documentation
Se documenter n’a jamais été une étape à part dans mon travail : c’est un réflexe, une habitude ancienne. Lire, noter, collecter des fragments — souvent éparpillés dans des carnets, des fichiers, des marges. Créer ce mot-clé, c’est rassembler ces traces, non pour les enfermer, mais pour les voir se répondre. En un seul regard, il devient possible de suivre les lignes de force qui m’occupent à un moment donné, de voir émerger par accumulation mes terrains d’exploration, mes obsessions du moment. Ce mot-clé fonctionne comme une carte en train de se dessiner : il relie ce qui, autrement, resterait dispersé, et permet de lire en creux ce qui m’attire, m’interroge, ou me revient avec insistance.( création le 11/08/2025)
articles associés
histoire de l’imaginaire
I. Prologue — Pourquoi « vrai nom »
Le vrai nom : ce que les mots font (True Name : What Words Do) On appellera « vrai nom » une forme d’énoncé qui produit des effets réels : pas un titre, pas une louange, pas un surnom, mais un énoncé opératoire capable d’ouvrir, de lier ou de délier. La différence est concrète : quand une parole ne fait que raconter, rien ne change ; quand une parole est correctement adressée, formée et conditionnée, le monde bouge — une guérison advient, un contrat tombe, une porte s’ouvre, une machine s’arrête. Pour s’orienter, trois régimes : le nom habilitant (confié dans une relation, il autorise et engage), le nom d’emprise (obtenu par ruse ou négociation, il donne prise et déplace la souveraineté sans forcément renverser l’ordre), le nom résolutoire (énoncé exact qui révoque sans violence ce que d’autres paroles ont lié). Le point commun n’est pas la solennité mais la justesse de la forme et la bonne adresse : dire juste, au bon destinataire, sous les bonnes conditions, fait effet. Deux pièges à éviter : la métaphysique paresseuse du « mot secret qui surplombe tout » — un nom n’est vrai que par usage, s’il agit dans un cadre donné — et la réduction au papier administratif ou au handle en ligne — utile mais insuffisant si l’on n’explicite pas quand et comment ces noms produisent des effets. Ici, le vrai nom n’est ni relique ni formulaire : c’est un opérateur enchâssé dans des protocoles (rituels, sociaux, techniques, juridiques) qui cadrent sa puissance. Cela éclaire l’obsession du golem : EMET → MET, une lettre effacée qui change l’état de la créature. Le détail formel — la lettre, l’ordre des signes, la condition d’énonciation — gouverne l’exécution. Mythes (Isis et le nom secret de Rê), contes (Rumpelstiltskin), fictions spéculatives (Le Guin, Vinge) et ingénierie des identités (triangle de Zooko, DIDs) rejouent la même chose : la puissance d’un nom tient moins à sa beauté qu’à sa capacité à faire quelque chose quelque part, pour quelqu’un, contre quelque chose. La publicité d’un nom n’est jamais neutre : un nom habilitant perd sa charge s’il fuit hors de la relation ; un nom d’emprise cesse d’être opératoire s’il est anticipé et encadré ; un nom résolutoire doit être proféré en face et à temps pour produire sa révocation. Le secret n’est pas fétichisme, c’est mesure de sécurité ; inversement, la publicisation ciblée est une stratégie de désarmement. Méthode pratique : à chaque « vrai nom », poser trois questions — qui nomme, sur quoi agit l’énoncé, comment s’arrête-t-il — et y répondre sans lyrisme : allié ou adversaire, corps ou contrat ou capacité de système, rétractation ou révocation ou expiration ou contre-énoncé. Cette discipline évite de croire que tous les noms se valent ou qu’un nom vrai serait irrévocable. Elle redistribue aussi titre et nom : le titre expose, le nom agit. Les épithètes de Rê ne soignent rien ; l’inventaire des prénoms plausibles ne délie rien ; l’Old Speech interdit le mensonge et donne un prix à la justesse ; chez Vinge, découvrir le nom civil derrière l’avatar reconfigure les risques hors ligne ; dans les réseaux, un identifiant robuste peut porter des preuves révoquables sans confondre personne vécue et personne de papier. Littérature et ingénierie s’éclairent : la première montre ce qu’est un nom exact, la seconde rappelle qu’un nom opératoire doit pouvoir être retiré et journalisé. Ambition modeste mais tenace : préférer le possible bien dessiné à la grandiloquence, et garder des règles claires sur la façon dont les noms fonctionnent et cessent de fonctionner. En somme, ce mot-clé rassemble les matériaux où le vrai nom lie quand il faut, soigne sans remplacer, délie sans casser — et laisse, après usage, un monde un peu plus habitable. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge Voir tous les épisodes (page du mot-clé) Navigation — l’introduction ci-dessus, puis suivre l’ordre 1→4. Chaque article renvoie ici en pied de page (Sommaire).|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Rumpelstiltskin - Le Nain Tracassin
Sous l’entrée ATU 500 du catalogue Aarne–Thompson–Uther, l’histoire est toujours la même : un contrat impossible, un prix exorbitant (l’enfant à naître), et une clause de sortie qui tient en un mot — le nom. Dans Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, dire le nom du personnage brise l’obligation. Ce conte, souvent rangé au rayon des « malices pour enfants », propose en réalité une théorie du contrat par le langage : ce qui lie peut être délié non par violence, mais par connaissance et énonciation exacte. Ce texte clarifie, pour notre série, l’autre face du « vrai nom » : non pas le nom qui donne prise, mais le nom qui retire la prise. Le ressort narratif paraît simple : un meunier fanfaron promet au roi que sa fille sait changer la paille en or ; mise à l’épreuve, condamné si elle échoue, la jeune femme voit surgir un petit être — Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin — qui accomplit l’impossible en échange. L’échange monte en intensité : premières fois contre colliers et bagues, dernière fois contre l’enfant qu’elle aura du roi. Accord scellé. À la naissance, désespoir ; l’être offre un sursis : si tu découvres mon nom en trois jours, tu gardes l’enfant. Le troisième jour, la reine apprend ce nom, elle le prononce ; l’obligation tombe. Fin. Tout est là, mais le conte nous intéresse moins par sa morale (prudence face aux promesses) que par sa mécanique contractuelle. La paille devenue or n’est pas un miracle : c’est un service rendu contre contrepartie. Au dernier tour, la contrepartie est illicite (l’enfant), mais le contrat est valide dans le monde du récit — jusqu’à l’introduction d’une clause résolutoire : le nom. Dire le nom n’est pas ici un sésame d’emprise (Isis sur Rê), c’est un geste d’arrêt : l’énonciation exacte révoque l’accord. D’où l’intérêt pour notre fil « écrire fait » : certaines phrases annulent ce qu’une autre a lié. Cette structure contractuelle se double d’un jeu sur le secret. Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin détient une puissance opératoire (filage de l’or) tant que son nom demeure inconnu. Le secret n’est pas décoratif ; il est la source de la contrainte. Dès que la reine obtient l’information — par enquête, écoute, hasard organisé selon les versions —, la publicisation (prononcer, à haute voix, en face) agit comme révocation. Il ne s’agit pas d’un porno du savoir : on ne veut pas « tout savoir », on cible un identifiant précis. C’est ici que le conte rejoint notre modernité technique : un identifiant exposé (vrai nom, credential, clé) change les rapports de force sans recourir à une force supérieure. Le conte, d’ailleurs, multiplie les façons de nommer : la plupart des prénoms proposés par la reine échouent parce qu’ils appartiennent à un répertoire public — liste plausible, statistiquement informée, mais non opératoire. Seule la forme exacte convient, celle qui indexe l’être, non son apparence. Dans plusieurs variantes, l’origine de l’information mêle hasard et travail : un messager ou la reine elle-même surprend le petit être qui chante son nom près d’un feu, la nuit, dans la forêt. La scène n’est pas innocente : le nom n’est pas arraché par torture ni donné par grâce ; il est entendu dans un contexte où le sujet se dévoile par jeu, hybris ou négligence. L’éthique implicite est nette : l’abolition du contrat ne procède pas d’un acte plus violent, mais d’un déplacement d’information. Il faut situer Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin parmi ses variantes. En anglais, Tom Tit Tot — Tom Tit Tot, Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie ; en gaélique, Gillidanda — Gillidanda ; en nordique, Titteliture — Titteliture. Toutes modulent le même motif : nom inconnu → pouvoir ; nom connu → chute. L’onomastique est ici un régulateur social : ce que le village sait ou ignore fait loi. La menace de l’« enfant pris » n’est pas qu’une terreur archaïque ; c’est la figure limite d’un contrat où la personne devient gage. Le conte n’approuve pas ce contrat ; il montre comment le défaire. Nous touchons là une asymétrie utile pour la série. Chez Le Guin (Terremer), le vrai nom se confie sous relation et lie ; chez Isis et Rê, le nom secret s’arrache et donne prise ; chez Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, le nom exact fait tomber la prise. Trois régimes, trois fonctions. Notre vocabulaire peut s’ajuster ainsi : nom habilitant (Le Guin), nom d’emprise (Isis/Rê), nom résolutoire (Rumpelstiltskin). Dans tous les cas, un point commun : la forme de l’énoncé, non l’intensité dramatique, décide des effets. On dira : la reine « triche » en espionnant. Le conte ne blasonne pas la vertu ; il teste des outils. Que peut l’information précise ? Elle délie les contrats scélérats là où ni la force (armée du roi) ni la piété (prières) n’y suffisent. C’est une leçon politique minimale : il existe des situations où la connaissance remplace légitimement la contrainte. Cela n’innocente pas la ruse ; cela la norme : la ruse est ici publique, contradictoire, prononcée face à l’adversaire — elle expose le nom pour annuler l’emprise, puis cesse de circuler (on ne part pas en croisade pour révéler tous les noms). La scène de la nomination n’est pas une fête de l’humiliation ; c’est un acte de procédure. Le détail final varie : parfois le petit être s’emporte et se déchire en deux ; parfois il fuit ; parfois il tombe dans un trou. Ce débordement grotesque n’est pas le cœur du dispositif ; c’est sa déflation : une fois le nom connu, la figure perd de la substance. L’important est ailleurs : la reine récupère l’initiative, l’enfant reste, l’excès s’arrête. Pour notre série, l’enseignement tient en trois questions à poser à tout « nom » en jeu : 1) Quel type de lien instaure-t-il ? 2) Quel degré d’exposition exige-t-il ? 3) Quelle procédure permet de le révoquer sans violence ? Ce triptyque nous ramène à l’actualité la plus triviale : plateformes et politiques de « vrais noms » ; doxxing comme arme ; DIDs (identifiants décentralisés) et possibilités de révocation ; droit à l’effacement (RGPD). Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin ne fournit pas un modèle juridique, mais une grammaire : parfois, un contrat ne cède pas à la force, il cède à l’énonciation exacte. Et c’est précisément ce qui rend le conte durable : il apprend comment parler pour défaire. — Scène-source (résumé) Une jeune reine doit livrer son enfant à un être qui a filé la paille en or pour la sauver. Clause de sortie : découvrir son nom. Trois jours, une enquête, un chant surpris dans la forêt — « Rumpelstiltskin » —, l’énonciation en face. L’obligation tombe. — Ce que la scène nous apprend Nom résolutoire : dire le nom révoque un contrat. Secret opératoire : la puissance tient tant que le nom reste inconnu. Publicisation ciblée : la connaissance devient acte en étant prononcée à la bonne adresse. Éthique de la ruse : information contre violence ; procédure contre démesure. Encadré — Variantes utiles (ATU 500) Tom Tit Tot — Tom Tit Tot (Angleterre) : même clause, chant nocturne. Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie (Écosse) : variation dialectale, délai modifié. Titteliture — Titteliture (Scandinavie) : insistance sur la danse autour du feu. (Toutes : « nom connu → emprise révoquée ».) Lexique Nom résolutoire : énoncé qui annule une obligation. Nom d’emprise : énoncé qui donne prise (cf. Isis/Rê). Nom habilitant : énoncé qui autorise l’action dans un lien (cf. Terremer). Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité ou révoque un accord. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge Voir tous les épisodes (page du mot-clé)|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Le papyrus de Turin et le nom secret de Rê
Dans l’un des récits égyptiens les plus précis sur la puissance des mots, Isis guérit Rê d’un venin qu’elle a elle-même provoqué — à la condition qu’il lui confie son vrai nom. Le Papyrus de Turin (Nouvel Empire) ne raconte ni un coup de force ni un miracle : il détaille un protocole. Un artefact (le serpent), une négociation (refus des épithètes), un secret (le nom retenu), un soin (le remède). À travers cette scène se dessine déjà notre problématique moderne : entre nom vécu et nom opératoire, ce qui compte n’est pas la pompe des titres mais la forme d’énoncé qui fait effet — et le degré d’exposition du nom. « Dis-moi ton nom véritable. » (micro-citation emblématique de la scène : exigence d’Isis, forme opératoire) On connaît la silhouette de Rê, vieil astre souverain, et la réputation d’Isis, déesse du soin et des ruses légitimes. Ce qu’énonce le Papyrus de Turin ne tient pourtant ni du panthéon figé ni de la morale exemplaire ; il relève d’une technologie du langage. Isis façonne un serpent avec de la terre mêlée à la salive du dieu. L’artefact n’est pas une métaphore : c’est un dispositif. Il mord Rê. La douleur est telle que nul panégyrique n’y peut rien. Isis s’avance : elle peut guérir, dit-elle, mais à condition que le dieu lui révèle son nom secret. Commence alors un échange réglé : Rê énumère des titres, des qualités cosmiques, des preuves de majesté. Isis refuse. Elle veut l’essence, pas l’éclat. Quand Rê