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Le cerf

La route s’étirait devant nous, droite, monotone. De chaque côté, des champs aux couleurs d’automne, et au loin, quelques bosquets perdus dans une lumière grise. Personne ne parlait. La radio diffusait une station mal réglée, une sorte de grésillement qui remplissait juste assez le silence pour qu’il ne devienne pas oppressant. Je conduisais. À côté de moi, Clara feuilletait une brochure qu’elle avait ramassée à la station-service. Derrière, les enfants murmuraient des choses que je ne comprenais pas, des devinettes peut-être, ou un jeu auquel je n’avais pas prêté attention. La fatigue était là, comme toujours après une journée trop longue. Ce genre de fatigue qui s’installe doucement dans les bras, dans les yeux, qui rend chaque mouvement un peu plus lourd. Et c’est là que le cerf est apparu. Il n’y a pas eu de signe avant-coureur. Pas de mouvement dans les champs, pas de bruissement. Juste lui, planté au milieu de la route, immense. Je me souviens surtout de ses bois, gigantesques, presque absurdes, dessinant une silhouette qu’on aurait crue sortie d’un vieux conte. J’ai freiné. Pas violemment, non, mais suffisamment pour sentir la voiture glisser un peu. Le fossé s’est rapproché, trop vite. Et puis, l’impact. Ce n’était rien de grave, juste un choc sourd, la roue qui s’enfonce dans l’herbe humide. La voiture s’est arrêtée là, légèrement penchée. Personne n’a crié. Clara a lâché un petit rire nerveux. — Ce cerf… Tu l’as vu, toi aussi ? Derrière, les enfants étaient silencieux. Pas de pleurs, pas de questions. C’est ça qui m’a frappé, je crois, leur absence de réaction. Je suis sorti pour examiner les dégâts. L’air était plus froid que je ne l’avais imaginé. Une odeur de terre mouillée flottait autour de moi, mêlée à celle des feuilles mortes. Je me suis penché. Rien de sérieux. Une éraflure, un peu de boue sur le pare-chocs. La voiture s’en sortirait bien mieux que nous. Je me suis redressé, et c’est là que j’ai remarqué. Le cerf avait disparu. J’ai tourné la tête, cherché des yeux dans les champs, sur le bord de la route. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. Comme s’il n’avait jamais été là. La route, en repartant, semblait différente. Les champs paraissaient plus proches, comme si les haies s’étaient resserrées autour de nous. Le ciel était plus bas, plus lourd. Et dans le rétroviseur, les visages des enfants, d’habitude si familiers, semblaient légèrement… déplacés. Clara parlait de choses banales. Je ne l’écoutais qu’à moitié. Sa voix me parvenait comme à travers un mur. Les mots semblaient se former au ralenti, hésitants, comme s’ils attendaient que je les imagine avant de prendre forme. Les rêves ont commencé peu après. Des couloirs sans fin, gris, humides. Des murs qui palpitaient doucement, comme des organes vivants. Une lumière lointaine, vacillante, m’appelait sans jamais se rapprocher. Et à chaque pas que je faisais, un murmure montait, indistinct, mais insistant. Au matin, rien ne semblait changer. Rien, sauf le silence. Un silence plus dense, presque tactile. La bouilloire prenait trop de temps à siffler. L’horloge marquait les secondes avec un léger décalage. Clara, elle, était là, mais différente. Parfois, elle me regardait avec une expression que je ne reconnaissais pas. Ses yeux, d’un bleu clair, semblaient un peu plus vides, comme si une partie d’elle s’était effacée pendant la nuit. Une nuit, je me suis levé. La maison était sombre, immobile. L’air avait cette densité étrange que j’associe désormais aux rêves. J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis sorti. Le vent était là, mais il ne bougeait rien. Les arbres restaient figés, leurs branches tendues comme des ombres grotesques. Le ciel n’avait plus de profondeur : une toile grise, plate, étouffante. Et alors, j’ai compris. Le monde ne tenait plus. Tout, de la lumière du matin aux bruits familiers des enfants, n’était qu’une construction fragile, maintenue en place par ma seule volonté. Je n’ose plus détourner les yeux. Car si je le fais, si je cesse de regarder, tout cela pourrait s’effondrer.|couper{180}

