documentation
Se documenter n’a jamais été une étape à part dans mon travail : c’est un réflexe, une habitude ancienne. Lire, noter, collecter des fragments — souvent éparpillés dans des carnets, des fichiers, des marges. Créer ce mot-clé, c’est rassembler ces traces, non pour les enfermer, mais pour les voir se répondre. En un seul regard, il devient possible de suivre les lignes de force qui m’occupent à un moment donné, de voir émerger par accumulation mes terrains d’exploration, mes obsessions du moment. Ce mot-clé fonctionne comme une carte en train de se dessiner : il relie ce qui, autrement, resterait dispersé, et permet de lire en creux ce qui m’attire, m’interroge, ou me revient avec insistance.( création le 11/08/2025)
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L’instituteur
L’instituteur
Le poids d'un silence Le soir, dans le silence de l'école vide, il prépare la leçon d'histoire. Les Grandes Découvertes. Sa main trace au crayon la route de Vasco de Gama, mais ses yeux voient autre chose. Une côte aride, brûlée par un soleil qui n'avait rien de français. L'odeur de la mer, de la poudre et de la fièvre. Les mouches sur les blessés qu'on ne pouvait évacuer. Le sifflement des shrapnels au-dessus des barges. Le bruit particulier que fait un corps en tombant d'une falaise. C'était aux Dardanelles. Un nom qui, pour les autres, évoquait un lointain échec stratégique. Pour lui, c'était le goût du cognac volé pour se donner du courage, le visage d'un gamin de Marseille, tué à ses côtés avant même d'avoir posé le pied sur la plage. Il n'en avait jamais parlé. Une fois seulement, des années plus tard, il avait murmuré à son frère, dans l'embrasure d'une porte, des mots que j'avais surpris : « Là-bas, c'était pas la guerre, c'était... autre chose. On était de la chair à canon sur un rivage maudit. » Il n'avait jamais su que j'avais entendu. Maintenant, face à la carte du monde, il se tait. Comment leur parler de la grandeur de la France, quand on a vu ses fils mourir pour un détroit turc ? Il prend l'éponge, efface le tracé de son crayon. Demain, il parlera des Gaulois. C'est plus simple. C'est plus loin. Le Choix du Soldat-Maître Instruire après avoir détruit. Enseigner la paix après avoir pratiqué la guerre. Parler de la grandeur de la France quand on a vu sa misère glorieuse. Son caractère ne s'est pas simplement forgé dans la boue des tranchées ou sur les rivages des Dardanelles. Il s'est cristallisé dans le choix délibéré de se tenir debout, chaque matin, face à des enfants, avec pour seule arme une craie et un principe : que le savoir pouvait être une digue contre la barbarie. Il devait regarder ces visages innocents et se demander, chaque jour, lequel d'entre eux ne reviendrait pas, un jour, d'une autre guerre. Son enseignement n'était pas un simple métier. C'était un acte de foi, peut-être le plus radical qui soit. Croire malgré tout à la perfectibilité humaine. Croire que la leçon de morale pouvait l'emporter sur la leçon de violence. L'instituteur public, hussard noir, était sa dernière et plus noble tranchée. Et il la tenait, non par devoir, mais par une conviction farouche, chevillée à l'âme. C'était un homme qui avait vu le monde voler en éclats et qui avait choisi, patiemment, d'en recoller les morceaux avec l'intelligence des enfants. C'est pour cela que, dans mon souvenir, il reste un homme de fort caractère. Non par dureté, mais par ténacité silencieuse. Sa force n'était pas dans ce qu'il racontait, mais dans ce qu'il avait décidé de taire pour continuer à construire.|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
L’Hiver 1920 Charles Brunet, Saint-Bonnet-de-Tronçais J'arrive à Saint-Bonnet par un matin de décembre 1920. Le gris du ciel ressemble à celui des tranchées, mais ici, c’est un gris de cendre froide et de bois mort. J'ai vingt ans, et je me sens vieux. La mairie-école sent l'encre violette, la cire et la houille du poêle Godin. Ma classe — ma première classe — est une pièce unique. De grandes cartes de géographie jaunies sont punaisées au mur. La France y figure encore avec ses départements de 1870. Personne n'a encore changé les cartes. Mon logement de fonction, à l'étage, est spartiate : une table, un lit en fer, une armoire à glace, et la fenêtre qui donne sur la place. En contrebas, le café du bougnat, la forge où résonne le marteau sur l'enclume, et le monument aux morts, tout neuf, avec des noms que je ne connais pas encore. Les enfants me regardent avec des yeux graves. Ils savent que je reviens de là-bas. Ils devinent, peut-être, que j'ai appris d'autres leçons que celles des livres. Le maire, un vieux propriétaire terrien à favoris, me serre la main en disant : « — Vous allez leur apprendre à lire et à compter, Brunet. Et à être Français. » Je ne réponds rien. Qu'est-ce que cela veut dire, « être Français », après Verdun ? Ce matin, j'écris à la craie sur l'ardoise du tableau noir : Liberté, Égalité, Fraternité. Puis, en dessous, je leur fais dicter : Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Les voix des enfants montent, claires et fragiles, dans la pièce surchauffée. Dehors, un vent froid venu de la futaie Colbert de Tronçais fait grincer l'enseigne du bougnat. Le soir, je corrige des cahiers d'écriture à la plume Sergent-Major. Ma main tremble parfois. Pas de peur. De fatigue. La fatigue de ceux qui ont vu et qui doivent maintenant faire semblant d'oublier pour construire l'avenir. Je suis Charles Brunet, instituteur public, vingt ans, ancien soldat de deuxième classe. Je gagne cent trente francs par mois. Je dois apprendre la paix à des enfants qui n'ont connu que la guerre. Et je regarde, par la fenêtre, les noms gravés dans la pierre, en me demandant lequel d'entre eux a été tué par quelqu'un que j'ai peut-être tué moi-même. L'hiver est long. La neige tombe tôt cette année.|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
L'arrière-grand-père n'est pas né dans une année quelconque, mais au moment précis où l'État français, incarné par Ferry, décrétait que des millions de petits Français, dont lui, auraient un destin différent de celui de leurs parents. L'État a tracé un chemin, et Charles Brunet a marché dessus, jusqu'à devenir celui qui, à son tour, le traçait pour d'autres. Notre date de naissance nous place d'emblée dans un flux d'Histoire, avec ses lois, ses guerres, ses révolutions techniques et ses courants de pensée qui vont nous modeler autant que notre famille. Mon intention est de ne pas les séparer. De montrer comment le carrelage rouge et blanc de la cuisine et les lois scolaires de 1883 sont les deux faces d'une même vie. C'est cette conversation entre le grand et le petit, l'intime et le collectif, qui donne à cette quête, je l'espère sa puissance et son universalité. je ne veux pas raconter seulement une vie, mais montrez le tissage d'un siècle. Le Peuple de 1883 : Une France rurale et ouvrière Une marée paysanne : Imaginez une France où 4 Français sur 10 sont des paysans. Ce n'est pas encore l'exode rural massif ; c'est son point de bascule. Les campagnes sont pleines, vivantes, mais la mécanisation commence tout juste. Le travail est à la fois collectif (les moissons) et d'une solitude immense (la ferme isolée). C'est le monde que l'école de Ferry va chercher à "civiliser". Le fourmillement des artisans et des ouvriers : L'industrie n'en est plus à ses balbutiements. C'est l'âge d'or du textile, de la métallurgie et de la mine. Dans le Nord et