consent — et la tradition prend soin de ne pas livrer le nom au lecteur —, le remède agit. Rê reste Rê, mais Isis a désormais la prise. Cette scène touche l’os de notre série : tous les mots ne font pas. Le texte ne se contente pas d’opposer vrai et faux ; il distingue épithète et nom. Les premières « disent » le pouvoir ; le second l’ouvre. Les premières célèbrent ; le second opère. La rhétorique ne soigne pas le venin. Le vrai nom, oui — à la condition d’être énoncé sous le bon protocole, et retenu ensuite. L’opposition est nette, mais elle n’aboutit ni à l’annulation du dieu ni à l’avènement d’un nouveau règne. Elle produit un partage : la souveraineté demeure, la capacité d’initier certains actes se déplace vers Isis. Le pouvoir change de main sans changer de trône. Ce déplacement clarifie la différence entre domination et emprise. Le nom secret ne transforme pas Isis en tyran ; il lui donne un levier situé. Elle a construit les conditions d’un consentement sous contrainte (le venin), posé une contrepartie (le soin), obtenu un engagement (le nom). On peut parler d’un « contrat » archaïque : un échange d’énoncés efficaces, scellé par un résultat vérifiable (la guérison). L’important n’est pas d’y voir le modèle de toutes négociations ; c’est de repérer que la charge opératoire n’est pas dans l’intention (bienveillance, ruse, majesté), mais dans la forme, le cadre, la retenue. Exactement ce que nous avons nommé, avec Le Guin, une éthique de la justesse : dire juste, au bon moment, sous des conditions qui rendent la parole responsable de ses effets. Autre leçon : le secret. Le nom vrai ne circule pas. Il ne devient pas un sésame de marché. Le récit prévient ainsi une tentation récurrente : confondre la valeur d’un nom avec son visibilisme. Le nom opère parce qu’il est tenu, parce qu’il est assigné à une relation (ici, Isis et Rê), non à l’espace public. Toute la modernité technique rejoue ce point : entre nom vécu (celui qu’on confie à quelqu’un, qui engage une alliance) et nom opératoire (identifiant, clé, numéro, handle), c’est le degré d’exposition qui décide du type de pouvoir. Un identifiant publié hors protocole devient une arme. Un nom confié dans une relation fondée devient un soin. Le papyrus n’avance pas une théorie ; il modélise une pratique. On a souvent lu ce mythe comme l’illustration d’une « ruse féminine » triomphant d’une « force masculine ». Ce code binaire en dit surtout long sur nos habitudes de lecture. La scène est plus fine. Isis ne « trompe » pas Rê ; elle fabrique la condition qui rend la parole du dieu vraie au sens fort — efficace. Et Rê ne « cède » pas par faiblesse ; il consent à l’échange qui le sauve. Le pouvoir qui naît de là n’est pas un pouvoir d’arbitraire : c’est une capacité à remettre le monde en état de marche. En d’autres termes : la guérison n’est pas l’effet moral d’une vertu, c’est l’exécution réussie d’un protocole. La scène dit encore la différence qualitative entre « raconter » et « faire ». Quand Rê égrène ses titres, il raconte. Le monde n’en est pas modifié. Quand Isis obtient le nom, elle fait — elle retire le venin. C’est au cœur de l’axe « écrire fait » (littéralité golem, EMET → MET) : selon la forme de la phrase, la réalité s’exécute ou non. La gouvernance qui en découle n’est pas flamboyante : elle ressemble à une maintenance. On répare, on ajuste, on rallume. Il n’y a ni hécatombe ni coup d’État ; il y a une reconfiguration des prises. Deux ponts pour la suite de la série. Vers les contes-contrats (Rumpelstiltskin) : là encore, le nom délivre d’une obligation, mais ici, Isis n’ôte pas un fardeau, elle installe une condition d’action ; le nom ne « libère » pas, il habilite. Vers nos systèmes de nommage (identités numériques, clés, DIDs) : la leçon du papyrus éclaire le présent si l’on remplace « venin » par risque, « remède » par procédure, et « nom secret » par credential non public. On retrouve la même grammaire : attestation, portée, révocation — en clair, le geste d’arrêt possible si le nom a été déclaré dans un cadre. Pourquoi les titres de Rê échouent-ils ? Parce qu’ils sont généraux, louangeurs, non situés. Ils décrivent une entité ; ils ne commandent pas une opération. Le papyrus place ainsi la barre très haut pour tout discours de pouvoir : ce qui compte n’est pas la majesté du sujet parlant, mais l’adéquation de la parole à la cible et à la séquence qui suit. Une vieille sagesse, valable pour le mythe comme pour nos formulaires en ligne. On sort de ce texte avec un kit sobre : distinguer titre et nom ; retenir ce qui doit l’être ; contractualiser les effets (soin contre nom) ; penser le pouvoir non comme substitution de personne, mais comme déplacement de prises. La figure d’Isis n’y perd rien ; celle de Rê non plus. Ce qui gagne, c’est la clarté sur ce que nommer peut — et ne doit pas — faire. Scène-source (résumé) Rê, mordu par un serpent façonné par Isis, brûle d’un venin que nul ne peut apaiser. Isis propose un remède à condition que le dieu lui confie son vrai nom. Rê tente des épithètes ; Isis refuse. À l’aveu, le remède agit. La souveraineté demeure ; la prise se déplace. Ce que la scène nous apprend -- Nom ≠ titre : seules certaines formes d’énoncé opèrent. -- Soin ↔ Contrat : guérison contre nom → pouvoir négocié. -- Secret utile : un nom opère s’il est retenu (hors marché). -- Partage de capacités : l’ordre tient, mais certaines initiatives passent désormais par Isis. Lexique (réutilisable) -- Vrai nom : énoncé opératoire lié à une relation (pas un mot de passe public). -- Nom vécu / nom opératoire : nom confié sous lien / identifiant qui produit des effets. -- Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité (désactivation, rectification, révocation). Note d’usage — Rê / Râ La graphie contemporaine majoritaire est Rê. Râ est une forme plus ancienne. Pour homogénéité éditoriale : employer Rê dans la série. Références (primaire & accès) -- Papyrus de Turin, Cat. 1993 (Nouvel Empire, XIXe dyn.) : épisode dit « Isis et le nom secret de Rê ». Source primaire. -- E. A. Wallis Budge, « The Legend of Ra and Isis » : traduction anglaise libre d’accès (ancienne, à manier comme accès, non comme édition critique). -- Études de synthèse récentes : résumés et analyses sur le motif du nom secret (à citer selon ton appareil critique). Vignette documentaire — suggestion Cartouche muet stylisé (aucun nom lisible), légendé : « Le nom ne circule pas. » Crédit conseillé : Museo Egizio (Turin) / photo d’un cartouche anonyme — ou création graphique maison pour éviter tout droit. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge Voir tous les épisodes (page du mot-clé)|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Vrais noms, vrais pouvoirs
Vernor Vinge, du « vrai nom » aux Zones de pensée : une SF de procédures et de limites qui outille nos identités, nos vitesses et nos garde-fous.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Nommer comme responsabilité