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L’oeil dans la vitre

Je suis venu ici pour fuir. C’est ainsi que j’ai présenté les choses à mon éditeur : un besoin de calme, de recul, de "se concentrer sur l’essentiel". Il avait hoché la tête avec un sérieux feint, mais cela m’importait peu. La commande était claire : écrire une biographie de Philippe Descola. Le projet me semblait vertigineux, écrasant. Trop immense. Chaque tentative pour poser des mots sur l’homme, sur sa pensée, se fracassait contre le vide. Je me suis réfugié dans ce hameau du Cher, un endroit où les collines ondulent sans fin, comme figées dans un éternel soupir. Les maisons y sont grises, tassées, silencieuses. Ici, l’automne ne semble pas passer : il stagne, il s’étire, il enveloppe tout de sa lumière grise et humide. Je marche beaucoup. C’est une habitude que j’ai prise, une sorte de rituel. Les chemins bordés de haies vives sentent la terre retournée, le bois mouillé, les feuilles mortes. Parfois, au détour d’un champ, une cheminée fume, et cette odeur âcre m’évoque l’enfance — non pas celle que j’ai vécue, mais une autre, rêvée, celle que j’aurais voulu avoir. Un jour, je découvre la maison. Elle se dresse à la lisière d’un marais, cachée en partie par des ronces qui semblent s’agripper à ses murs comme des griffes désespérées. Les pierres sont noires, rongées par le temps et l’humidité. Le toit s’affaisse. Pourtant, une fenêtre, unique, brille au centre de la façade. Elle est trop propre. C’est la première chose que je remarque, et cette pensée me dérange. La vitre reflète la lumière d’une manière qui semble presque hostile, comme si elle me défiait. Je m’arrête. Je regarde. Les jours passent. Je reviens, sans même m’en rendre compte. Mes pas me mènent toujours à cette maison, à cette fenêtre. Je ne fais que l’observer, de loin. Chaque fois, je me dis qu’il faudrait rentrer, reprendre mon travail, mais mes jambes s’ancrent au sol. Un jour, je remarque un détail. Un arbre, tordu comme une vieille main, se dresse près de la maison. Ses branches, maigres et blafardes, semblent se tendre vers la fenêtre. Elles ne bougent pas, même sous le vent. Les rêves commencent. Ils ne sont d’abord qu’une brume, diffuse, sans contours. Puis viennent les corridors : étroits, suintants, où les murs semblent vibrer sous une respiration sourde. À chaque pas, des ombres furtives s’agglutinent, des murmures indistincts surgissent, mêlés à un bourdonnement sourd, presque organique. Une lumière apparaît. Vacillante, lointaine, elle flotte comme une étoile mourante. Elle ne m’appelle pas, et pourtant, je m’approche. Mais à chaque fois, elle recule, s’échappe, s’efface. Je me réveille en sursaut, la gorge sèche, le cœur battant. Puis, tout a changé. Les rêves m’ont happé, m’ont emporté dans un espace immense, infini, où il n’y avait ni haut ni bas, seulement des lignes qui se déformaient, des perspectives impossibles. La lumière, cette lumière, était partout. Elle perçait mon esprit d’éclats insoutenables, comme si elle cherchait à exposer quelque chose que je refusais de voir. Un souvenir a surgi. Le visage de ma mère, dans un jardin d’hiver, me tenant la main. Mais tout était faux : sa peau était froide, son sourire figé, et la lumière blanche autour d’elle semblait grésiller, comme une flamme sur le point de s’éteindre. Les jours se fondent dans une répétition absurde. Chaque matin, je sors, je marche. Le sentier jusqu’à la maison est devenu une obsession, une nécessité. Le silence autour d’elle est étrange. Pas un oiseau, pas un bruissement. L’air lui-même semble retenu, comme si le temps suspendait son souffle. Une nuit, j’y suis retourné. L’air était lourd, chargé d’une odeur âcre, celle du bois brûlé. La brume s’élevait en volutes épaisses, s’accrochant à mes jambes, ralentissant ma marche. La fenêtre brillait faiblement. Non, elle pulsait, comme un cœur à l’agonie. Je m’approchai, hésitant. À chaque pas, le sol s’enfonçait légèrement sous mes pieds, comme une terre détrempée par des siècles de pluie. Ma main toucha la vitre. Elle était tiède, vibrante, presque vivante. Puis, sans bruit, un souffle glacé s’en échappa. Une odeur indescriptible m’envahit : terre mouillée, décomposition, mais aussi une fraîcheur minérale, comme si l’air avait traversé des cavernes oubliées. La lumière s’intensifia. Elle s’élargit, s’éleva, jusqu’à remplir tout mon champ de vision. Une pulsation sourde montait du sol, résonnait dans ma chair, faisait vibrer mes os comme un tambour. Je tombai à genoux. Ce que j’ai vu alors... je ne saurais le décrire. Ce n’était pas une image, mais une impression, une déchirure dans la réalité. Un espace infini, strié de lignes mouvantes, où des formes titanesques ondulaient sans jamais émerger complètement. Une force immense, muette, pesait sur moi, me scrutait, m’écrasait de son silence. Puis tout s’est arrêté. La lumière s’est éteinte. La fenêtre est redevenue un rectangle noir, vide, impersonnel. Je me suis relevé, tremblant. Je me suis éloigné sans me retourner. Mais depuis, je sais qu’elle est là, qu’elle attend. Et moi, je ne pourrai pas résister longtemps.|couper{180}

