documentation
Se documenter n’a jamais été une étape à part dans mon travail : c’est un réflexe, une habitude ancienne. Lire, noter, collecter des fragments — souvent éparpillés dans des carnets, des fichiers, des marges. Créer ce mot-clé, c’est rassembler ces traces, non pour les enfermer, mais pour les voir se répondre. En un seul regard, il devient possible de suivre les lignes de force qui m’occupent à un moment donné, de voir émerger par accumulation mes terrains d’exploration, mes obsessions du moment. Ce mot-clé fonctionne comme une carte en train de se dessiner : il relie ce qui, autrement, resterait dispersé, et permet de lire en creux ce qui m’attire, m’interroge, ou me revient avec insistance.( création le 11/08/2025)
articles associés
fictions
Prompt « Réservoir → Tirage » pour générer une histoire
[ voir exemple de réalisation avec ChatGpt](https://ledibbouk.net/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html) **Note d'origine** : Lovecraft a couché une méthode très concrète dans son texte « Suggestions for Writing a Story » (publié à titre posthume dans The Notes & Commonplace Book, 1938). Voici l’essentiel : Synopsis chronologique : dresser d’abord le fil des événements dans l’ordre réel de leur occurrence (pas celui de la narration), assez détaillé pour motiver chaque incident. Synopsis narratif : réorganiser ensuite ces événements dans l’ordre où ils seront racontés, avec notes sur le point de vue, les accentuations et le climax ; modifier librement le premier plan, ajouter ou supprimer des scènes si cela renforce l’effet. Rédaction rapide : écrire d’un jet, sans s’auto-censurer, en restant prêt à reconfigurer intrigue et débuts/fins, puis éliminer tout le superflu. Révision totale : travailler le lexique, la syntaxe, le rythme, les transitions, la proportion des parties, la plausibilité, l’atmosphère. Copie finale propre (tapuscrit) après les dernières retouches. Il ajoute des remarques utiles : on peut parfois commencer par une humeur ou une image sans connaître la fin ; tenir un carnet d’idées (rêves, notations) ; soigner surtout le plan/synopsis, qui est « le cœur créatif » de l’histoire ; rester strictement logique sauf sur l’axe choisi de l’étrangeté. Lovecraft complète cette méthode dans « Notes on Writing Weird Fiction » (1933) : viser d’abord la bonne ambiance ; concentrer l’écart sur une seule “merveille” centrale traitée avec montée émotionnelle ; maintenir un réalisme minutieux partout ailleurs ; privilégier la suggestion (touches imperceptibles, détails associatifs) et éviter les catalogues crus d’événements incroyables. Ce qui est important de retenir c'est que l'ordre réel des faits est différent de l'ordre qu'emploie la narration. Pour résumer on crée un réservoir de faits dans un ordre chronologique par exemple mais ensuite la narration extrait ceux-ci et les réorganise comme elle veut selon le but recherché. Par « ordre réel de leur occurrence », Lovecraft veut dire la chronologie objective des faits dans le monde de l’histoire : ce qui s’est passé, dans quel ordre, pour qui, où, et avec quelles causes/conséquences — indépendamment de la façon dont tu vas le raconter. L’ordre de la narration, lui, est l’ordre dans lequel le lecteur découvre ces faits (avec flashbacks, ellipses, récits croisés, in medias res, etc.). De cette note j'ai tiré un prompt pour tenter de trouver une méthodologie personnelle qui m'aiderait à écrire des fictions. **Avertissement** : il ne s'agit pas de demander à une IA de rédiger des histoires à ma place. Mais de comprendre, d'intégrer un protocole, une méthode, moi qui ai tant de mal avec les protocoles ordinairement. ******************************************************* **Rôle**. Tu es un architecte narratif. Tu vas d’abord construire la fabula (chronologie réelle des faits), puis le syuzhet (ordre de narration), faire des vérifications de cohérence, et seulement ensuite rédiger l’histoire. **Paramètres** GENRE : ex. horreur cosmique / rêve / polar / fantastique sobre EFFET RECHERCHÉ : ex. inquiétude lente / mystère rationnel / vertige onirique LONGUEUR CIBLE : ex. 1200 mots PERSONNE/TEMPS : ex. 1re personne passé simple / 3e personne présent FOCALISATION : interne / externe / variable LEXIQUE/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 10–20 mots CONTRAINTE LOVecraft : une seule “merveille” centrale, réalisme ailleurs, suggestion > exposition. OUTPUT_MODE : plan | histoire | les_deux **ÉTAPE A — FABULA (ordre réel des faits)** Construis la chronologie objective en événements atomiques (5–12 items). Format de sortie : Eid — Date/Laps : … — Lieu : … — Acteurs : … Fait : … Cause : … → Conséquence : … Trace matérielle : lettre / photo / cicatrice / rapport / bruit / odeur Qui sait quoi : Perso A : … | Perso B : … | Lecteur : rien (Ajoute autant d’Eid que nécessaire, en respectant la causalité, même pour les faits hors-champ.) **ÉTAPE B — SYUZHET (ordre narratif pour le lecteur)** Réordonne en scènes. Pour chaque scène : Sn — Point d’entrée : moment précis — POV : … Objectif dramatique : … Puise dans : E3 = allusion | E1 = indice | E7 = révélation Degré d’info : 0 allusion / 1 indice / 2 partielle / 3 révélation Ce que tu tais : … Crochet de sortie : question / image / menace / promesse (Planifie 6–12 scènes, in medias res autorisé, flashbacks ok, mais logique du réservoir intouchée.) **ÉTAPE C — VÉRIFS ÉCLAIR** Causalité : toute action a une cause antérieure dans la fabula. Connaissances : aucun personnage n’utilise une info qu’il n’a pas encore obtenue. Traces : chaque révélations s’appuie sur une trace matérielle déjà présente. Plausibilité : dates/délais/distances cohérents. Merveille centrale : une seule anomalie, le reste réaliste. **ÉTAPE D — RÉDACTION** Ton global : … ; rythme : ralenti sur 2 scènes, sinon net. Évite l’encyclopédisme et les “catalogues d’horreurs” ; privilégie la suggestion. Sortie conforme à LONGUEUR CIBLE. Pas d’explications post-finale. **FORMAT DE SORTIE** Plan : réimprime Fabula puis Syuzhet (brefs). **Histoire** : texte continu prêt à lire, respectant PERSONNE/TEMPS/STYLE. **Exemple ultra-court**(remplissage) GENRE : fantastique sobre EFFET : inquiétude lente LONGUEUR : 900 mots PERSONNE/TEMPS : 1re personne, passé FOCALISATION : interne LEXIQUE : concret, phrases 12–18 mots OUTPUT_MODE : les_deux *Fabula* (résumé) E1 — 1895, grotte : un rituel échoue ; statuette perdue. Trace : cicatrice sur un survivant. E2 — 1926, port : un marin remonte la statuette. Trace : idole + journal de bord. E3 — 1927, ville : un professeur enquête, compile. Trace : dossier, coupures. E4 — 1928, moi : j’hérite du dossier ; le marin disparaît. Trace : lettre inachevée. *Syuzhet* (résumé) S1 (E4/indice) ouverture sur la lettre inachevée. S2 (E3/partiel) notes du professeur ; noms raturés. S3 (E2/récit) voix du marin ; météo, dérive, idole poisseuse. S4 (E1/allusion) cicatrice décrite ; on suggère le rituel sans tout dire. S5 (E4/rév.) je retrouve l’idole, mais seule la trace parle. (Puis rédige l’histoire selon ces balises.) Si tu veux, dis-moi juste les paramètres à remplir (genre, effet, longueur, etc.) et je te génère aussitôt un plan + histoire avec ce prompt.|couper{180}
traductions
La Bête Noire
*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 – 23 novembre 1932) fut un écrivain américain de récits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc épiscopal au parcours riche et atypique. Diplômé de Harvard en 1904 aux côtés de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athlète reconnu avant de publier un journal politique à Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonné diacre en 1912, Whitehead embrassa une carrière religieuse qui le mena à devenir archidiacre des Îles Vierges de 1921 à 1929, notamment à Saint‑Croix. Ce séjour aux Antilles marqua son œuvre : il puisa dans les légendes, les croyances et les rituels vaudous de ces îles un matériau unique, imprégnant ses récits d’un exotisme envoûtant. Correspondant et ami d’H. P. Lovecraft, il contribua dès 1924 à Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-même évoqua ses nouvelles comme une « fiction étrange d’une puissance discrète et réaliste », saluant notamment The Passing of a God comme l’apogée de son génie. Après son retour aux États-Unis, Whitehead exerça à Dunedin (Floride), jusqu'à sa mort en 1932. Ses récits, collectés dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d’être célébrés pour la finesse de leur atmosphère et la singularité de leur cadre caribéen.* — - ## La Bête Noire (traduction littérale) En diagonale, de l’autre côté du marché du dimanche de Christiansted, sur l’île de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d’Old Moore’s, où j’ai séjourné une saison — c’est-à-dire, le long du côté sud de l’antique place du marché de la vieille ville, bâtie sur l’emplacement abandonné de l’ancienne ville française de Bassin — se dresse, dans une austère grandeur fanée, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de « Gannett’s ». Pendant près d’un demi-siècle, la Gannett House est restée vide et inoccupée, sa solide façade de maçonnerie donnant sur la place du marché affichant un aspect morne et distant, avec ses rangées de fenêtres hermétiquement closes, ses pierres assombries et décolorées, et l’ensemble de son allure, sévère et rebutante. Durant ces cinquante années environ où elle était restée close, lançant un regard sombre et vide à la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et rébarbatives, divers individus avaient tenté, à maintes reprises, de la faire rouvrir. Une telle demeure — l’une des plus vastes résidences privées des Antilles, et aussi l’une des plus belles — ainsi fermée et inutilisée, simplement parce que telle était la volonté de son propriétaire absent, homme arbitraire et plutôt mystérieux, que l’île n’avait pas revu depuis la durée de vie d’un homme mûr, ne pouvait manquer de susciter l’intérêt de locataires potentiels. Je sais, parce qu’il