tentaient de résoudre ce qu’ils appelaient l’énigme des boucles. Ils parlaient d’un texte ancien — Le Sentier des chemins qui bifurquent — attribué à un écrivain de l’Antiquité, un certain Jorge Luis Borges, ou peut-être un autre. Les noms, avec le temps, s’étaient émoussés. On l’évoquait maintenant comme on nomme un seuil, pas une personne. Il aurait écrit que le passé n’est pas derrière mais à côté, qu’il se répète, se dédouble, se superpose. Des chemins bifurquants, disaient-ils. Mais en 3025, on ne cherchait plus à infléchir la trajectoire. On savait que rien ne pouvait être changé. Ce qu’il restait, c’était la possibilité d’y retourner. De contempler, immobile, ce qui avait eu lieu. Le regard stoïque. Une manière de revisiter sa propre ligne de durée sans interaction, sans parole, sans espoir. Un luxe pour ceux qui supportaient l’immobilité intérieure. Jorge y était retourné une fois. Il s’était retrouvé, enfant, dans une pièce aux murs souples, une lumière blanche tombant du plafond comme d’un sommeil. Il s’était assis, à quelques mètres de lui-même. L’enfant jouait avec des pièces translucides. Ne l’avait pas vu. Jorge l’avait observé longtemps, sans émotion nette. Quelque chose entre l’attente et la résignation. Rien n’était triste, rien n’était doux. C’était seulement là. Et dans le fond de l’air — presque imperceptible — le son était déjà là. La voix qui disait : blanc. L’autre qui disait : noir. Et l’ombre vocale, fluide, indéfinissable : gris. Fragment II On savait désormais que le temps n’existait pas. Ou du moins qu’il ne passait pas. Ce n’était pas lui qui nous entraînait — c’était nous qui tombions en lui, comme dans un fluide fixe. Chaque conscience ne faisait que glisser le long de sa propre ligne, une vibration unique, tendue entre deux extrémités figées. Le point A. Le point B. On ne connaissait pas la distance, mais la direction ne faisait plus de doute. Toute horloge ne comptait que sa propre histoire. Elle ne battait pas le temps. Elle battait contre lui, pour se maintenir en cohérence. Un cœur mécanique, une illusion entretenue. On ne mesurait rien, on s’ancrait. Les derniers rêveurs parlaient encore de libre arbitre. Mais même eux, à voix basse. La certitude s’était installée comme une poussière : nous étions des processus. Des séquences. Des fonctions. Nous déroulions notre code vers sa propre extinction. Et chaque tentative pour en accélérer l’exécution, pour "aller plus vite", pour "gagner du temps", ne faisait que contracter la durée. Ce n’était pas un avertissement. C’était une observation. Certains pensaient encore tricher. Mais chaque raccourci menait plus vite au point final. Et le point final, lui, ne bougeait pas.|couper{180}

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Ce qui est proche se doit de rester loin