Le Guin déplace la littérature spéculative vers l’éthique du langage : nommer engage. De l’Ekumen à Terremer, ses mondes relient, équilibrent et durent.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Argile et algorithmes
Du mythe pragois aux IA modernes : comment le golem, créature de lettres, éclaire notre ère des prompts, de la littéralité et des garde-fous.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs
L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs « Aux sources mythologiques de l’antisémitisme contemporain » Illustration : Lithographie pour la Légende du Juif errant, de Gustave Doré.Bnf, Les Essentiels Ouverture : La métamorphose des vieux démons L’imaginaire n’est pas seulement le domaine des anges et des chimères ; il abrite aussi nos démons les plus anciens. Aujourd’hui, en France, nous assistons à une métamorphose inquiétante : le vieux fantasme du « juif errant » se recycle en « sioniste mondialiste ». Les mêmes peurs, les mêmes haines, revêtent des habits neufs. Cet article ne parlera pas de géopolitique, mais de mythologies – de ces récits qui, comme l’écrivait George Steiner, « en disent plus long sur ceux qui les portent que sur ceux qu’ils prétendent décrire ». La question n’est pas de savoir si l’on est « pour » ou « contre » Israël, mais pourquoi l’imaginaire collectif français a besoin, aujourd’hui encore, d’une figure sacrificielle. Pourquoi le juif – ou son avatar moderne, le « sioniste » – reste-t-il le réceptacle de nos angoisses identitaires ? I. L’imaginaire antisémite, une constante anthropologique Le juif, dans l’imaginaire occidental, incarne une figure de l’entre-deux. Au Moyen Âge, il était celui qui n’était ni tout à fait d’ici, ni tout à fait d’ailleurs – suspecté de double allégeance, de pratiques occultes, de pouvoirs cachés. Aujourd’hui, la structure narrative persiste : on lui reproche d’être « trop français » ou « pas assez français », « trop loyal » ou « trop cosmopolite ». Cette plasticité mythologique est frappante. Hier, on accusait les juifs de boire le sang des enfants chrétiens ; aujourd’hui, on leur prête le contrôle des médias et de la finance mondiale. La forme change, mais le fond demeure : l’attribution de pouvoirs occultes et disproportionnés. Comme l’écrit l’historien Léon Poliakov dans Le Mythe aryen (1971), « l’antisémitisme est un fantasme qui se nourrit de lui-même ». La confusion entre judaïté et sionisme s’inscrit dans cette longue tradition. Elle opère un transfert de sacralité : de la religion à la politique. Le « peuple déicide » devient l’« État colonial » ; la faute théologique se mue en faute politique. Mais la structure narrative reste identique : celle du bouc émissaire chargé de tous les péchés du monde. II. La confusion judaïté/sionisme, nouveau visage d’un vieux récit Steiner, dans Dans le château de Barbe-Bleue (1971), posait cette question fondamentale : « Comment la culture allemande, si raffinée, a-t-elle pu produire la barbarie nazie ? » Aujourd’hui, nous pourrions demander : comment la France des Lumières, patrie des droits de l’homme, peut-elle laisser resurgir ces vieux démons ? La réponse réside peut-être dans la fonction psychique de l’imaginaire antisémite. Dans toute société, il existe un besoin anthropologique de désigner un « mauvais objet » – un responsable des maux du monde. Hier, la peste était provoquée par les juifs ; aujourd’hui, l’impérialisme est incarné par les « sionistes ». La même externalisation de l’angoisse, le même refus de la complexité. Le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme (2023) le confirme : les actes antisémites ont augmenté de 40 % en France, souvent sous couvert d’antisionisme radical. Mais comme le rappelle l’essayiste Pierre Birnbaum dans « Géographie de l’espoir » (2004), « l’antisionisme n’est souvent que l’habillage moderne d’une vieille haine ». III. Steiner, lecteur des imaginaires toxiques Steiner nous offre une clé pour décrypter ces mécanismes. Dans « Réelles présences » (1991), il écrit : « La culture n’a pas sauvé de la barbarie. On peut lire Goethe le matin et torturer l’après-midi. » Cette terrible lucidité éclaire notre époque : l’éducation ne vaccine pas contre les mythologies haineuses. L’éthique steinerienne de la lecture complexe nous invite à décrypter les sous-textes, les implicites, les non-dits. À questionner les mots : que signifie vraiment « antisionisme » quand il sert à justifier des agressions contre des enfants juifs ? Que cache le vocable « sioniste » quand il est brandi comme une insulte ? Steiner, dans son fameux entretien à France 3 (2002), résumait son ambivalence : « Je suis sioniste le matin, anti-sioniste l’après-midi. » Cette position inconfortable – souvent incomprise – est pourtant la seule tenable face à la simplification mortifère. Elle refuse l’assignation identitaire, revendique le droit à la complexité. IV. Contre-imaginaires : comment réécrire le récit ? Face à ces imaginaires toxiques, la littérature et la philosophie nous offrent des contre-récits. De Patrick Modiano, hanté par les traces de l’Occupation, à Jonathan Littell et « Les Bienveillantes » (2006), qui explore la banalité du mal, les écrivains nous rappellent que la complexité humaine résiste à toutes les simplifications. Steiner, dans « Passions impunies » (1997), défendait un « imaginaire de la nuance » – une capacité à habiter les contradictions, à refuser les identités imposées. Cet imaginaire-là est peut-être notre seule planche de salut. Il nous apprend à dire « et » plutôt que « ou », à accepter que l’on puisse être plusieurs choses à la fois : juif et français, critique d’Israël et opposant à l’antisémitisme, universaliste et attaché à ses racines. Le travail des associations comme le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ou SOS Racisme montre que ce combat n’est pas perdu. Leur rapport annuel sur l’antisémitisme (2024) documente autant la montée des actes haineux que les résistances citoyennes. Conclusion : L’imaginaire comme champ de bataille L’antisémitisme n’est pas une opinion politique parmi d’autres ; c’est une maladie de l’imaginaire collectif. Comme toutes les pathologies imaginaires, elle se nourrit de peurs, simplifie le complexe, et offre des boucs émissaires plutôt que des solutions. Dans notre rubrique dédiée à l’imaginaire, il fallait donc lui faire une place – non pour lui donner droit de cité, mais pour montrer comment, à l’ère des réseaux sociaux et de l’information instantanée, les vieux démons apprennent à se recycler. Face à eux, notre arme n’est pas la censure, mais une imagination plus riche, plus complexe, plus humaine. Celle qui, comme l’écrivait Steiner, « sait douter d’elle-même ». Après avoir exploré l’imaginaire anthropophage de la SF latino-américaine, nous découvrons ainsi une autre forme de dévoration : celle qui consume la raison au profit des vieux mythes. La suite de cette enquête nous mènera peut-être vers d’autres pathologies de l’imaginaire contemporain. Car, comme le rappelait Steiner, « là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes ». Sources citées : STEINER, George. Dans le château de Barbe-Bleue (1971) STEINER, George. Réelles présences (1991) STEINER, George. Passions impunies (1997) POLIAKOV, Léon. Le Mythe aryen (1971) BIRNBAUM, Pierre. Géographie de l’espoir (2004) LITTEL, Jonathan. Les Bienveillantes (2006) Rapport CNCDH 2023 sur la lutte contre le racisme Rapport du CRIF sur l’antisémitisme (2024)|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Écophagie : La mer dévore la ville - Du manifeste anthropophage au cannibalisme environnemental