l'Est, les cheminées d'usine crachent une fumée qui symbolise autant le progrès que l'aliénation. La classe ouvrière se constitue, dure à la tâche, souvent misérable, et commence à s'organiser. Une bourgeoisie triomphante : C'est "le monde d'hier" de Proust en gestation. Une bourgeoisie d'affaires, industrielle et rentière, qui impose son mode de vie et ses valeurs dans les beaux quartiers de Paris et des grandes villes. Les Artères de la Nation : Vitesses et Lenteurs Le cheval, souverain incontesté : Dans les villes, c'est le trot des fiacres, le pas lourd des chevaux de trait qui tirent les omnibus. À la campagne, la charrette est le moyen de transport universel. Le rythme est celui du pas du cheval. Les distances sont longues, le village est souvent le seul horizon. Le rail, révolution en cours : Le réseau ferré français est en pleine expansion. Le train n'est plus une curiosité, c'est devenu le système nerveux de la nation. Il rétrécit l'espace et le temps. Il permet l'unité nationale (on diffuse les journaux parisiens), l'acheminement des marchandises, et commence à vider les campagnes en offrant une fuite vers la ville et ses usines. C'est le premier grand prédateur de la France rurale. La bicyclette, une curiosité : Le vélocipède à grande roue existe, c'est un objet de sport pour riches excentriques. La "petite reine" démocratique n'arrivera que plus tard. Le Paysage Sonore et Olfactif Les odeurs : L'odeur du crottin de cheval est partout en ville. Celle du charbon, de la suie et de l'acier chaud dans les faubourgs industriels. À la campagne, c'est l'odeur du fumier, du foin et de la terre labourée. Les bruits : Le martèlement des marteaux-pilons dans les forges, le sifflet de la locomotive, le tocsin de l'église qui rythme encore le temps, le silence écrasant des nuits sans électricité, troublé seulement par le vent et les animaux. C'est ce monde-là, à la charnière entre la civilisation du cheval et celle de la machine, entre la France des villages et celle des banlieues ouvrières, que l'instituteur de la IIIe République a pour mission d'unifier et de moderniser. Il est le soldat d'une guerre pacifique contre l'ignorance et le particularisme local, au moment même où les forces qui vont transformer en profondeur le visage de la France sont déjà à l'œuvre. ÉVÉNEMENTS NATIONAUX FRANÇAIS L'Âge d'Or des Lois Laïques (Suite des Lois Ferry) L'école publique devient le creuset de la République. L'instruction obligatoire, gratuite et laïque (lois de 1881-1882) commence à s'appliquer sur tout le territoire. C'est l'année où l'État forme les premiers instituteurs laïcs qui remplaceront les congrégations religieuses. Charles Brunet est littéralement un enfant de ce projet. L'Affaire du Tonkin et la Chute de Jules Ferry (30 mars) Le gouvernement Ferry est renversé à la Chambre, accusé d'être trop "mou" dans l'expédition coloniale au Tonkin (Nord-Vietnam). C'est la fin du "Grand Ministère" de Jules Ferry, bien que son œuvre scolaire lui survive. Cet événement montre les profondes divisions entre partisans de la Revanche (contre l'Allemagne) et partisans de l'Expansion Coloniale. L'Affaire de la Rue des Rosiers (27 août) À Paris, dans le quartier juif du Marais, une rixe entre ouvriers français et ouvriers immigrés juifs d'Europe de l'Est tourne au pogrom. La foule crie "Mort aux Juifs !". Cet événement, souvent oublié, est un symptôme de la montée d'un nationalisme xénophobe et antisémite qui marquera la fin du siècle (et préfigure l'Affaire Dreyfus). Inauguration du Musée Grévin (5 juin) Ouverture du célèbre musée de cire à Paris. C'est un symbole de la nouvelle culture de masse et du divertissement bourgeois qui se développe. ÉVÉNEMENTS INTERNATIONAUX Éruption du Krakatoa (Indonésie, 26-27 août) L'explosion volcanique la plus violente de l'histoire moderne ravage les îles indonésiennes et provoque un tsunami meurtrier. Ses cendres modifient le climat planétaire pendant des mois, créant des "soleils bleus" et des couchers de feu spectaculaires dans le monde entier, y compris en France. C'est un événement médiatique mondial grâce au télégraphe. Pacte de la Triple-Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) Renouvellement secret de l'alliance militaire qui oppose la France en Europe. Ce système d'alliances qui divise l'Europe en deux blocs hostiles rendra la Première Guerre mondiale quasi inévitable. Ouverture du Métro de Londres (Électrification) La première ligne de métro électrifiée entre en service. C'est la démonstration éclatante de la supériorité technologique et industrielle des grandes puissances. Fondation de la Ligue de l'Enseignement en Belgique Sur le modèle français, création d'un mouvement laïque pour l'éducation populaire. Preuve que les idéaux républicains de Ferry essaiment au-delà des frontières. SYNTHÈSE : LE MONDE EN 1883 VU PAR UN NOUVEAU-NÉ L'année de naissance de Charles Brunet est celle où : La République installe son école dans le moindre hameau comme à Huriel. La France se déchire déjà entre colonialistes et revanchards. La science montre à la fois sa puissance (électricité, trains) et ses limites face aux cataclysmes naturels (Krakatoa). L'Europe se prépare silencieusement à la guerre par des traités secrets. C'est dans ce monde en tension - entre progrès technique et poussées nationalistes, entre idéaux républicains et tentations autoritaires - que mon aïeul a grandi, pour devenir plus tard l'un de ces instituteurs qui devaient précisément apaiser ces tensions par l'instruction et la raison. LE PAYSAGE ARTISTIQUE FRANÇAIS : ENTRE OFFICIEL ET RÉVOLTE La Peinture : L'Impressionnisme s'impose, le Post-Impressionnisme naît Le Triomphe Contesté : L'Impressionnisme, après des débuts scandaleux, commence à être reconnu. Manet expose Un bar aux Folies Bergère (1882), œuvre-manifeste qui fascine et déroute par sa complexité spatiale. Monet est à Giverny et commence sa série des Maisons de Parlement à Londres. Renoir, lui, est en pleine "crise ingresque", revenant à un dessin plus classique. La Nouvelle Génération : C'est l'heure des héritiers révoltés. Georges Seurat, 24 ans, travaille dans l'ombre à son immense toile Une baignade à Asnières. Il invente une technique nouvelle, rigoureuse et scientifique : le Divisionnisme (ou Pointillisme), qui sera révélée au public en 1884 et fera l'effet d'une bombe. Le Salon Officiel : Au Salon des Artistes Français, la peinture "pompier" règne encore en maître, célébrant l'histoire, la mythologie et la vertu dans un style lisse et académique. C'est le genre d'art que l'État achète et que le grand public admire. La Littérature : Naturalisme et Décadence L'Apogée du Naturalisme : Émile Zola est au sommet de sa gloire et de son influence. Il publie Au Bonheur des Dames, célébration et critique du nouveau capitalisme des grands magasins. Le roman observe la société avec la froideur d'un scientifique. La Réaction : En réaction contre ce matérialisme, l'esthétique de la Décadence et du Symbolisme émerge. Joris-Karl Huysmans publie À rebours, bible du mouvement, qui prône le culte de l'artificiel, du rare et de la sensation raffinée. C'est une œuvre culte pour toute une génération d'artistes en rupture. La Poésie : Stéphane Mallarmé tient ses "mardis", réunissant dans son appartement parisien les jeunes poètes (comme Paul Valéry) qu'il initie à sa poésie hermétique et pure. La Musique et le Spectacle Opéra et Opérette : C'est l'époque de Charles Gounod et de Jacques Offenbach. La musique