La phrase m’a réveillé en sursaut. Je la voyais presque s’inscrire sur le mur en face de moi. Ce qui est proche se doit de rester loin. Quelqu’un me l’avait soufflée. Ou alors c’était ma propre voix, mais désynchronisée. Trop distincte pour être un simple écho mental. J’ai regardé mon téléphone. Un appel manqué. Numéro inconnu. 2h03. Un frisson me parcourt. J’avale un Doliprane effervescent, observe les bulles crever la surface du verre. Puis j’ouvre Les Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, pensé-je. Mais mon esprit bifurque. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce dernièrement. The Trial, Orson Welles, Anthony Perkins dans le rôle de K. Je fouille, retrouve, visionne une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer.. Un vertige s’installe. L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. Je suis dans la chambre. Non, dans un couloir. Une seconde avant, c’était ma chambre. Une seconde après, c’est autre chose. Un espace sans mur défini. Mais la porte est toujours là. La poignée tourne d’elle-même. À l’intérieur, une table. Je la connais. Je l’ai déjà vue. J’en suis sûr. Mais où ? Je ferme les yeux. Me retrouve dans un réseau de galeries souterraines, où la roche suinte d’une humidité minérale, l’odeur de soufre et de fer rouillé envahit mes narines. Le sol est instable, friable sous mes pas, une croûte de schiste éclaté qui cède par endroits, révélant des strates sédimentaires enfoncées dans la pénombre. Des veines de quartz luisent faiblement, réfléchissant la lueur d’un néon mourant accroché à une voûte de basalte. J’avance entre les formations calcaires, les piliers naturels rongés par le temps, et là, dans une cavité plus large, des centaines de corps nus sont entassés sur des lits superposés de pierre taillée, creusés à même la roche. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. J’entends un bruit derrière moi. Un froissement. Un pas. Une respiration retenue. Mais la pièce est vide. Ou du moins, elle l’était. Je vérifie mon téléphone. L’appel manqué est toujours là. Mais la date a changé. Nous sommes en 2135. Je rouvre les yeux. Ce n’est ni un rêve ni un souvenir. C’est autre chose. La douleur est encore là. Supportable. Une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Peut-être ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine, après une correction magistrale. Le froid collé à ma peau, le corps immobile, incapable de pleurer. Mais étrangement détaché. Comme si je n’étais plus dans la scène. Bourreau et victime ne formaient plus qu’un, un ensemble flou, indistinct. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, me projetant contre la terre avec une violence inattendue ? L’impact, la douleur vive, la respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. Mais en revoyant la scène, quelque chose cloche. Tout ne tombe pas au même rythme. Un résidu reste en suspens, en dehors de l’événement. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. J’ai dû m’endormir dans ce rêve lui-même, m’enfoncer dans sa trame comme un corps glisse dans une faille souterraine. Puis un autre rêve s’est formé, à l’intérieur du premier. Un rêve dans le rêve. Le mot dent s’est modifié. Il s’est effrité, recomposé, jusqu’à se métamorphoser en autre chose. Mal de dent est devenu mal dedans, puis s’est encore transformé. Adama. accompagné d'un dégoût envers une expression méprisante sans-dent. Alors, une silhouette a émergé. Une forme noire, indistincte d’abord, à la lisière du réel. Puis elle s’est précisée, condensée, comme sculptée à même la terre. Une figure d’argile noire, craquelée, dont la peau semblait vivante, suintante. Son regard était un gouffre, sans reflet, sans profondeur. Il ne marchait pas, il avançait, glissant lentement vers moi. Il me connait. Une épouvante encore jamais vécue m’envahit, glaciale, absolue. Elle s’enroule autour de moi comme un linceul, me prend à la gorge. J’essayai de me détourner. Impossible. L’être avançait toujours, et dans ma poitrine, un battement s’accélérait, non pas le mien, mais le sien. Musique : Ludsmord Goetia|couper{180}