Si l'anthropophagie fut le cri de guerre culturel du Brésil moderne, l'écophagie en est le sanglot géologique. Là où Oswald de Andrade voyait le Tupi dévorer le Portugais, nous voyons désormais l'Océan dévorer la terre. Atafona, petite plage du Rio de Janeiro, devient le théâtre de cette tragédie silencieuse où la mer avance ses pions de sel et de sable, repoussant les frontières non plus de l'empire, mais de l'habitable même. I. Le manifeste anthropophage : une prophétie écologique insue Il est des textes qui, comme des semences, germent longtemps après avoir été enfouis dans le sol culturel. Le Manifeste anthropophage d'Oswald de Andrade, publié en 1928 à São Paulo, fut de ceux-là. Texte-bombe, texte-programme, il proposait au Brésil de dévorer la culture européenne pour mieux s'affirmer soi-même. « Tupi or not Tupi, that is the question » : la formule, aussi célèbre que mal comprise, ne célébrait pas le primitivisme, mais une dialectique de la digestion culturelle. Ce que n'avait pas prévu Andrade, c'est que son concept allait, un siècle plus tard, trouver une résonance terriblement littérale dans le phénomène d'écophagie. Là où l'anthropophagie culturelle voyait dans la dévoration de l'autre un moyen de s'approprier sa force, l'écophagie décrit un mouvement inverse : celui de l'environnement qui nous ingère, nous digère, nous transforme en lui. La thèse de doctorat de Fernando Codeco, soutenue en 2021 en cotutelle entre l'Université d'Amiens et l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, donne ses lettres de noblesse académique à ce concept. Intitulée Théâtralité de l'érosion - Essais sur l'écophagie, les défigurations et les naufrages, elle documente méticuleusement comment, à Atafona, « la mer dévore la ville ». L'expression, populaire parmi les habitants, dépasse la métaphore pour décrire une réalité géologique implacable. Le génie de Codeco est d'avoir relié cette réalité à la tradition anthropophagique brésilienne. Son « art environnemental cannibale » ne se contente pas de constater l'érosion ; il la ritualise, la métabolise, en fait un acte esthétique et politique. On passe ainsi de l'anthropophagie comme stratégie culturelle à l'écophagie comme condition existentielle. II. Atafona : chronique d'une ville dévorée vivante Atafona, district de São João da Barra dans l'État de Rio de Janeiro, est devenu le laboratoire à ciel ouvert de l'écophagie. Depuis soixante ans, la mer y avance inexorablement, engloutissant maisons, rues, mémoires. Plus de cinq cents bâtiments ont déjà été détruits, et le processus s'accélère : la mer gagne maintenant deux à trois mètres par an. Les chiffres, pour impressionnants qu'ils soient, ne rendent pas compte de la réalité vécue. Il faut se représenter ces maisons aux murs effondrés, ces piscines devenues bassins marins, ces escaliers qui ne mènent plus nulle part. Chaque structure dévorée raconte une histoire interrompue : ici une chambre d'enfant dont il ne reste que le carrelage, là un commerce qui servait autrefois de lieu de rencontre. Dans ce paysage en transformation permanente, deux collectifs artistiques ont émergé comme les chamanes de cette écophagie : CasaDuna et Grupo Erosão. Leurs pratiques, documentées dans la thèse de Codeco, transforment l'érosion en matériau artistique. Ils ne luttent pas contre la mer - reconnaissant l'inutilité du combat - mais l'accompagnent, ritualisent sa progression. Leurs interventions prennent des formes variées : Muséologie sociale : collecte et préservation des objets rescapés des maisons dévorées Résidences artistiques dans les bâtiments condamnés, créant des œuvres éphémères vouées à la disparition Éducation artistique impliquant les habitants dans la documentation du processus Créations théâtrales jouées dans les ruines, faisant de l'érosion elle-même la scénographie L'une de leurs performances les plus marquantes, « O Muro » (2018), consistait à construire un mur face à l'océan, sachant pertinemment qu'il serait détruit par les marées. Le geste n'était pas futile : il ritualisait la résistance et la reddition, créant une forme de théâtre environnemental où la nature elle-même devient actrice. III. L'écophagie comme herméneutique du désastre La puissance du concept d'écophagie dépasse largement le cas spécifique d'Atafona. Elle offre une grille de lecture pour comprendre notre rapport à un environnement de plus en plus hostile. La défiguration de la monnaie, version écologique Codeco fait un rapprochement brillant entre l'écophagie et la philosophie cynique de Diogène de Sinope. Le concept de parakharáxon tò nómisma - « défigurer la monnaie » - désignait chez les Cyniques la nécessité de dénoncer la fausseté des valeurs sociales établies. L'écophagie opère une défiguration similaire, mais à l'échelle environnementale. Elle dévalue littéralement la propriété immobilière, rend caduques les assurances, ridiculise les plans d'urbanisme. En dévorant les maisons, la mer défigure la « monnaie » de notre société capitaliste - la valeur foncière - révélant sa vanité fondamentale. Les quatre figures de l'écophage Face à ce phénomène, Codeco identifie quatre postures subjectives : Le marin : celui qui observe les marées avec la sagesse ancienne de celui qui connaît l'océan. Il ne lutte pas, il constate. Sa connaissance est empirique, transmise par les générations. L'habitant : celui qui déménage sa mémoire. Il ne part pas vraiment, il se déplace avec ses souvenirs, ses photos, les objets qui ont survécu à la dévoration. Son deuil est actif. L'artiste : celui qui ritualise la perte. Il transforme l'érosion en performance, la destruction en création. Il donne une forme à l'informe, un sens à l'absurde. Le géologue : celui qui lit dans les strates. Sa compréhension est scientifique, mais non dénuée de poésie. Il voit dans chaque couche sédimentaire une page d'histoire. Ces quatre figures ne s'excluent pas mutuellement ; chaque individu peut en incarner plusieurs à la fois. Ensemble, elles dessinent les contours d'une subjectivité écologique nouvelle, capable de faire face à l'effondrement sans sombrer dans le désespoir. IV. Science-fiction et écophagie : la littérature des futurs dévorés L'écophagie, comme concept, trouve des échos puissants dans la science-fiction latino-américaine contemporaine, particulièrement dans ce qu'on pourrait appeler la « climate fiction » du sous-continent. Samanta Schweblin et le réalisme toxique Le roman Fièvre (2017) de l'Argentine Samanta Schweblin, bien que ne se