est encore très mélodique et romantique. Les Cafés-concerts : Lieux de divertissement populaire par excellence, ils voient naître les premières "stars" de la chanson, comme Thérésa, connue pour sa voix puissante et son répertoire comique ou sentimental. LE PAYSAGE INTERNATIONAL : LES GERMES DE LA MODERNITÉ Architecture et Arts Décoratifs : La Révolution en Marche La Première Maison en Béton Armé est construite aux États-Unis par William E. Ward. C'est une révolution structurelle qui annonce l'architecture du XXe siècle. Le mouvement Arts & Crafts, initié par William Morris en Angleterre, prône un retour à l'artisanat et une synthèse de tous les arts, en réaction à la laideur de l'industrie. Il influencera profondément l'Art Nouveau. Littérature Étrangère Friedrich Nietzsche (Allemagne) publie Ainsi parlait Zarathoustra (1ère partie). Son prophète solitaire annonce la "mort de Dieu" et l'avènement du Surhomme. C'est un séisme philosophique dont les ondes mettront du temps à atteindre la France. Robert Louis Stevenson (Écosse) publie L'Île au trésor, qui définit pour longtemps le roman d'aventures moderne. Mark Twain (États-Unis) publie Life on the Mississippi, mêlant souvenirs et réflexions sur l'Amérique. Musique Richard Wagner meurt à Venise. Son influence est immense et controversée en France, divisant le monde artistique entre "wagnériens" fervents et anti-wagnériens nationalistes. Sa conception de l'œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk) inspire profondément les symbolistes. SYNTHÈSE : L'ANNÉE 1883, UNE CHARNIÈRE INSOUPÇONNÉE Le paysage artistique de 1883 est donc un monde d'une incroyable dualité : D'un côté, un art officiel et populaire qui célèbre le réel, la narration et la beauté conventionnelle (Zola, le Salon, l'opérette). De l'autre, un art d'avant-garde qui, partout, cherche à s'en échapper : Soit par la sensation pure (les Impressionnistes), Soit par la théorie et la science (Seurat), Soit par le rêve et l'artificiel (les Décadents), Soit par la révolte philosophique (Nietzsche). Quand Charles Brunet naît à Huriel, Vincent van Gogh, 30 ans, erre encore en Hollande, cherchant sa voie. Paul Cézanne, 44 ans, travaille dans l'isolement à Aix-en-Provence. Leurs révolutions, qui éclateront quelques années plus tard, couvent déjà. C'est dans ce bouillonnement créatif, entre le tangible et l'invisible, entre la description du monde et sa réinvention, que grandira l'instituteur. Et il est fascinant de penser que, des décennies plus tard, il aurait pu tenir entre ses mains, dans sa classe de Saint-Bonnet-de-Tronçais, un manuel illustré par des reproductions de tableaux qui, en 1883, faisaient encore scandale.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Notre Chair, Leur Récolte : Le Cri de la Science-Fiction Indienne
Titre : Notre Chair, Leur Récolte : Le Cri de la Science-Fiction Indienne Sous-titre : Quand les corps des pauvres deviennent la dernière frontière Épigraphe : "Ils nous regardent comme on regarde un champ de blé mûr. Notre vie n'est qu'une saison qui attend la moisson." Je m'appelle Om. Je suis un produit d'exportation. Ma chair est leur propriété intellectuelle, mon sang leur combustible, mes souvenirs leur divertissement. Je vis dans un cube de trois mètres carrés, et ma fenêtre est un écran qui me montre ceux pour qui je donne mon corps, morceau par morceau. Ce n'est pas une dystopie. C'est le présent. C'est Harvest. Et Harvest n'est qu'une des mille façons dont la science-fiction indienne crie ce que le monde préfère ignorer : l'avenir ne sera pas une conquête spatiale glorieuse. Il sera la perpétuation des mêmes violences, mais avec de nouveaux outils. Notre littérature n'est pas une fuite ; c'est un miroir brisé que nous tenons face au soleil aveuglant du progrès. I. Le Mythe n'est pas une Échappatoire, mais une Arme En Occident, vous lisez la SF comme une prophétie technologique. Nous, nous l'écrivons comme une continuation du combat mythologique. Nos épopées parlent déjà de guerres cosmiques, d'armes divines qui pulvérisent les montagnes, de vimanas, ces chars volants que vous appelez OVNI. La science-fiction n'a pas besoin d'inventer ces concepts ; elle n'a qu'à les réveiller. Quand un auteur comme Samit Basu écrit Turbulence, où des Indiens ordinaires développent des pouvoirs surhumains, il ne fait pas que du divertissement. Il pose la question centrale : dans un pays où le pouvoir a toujours été concentré entre quelques mains, que se passe-t-il quand il est soudain distribué au hasard ? C'est le Mahabharata à l'ère de la 5G. Nos dieux et démons ne sont pas morts ; ils se sont réincarnés dans le code génétique et les algorithmes. Vandana Singh, physicienne de son état, ne sépare pas la science de la spiritualité. Dans sa nouvelle L'Équation des Larmes, une mathématicienne découvre que la détresse humaine peut modifier la structure de l'espace-temps. C'est la notion de dharma – l'ordre cosmique et moral – traduite en équations quantiques. Nous ne craignons pas la science ; nous refusons simplement qu'elle soit vidée de son âme. II. Le Corps, Dernière Colonie Mais le cœur de notre SF, son sujet obsessionnel, c'est le corps. Le corps humain comme dernière ressource, dernière frontière à exploiter. Harvest n'est pas une fiction. C'est une métaphore de la vérité mondiale. Les riches des pays développés, ayant épuisé leur propre planète, se tournent vers les corps des pauvres pour y puiser un supplément de vie. C'est la logique ultime du colonialisme : la colonisation de l'intérieur. Regardez autour de vous. Les essais cliniques externalisés en Inde. Les mères porteuses. Le tourisme médical. Nous sommes déjà le laboratoire du monde. La SF indienne ne fait qu'extrapoler cette réalité jusqu'à sa conclusion la plus terrifiante : quand il n'y aura plus de pétrole, plus de minerai, plus d'eau, il restera le corps humain. Et certains corps valent moins que d'autres. Ce n'est pas de la paranoïa. C'est la mémoire historique qui parle. Nous savons ce que signifie d'être une colonie. La SF est notre façon de dire : la prochaine colonisation ne viendra pas avec des bateaux et des canons, mais avec des contrats et des promesses de vie éternelle pour ceux qui peuvent se l'offrir. III. La Fracture Numérique est une Nouvelle Caste Et que se passe-t-il quand cette exploitation ne concerne plus la chair, mais la conscience ? Notre littérature explore fébrilement cette nouvelle frontière. Dans les nouvelles de Anil Menon, les intelligences artificelles héritent des préjugés de leurs créateurs. Une IA recruteuse préfère les candidats de certaines castes. Un algorithme de reconnaissance faciale ne reconnaît pas les visages des tribus du Nord-Est. La technologie, promise comme un grand égalisateur, devient l'outil de perpétuation des inégalités les plus anciennes. Nous imaginons des futurs où la réincarnation – un pilier de notre culture – est détournée. Où les riches paient pour que leur conscience soit téléchargée dans des corps neufs, achetés sur un marché global, tandis que les pauvres sont condamnés à se réincarner dans des serveurs low-cost, devenant une main-d'œuvre virtuelle et immortelle pour l'économie des données. C'est ça, l'"intention profonde" de la SF indienne : révéler que le futur n'est pas une rupture, mais une amplification. Il amplifiera la beauté et l'horreur qui sont déjà là. Il rendra les riches immortels et les pauvres littéralement jetables. Je suis toujours dans mon cube. L'écran me montre ma "famille" d'adoption à Boston. Ils sourient, reconnaissants pour le foie que je leur ai "donné". Demain, ce sera un rein. Après-demain, peut-être un morceau de mon cortex cérébral. La science-fiction occidentale rêve de rencontrer des extraterrestres. La science-fiction indienne, elle, sait que les extraterrestres sont déjà là. Ils ne viennent pas de l'espace. Ils viennent des pays riches. Et leur vaisseau-mère, c'est le système économique global. Nous n'écrivons pas pour prédire l'avenir. Nous écrivons pour vous avertir : votre futur repose sur notre dos. Et nous commençons à nous en rendre compte. La récolte approche. Et le champ, cette fois, pourrait bien se rebeller.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