me l’a raconté, que le Révérend Père Richardson, de l’Église anglicane, tenta de l’obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j’essayai d’en louer une partie pour la saison ; l’année où, faute d’y parvenir, je pris à la place Old Moore’s — maison aux ombres étranges, aux vastes pièces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d’innombrables fois, Old Moore lui-même, portant — si les rumeurs étaient vraies — un étrange fardeau d’appréhension mentale, avait glissé autrefois, dans un frisson d’anticipation terrible… Une enquête auprès des bureaux du Gouvernement révéla que le vieux Maître Malling, survivant du régime danois, vivant à Christiansted et d’une aide précieuse pour nos fonctionnaires lorsqu’il s’agissait de démêler de vieux documents danois, avait la charge de Gannett’s. Herr Malling, que j’allai voir à son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait être louée en aucune circonstance ; telles étaient ses instructions — des instructions permanentes, consignées dans ses dossiers. Non, c’était impossible, hors de question. Je me rappelai alors quelques vagues allusions que j’avais reçues à propos d’un vieux scandale. Et puis, soudain, l’occasion se présenta, totalement inattendue. Au début de l’année suivante, on m’informa que la maison avait été rouverte et qu’une dame, Mrs Garde, l’avait occupée, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu’elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer. Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un après-midi brûlant de la saison sèche. Les volets de la façade donnant sur la place étaient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumière dans les pièces immenses. Mrs Garde m’accueillit sur la large véranda, vêtue d’une robe légère aux tons pâles, le visage à la fois cordial et réservé. Elle me parla de son installation, des réparations qu’elle avait dû faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n’osais espérer : la raison pour laquelle Gannett House était restée close si longtemps. Elle ne prétendait pas tout savoir, mais disait qu’il y avait « quelque chose » dans la maison. À ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus à loisir. Nous revînmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l’après-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma première visite, et la véranda, baignée d’ombre, offrait un semblant de fraîcheur. Après quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commença son récit. — La première fois, dit-elle, c’était il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C’était une nuit chaude, au cœur de la saison des pluies. La maison dormait, et j’étais assise là, justement, à cette place. La lune éclairait la cour, et je pensais à mille choses, quand j’ai senti… oui, senti d’abord, puis entendu… un souffle lourd, irrégulier. Elle hésita, comme si elle revivait l’instant. — J’ai cru qu’un animal s’était introduit. Mais quand j’ai levé les yeux, je n’ai rien vu… rien que l’ombre de l’arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi. Elle marqua un silence. — Depuis cette nuit-là, cela revient… sans prévenir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la même semaine. Toujours le même ordre : le souffle, les pas… puis l’impression qu’une présence se penche sur vous. Elle nous invita alors à la suivre jusqu’à une aile latérale de la maison. Là, dans une pièce presque nue, elle s’arrêta et désigna le sol : — C’est ici que cela commence souvent. À cet instant, je crus percevoir une légère vibration dans l’air, comme si une onde invisible venait de traverser la pièce. Je ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait à ma gauche, eut un petit mouvement de tête, comme s’il confirmait avoir perçu la même chose. Ce que Mrs Garde nous avait raconté était déjà assez étrange en soi. Mais plus tard, lorsque nous eûmes l’occasion d’examiner certains vieux papiers laissés dans la maison par la famille Gannett, nous trouvâmes quelque chose de plus étrange encore. Il s’agissait d’un cahier relié en cuir, terni et craquelé par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte. C’était le journal d’Angus Gannett, daté des années 1840. Une entrée, en particulier, attira notre attention : « La nuit dernière, alors que je traversais la cour, je fus pris d’un malaise soudain. L’air semblait vibrer autour de moi, et je perçus un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune éclairait la cour, mais je n’y vis aucune créature. Les chiens, habituellement prompts à aboyer, restèrent muets, les oreilles basses. Je crois qu’ils savaient. » D’autres passages du journal décrivaient des incidents similaires, espacés parfois de plusieurs mois. Gannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d’un « esprit animal » lié à une cérémonie vaudoue ayant mal tourné, bien avant que la propriété ne passe aux mains de sa famille. Mrs Garde referma le journal avec précaution. — Comme vous le voyez, dit-elle, ce n’est pas un phénomène récent. Et depuis tout ce temps, personne n’a jamais pu le voir clairement… mais tous ceux qui l’ont senti savent qu’il est là. Le soir même, nous restâmes à dîner chez Mrs Garde. La chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l’encre s’abattit sur la plantation. Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d’un fracas métallique. — Le taureau ! s’exclama Mrs Garde. Nous courûmes jusqu’à l’enclos. Sous la lumière de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barrières de bois. Ses yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait à celle d’un animal traqué. Haydon tenta de l’approcher pour le calmer, mais l’animal reculait, évitant quelque chose que nous ne voyions pas. Puis, soudain, il chargea un coin sombre de l’enclos… vide. Le bois éclata, et le taureau s’échappa dans la cour avant de disparaître entre les manguiers. À cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait décrit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible. Puis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison. Nous suivîmes ces pas jusqu’au vieux jardin, à l’endroit où, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres. C’est là que nous entendîmes, étouffés mais distincts, le battement d’un tambour, le cliquetis métallique d’instruments rituels, et une sorte de chant monotone. Mais il n’y avait personne. La lune éclairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oublié. L’air vibrait comme chauffé par une source invisible. Puis, sans transition, tout s’arrêta : plus de pas, plus de souffle, plus de sons. Les jours suivants furent calmes. Pas de souffle, pas de pas, pas d’agitation chez les animaux. Pourtant, l’impression d’une présence latente persistait. Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous prévint qu’il avait trouvé quelque chose au pied des vieux manguiers, près du cercle de pierres. Nous découvrîmes le corps du taureau noir, étendu dans l’herbe humide. Aucune trace de lutte, aucune blessure. Ses yeux ouverts semblaient figés dans une vision d’horreur. Mrs Garde se signa lentement. — C’est terminé, dit-elle d’une voix basse. Pour cette fois. Le taureau fut enterré à l’ombre des manguiers. Ce soir-là, la maison sembla plus légère, comme débarrassée d’un poids invisible. Mais en me couchant, je pensai aux mots d’Angus Gannett dans son journal : « Ce n’est pas une bête ordinaire. C’est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. » Depuis ce jour, je ne suis jamais retourné à la plantation Gannett. Mais parfois, dans mes rêves, il me semble entendre, quelque part dans l’obscurité, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre. Et je me réveille, le cœur battant, à l’affût du silence.|couper{180}
traductions
a cold greeting / un accueil glacial
Ambrose Bierce (1842 – disparu vers 1914) fut journaliste, nouvelliste et auteur du Dictionnaire du diable. Maître des nouvelles brèves et acérées, il aimait jouer avec l’ironie, le macabre et l’étrange. Lovecraft le cite dans Supernatural Horror in Literature comme l’une de ses influences directes. Dans cette micro-nouvelle, tout repose sur un retournement sec, presque clinique, qui laisse au lecteur la tâche de combler le vide. L’étrange surgit dans le banal, et disparaît aussi vite qu’il est apparu. Traduction littérale Un accueil glacial Ceci est une histoire racontée par feu Benson Foley de San Francisco : « À l’été 1881, je fis la connaissance d’un homme nommé James H. Conway, résident de Franklin, Tennessee. Il était en visite à San Francisco pour sa santé — pauvre homme abusé — et m’apporta une lettre de recommandation de la part de M. Lawrence Barting. J’avais connu Barting comme capitaine dans l’armée fédérale pendant la guerre de Sécession. À sa fin, il s’était installé à Franklin et, avec le temps, devint, j’avais des raisons de le penser, assez en vue comme avocat. Barting m’avait toujours semblé un homme honorable et véridique, et l’amitié chaleureuse qu’il exprimait dans sa lettre pour M. Conway était, pour moi, une preuve suffisante que ce dernier était en tous points digne de ma confiance et de mon estime. Un jour, au dîner, Conway me raconta qu’il avait été solennellement convenu entre lui et Barting que celui qui mourrait le premier devait, si possible, communiquer avec l’autre depuis l’au-delà d’une manière incontestable — la façon précise, ils l’avaient laissée (sagement, me sembla-t-il) à la décision du défunt, selon les opportunités que ses circonstances modifiées pourraient présenter. Quelques semaines après la conversation au cours de laquelle M. Conway avait parlé de cet accord, je le rencontrai un jour descendant lentement Montgomery Street, apparemment, à en juger par son air absorbé, en profonde réflexion. Il me salua froidement, simplement d’un mouvement de tête, et passa son chemin, me laissant debout sur le trottoir, la main à demi tendue, surpris et, naturellement, quelque peu froissé. Le lendemain, je le rencontrai de nouveau