déroulant pas spécifiquement dans un contexte côtier, capture parfaitement l'essence de l'écophagie comme contamination diffuse. La menace n'y est pas spectaculaire mais insidieuse, s'infiltrant dans le quotidien, empoisonnant les relations, les corps, les paysages. Schweblin décrit non pas une apocalypse soudaine, mais une digestion lente : l'environnement absorbe la toxicité humaine et la restitue, transformée en menace. C'est l'écophagie comme cycle pervers, où ce que nous avons ingéré (ressources, énergie, espace) nous est rendu sous forme de poison. Le solarpunk brésilien : utopie digestive À l'inverse, le mouvement solarpunk, particulièrement vivant au Brésil, propose une réponse optimiste à l'écophagie. Dans les anthologies éditées par Gerson Lodi-Ribeiro et Fábio Fernandes, on trouve des récits de symbiose plutôt que de dévoration. Le solarpunk imagine des technologies qui ne dominent pas la nature, mais s'y intègrent. L'architecture y épouse les courbes du paysage au lieu de lui résister, l'énergie est puisée dans les cycles naturels plutôt que dans leur rupture. C'est une forme d'écophagie positive : non plus la mer qui dévore la ville, mais la ville qui se laisse digérer par son environnement pour en devenir indissociable. Vers un nouveau genre littéraire L'écophagie pourrait bien donner naissance à un sous-genre spécifique de la science-fiction latino-américaine. On en trouve des prémices dans : Les récits de villes côtières qui se déplacent au rythme des marées Les histoires de communautés apprenant à « migrer verticalement » face à la montée des eaux Les fictions de mémoires préservées dans des banques de données flottantes Ces récits partagent une caractéristique : ils imaginent non pas la victoire sur les éléments, mais l'apprentissage de la coexistence avec des forces qui nous dépassent. Conclusion : L'écophagie ou l'art de se laisser dévorer « L'anthropophagie nous apprenait à digérer l'autre pour devenir nous-mêmes. L'écophagie nous enseigne à nous laisser digérer par le monde pour redevenir lui. À Atafona, dans le ballet des vagues et des fondations, se joue peut-être la plus vieille danse du monde : celle de la matière qui se transforme, du solide qui redevient liquide, de la culture qui reconnaît enfin qu'elle n'est que nature temporairement solidifiée. L'écophagie n'est pas la fin, mais le rappel que nous appartenons à un cycle bien plus vaste que nos civilisations. » Le phénomène d'Atafona, loin d'être un cas isolé, préfigure ce qui attend de nombreuses zones côtières dans le monde. L'écophagie nous oblige à repenser fondamentalement notre rapport à la propriété, à la mémoire, à la résilience. Les artistes de CasaDuna et Grupo Erosão l'ont compris : il ne s'agit plus de résister à l'érosion, mais d'apprendre à danser avec elle. Leur travail ne sauvera pas les maisons d'Atafona, mais il pourrait bien nous sauver de quelque chose de plus précieux : l'illusion de notre séparation d'avec la nature. Dans cette perspective, l'écophagie cesse d'être une menace pour devenir une leçon de sagesse environnementale. Elle nous rappelle que nous sommes, littéralement, de la terre et de l'eau temporairement organisées en conscience. Et que tôt ou tard, comme à Atafona, tout retourne à sa forme élémentaire. Sources CODECO, Fernando. Théâtralité de l'érosion - Essais sur l'écophagie, les défigurations et les naufrages. Thèse de doctorat, Université d'Amiens/Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro, 2021. ANDRADE, Oswald de. Manifeste anthropophage. São Paulo, 1928. SCHWEBLIN, Samanta. Fièvre. Éditions de l'Olivier, 2017 (traduction française). FERNANDES, Fábio & LODI-RIBEIRO, Gerson (éd.). Solarpunk : Ecological and Fantastical Stories in a Sustainable World. World Weaver Press, 2018. Sites des collectifs artistiques : CasaDuna et Grupo Erosão (documentation en ligne de leurs performances). Rapports géologiques sur l'érosion côtière à Atafona (Université Fédérale Fluminense). Articles de presse brésilienne sur Atafona dans O Globo, Folha de S.Paulo (2015-2023). illustration : La lente marche de l'océan Atlantique entraîne des pertes existentielles à Atafona, une tragédie qui se répète à travers le monde avec l'accélération du changement climatique. PHOTOGRAPHIE DE Felipe Fittipaldi|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Science-Fiction Latino-Américaine : L’Art de Dévorer l’Avenir
« Où donc est la terre promise de la littérature ? », demandait le critique. Elle n'est ni dans les brumes du Nord, ni dans les laboratoires aseptisés de l'Occident. Elle est, peut-être, dans la forêt tropicale de l'imaginaire, là où le jaguar de la fable dévore l'ange d'acier de la science. Là où, pour reprendre le cri de guerre d'Oswald de Andrade, Tupi or not Tupi, that is the question. C'est à cette table cannibale du sens que nous convie la science-fiction latino-américaine du troisième millénaire. En guise d'apéritif car je prévois un article assez long voici une introduction à la SF latino américaine On a beaucoup glosé, souvent avec une condescendance mal dissimulée, sur le « réalisme magique » comme fatalité génétique de la lettre hispano-américaine. Comme si tout récit devait, par une loi inexorable, succomber au chant des sirènes du merveilleux. Cette lecture, confortable et exotique, est un contresens. Elle est sourde à la véritable révolution qui s'opère dans le laboratoire de l'imaginaire latino-américain : une opération non de fuite, mais de digestion. Une anthropophagie spéculative, pour user du terme du Brésilien Oswald de Andrade, qui ne se contente pas d'avaler les genres venus d'ailleurs, mais qui les dissout dans ses sucs gastriques pour en extraire une énergie nouvelle, une métabolisation du futur. Car le défi est de taille. Comment habiter le temps de la science-fiction – ce temps linéaire, progressiste, technologiquement euphorique – lorsque l'on vient de cultures qui ont connu la fin du monde ? La Conquête fut, pour les peuples amérindiens, un événement de la dimension de l'arrivée des extraterrestres : une apocalypse concrète, historique, dont les cicatrices sont encore vives. La SF latino-américaine est donc une littérature de survivants, de naufragés qui construisent un radeau avec les débris du vaisseau-monde qui les a heurtés. Prenez le cyberpunk. À Tokyo ou New York, il est la mélancolie d'un futur déjà advenu. Dans le Mexico de Bernardo Fernández "Bef" et de son Tiempo de Alacranes, il devient une cartographie de la violence sociale. Les implants ne sont pas des prothèses de luxe, mais des outils de survie dans une mégalopole devenue jungle darwinienne. La haute technologie y côtoie la brutalité la plus archaïque, créant un baroque numérique, une hybridation qui aurait horrifié un William Gibson puriste. L'esthétique est avalée, mais son âme est rejetée. Plus profond encore est le travail de digestion opéré sur l'uchronie. L'Europe s'interroge : « Et si le IIIe Reich avait triomphé ? ». L'Amérique du Sud, elle, pose la question qui hante ses nuits : « Et si