La Forêt Sombre de l’Imaginaire Chinois
La Forêt Sombre de l’Imaginaire Chinois : Quand la Science-Fiction Devient le Miroir Cosmique d’une Civilisation Prologue : Un Univers de Silences et de Conflits L’espace intersidéral est une forêt obscure. Chaque civilisation est un chasseur solitaire, avançant furtivement entre les ombres, retenant son souffle. La plus légère vibration, le plus infime rayon de lumière peut attirer la foudre d’un autre monde. Cette image, au cœur de La Forêt Sombre, seconde partie de l’emblématique trilogie Le Problème à trois corps, est bien plus qu’un concept narratif. Elle est la clé de voûte d’une révolution silencieuse : l’émergence de la science-fiction chinoise comme laboratoire des angoisses et des ambitions d’une nation entière. Pendant des décennies, la littérature d’imagination fut perçue en Chine comme un divertissement marginal, un produit d’importation culturelle. Aujourd’hui, elle est devenue le télescope à travers lequel une société observe son propre futur. Le succès planétaire de Liu Cixin, couronné par le prix Hugo, a agi comme le premier message émis vers la civilisation trisolaire : il a révélé au monde l’existence d’un écosystème littéraire d’une profondeur et d’une complexité insoupçonnées. I. Les Fondations : Du Rêve Collectif à la Réalité Technologique Pour comprendre la science-fiction chinoise, il faut accepter un postulat : le futur n’y est pas une abstraction, mais une destination vers laquelle la nation voyage à grande vitesse. Le « Rêve Chinois » a d’abord été un programme de subsistance et de souveraineté. La priorité absolue fut, pendant des décennies, de nourrir le peuple, de relever le pays. Les idées, aussi belles fussent-elles, ne pouvaient remplir les estomacs. Cette trajectoire historique unique a forgé une relation particulière au progrès. Alors que l’Occident pouvait se permettre de fantasmer une dystopie, la Chine devait d’abord construire son utopie matérielle. La science-fiction des débuts, sous Mao, était donc un outil de propagande, célébrant la conquête scientifique comme une victoire du collectif sur les forces chaotiques de la nature. Le tournant du XXIe siècle a changé la donne. La Chine n’a plus besoin de rêver de trains à grande vitesse ; elle en possède le plus grand réseau mondial. Elle n’a plus besoin d’imaginer des mégalopoles futuristes ; elles existent déjà à Shanghai et Shenzhen. Cette matérialisation du rêve technologique a libéré la science-fiction d’une fonction purement illustrative. Elle n’a plus à décrire comment construire, mais à interroger pourquoi et à quel prix. II. Les Grands Thèmes : Le Laboratoire des Dilemmes Chinois Dans la forêt sombre de la modernité, la science-fiction chinoise allume des feux pour éclairer les sentiers périlleux qui s’offrent à elle. A. Le Progrès : Bénédiction et Malédiction Cosmique La relation à la technologie est profondément ambivalente. D’un côté, une veine techno-optimiste célèbre les mégastructures, les voyages interstellaires et la puissance retrouvée, reflétant les ambitions nationales. De l’autre, une angoisse sourde imprègne les récits. Dans L’Âge du Futur de Chen Qiufan, les déchets électroniques des riches côtoient la misère humaine, créant une nouvelle écologie de la souffrance. La surveillance omniprésente, le crédit social, l’intelligence artificielle ne sont pas des dystopies lointaines, mais des réalités en gestation que la SF dissèque avec une lucidité froide. C’est la « SF réaliste », un miroir tendu vers un présent qui dépasse souvent la fiction. B. L’Identité à l’Échelle Galactique Comment une civilisation vieille de plusieurs millénaires se projette-t-elle dans le cosmos ? La réponse de Liu Cixin est radicale : l’univers est un lieu froid, indifférent, régi par la loi du plus fort. Son « cosmicisme » est un antidote à l’optimisme humaniste de la SF occidentale. Ici, point de Fédération unie des planètes, mais une « forêt sombre » où chaque civilisation est un chasseur armé jusqu’aux dents, persuadé que la survie exige la destruction préemptive de toute menace potentielle. Cette vision reflète une forme de réalisme politique hérité d’une histoire marquée par les invasions et les humiliations. Se projeter dans l’espace, c’est rejouer le « siècle de l’humiliation » à l’échelle galactique, avec l’espoir, cette fois, d’en être le vainqueur. C. L’Individu dans le Grand Récit La tension entre l’individu et le collectif est le cœur battant de cette littérature. Les héros de la SF chinoise sont souvent des scientifiques, des ingénieurs ou des stratèges dont le destin personnel est broyé par des enjeux qui les dépassent : la survie de l’humanité, les ordres du Parti, la logique implacable de l’histoire. Leur tragédie est d’être des êtres humains, avec des amours et des doutes, dans un univers qui ne valorise que l’efficacité et la perpétuation de l’espèce. Des auteurs comme Xia Jia explorent cette intimité perdue, cherchant la poésie et la chaleur humaine dans les interstices des mégastructures. III. Les Architectes : Les Chasseurs et les Jardiniers de la Forêt Littéraire Cette efflorescence n’aurait pas été possible sans des auteurs qui sont autant des ingénieurs de l’imaginaire que des écrivains. Liu Cixin (刘慈欣), l’architecte en chef. Son œuvre est une construction monumentale, où la physique et la sociologie se répondent. Il pense en siècles et en années-lumière. Wang Jinkang (王晋康), le philosophe. Il sonde les limites de la science et les questions bioéthiques avec la rigueur d’un sage. Chen Qiufan (陈楸帆), le chroniqueur du présent. Il capture l’étrangeté de la Chine contemporaine, où la réalité dépasse déjà la fiction. Hao Jingfang (郝景芳), la cartographe des structures sociales. Son Pékin, capitale pliante, lauréat du Hugo, déplie les couches de l’inégalité avec une élégance géométrique implacable. Ces voix, et bien d’autres, ne forment pas une école uniforme, mais un écosystème. Ils sont les chasseurs solitaires de la forêt littéraire, chacun éclairant une partie des ténèbres. Épilogue : Le Message et le Silence La science-fiction chinoise contemporaine est bien plus qu’un genre littéraire. Elle est un message lancé dans la forêt sombre de la globalisation. Un message qui dit : « Nous sommes ici. Nous avons notre propre vision du futur, forgée dans les souffrances et les triomphes d’une histoire unique. Nous n’avons pas toutes les réponses, mais nous posons des questions d’une urgente nécessité. » Elle nous force à regarder notre propre civilisation comme un chasseur potentiellement observé, à remettre en question nos certitudes sur le progrès, l’individu et la place de l’humanité dans le cosmos. Dans le grand silence de l’univers, les auteurs chinois n’ont pas peur de poser la question la plus dérangeante : et si la survie exigeait de nous transformer en quelque chose que nous ne reconnaîtrions plus ? La forêt est sombre, mais leurs récits sont les premières lueurs d’une aube incertaine. L’humanité retient son souffle. La suite de l’histoire reste à écrire.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Afrique — ancêtres et relances du lien