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Chamane

Elle vivait dans l'immeuble près du mien à Aubervilliers. Même étage, elle étendait son linge et moi le mien. Un sourire comme ci, un autre comme ça, c'était très bien ainsi. Une de ses chaussettes s'est envolée pour atterrir sur le capot d'une voiture garée tout en bas, elle a fait une moue désolée en me regardant. J'ai bien sûr pensé que c'était de ma faute alors j'ai fait un petit geste pour l'apaiser, comme pour dire "attends, bouge pas, je vais aller chercher ta chaussette". Elle a souri tristement. J'ai dévalé les escaliers parce que l'ascenseur était en panne. Puis j'ai attrapé sa chaussette et je suis revenu dans l'immeuble en reniflant celle-ci pendant que je grimpais de nouveau les escaliers. Une odeur de frais un peu humide. Revenu sur mon balcon, j'ai brandi la chaussette : "Si tu la veux, viens la chercher." Ensuite elle était assise sur le canapé, son corps était courbé légèrement, recroquevillé, comme si elle avait peur. Mais je n'ai pas éprouvé l'envie de la rassurer. Je réfléchissais toujours à la raison de la chute. Une chaussette ne tombe jamais par hasard d'un quatrième étage. Je lui ai tendu sa chaussette au bout de quelques minutes, elle a reposé sa tasse de café pour la prendre, puis il y a eu un tout petit moment de flottement. On s'est levé ensemble au même moment et je l'ai raccompagnée à la porte de l'appartement. En regardant par l'œilleton, j'ai vu qu'elle était encore sur le palier. Elle a dû voir que je l'observais, et c'est à ce moment-là qu'elle m'a montré son vrai visage, en se rapprochant de la porte pour bien que je la voie. Une tigresse, ou quelque chose de ce genre, censé être effrayant évidemment. Mais je n'ai pas bronché pour autant, je n'ai pas ouvert la porte, elle est repartie avec sa tête ordinaire, celle que je lui connaissais d'un balcon à l'autre. C'était certainement une chamane, mais bon, dans un tel cas, on connaissait tous les deux la règle, c'était d'une claire évidence pour une fois.|couper{180}

fantastique La métamorphose Le basculement du quotidien vers le fantastique

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L’anomalie

Quand prendre conscience ? Décider de prendre conscience ? La formulation elle-même est suspecte. Elle implique qu’il y aurait un moment précis, une bascule, une erreur de code dans la simulation. Peut-être une simple défaillance, ou au contraire, une mise à jour volontaire. Le brouillard était là. Depuis toujours. Pour certains, il signifiait inconscience, pour d’autres, ignorance. Dans tous les cas, il servait à masquer. Puis, sans préavis, il se lève. Alors on voit. Alors on sait. Mais savait-on déjà avant ? L’anomalie ne vient-elle pas après la prise de conscience, plutôt qu’avant ? Un phénomène quantique où l’observation modifie l’objet observé. Sur une ligne s’étirant d’un point A (l’origine) vers un point B (la fin, incertaine, hypothétique), il y a un instant où l’on devient conscient. Ce moment précis où quelque chose cloche. On peut tester la chose. Prendre une rue. La rue Laurent Nivoley. Une artère banale, sans aspérités, que j’ai empruntée des dizaines de fois sans y penser. Aujourd’hui, pourtant, je fais attention. Je décide de suivre son tracé. De la voir en pleine lumière, sans filtre, sans programme de correction automatique. Et c’est là que cela arrive. Sans transition, sans panneau, sans avertissement, la rue Laurent Nivoley devient la rue Émile Zola. Une rupture brutale dans le système de coordonnées. Comme si, d’une seconde à l’autre, une couche de réalité en recouvrait une autre. Aucun panneau. Aucun repère précis. Juste une transformation imperceptible. Je m’arrête. Personne autour. Juste un silence trouble, un vent faible qui soulève une feuille de papier froissée sur le trottoir. Une publicité périmée, une promotion pour une enseigne qui n’existe plus. Puis, soudain, une voix derrière moi : -- Vous avez remarqué. Je me retourne. Un homme est là. Un type en imperméable beige, trop long, trop usé, comme sorti d’un autre temps. Il fume une cigarette qu’il ne semble pas avoir allumée lui-même. -- Excusez-moi ? -- Vous avez vu, dit-il en me regardant intensément. Je ne réponds rien. -- Ils effacent les repères, poursuit-il en exhalant un nuage de fumée qui ne se dissipe pas tout à fait. Les noms, les transitions, les interstices. Les passages entre les zones. Je recule d’un pas. L’homme secoue la tête et écrase sa cigarette contre un lampadaire. -- Trop tard, de toute façon. Maintenant que vous savez, vous allez voir d’autres choses. Puis il s’éloigne, disparaît dans une ruelle adjacente. Je reste là, immobile. Je regarde autour de moi. La rue semble normale. Mais maintenant, je sais qu’elle ne l’est pas. Au loin, un véhicule blanc est garé près du trottoir. Il ressemble à une fourgonnette des services municipaux. Deux hommes en uniformes bleus sont assis à l’intérieur, ne bougeant pas. Ils m’observent. Je me remets en marche, feignant l’indifférence. Mais je sais. Je sais que la rue ne s’appelle ni Laurent Nivoley ni Émile Zola. Elle a peut-être toujours eu un autre nom, un nom que je ne suis pas censé connaître. Un nom qu’ils ont effacé. Illustration : Giorgio de Chirico, Mystère et mélancolie de la rue|couper{180}

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