les caravelles de Christophe Colomb avaient fait naufrage ? » (on pense ici aux travaux de Jorge Baradit ou de Gerson Lodi-Ribeiro). L'uchronie n'est pas un jeu de l'esprit ; c'est une thérapie par le rêve contrarié, une tentative de réouverture du champ des possibles que l'Histoire a brutalement clôturé. Mais le geste le plus radical, le plus proprement « anthropophage », est sans doute ce que l'on pourrait nommer le « futurisme ancestral ». Il ne s'agit plus seulement d'incorporer des motifs indigènes dans un récit de SF, mais de faire se rencontrer deux épistémès, deux manières de connaître le monde. Dans les récits émergents du « punk indigène », le code informatique dialogue avec le chamanisme, la forêt amazonienne est un réseau neuronal vivant, et la quête n'est pas pour la singularité technologique, mais pour une symbiose retrouvée avec le Pachamama. C'est une réponse cinglante à l'imaginaire colonial de l'exploitation : l'avenir ne sera pas une conquête, mais une réconciliation. Ou ne sera pas. Ainsi, sous la plume de Samanta Schweblin (Fièvre), l'horreur écologique n'a rien d'une dystopie lointaine. C'est une contamination lente, une angoisse qui suinte dans le présent, un poison dans le puits. C'est la littérature comme symptôme et comme diagnostic. En définitive, la science-fiction latino-américaine nous enseigne une leçon cruciale. Elle nous montre que le futur n'est pas une terre vierge à coloniser, mais un repas à partager. Que pour inventer demain, il faut d'abord avoir le courage de digérer hier. Elle pratique une herméneutique de la faim, où dévorer les codes de la modernité globale est la condition sine qua non pour affirmer une voix singulière, dissonante et essentielle. Après le cycle chinois et indien, voici venu le temps de la grande mastication sud-américaine. Et l'on sort de cette lecture non rassasié, mais affamé d'un avenir enfin différent. Références et méthodologie Les sources de cet article respectent une rigueur académique et sont vérifiables par les canaux suivants : Concepts théoriques fondateurs : Oswald de Andrade - Manifeste Anthropophage (1928) : Document historique disponible dans les archives de littérature brésilienne et les revues spécialisées Flora Süssekind - Théoricienne brésilienne, travaux accessibles via les bases de données universitaires Auteurs et œuvres cités : Argentine : Samanta Schweblin - Fièvre (Éditions de l'Olivier, 2017) Paula Bombara - El Mar y la Serpiente (Editorial Planeta, 2019) Mexique : Bernardo Fernández "Bef" - Tiempo de Alacranes (Editorial Almadía, 2005) Andrea Chapela - La heredera (tétralogie, Editorial Castillo) Chili : Jorge Baradit - Ygdrasil (Editorial Sudamericana, 2011) Brésil : Gerson Lodi-Ribeiro - Anthologies Vaporpunk et Solarpunk (Editora Draco) Fábio Fernandes - Travaux sur le solarpunk brésilien Vérification des sources : Catalogues des bibliothèques nationales (BnF, Bibliothèque du Congrès) Bases de données académiques (JSTOR, Cairn, Persée) Catalogues d'éditeurs spécialisés Répertoires d'institutions culturelles latino-américaines Illustration : Scène interprétée comme un repas rituel cannibale (Codex Magliabechiano, folio 73r).|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
Le mensonge fut mon liquide amniotique. Depuis le for intérieur de ma mère, je sus que je la décevrai ; elle rêvait d'une fille, imaginait déjà la couleur du papier peint de ma chambre à coucher, les tons pastels, les peluches qu'elle n'avait pas eues enfant. Son mensonge s'infiltra dans mon sang comme une drogue ; je n'ose pas dire un poison, car sans cela, il est tout à fait possible que je n'eusse jamais eu l'outrecuidance d'écrire. Je suis né prématurément à Paris, durant la semaine des barricades à Alger ; je ne sais plus vraiment si c'était quatre ou huit semaines avant terme. Ce dont je me souviens, c'est d'un arrachement qu'immédiatement je transformai en abandon. Placé dans une couveuse à l'hôpital Saint-Michel, mes premiers contacts avec l'air que je respirai furent tintés d'absence, de manque, et laissèrent dans mes poumons, dans mes nerfs, mon sang, la trace d'une atrocité sans nom. Durant toute mon enfance, il me semble que j'ai manqué de souffle, comme d'envergure ; ceci m'explique sans doute la quantité de rêves de vol dont je me souviens encore. S'envoler vers le ciel, vers l'azur, devait être synonyme de respirer ; et cette difficulté à le faire durant la journée, les colères, les rages que j'en éprouvais, se décantaient dans des plages oniriques, souvent récurrentes. Ainsi, il pouvait m'arriver d'entreprendre un rêve de vol le dimanche soir et de le maintenir, surtout dans son échec, jusqu'au dimanche suivant. Ce fut bien plus tard que je découvris la manière de s'envoler et que j'appris à la reproduire, l'élément central, essentiel, étant une certaine forme de nonchalance, une certaine façon d'attaquer du talon le sol de la rêverie, toujours étonnamment solide, comme s'il s'agissait d'un sol réel. Cette occupation me prenait un temps important et, assez rapidement, je découvris que je pouvais effectuer mes tentatives, pratiquer le petit jeu des échecs et des réussites, même en classe où je m'ennuyais terriblement. Mes parents habitaient à l'étage d'une grosse maison dans le quartier de La Grave, sur la rue Charles Vénua, à quelques centaines de mètres du carrefour du Lichou (ici, il faudrait retrouver le nom de la route départementale qui relie Vallon-en-Sully à Montluçon et, dans l'autre sens, vers Saint-Amand-Montrond ; je me souviens vaguement d'une D 915, anciennement route nationale 145, après vérification). Au rez-de-chaussée de la maison vivait encore mon arrière-grand-père, Charles Brunet, né en 1883 dans la commune voisine d'Huriel, soldat de la Grande Guerre et hussard noir de la République, c'est-à-dire instituteur depuis les années vingt, dans le village de Saint-Bonnet-le-Désert, devenu depuis Saint-Bonnet-de-Tronçais, à l'orée des chênes multicentenaires plantés sur les ordres de Colbert. Entre lui et moi, je crois que des liens invisibles se formèrent très tôt ; sa chambre à coucher se trouvant, fortuitement, exactement sous la mienne. Je me suis souvent demandé si les influences de ce vieillard, déjà fort chenu, ne se seraient pas infiltrées au travers du plancher pour me rejoindre, et inversement. Les rares souvenirs que j'ai conservés de lui sont avant tout des souvenirs sonores : « Menteur picoteur, les grenouilles t'attraperont ; menteur picoteur, les crapauds te mangeront. » Et il suffit que j'écrive cette formule magique pour que je le voie tout entier, surmonté de sa touffe de cheveux blancs en bataille, sourcils broussailleux, et œil perçant et malicieux. Né à Paris dans le quinzième arrondissement, je suis resté quatre ans chez mes grands-parents paternels pour des raisons longtemps restées obscures. Puis j’appris la difficulté du couple parental, la guerre d’Algérie, les relations houleuses, la démobilisation, les cours du soir, l’élan qu’avait impulsé la fin d’une autre guerre. Nous n’étions