On ne convoque pas les morts pour le spectacle. On les fait revenir parce que le lien a besoin d’être retendu, parce que la communauté a des dettes et des promesses. Ici un masque tourne, le tissu fait vent et bénédiction. Là-bas, on r Ouv re la tombe, on retourne les os, on ré-enveloppe de neuf, on parle haut pour que tout le monde entende. Ce sont des techniques : ramener l’ancêtre dans le circuit, redistribuer le bien et la parole, remettre l’axe. Afrique ? Plutôt des Afriques. On prend deux cas — Egungun (Yoruba), famadihana (Madagascar) — et l’idée commune : que fait un ancêtre parmi les vivants ? Masques qui font revenir (Yoruba, Egungun) Place ouverte, chaleur. On entend d’abord le tissu avant de voir qui vient : couches de pagnes, bandes, raphia, un sommet parfois sculpté. Le masque ne représente pas l’ancêtre, il l’incorpore : il parle dans une voix filtrée, il bénit, il admoneste, il tourne jusqu’à faire vent — on dit que ce vent-là purifie. Les ensembles sont collectifs : lignages, quartiers, confréries. On n’achète pas un ancêtre, on le fabrique avec des mains nombreuses, des mémoires partagées, des étoffes héritées. La valeur n’est pas dans l’objet seul, elle est dans la circulation : textile qui passe, nom qui reste, pouvoir (àṣẹ) remis en mouvement. Le masque protège et règle. On ne regarde pas l’homme dessous, on regarde la fonction : un psychopompe inversé, qui part des ancêtres pour venir aux vivants. Il répare : disputes apaisées, bénédictions distribuées, rappel des obligations. La danse a des codes : pas de contact direct, distance tenue, salut aux aînés, appel aux enfants. L’ancêtre fait ordre par la forme — et, quand il s’éloigne, on sait ce qui a été dit, même sans phrase longue : “tels ont donné, tels doivent, tels protègent”. Retourner les morts (Madagascar, famadihana) On n’enterre pas pour oublier ; on place pour pouvoir revenir. Tombe de famille, village de pierre dans la terre des vivants. Un jour décidé, on ouvre. On sort les restes enveloppés, on ré-enveloppe dans un lamba neuf, on danse avec les ancêtres, et l’on redispose tous ensemble, à la bonne place, après la parole — kabary, discours où l’on rappelle qui est qui, qui doit quoi, qui s’est marié, qui a construit, qui a manqué. Ce n’est pas “macabre”, c’est généalogique et politique : la tombe parle le langage du lien et de la terre. On ne met pas l’ancêtre dehors ; on le remet au centre en rappelant que notre présent tient sur son nom. Les anthropologues l’ont montré depuis longtemps : ici la mort régénère le social. On redistribue nourriture, argent, travail ; on réactive les alliances ; on réécrit des positions dans la famille. Les gestes sur les corps sont aussi des gestes sur les statuts. Le deuil n’est pas la fin de la relation : c’est la trame qui revient et qui se retend. Funérailles : la redistribution comme réparation Partout — pas seulement ici — les funérailles sont coûteuses parce qu’elles sont productives : elles fabriquent des alliances, des dettes réglées, des retours promis. On donne, on reçoit, on nomme les dons, on les inscrit à haute voix. La chair et les mets circulent ; les enveloppes aussi ; les bêtes abattues disent quelque chose du rang, de la saison, de l’effort. On peut juger cela trop lourd ; on voit surtout une économie du lien : transformer la perte en retour de circulation, que la vie reparte, que les vivants redeviennent capables. Les classiques de l’anthropologie l’ont formulé net : mort et régénération vont ensemble, pas par poésie, par fonction. Pluralité et prudence (comment regarder) “Africain” ne veut rien dire si on gomme les langues, les régions, les politiques locales. On ne plaque pas une image sur un continent. On situe : Yoruba ici ; Merina là ; ailleurs d’autres logiques, d’autres délais, d’autres matériaux. On précise : pas “fétiche”, pas “culte des morts” au singulier ; des ancêtres qui tiennent la maison, la terre, la cité — des présences qui demandent des gestes. On corrige l’œil : ce que l’on croit “exotique” est une procédure sociale. Et nos images ? On montre ce qui explique, pas ce qui vole. On crédite, on demande quand on peut, on évite les visages sans consentement, on respecte les restes humains. Ce n’est pas accessoire, c’est le cadre. Vent de tissu. La place s’ouvre d’elle-même. Le masque sort, il tourne, on sent l’air qui vient sur la peau. Les enfants reculent d’un pas, puis reviennent. Un aîné salue, un autre répond. On dépose une offrande. Le message passe par le rythme, par l’espace que le tissu découpe dans l’air. L’ancêtre est là le temps qu’il faut pour que le monde se règle. Tombe ouverte. Le lamba neuf craque un peu sous les doigts. On déroule, on re-plie, on parle, on rit aussi, parce que les noms sont pleins d’histoires et qu’on vient de loin. Un oncle ajuste la place d’une enveloppe, une tante vérifie la liste. La tombe s’élargit d’un coup : elle contient les morts et les vivants, et l’ordre revient à force de gestes lents. Partages. Aux abords, on découpe, on sert, on compte. Les dons annoncés à haute voix ne sont pas de la vanité : ce sont des garanties. On sait qui a pris charge de quoi, qui a promis, qui devra rendre au prochain tour. Ce registre n’est pas un livre, c’est une mémoire commune ; la mort, ici, répare par la circulation.Trois vignettes (faire sentir la fonction) Ce que fait l’ancêtre parmi les vivants Il valide. Il bénit. Il rappelle que la maison n’est pas seulement quatre murs, mais une chaîne. Il relance : après l’arrêt du souffle, il faut que la vie reprenne un axe ; l’ancêtre sert de pivot. Par lui, on relit la généalogie ; par lui, on rend la terre à sa juste carte ; par lui, on redistribue ; par lui, on reprend. L’ancêtre n’est pas un fantôme, c’est un office périodique — avec des formes différentes, mais la même mécanique : faire tenir. Outil (lexique bref) Egungun — mascarade yoruba d’ancêtres : costume de tissus, apparition réglée, bénédiction/avertissement. Lamba — grande étoffe malgache, linceul neuf pour re-linceuler les ancêtres. Famadihana — “retournement des morts” : exhumation, re-linceul, danse, redépôt dans la tombe familiale. Kabary — discours public malgache, parole qui classe les noms, les dons, les obligations. Aṣẹ — puissance efficace (chez les Yoruba), force qui fait advenir. Merina — grand groupe des Hautes Terres de Madagascar (entre autres gardiens des tombes familiales). Redistribution — dons/repas/charges qui, lors des funérailles, refont la trame sociale. Timeline (marques simples) Yorubaland (périodes variées) : mascarades Egungun attestées et renouvelées, familles et villes comme scènes. — Madagascar (Hautes Terres) : famadihana moderne en continuité avec d’anciens dispositifs de secundo-funérailles ; formes ajustées aux contextes (urbanisation, migrations). — Anthropologie (XXe) : Mort & régénération (travaux de synthèse), lecture des funérailles comme redistribution. À voir / à lire Egungun (Yoruba) : Encyclopaedia Britannica, entrée “Egungun” (mascarades d’ancêtres, fonctions et costumes). Encyclopedia Britannica Drewal, Henry John — ressources universitaires sur les arts yoruba de la mascarade (valeur des textiles, fonction communautaire). RISD Museum Famadihana (Madagascar) : Encyclopaedia Britannica, entrée “Famadihana” ; notice “Merina” pour le cadre social des Hautes Terres. Encyclopedia Britannica Anthropologie comparée : Death and the Regeneration of Life (Bloch & Parry, Cambridge UP) ; Celebrations of Death (Metcalf & Huntington). Cambridge University Press & Assessment Cadre éthique (images/collections) : ICOM Code of Ethics (sections sur restes humains et matériaux sensibles). International Council of Museums|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Asies — samsara, bardo, Obon