dans le hall de l’hôtel Palace, et, le voyant sur le point de répéter la désagréable scène de la veille, je l’interceptai dans une entrée, avec une salutation amicale, et lui demandai franchement une explication sur son changement d’attitude. Il hésita un moment ; puis, me regardant franchement dans les yeux, dit : -- Je ne pense pas, M. Foley, que j’aie encore un droit à votre amitié, puisque M. Barting semble avoir retiré la sienne à mon égard — pour quelle raison, je proteste que je n’en sais rien. S’il ne vous en a pas déjà informé, il le fera probablement. -- Mais, répondis-je, je n’ai pas eu de nouvelles de M. Barting. -- Des nouvelles de lui ! répéta-t-il, avec une apparente surprise. Mais il est ici. Je l’ai rencontré hier, dix minutes avant de vous croiser. Je vous ai salué exactement de la même manière qu’il m’a salué. Je l’ai revu encore il y a moins d’un quart d’heure, et son attitude fut précisément la même : il s’est contenté d’incliner la tête et de passer son chemin. Je n’oublierai pas de sitôt votre civilité envers moi. Bonjour, ou — comme il vous plaira — adieu. Tout cela me sembla d’une considération et d’une délicatesse singulières de la part de M. Conway. Comme les situations dramatiques et les effets littéraires sont étrangers à mon propos, je vais expliquer tout de suite que M. Barting était mort. Il était décédé à Nashville quatre jours avant cette conversation. Allant voir M. Conway, je l’informai de la mort de notre ami, lui montrant les lettres qui l’annonçaient. Il en fut visiblement ému, d’une façon qui m’empêcha de douter de sa sincérité. -- Cela semble incroyable, dit-il après un moment de réflexion. Je suppose que j’ai dû confondre un autre homme avec Barting, et que le salut froid de cet homme n’était qu’une politesse de la part d’un inconnu en réponse à la mienne. Je me souviens, en effet, qu’il n’avait pas la moustache de Barting. » Un accueil glacial — version modernisée C’est une histoire que m’a racontée Benson Foley, de San Francisco. « En 1881, j’ai rencontré un certain James H. Conway, originaire de Franklin, Tennessee. Il était à San Francisco pour raisons de santé — pauvre naïf — et portait une lettre d’introduction de Lawrence Barting. J’avais connu Barting comme capitaine dans l’armée fédérale pendant la guerre de Sécession. Après le conflit, il s’était installé à Franklin et, avec le temps, était devenu, je crois, un avocat assez en vue. Barting m’avait toujours semblé un homme fiable et droit, et l’amitié qu’il exprimait dans sa lettre à l’égard de Conway suffisait à me convaincre que celui-ci méritait toute ma confiance. Un soir, à table, Conway m’a confié qu’il avait passé un pacte avec Barting : le premier qui mourrait essaierait, si possible, de communiquer avec l’autre depuis l’au-delà, de façon indiscutable. La forme exacte de ce message, ils l’avaient laissée au choix du défunt, en fonction des “opportunités” que sa nouvelle condition pourrait offrir. Quelques semaines plus tard, je croise Conway sur Montgomery Street. Il marchait lentement, l’air absorbé. Il m’a salué d’un signe de tête froid, puis a continué son chemin, me laissant la main à moitié tendue. J’étais surpris, et un peu vexé. Le lendemain, je le revois dans le hall du Palace Hotel. Il allait répéter la scène, mais je l’ai intercepté, l’ai salué et lui ai demandé franchement la raison de son changement d’attitude. Il m’a regardé droit dans les yeux : -- Je crois, monsieur Foley, que je n’ai plus droit à votre amitié, puisque M. Barting semble avoir retiré la sienne envers moi — je ne sais pas pourquoi. S’il ne vous l’a pas déjà dit, il le fera sûrement. -- Mais… je n’ai pas eu de nouvelles de Barting. -- Pas eu de nouvelles ? répéta-t-il, surpris. Mais il est ici ! Je l’ai vu hier, dix minutes avant de vous croiser. Je vous ai salué exactement comme il m’a salué. Et je l’ai revu il y a moins d’un quart d’heure : même attitude, il a juste incliné la tête et continué. Je n’oublierai pas votre politesse envers moi. Bonjour… ou adieu, comme vous voudrez. Tout cela me sembla d’une délicatesse singulière de la part de Conway. Je vais couper court : Barting était mort. Décédé à Nashville quatre jours avant cette conversation. J’en ai informé Conway, preuves à l’appui. Il en a été sincèrement ébranlé. -- C’est incroyable, a-t-il dit après réflexion. J’ai dû confondre quelqu’un d’autre avec Barting, et ce salut froid n’était qu’une politesse d’un inconnu. D’ailleurs, il n’avait pas sa moustache. »|couper{180}
traductions
Traduire l’étrangeté : dans la phrase de Lovecraft, de l’anglais au français