plus vraiment sur le seuil des Trente Glorieuses, il fallait se hâter d’accéder à je ne sais quel idéal, certainement une espèce de rêve américain revu et corrigé par De Gaulle puis Pompidou. Mon père notamment avait un effroi pathologique de la pauvreté, sans doute parce qu’il avait connu des temps de disette autrefois dans sa propre enfance. Contrairement à ce que j’ai pu imaginer souvent, la vie dans les campagnes durant la Seconde Guerre mondiale n’était pas facile ; bien que les potagers existassent, ils ne produisaient leurs fruits que durant une période courte de l’année, les denrées n’étaient pas accessibles, et souvent j’ai entendu des histoires concernant des breuvages affreux se faisant passer pour du café, ou encore les mots « rutabaga », « topinambour », dont on avait d’ailleurs tant soupé qu’on ne voulait plus en entendre parler. Mon père était représentant de commerce pour une société de couvertures asphaltées ; il y était entré grâce à ses états de service durant l’Algérie, comme de nombreux collègues. Ma mère n’était pas vraiment d’accord pour épouser le statut de femme au foyer ; elle avait appris la couture et, très vite, trouva un emploi pour une société du Sentier à Paris, un ouvrage qui s’effectuait au début par correspondance : la création de robes de mariées. Ainsi, nous étions devenus des ruraux avant que je n’aie même le temps de me familiariser à une condition citadine. La légende familiale, tenace, dit que très tôt je sus lire et écrire, sans doute poussé par ma grand-mère paternelle qui était la fille de Charles Brunet, et aussi dans une certaine mesure un échec auquel il avait dû s’habituer : car lui aurait bien aimé se perpétuer dans un être de sexe masculin. illustration : Des parachutistes, qui ont fraternisé avec les insurgés, sont alignés le 31 janvier 1960 devant les barricades dressées à Alger pendant la "semaine des barricades". (JEAN-CLAUDE COMBRISSON / AFP)|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
Le poids d'un silence Le soir, dans le silence de l'école vide, il prépare la leçon d'histoire. Les Grandes Découvertes. Sa main trace au crayon la route de Vasco de Gama, mais ses yeux voient autre chose. Une côte aride, brûlée par un soleil qui n'avait rien de français. L'odeur de la mer, de la poudre et de la fièvre. Les mouches sur les blessés qu'on ne pouvait évacuer. Le sifflement des shrapnels au-dessus des barges. Le bruit particulier que fait un corps en tombant d'une falaise. C'était aux Dardanelles. Un nom qui, pour les autres, évoquait un lointain échec stratégique. Pour lui, c'était le goût du cognac volé pour se donner du courage, le visage d'un gamin de Marseille, tué à ses côtés avant même d'avoir posé le pied sur la plage. Il n'en avait jamais parlé. Une fois seulement, des années plus tard, il avait murmuré à son frère, dans l'embrasure d'une porte, des mots que j'avais surpris : « Là-bas, c'était pas la guerre, c'était... autre chose. On était de la chair à canon sur un rivage maudit. » Il n'avait jamais su que j'avais entendu. Maintenant, face à la carte du monde, il se tait. Comment leur parler de la grandeur de la France, quand on a vu ses fils mourir pour un détroit turc ? Il prend l'éponge, efface le tracé de son crayon. Demain, il parlera des Gaulois. C'est plus simple. C'est plus loin. Le Choix du Soldat-Maître Instruire après avoir détruit. Enseigner la paix après avoir pratiqué la guerre. Parler de la grandeur de la France quand on a vu sa misère glorieuse. Son caractère ne s'est pas simplement forgé dans la boue des tranchées ou sur les rivages des Dardanelles. Il s'est cristallisé dans le choix délibéré de se tenir debout, chaque matin, face à des enfants, avec pour seule arme une craie et un principe : que le savoir pouvait être une digue contre la barbarie. Il devait regarder ces visages innocents et se demander, chaque jour, lequel d'entre eux ne reviendrait pas, un jour, d'une autre guerre. Son enseignement n'était pas un simple métier. C'était un acte de foi, peut-être le plus radical qui soit. Croire malgré tout à la perfectibilité humaine. Croire que la leçon de morale pouvait l'emporter sur la leçon de violence. L'instituteur public, hussard noir, était sa dernière et plus noble tranchée. Et il la tenait, non par devoir, mais par une conviction farouche, chevillée à l'âme. C'était un homme qui avait vu le monde voler en éclats et qui avait choisi, patiemment, d'en recoller les morceaux avec l'intelligence des enfants. C'est pour cela que, dans mon souvenir, il reste un homme de fort caractère. Non par dureté, mais par ténacité silencieuse. Sa force n'était pas dans ce qu'il racontait, mais dans ce qu'il avait décidé de taire pour continuer à construire.|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
L’Hiver 1920 Charles Brunet, Saint-Bonnet-de-Tronçais J'arrive à Saint-Bonnet par un matin de décembre 1920. Le gris du ciel ressemble à celui des tranchées, mais ici, c’est un gris de cendre froide et de bois mort. J'ai vingt ans, et je me sens vieux. La mairie-école sent l'encre violette, la cire et la houille du poêle Godin. Ma classe — ma première classe — est une pièce unique. De grandes cartes de géographie jaunies sont punaisées au mur. La France y figure encore avec ses départements de 1870. Personne n'a encore changé les cartes. Mon logement de fonction, à l'étage, est spartiate : une table, un lit en fer, une armoire à glace, et la fenêtre qui donne sur la place. En contrebas, le café du bougnat, la forge où résonne le marteau sur l'enclume, et le monument aux morts, tout neuf, avec des noms que je ne connais pas encore. Les enfants me regardent avec des yeux graves. Ils savent que je reviens de là-bas. Ils devinent, peut-être, que j'ai appris d'autres leçons que celles des livres. Le maire, un vieux propriétaire terrien à favoris, me serre la main en disant : « — Vous allez leur apprendre à lire et à compter, Brunet. Et à être Français. » Je ne réponds rien. Qu'est-ce que cela veut dire, « être Français », après Verdun ? Ce matin, j'écris à la craie sur l'ardoise du tableau noir : Liberté, Égalité, Fraternité. Puis, en dessous, je leur fais dicter : Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Les voix des enfants montent, claires et fragiles, dans la pièce surchauffée. Dehors, un vent froid venu de la futaie Colbert de Tronçais fait grincer l'enseigne du bougnat. Le soir, je corrige des cahiers d'écriture à la plume Sergent-Major. Ma main tremble parfois. Pas de peur. De fatigue. La fatigue de ceux qui ont vu et qui doivent maintenant faire semblant d'oublier pour construire l'avenir. Je suis Charles Brunet, instituteur public, vingt ans, ancien soldat de deuxième classe. Je gagne cent trente francs par mois. Je dois apprendre la paix à des enfants qui n'ont connu que la guerre. Et je regarde, par la fenêtre, les noms gravés dans la pierre, en me demandant lequel d'entre eux a été tué par quelqu'un que j'ai peut-être tué moi-même. L'hiver est long. La neige tombe tôt cette année.|couper{180}