On ne meurt pas d’un coup, on passe. En Inde, on parle de samsara : on revient, on repart, la roue tourne tant que les actes n’ont pas rendu la route libre. Au Tibet, on lit à voix haute pour guider dans l’entre-deux : le bardo, des portes à nommer, une lumière à reconnaître. Au Japon, on allume les lanternes au portail, on danse au soir d’Obon, on fait place aux anciens qui rentrent pour quelques nuits. Trois cartes, trois lexiques, une même mécanique : faire tenir la traversée avec des mots, des gestes, des images qui opèrent. *Thangka : scènes du bardo* Inde — samsara : ce qui revient On dit samsara, la marche en rond. Pas un mythe ; un diagnostic : les actes portent, reviennent, recomposent le décor. Les écoles ne s’accordent pas sur le “qui” ou le “quoi” qui transmigre (ātman ou non-soi), mais karma et renaissance font système : ce qu’on fait agence le futur, ici et plus loin. Économie serrée : désirs → actes → effets ; moksha, la sortie, quand la prise se desserre. Les philosophes en Inde, et les bouddhistes aussi, ont discuté jusqu’au nerf la compatibilité d’un retour sans “moi” fixe : renaître sans transmigrer, c’est possible si l’on pense la continuité autrement. Alors, que font les vivants ? Ils équilibrent la matière pour que la route se garde. Le dernier rite, antyeṣṭi — le “dernier sacrifice” — est un saṃskāra, une opération de forme sur la vie. On lave, on oint, on crématise le corps (sauf exceptions locales : enfants, renonçants), on confie les cendres à l’eau ; on ne retarde pas sans raison. Dans certains milieux, on veille à la parole juste, on nourrit l’autel, on suit des jours de deuil et de dons. Ce n’est pas contourner la mort, c’est ajuster : aligner le temps du corps et le temps social pour que la personne “continue” selon sa loi. Plus loin, au bord d’un ghat, on comprend l’outil : le feu pour détacher, l’eau pour porter. La cérémonie est une interface : elle donne des prises au nom, aux offrandes, à la mémoire. On en sort sans grand discours, mais avec des actes : disperser, nommer, revenir. Le rite, ici, n’illustre pas l’au-delà : il prépare la suite (même si cette suite n’est pas une ligne droite mais une boucle) Tibet — lire pour traverser On a traduit ça “Livre des morts”, mais le titre tibétain dit autrement : texte à lire pour sortir au jour. Le Bardo Thödol n’est pas un récit ; c’est un manuel. On le lit au chevet, on le lit quand le souffle décroche, on le lit après : trois bardos à franchir, des lumières très vives, des formes paisibles puis terribles, des noms à se rappeler, des confusions à déjouer. Toute l’idée est là : la parole qui fait. Lire, c’est agir sur la traversée On croit parfois à un “livre ancien tombé du ciel”. L’histoire est plus fine : textes composites, révélations, commentaires, lignées qui transmettent, éditions modernes qui ont pesé lourd dans la vision occidentale. Ce qui ne change pas : la fonction rituelle — donner un mode d’emploi pour que l’esprit ne prenne pas peur de ses propres images, pour qu’il reconnaisse la lumière et laisse tomber les attraits trompeurs. Au centre : nommer bien, reconnaître vite. Dans une thangka du bardo, tout est index : telle déité paisible, tel gardien courroucé, tel lac de feu, telle porte. Ce ne sont pas des tableaux pour musée mais des cartes : poser l’œil au bon endroit c’est déjà passer. Comme dans l’Égypte d’hier, l’image ne “représente” pas, elle instruit. **illustration Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés et image dans le texte : Tangka divinité du Bardo. Japon — Obon : revenir quelques nuits Mi-juillet ici, mi-août ailleurs, selon le calendrier : trois jours où l’on pense que les ancêtres rentrent à la maison. On nettoie la tombe, on apporte des fruits, on allume des lanternes pour guider la venue (mukaebi), on les rallume pour le départ (okuribi), on danse le soir — Bon odori — comme on bercerait un seuil. Les régions ont leurs manières, mais la trame reste : accueil, séjour, reconduite. La forme peut être très simple : un autel domestique, un bâton d’encens, une soupe posée. C’est de l’ordinaire qui opère. *Obon : lanternes flottantes au soir, acte de reconduite* On pourrait dire “festival”. Le mot masque un peu. C’est une fête, oui, mais rituelle : on honore des présences, on rappelleles noms, on raccompagne. Les lanternes flottantes sur une rivière ne sont pas une belle image : elles font la route inverse à celle des lanternes du seuil. Et quand on danse, c’est moins pour montrer que pour tenir ensemble : corps, mémoire, place dans la chaîne. Trois manières, une même mécanique Inde : penser en cycle, attacher/détacher par la matière (feu, eau), inscrire le nom dans un ordre qui dépasse la seule famille. Tibet : une technique de parole pour éviter les pièges du mental en chute libre. Japon : une gestion annuelle de la présence des anciens ; on rejoue l’hospitalité, on repartage la maison. Trois façons de fabriquer** du passage au lieu de le subir. Ce qui frappe, c’est l’efficacité tranquille de formes sobres : une bandelette de texte, une bougie, une danse circulaire — peu de moyens, grande prise. L’important n’est pas ce qu’on croit, c’est ce qu’on fait : et ces traditions font faire aux vivants des gestes précis qui soulagent Ce que ces cartes nous apprennent (aujourd’hui) Nommer calme. L’angoisse s’engouffre dans le flou ; un lexique (samsara/karma ; bardo ; Obon) fabrique de la prise. La philosophie indienne comme le bouddhisme tibétain ont montré qu’on peut parler précis de renaissance, même sans “âme” fixe : continuité sans support permanent Parole opérante. Lire au chevet n’est pas consoler, c’est agir : reconnaître, se détacher, passer — ce que dit très simplement le passage sur le Bardo Thödol : un texte récité pour guider. Matière juste. Feu/eau en Inde ; images-manuel au Tibet ; lanternes au Japon : même logique d’interfaces entre mondes. Calendrier et retour. L’annuel (Obon) tient la mémoire sans l’étouffer : un rendez-vous clair, pas un deuil sans fin. Scènes (trois vignettes) Ghat, rive claire. Le bois craque, l’homme aux gestes sûrs alimente le feu. Une brassée de fleurs et de riz sur l’eau brune. On s’en va sans se retourner : la rivière fera la route que l’on ne sait pas faire soi-même. (Antyeṣṭi : rite terminal, crémation comme procédure de détachement.) Pièce close, voix basse. On lit lentement : “N’aie pas peur de cette lumière.” Le visage repose, la fenêtre est entrouverte ; on laisse venir et partir. Tout est dans la mesure : assez de mots pour tenir, pas assez pour occuper la place de celui qui part. (Bardo : lecture guidée, reconnaissance plutôt que saisie.) Quartier d’été, chape de chaleur. Les enfants accrochent des lampions au linteau, la grand-mère rectifie l’angle du cadre sur l’autel. On marche jusqu’aux tombes, on passe le chiffon sur la