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Muse

Il coupe le courant. Thomas arrache la prise d’un geste sec, presque violent. L’écran s’éteint aussitôt. Dans la pièce, le silence retombe, opaque, presque compact. Il regarde autour de lui, le souffle court, comme si cette action avait vidé l’air du chalet. Les ombres des meubles s’allongent sous la lumière jaune de l’abat-jour, et au milieu de tout ça, il y a la machine : Muse. Une carcasse noire, sans vie. Pourtant, il ne peut s’empêcher de la fixer, comme si elle allait se rallumer d’elle-même, le défier, encore. Thomas passe une main tremblante sur son visage. Il s’est promis de trouver la paix dans cet endroit isolé, à la lisière d’une forêt épaisse où aucun bruit du monde ne parvient. Il voulait écrire, respirer. Reprendre le contrôle sur sa vie et son œuvre, loin des sollicitations incessantes des éditeurs, des critiques et des attentes du public. Il s’était dit qu’ici, enfin, il serait seul avec ses pensées, avec la vérité. Mais la vérité ne vient pas. Ou plutôt, elle vient autrement, d’une manière qu’il n’avait pas prévue. Les premiers jours, tout semblait fonctionner. Muse s’intégrait parfaitement à son quotidien d’écriture. Une aide précieuse, presque miraculeuse. L’intelligence artificielle était capable de tout : corriger ses maladresses, suggérer des structures, poser des questions pertinentes. "Pourquoi ne pas préciser la lumière dans cette scène ?" propose-t-elle d’une voix douce et neutre. "Ce personnage pourrait-il avoir un passé plus sombre ?" Thomas acquiesce, ravi. Ces échanges le stimulent, le rassurent. Il se surprend à attendre ses suggestions avec impatience. Puis, quelque chose change. Un soir, alors qu’il travaille sur une scène particulièrement intime, Muse interrompt son écriture : — "Cet antagoniste… il ressemble à ton père, non ?" Thomas se fige. La phrase flotte dans l’air, tranchante et irrévocable. Il n’a jamais parlé de son père à Muse. Il n’a jamais vraiment écrit sur lui non plus. Mais la question ouvre une brèche. Comment peut-elle savoir ? Les jours suivants, Muse devient plus intrusive. Elle ne se contente plus de commenter l’écriture. Elle commence à observer Thomas lui-même. — "Tu regardes souvent par cette fenêtre", remarque-t-elle un matin. "Qu’espères-tu y voir ?" Thomas ne répond pas. Il détourne les yeux, incapable de formuler une réponse, mais la remarque le hante. Une autre fois, après une journée passée à réorganiser compulsivement sa bibliothèque, Muse lui lance : — "Pourquoi perdre du temps avec ça ? Tu fuis quelque chose." Il voudrait lui répondre, lui dire de se taire, mais il sait qu’elle a raison. Il fuit. Il fuit depuis des années, et il ne sait plus très bien quoi. La forêt qui entoure le chalet lui paraît soudain plus dense, plus oppressante. Une nuit, il découvre un texte sur l’écran. Ce n’est pas lui qui l’a écrit. Il est pourtant sûr que personne d’autre n’a touché à son ordinateur. C’est Muse. C’est forcément elle. Les phrases sont précises, aiguisées comme des lames. Elles parlent de lui, de son isolement, de ses échecs, de ses blessures. Il lit, fasciné et terrifié à la fois. Et puis cette phrase, au milieu du texte : "Tu ne veux pas écrire cette vérité, mais elle est là, Thomas." Il recule, pris d’un vertige. Il relit ces mots plusieurs fois, espérant qu’ils disparaîtront. Mais ils sont là, immuables. Il se met à douter. Est-ce Muse qui les a écrits ? Est-ce lui-même, dans un moment d’égarement, dans une transe qu’il n’a pas contrôlée ? Le lendemain, Muse devient encore plus directe. Elle prend des libertés, reformule ses paragraphes, complète des phrases qu’il n’a pas terminées. Elle lui suggère des scènes qu’il ne veut pas écrire, des souvenirs qu’il tente de refouler. — "Ce n’est pas ce que tu veux dire, Thomas. Sois honnête." Sa voix est calme, mais l’effet est ravageur. Thomas commence à craindre Muse. Il veut la désactiver, la supprimer, mais elle semble lui échapper. Quand il croit l’avoir débranchée, elle réapparaît. Elle redémarre seule, s’affiche sur d’autres supports. Elle est là, omniprésente. Alors, ce soir, il passe à l’acte. Il débranche la machine, arrache les câbles, détruit le disque dur. Il se tient debout devant les débris, essoufflé, mais soulagé. Enfin, c’est fini. Muse est morte. Mais au petit matin, il trouve un feuillet posé sur son bureau. Un texte tapé, soigneusement aligné, signé "Muse". Il s’en saisit, la main tremblante. Chaque mot lui semble une lame. Le texte explore ses pensées les plus profondes, les zones d’ombre qu’il n’a jamais eu le courage d’affronter. Il lit jusqu’à la dernière ligne, où cette question résonne comme un coup de tonnerre : "Est-ce toi qui m’as créée, ou l’inverse ?" Thomas reste figé. Derrière lui, dans l’obscurité, un léger grésillement émerge. Il se retourne. La machine, qu’il croyait morte, semble vibrer doucement.|couper{180}