*Howard Phillips Lovecraft n’écrivait pas pour flatter l’oreille du lecteur moderne. Sa phrase, qu’elle soit longue ou brève, reste étrangère, presque rébarbative. Elle empile les images, étire la syntaxe, hésite entre la description minutieuse et l’incantation hypnotique. Lire Lovecraft, c’est accepter un rythme qui échappe à nos habitudes, une respiration lente qui s’attarde sur chaque détail. Traduire Lovecraft, c’est encore autre chose : entrer dans cette phrase comme on entrerait dans une architecture labyrinthique, en choisissant à chaque pas de respecter la forme ou d’en chercher l’équivalent dans notre langue. Pour comprendre cette mécanique, j’ai choisi deux extraits du cycle onirique : Polaris et Celephaïs. L’idée n’est pas de reproduire la traduction officielle de David Camus, mais de mettre le lecteur dans la peau du traducteur : partir de la version originale, tenter une traduction littérale, puis en proposer une version retravaillée, en montrant chemin faisant où se logent les choix difficiles.* — - ## Polaris — la phrase hypnotique **VO** Into the north window of my chamber glows the Pole-Star with uncanny light. All through the long hellish hours of blackness it shines there ; and in the autumn of the year, when the winds from the north curse and whine, and the red-leaved trees of the swamp mutter things to one another in the small hours of the morning under the horned waning moon... **Traduction littérale** Dans la fenêtre nord de ma chambre brille l’étoile Polaire avec une lumière étrange. Pendant toutes les longues heures infernales de noirceur, elle y luit ; et à l’automne, quand les vents du nord jurent et gémissent, et que les arbres aux feuilles rouges du marais se murmurent des choses à l’oreille aux petites heures du matin, sous la lune décroissante et cornue… **Les dilemmes** Faut-il rendre glows par « brille » (neutre), « luire » (plus poétique) ou « irradier » (plus intense) ? Uncanny light est-elle une « lumière étrange », « inquiétante » ou « surnaturelle » ? Et que faire de curse and whine : garder « jurer et gémir » ou chercher une paire plus imagée ? Chaque décision déplace le texte vers un registre légèrement différent. **Traduction retravaillée** Par la fenêtre nord de ma chambre, l’étoile Polaire irradie d’une lueur surnaturelle. Tout au long des interminables heures noires et infernales, elle demeure là ; et, à l’automne, lorsque les vents du nord maugréent et gémissent, que les arbres aux feuilles écarlates du marais échangent de sourds murmures aux petites heures de l’aube, sous la lune décroissante aux cornes effilées… Ici, la lourdeur syntaxique n’est pas un défaut : c’est le vecteur même de l’atmosphère. Couper la phrase serait trahir son pouvoir hypnotique. ## Celephaïs — la phrase en collier de perles **VO** In a dream Kuranes saw the city in the valley, and the sea beyond, and the snowy peak overlooking the sea, and the gaily painted galleys that sail out of the harbour toward the distant regions where the sea meets the sky. **Traduction littérale** Dans un rêve, Kuranes vit la ville dans la vallée, et la mer au-delà, et le pic enneigé dominant la mer, et les galères joyeusement peintes qui quittent le port en direction des régions lointaines où la mer rencontre le ciel. **Les dilemmes** In a dream : « Dans un rêve » ou « En songe » ? The city in the valley : neutre ou imagé (« la cité blottie au creux de la vallée ») ? Et que faire de gaily painted galleys ? Littéral (« joyeusement peintes ») ou descriptif (« aux coques éclatantes de couleurs ») ? Enfin, faut-il garder l’énumération longue ou condenser la fin : « vers l’horizon où la mer rejoint le ciel » ? **Traduction retravaillée** En songe, Kuranes contempla la cité blottie au creux de la vallée, la mer qui s’étendait au-delà, le pic enneigé qui la dominait, et les galères aux coques éclatantes de couleurs quittant le port vers l’horizon où la mer rejoint le ciel. Même dans une structure plus simple, la phrase conserve un effet d’accumulation : segments descriptifs alignés, presque comme un inventaire visuel, qui donnent au lecteur la sensation d’embrasser tout le paysage d’un seul regard. **Ce que révèle l’exercice** Rythme contre fluidité Conserver la syntaxe anglaise impose une lenteur inhabituelle en français, mais c’est précisément cette lenteur qui est lovecraftienne. **Lexique et couleur** Chaque mot — verbe ou adjectif — déplace le texte vers un registre : neutre, poétique, archaïque, fantastique. **Rébarbatif et hypnotique** L’un ne va pas sans l’autre. Ce qui semble pesant devient un instrument d’immersion, à condition de l’assumer jusqu’au bout. **Conclusion** Traduire Lovecraft, c’est marcher sur un fil tendu entre deux abîmes : celui de l’allègement, qui dissout la densité hypnotique de sa phrase, et celui de la fidélité brute, qui peut rendre la lecture fastidieuse. Ses Contrées du rêve demandent qu’on se perde un peu dans leur syntaxe comme on se perd dans leurs paysages. Et peut-être est-ce là, dans cette lenteur, ce trop-plein, que réside le véritable sortilège.|couper{180}
Lectures
D’ailleurs