pierre, on allume, on se tait. Le soir, cercle bon odori : pas chorégraphie, rythme. (Obon : accueil, séjour, reconduite.) Variantes & contrepoints (en bref) Ces mondes ne sont pas monolithes. En Inde, des lignes vishnouites, shivaïtes, shakta nuancent ce qui “passe” et ce qui “se libère”. Dans le bouddhisme, l’idée de renaissance sans âme a été disputée, reformulée, parfois rejetée dans des modernités laïcisées ; mais le dispositif éthique de karma/reprise tient son axe : nos actes organisent nos devenirs. Au Japon, Obon s’est popularisé en événement familial et communal — il garde une racine bouddhique claire, mais s’hybride avec d’autres traditions locales : la force d’une forme tient à sa capacité à s’ajuster. Outils (lexique utile) Samsara — cycle des naissances et renaissances ; Karma — dynamique d’actes/effets ; Moksha — libération ; Antyeṣṭi — rites funéraires hindous (dernier saṃskāra) ; Bardo — intervalle entre mort et renaissance ; Bardo Thödol — manuel récité pour guider ; Obon — période où l’on accueille/renvoie les ancêtres ; Bon odori — danse rituelle ; Lanternes — mukaebi/okuribi (feux d’accueil/d’adieu). À voir / à lire Stanford Encyclopedia of Philosophy — entrées “Personhood in Classical Indian Philosophy” (karma, - renaissance), “Buddha / Afterlife” (rebirth sans transmigration). Encyclopédie Stanford de la philosophie Oxford University Press — Bryan J. Cuevas, The Hidden History of the Tibetan Book of the Dead (contexte, transmission). Rubin Museum — expositions Bardo (iconographie comme carte opératoire). Rubin Museum of Himalayan Art Oxford Reference — “Antyeṣṭi” (rite final, logique des saṃskāra). Britannica — “Bon/Obon”, “Bardo Thödol”, “Karma, samsara, moksha” (repères clairs). Encyclopedia Britannica JNTO & japan-guide — fiches pratiques Obon (lanternes, danses, retours familiaux). JAPAN Educational Travel illustration Logo :Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Grèce & Rome — psychopompes et carte des enfers
On ne meurt pas seul : quelqu’un conduit. Hermès passe la porte, bâton, sandales, il accompagne. Plus bas, Charon tient la barque, attend la pièce. Ce n’est pas du folklore, c’est la mécanique du seuil. Les vivants préparent la route : laver, veiller, porter, déposer, parler bref. En bas, des rivières ont des noms, des juges écoutent, un chien garde. Parfois on évite l’oubli en buvant à Mnémosyne, pas à Léthé. L’iconographie ne montre pas : elle indique le chemin. Ce troisième volet déroule la marche : qui guide, ce que font les vivants, comment est dessiné l’en-dessous, et pourquoi on paye Charon pour que le monde tienne. Qui conduit Hermès Psychopompe. Il ne juge pas, il accompagne. Main au coude, un geste minuscule qui suffit pour faire passer la marche d’un côté à l’autre. Bâton de héraut, l’outil pour écarter, ouvrir. En bas, Charon Mauvais caractère sur la céramique, mais fonction claire : il prend, il refuse, il passe. La pièce n’est pas un péage au sens moderne, c’est un marqueur : les vivants ont fait leur part, le mort a un statut, la traversée peut s’opérer. Ce que font les vivants D’abord la prothésis : on expose le corps, on lave, on habille, on veille. Pleureuses, chants, mains sur le front. Puis l’ekphora : cortège, bière portée vers le bûcher ou la tombe. Crémation ou inhumation, selon temps et cités, mais toujours le même rail : porter, déposer, dire. On met des offrandes simples : fiole, figues, couronne. Parfois une pièce dans la bouche ou sur les yeux — pas partout, pas toujours, mais assez pour que l’archéologue la retrouve et qu’on comprenne le message : “il est équipé”. Après, on revient. Libations sur la stèle, repas près du tombeau, le nom prononcé. À Rome : Parentalia en février, on visite les ancêtres ; Lemuria en mai, on renvoie les lemures indociles (haricots lancés dans le noir, formules à voix basse). Les Manes ne sont pas des fantômes qui font peur : ce sont les nôtres, avec qui on garde un pacte. On apporte un peu de vin, un peu d’huile, on règle l’affaire du lien. Carte de l’en-dessous Un monde qui tient par ses noms. Rivières : Achéron (affliction), Cocyte (lamentation), Phlégéthon (feu), Styx (haine sacrée), Léthé (oubli). Cerbère garde, trois têtes pour une seule fonction : contrôler le passage. Trois juges : Minos, Rhadamanthe, Éaque. On ne fait pas un roman : on range. Champs des Asphodèles pour la majorité, Élysion pour certains, Tartare pour ceux qu’on préfère loin. La carte importe parce qu’elle cadre les gestes : boire ou ne pas boire, répondre au nom, suivre le guide, accepter la mesure. Lamelles orphiques (or mince, instructions nettes) Petites lamelles d’or, roulées dans la bouche ou sur la poitrine. Quelques lignes gravées : le mort parle au gardien — “Je suis enfant de la Terre et du Ciel étoilé ; la soif me brûle ; ne me donne pas l’eau de Léthé, conduis-moi à la source de Mnémosyne.” La phrase n’explique pas : elle ouvre. On a placé le texte pour qu’il travaille à l’instant voulu. Le défunt annonce son lignage, sa qualité, il sait les mots de passe. On n’improvise pas : on apprend le chemin. (Vignette : lamelle orphique — texte “fille/fils de Terre et Ciel étoilé…”. lamelle d’or gravée, mode d’emploi funéraire.) Éleusis (promesse en deux gestes) On ne décrit pas tout, c’est la règle. Déméter cherche Korè, la fille perdue, la retrouve. Le mythe devient rite : on initie, on présente le geste et le mot (deux choses, pas plus). Les initiés repartent avec une promesse : mieux mourir. Pas une garantie, une capacité : tenir la traversée. En surface, une fête. En dessous, le rail : séparation, marge, réintégration. Comme toujours. Pourquoi payer Charon Pour fixer le statut. Sans la pièce, il reste quelque chose d’indécis. La communauté a fait sa part : veillée, cortège, dépôt, parole. Le signe monétaire vient sceller le “c’est bon” : tu peux embarquer. Même logique que la pelle de terre, la libation, la couronne : des actes sur le seuil. Charon n’est pas un commerçant, c’est un fonctionnaire du passage. Il prend la preuve et passe. Rome : tenir avec les ancêtres Manes (les bienveillants), Lares (les protecteurs du lieu), Lemures (les turbulents). On nourrit les premiers, on honore les seconds, on écarte les derniers. Refrigerium au tombeau : un repas pour que tout monde se souvienne. Columbaria pour les urnes, niches comme un damier, noms gravés : la ville des morts continue la ville des vivants. Mercure prend le relais d’Hermès pour la psychopompie, même fonction, autre langue. Le foyer domestique est un sanctuaire à bas bruit : les images des aïeux, le nom qu’on prononce, la chaîne qui ne casse pas. Ce que ces cartes font (aujourd’hui) On peut sourire de Cerbère et de la barque. Mauvais réflexe. Ce sont des outils : faire tenir la peur par la forme. Donner un itinéraire quand on ne sait pas où l’on met les pieds. Un lexique court pour que même celui qui chancelle ait des mots dans la bouche : “Je suis de la Terre et du Ciel”, “ne me donne pas Léthé”. Nos villes n’ont plus de Charon, mais nous gardons les gestes : pièce sur une pierre, eau versée, repas au cimetière, dates qui reviennent. On invente d’autres lamelles : cartes postales, messages laissés, noms tatoués. Même logique : ne pas laisser l’oubli décider seul. Lexique (pour passer) Psychopompe : celui qui conduit (Hermès/Mercure). — Katabasis : descente aux enfers (Orphée, Énée). — Nékya : appel des morts (Odyssée XI). — Léthé / Mnémosyne : oubli / mémoire, deux eaux. — Manes / Lares / Lemures : ancêtres, protecteurs, agités (Rome). — Prothésis / Ekphora : exposition / cortège. — Refrigerium : repas auprès des morts. — Élysion / Asphodèles / Tartare : zones de séjour. Timeline (bornes simples) Archaïque : Odyssée XI, appel aux morts. — Classique : lois funéraires athéniennes, mystères d’Éleusis. — IVe–IIe s. av. J.-C. : lamelles orphiques (Sud Italie, Grèce). — Rome : Parentalia, Lemuria, columbaria. — Tardif : translation vers les mémoires chrétiennes, mais la forme du seuil demeure. À voir / à lire Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (chap. Hadès). — Robert Garland, The Greek Way of Death. — Walter Burkert, La religion grecque. — Sarah Iles Johnston, Restless Dead. — Mary Beard / John North / Simon Price, Religions of Rome. — Fritz Graf & Sarah Iles Johnston, Ritual Texts for the Afterlife (lamelles). Références : Homère, Odyssée XI (nécyie) ; Virgile, Énéide VI ; Platon, République X (mythe d’Er), Phédon ; Ovide, Fastes (Parentalia, Lemuria).|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Égypte antique — Pesée du cœur & livres des morts