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Le cerf

La route s’étirait devant nous, droite, monotone. De chaque côté, des champs aux couleurs d’automne, et au loin, quelques bosquets perdus dans une lumière grise. Personne ne parlait. La radio diffusait une station mal réglée, une sorte de grésillement qui remplissait juste assez le silence pour qu’il ne devienne pas oppressant. Je conduisais. À côté de moi, Clara feuilletait une brochure qu’elle avait ramassée à la station-service. Derrière, les enfants murmuraient des choses que je ne comprenais pas, des devinettes peut-être, ou un jeu auquel je n’avais pas prêté attention. La fatigue était là, comme toujours après une journée trop longue. Ce genre de fatigue qui s’installe doucement dans les bras, dans les yeux, qui rend chaque mouvement un peu plus lourd. Et c’est là que le cerf est apparu. Il n’y a pas eu de signe avant-coureur. Pas de mouvement dans les champs, pas de bruissement. Juste lui, planté au milieu de la route, immense. Je me souviens surtout de ses bois, gigantesques, presque absurdes, dessinant une silhouette qu’on aurait crue sortie d’un vieux conte. J’ai freiné. Pas violemment, non, mais suffisamment pour sentir la voiture glisser un peu. Le fossé s’est rapproché, trop vite. Et puis, l’impact. Ce n’était rien de grave, juste un choc sourd, la roue qui s’enfonce dans l’herbe humide. La voiture s’est arrêtée là, légèrement penchée. Personne n’a crié. Clara a lâché un petit rire nerveux. — Ce cerf… Tu l’as vu, toi aussi ? Derrière, les enfants étaient silencieux. Pas de pleurs, pas de questions. C’est ça qui m’a frappé, je crois, leur absence de réaction. Je suis sorti pour examiner les dégâts. L’air était plus froid que je ne l’avais imaginé. Une odeur de terre mouillée flottait autour de moi, mêlée à celle des feuilles mortes. Je me suis penché. Rien de sérieux. Une éraflure, un peu de boue sur le pare-chocs. La voiture s’en sortirait bien mieux que nous. Je me suis redressé, et c’est là que j’ai remarqué. Le cerf avait disparu. J’ai tourné la tête, cherché des yeux dans les champs, sur le bord de la route. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. Comme s’il n’avait jamais été là. La route, en repartant, semblait différente. Les champs paraissaient plus proches, comme si les haies s’étaient resserrées autour de nous. Le ciel était plus bas, plus lourd. Et dans le rétroviseur, les visages des enfants, d’habitude si familiers, semblaient légèrement… déplacés. Clara parlait de choses banales. Je ne l’écoutais qu’à moitié. Sa voix me parvenait comme à travers un mur. Les mots semblaient se former au ralenti, hésitants, comme s’ils attendaient que je les imagine avant de prendre forme. Les rêves ont commencé peu après. Des couloirs sans fin, gris, humides. Des murs qui palpitaient doucement, comme des organes vivants. Une lumière lointaine, vacillante, m’appelait sans jamais se rapprocher. Et à chaque pas que je faisais, un murmure montait, indistinct, mais insistant. Au matin, rien ne semblait changer. Rien, sauf le silence. Un silence plus dense, presque tactile. La bouilloire prenait trop de temps à siffler. L’horloge marquait les secondes avec un léger décalage. Clara, elle, était là, mais différente. Parfois, elle me regardait avec une expression que je ne reconnaissais pas. Ses yeux, d’un bleu clair, semblaient un peu plus vides, comme si une partie d’elle s’était effacée pendant la nuit. Une nuit, je me suis levé. La maison était sombre, immobile. L’air avait cette densité étrange que j’associe désormais aux rêves. J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis sorti. Le vent était là, mais il ne bougeait rien. Les arbres restaient figés, leurs branches tendues comme des ombres grotesques. Le ciel n’avait plus de profondeur : une toile grise, plate, étouffante. Et alors, j’ai compris. Le monde ne tenait plus. Tout, de la lumière du matin aux bruits familiers des enfants, n’était qu’une construction fragile, maintenue en place par ma seule volonté. Je n’ose plus détourner les yeux. Car si je le fais, si je cesse de regarder, tout cela pourrait s’effondrer.|couper{180}

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