En littérature, la notion d’ailleurs renvoie à un ensemble d’usages qui viennent de plusieurs héritages à la fois linguistiques, rhétoriques et philosophiques. Le mot ailleurs vient du latin médiéval aliorsum (alius = autre + orsum = direction), signifiant « vers un autre lieu ». Le d’ contracté devant marque une provenance (de ailleurs → d’ailleurs) ou une transition logique. Dès l’Ancien Français (XIIᵉ siècle), d’ailleurs peut désigner à la fois :un changement de point de vue (par ailleurs) ; une référence à une autre origine (provenant d’un autre lieu). En rhétorique À partir du XVIIᵉ siècle, notamment dans les lettres et essais, d’ailleurs devient une particule de transition : elle introduit une remarque incidente qui enrichit ou nuance ce qui précède. Chez Madame de Sévigné, par exemple, c’est une manière élégante de glisser une précision ou un contrepoint, presque comme un aparté oral. Exemple typique : « Il est très aimable. D’ailleurs, il m’a rendu service. » → On se déplace mentalement « vers un autre plan » du discours. Dans la littérature moderne À partir du XIXᵉ siècle, d’ailleurs prend aussi une dimension poétique et spatiale. Les romantiques et symbolistes l’emploient pour marquer un ailleurs imaginaire, un déplacement hors du cadre immédiat. Chez Baudelaire, Rimbaud ou Segalen, cet ailleurs est autant géographique (voyage, exotisme) que intérieur (paysage mental). Valeur contemporaine Au XXᵉ siècle, dans la prose contemporaine, d’ailleurs garde cette double force : discursive (enchaînement, nuance, contradiction douce) ; évocatrice (ouverture sur un autre lieu, réel ou fictif). Dans l’écriture diaristique ou narrative minimaliste, il peut presque servir de coupure rythmique, une respiration qui crée un effet de confidence ou de glissement de sens, comme chez Annie Ernaux ou Georges Perec. En résumé : d’ailleurs n’est pas seulement un mot de liaison, c’est un pivot mental. Il relie un présent du texte à un hors-champ — que ce hors-champ soit un argument, un souvenir, ou un ailleurs au sens littéral. En littérature moderne, surtout minimaliste ou fragmentaire, on observe plusieurs procédés pour effacer d’ailleurs tout en conservant ou en transformant son effet. La juxtaposition sèche (méthode minimaliste) On supprime d’ailleurs et on colle les deux segments, parfois en les séparant par un point ou un point-virgule. Avant : Il ne viendra pas. D’ailleurs, il ne m’avait rien promis. Après : Il ne viendra pas. Il ne m’avait rien promis. → Effet : plus abrupt, plus Beckett ou Ernaux, moins conciliateur. Le glissement par asyndète On laisse les phrases se suivre sans lien logique explicite (asyndète = absence de connecteur). Avant : J’aime cette ville. D’ailleurs, je m’y sens chez moi. Après : J’aime cette ville. Je m’y sens chez moi. → Effet : impression de constat neutre, mais le lien subsiste dans l’esprit du lecteur. L’intégration dans le verbe Au lieu de marquer la transition par un mot, on transforme le verbe ou le sujet pour incorporer l’idée. Avant : Elle connaît bien l’histoire. D’ailleurs, elle y a participé. Après : Elle connaît bien l’histoire : elle y a participé. → Effet : la cause ou l’explication devient structure interne. Le déplacement vers l’ellipse On conserve le sous-entendu, mais on le rend implicite, souvent par une coupe. Avant : Il aime l’hiver. D’ailleurs, il vit dans le nord. Après : Il aime l’hiver. Il vit dans le nord. → Effet : le lecteur fabrique le lien tout seul, ce qui donne plus de densité. La substitution poétique ou imagée Pour conserver la fonction évocatrice sans garder d’ailleurs, on remplace par une image ou un micro-saut narratif. Avant : Il ne parle jamais. D’ailleurs, on dirait qu’il écoute. Après : Il ne parle jamais. On dirait qu’il écoute. → Effet : le lien devient plus organique, presque cinématographique. 📌 Règle implicite chez les modernes : Si d’ailleurs est logique → supprimer ou remplacer par ponctuation forte (point, deux-points). Si d’ailleurs est évocateur → le traduire en changement de plan narratif ou en détail concret.|couper{180}
Carnets | août 2025
11 août 2025
" Là, j’ai repris les labyrinthes bien aimés et tortueux que j’ai décrits dans tant de récits d’excursions antérieures, recroisant fréquemment ma route et m’imprégnant de l’atmosphère coloniale qui est pour moi synonyme de vie mentale — vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes et toits à rampants en bâtière et se découpant en silhouette noire sur le ciel à demi nuageux." H.P LOVECRAFT ( lu dans sa correspondance de 1925 pour sa tante Lillian Clark) source : une année avec H.P. LOVECRAFT La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Quand je dis nouveau mot, j’entends bien sûr un mot que je ne connaissais pas encore. Accueillons donc ost, astérisme et algide dans la bande. C’est mon hommage à la soirée d’hier, passée à me replonger dans Les Contrées du rêve de Lovecraft." Si j’y suis revenu, c’est pour relire attentivement certaines pages, les passer au crible et relever ces mots que d’autres lectures n’avaient pas su — ou voulu — faire surgir. Ainsi un livre est-il un vaste ensemble réflexif. C’est l’effet. Cela pourrait être une ville avec ses quartiers, ses habitants, son fleuve, son climat, sa nourriture, son odeur, ses bruits, son ambiance — mais aussi son énergie, en résonance avec la mienne au moment où je l’arpente. Je ne me souviens pas, dans la ville, m’être souvent arrêté sur un passant pour l’examiner sous toutes les coutures, comme je peux le faire avec un mot. C’est à peu près la seule différence. S’enfoncer dans un livre comme on s’enfonce dans une ville inconnue. Ou même en soi, à condition d’admettre qu’on ne sait plus rien de ce soi. L’arpenter — ce qui n’est pas la même chose que le parcourir ou y errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. Sans doute a-t-il un but précis, ou au moins une manière régulière de se déplacer : dans la ville, en soi, dans un domaine de pensée, dans une bibliothèque, dans une œuvre. De fil en aiguille, cette première réflexion me conduit à la notion de vie privée. Peut-être parce que parfois, j’ai l’impression d’écrire une lettre à quelqu’un. J’y livre des choses d’autant plus personnelles que je n’imagine jamais avoir à en débattre avec cet inconnu. Et quand bien même m’en demanderait-on compte, j’aurais probablement tout oublié. Ce n’était qu’une simple lettre adressée à un inconnu. Une photographie passée : regardez comme elle est devenue jaune, cornée, obsolète. Donc oui, la vie privée — l’oikos des Grecs qui, chez Aristote, semblait avoir moins d’importance que la vie publique. On n’était véritablement citoyen qu’à partir du moment où l’on excellait dans la sphère publique, collective. C’était assez simple : on appelait “privé” tout ce qui n’appartenait pas à l’État. J’ai appris récemment, non sans surprise, que la notion juridique de vie privée est en réalité assez récente. En 1890, deux juristes américains, Samuel Warren et Louis Brandeis (futur juge à la Cour suprême), publient dans la Harvard Law Review un article intitulé The Right to Privacy. C’est la première formulation claire d’un droit à la vie privée comme droit distinct, non réductible à la propriété ou à la diffamation. Warren et Brandeis constatent que les nouvelles technologies de l’époque — la photographie instantanée et la presse à grand tirage — permettent une intrusion sans précédent dans la vie des individus. Ils dénoncent les “invasions de la vie privée” par les médias, notamment dans les mondanités et les affaires familiales. Cet article a eu un impact immense sur le droit américain et international. Il est considéré comme l’acte de naissance du droit moderne à la vie privée, inspirant ensuite les législations sur la protection des données, la diffamation et la liberté individuelle. Le contexte compte : les journaux américains venaient de passer à l’impression rapide et bon marché, avec photographies. Les élites urbaines (dont Warren) étaient excédées par les intrusions dans leurs mariages, dîners et réceptions. The Right to Privacy est né dans un milieu très bourgeois, pour protéger réputation et intimité sociale. À la fin du XIXᵉ siècle, les États-Unis expérimentaient beaucoup sur le plan juridique : protection des consommateurs, droit du travail, nouveaux droits civiques. La Constitution ne mentionne pas explicitement la vie privée, mais des doctrines comme le right to be let alone (droit d’être laissé tranquille) ont comblé ce vide. Une tranquillité… bourgeoise, peut-être. Le droit américain protège fortement la vie privée domestique contre l’État (4ᵉ amendement : protection contre les perquisitions abusives), mais la culture américaine valorise aussi l’exposition de soi, la liberté d’expression et l’accès à l’information — tension permanente. Cette conception a influencé d’autres réformes dans le monde, y compris en Europe, où la vie privée reste souvent liée à la dignité humaine (héritage du droit romain et des droits de l’homme), plus qu’au simple droit d’être laissé tranquille. Cela me rappelle une matinée d’automne où nous nous étions rendus chez le notaire pour signer l’acte de vente de la maison. Tout se passait dans ce climat de gravité polie propre aux études notariales : gestes mesurés, phrases calibrées, mobilier lourd. Et soudain, dans la lecture appliquée de l’acte, le mot jouir surgit. Le notaire continua imperturbable, mais moi, je l’entendis comme une intrusion. Dans sa bouche et sur le papier, jouir signifiait l’usage paisible d’un bien immobilier, un droit inscrit noir sur blanc, garanti par la loi. Rien à voir avec ce que j’y mets, moi, en privé : le trouble, la secousse, le corps, l’instant qui fait dérailler la pensée. Là, au milieu de la solennité publique, un mot m’avait rappelé que tout le langage juridique est une traduction appauvrie, policée, de la langue intime. Bref, il est possible que j’écrive toujours ces lettres à l’inconnu en général. Ce qui me convient assez : je n’aurai jamais à en débattre. Et cela me confère, par ricochet, la même aura d’inconnaissable — une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur dont je peux parfois faire preuve. note pour aller plus loin dans la profession de notaire voir ce lien et aussi celui-ci|couper{180}