On conserve le corps pour que la route reste ouverte. Pour maintenir une interface. Pas de métaphore ici : sel, bandelettes, résine, amulettes — une technique. Le mort n’est pas parti, il passe. On lui garde un support pour que le souffle (ka) tienne, que l’oiseau (ba) revienne, que le nom (ren) ne décroche pas. Et au bout, la scène connue : une balance, une plume, un cœur. Pas un tableau, un mode d’emploi. L’iconographie ne montre pas : elle guide. Ce deuxième volet va dans l’atelier de momification, puis dans la salle de la pesée, puis dans la nuit de l’Amduat — douze heures pour renaître. Légende (vignette psychostasie) : Pesée du cœur devant Osiris : balance, plume de Maât, Thot scribe, Ammit. Scène égyptienne de psychostasie avec balance et plume. Ce qu'il faut sauver (atelier) Per-nefer, la maison-belle. Odeur sèche du natron, résine chaude. On retire, on lave, on sèche, on emplit, on bande. Les viscères partent dans quatre vases, couvercles à tête des fils d’Horus. Le cœur, on le garde. Le cerveau, non. Entre les couches, on glisse des amulettes : œil oudjat pour la protection, pilier djed pour la stabilité, nœud d’Isis pour le lien. Chacune avec sa phrase, sa fonction. Ce n’est pas du décor : c’est une technologie de continuité. Le corps transformé devient sah, apte à recevoir le ba quand il revient à l’aube des offrandes. On n’embaume pas pour conserver comme au musée : on prépare un lendemain opératoire. Le geste règle la matière et la matière règle le geste. La peau tirée, la bande passée, la résine scelle. On installe un masque, on peint le regard, on écrit un nom. Tant que le nom est là, quelque chose tient. La tombe n’est pas une fin : c’est un atelier. On équipe. On met à portée de main des pains, de la bière, des oignons, des colliers. On suspend des oushebtis — petites figurines prêtes à répondre : “me voici” quand il faudra travailler aux champs de l’ouest. Rien d’ornemental, tout d’utile. Rail court (repères) Ka / Ba / Akh. Le ka reçoit les offrandes, force de vie. Le ba circule, revient, oiseau à tête humaine. L’akh, c’est l’être transfiguré, efficace, quand tout a bien tenu. Ren. Le nom. On le grave, on le répète. Effacer un nom, c’est tuer encore. Ib. Le cœur. Mémoire et conscience. On le pèse. Maât. Mesure juste. La plume sur le plateau, l’étalon d’un monde en ordre. Duat. L’entre-lieux nocturne. Des portes, des lacs de feu, des gardiens à nommer. Images = cartes. On ne contemple pas, on suit la voie. Un dessin peut ouvrir une porte. Pesée du cœur (Livre des Morts, chapitre 125) Salle claire. Osiris trône, Isis et Nephthys encadrent. Anubis ajuste la balance. À gauche, le cœur (ib). À droite, la plume de Maât. Thot tient le calame, prêt à noter, exact. En bas, Ammit attend — crocodile, lionne, hippopotame, trois bouches pour une fin sans retour. On déroule la confession négative : “Je n’ai pas volé, je n’ai pas menti, je n’ai pas détourné les offrandes, je n’ai pas affamé, je n’ai pas fait pleurer…” Quarante-deux phrases, une par juge, une par faute possible. Ce n’est pas l’aveu qui sauve, c’est la parole qui fait : en disant, on ajuste. Le cœur doit égaler la plume. S’il pèse trop, Ammit dévore : pas d’exil héroïque, juste l’extinction. S’il tient, on passe, on est admis dans la salle d’Osiris. La scène, peinte mille fois, varie et ne varie pas : même balance, même plume, mêmes témoins. L’important n’est pas la beauté du trait, c’est l’efficacité du dispositif. On sait où poser l’œil, on sait ce que fait chaque dieu dans la séquence : qui pèse, qui vérifie, qui consigne. C’est une procédure. Scarabée du cœur (chapitre 30B) On remplace la fragilité par une pierre. Un scarabée en pierre verte, gravé. On le pose sur le cœur ou à la place du cœur. Le texte parle au cœur : “Ô mon cœur qui vient de ma mère, ne t’élève pas contre moi au tribunal… ne sois pas témoin contre moi.” Le scarabée porte l’idée de devenir — kheper, le soleil qui roule, renaît. L’amulette n’est pas ruse malhonnête : c’est l’intelligence du rite. On sait que la mémoire pèse. On place une contre-parole pour que la balance reste à niveau. Là encore, la phrase n’explique pas, elle agit. La pierre a des arêtes, le signe a des lignes : ensemble, ils tiennent un seuil. Scarabée du cœur, “chapitre 30B” : pour que le cœur ne témoigne pas contre son propriétaire Douze heures dans la nuit (Amduat) On l’appelle Ce qui est dans l’au-delà. Ce n’est pas une “mythologie” au sens de fable : c’est une cartographie. Douze heures, douze registres, la barque de Rê passe. Des serpents, des portes, des lacs, des sables, des déesses en forme de bras tendus, des corps disloqués à recomposer, des noms. Toujours des noms : savoir le nom, c’est ouvrir. Se tromper de nom, c’est rester dehors. À la sixième heure, tout descend au point le plus bas : Rê s’unit à Osiris, la force morte et la force solaire se rejoignent, la régénération se noue. Plus loin, on découpe, on coud, on distribue de la nourriture aux ombres. À la douzième, la barque remonte, la porte s’ouvre, l’horizon rougit : matin. Le mort suit la même route, à son échelle. Il passe de porte en porte. Il montre des amulettes, il dit des formules, il présente son nom. L’image au mur n’est pas souvenir : c’est une autre interface. Ce qui a été peint ici se réalise là-bas. Ce qui a été écrit sur la bandelette se lit dans l’autre salle. C’est le principe général : agir ici pour que ça opère là Pourquoi garder le corps ? Parce que l’existence n’est pas un tout ou rien. Elle se transmet par le support qu’on laisse. Le ba a besoin d’une adresse pour revenir ; le ka a besoin d’un lieu pour recevoir l’offrande ; l’akh a besoin que les opérations aient trouvé leurs prises. Sans le corps travaillé, la route se referme trop vite. La momification ralentit, aménage, offre des prises à la parole et aux objets. Le cœur reste pour la pesée, pour la mémoire. Les viscères sont protégés parce qu’ils sont des fonctions : respirer, digérer, filtrer — on n’abandonne pas des fonctions, on les conditionne. La peau et les bandelettes reconstituent une continuité qui permet au texte de circuler : quand on écrit sur une couche, on écrit sur un corps lisible. Ce n’est pas une glorification du cadavre. C’est une ingénierie du seuil. On évite que la décomposition efface la personne avant l’heure. Le temps biologique se met à niveau avec le temps rituel. Si la matière tient assez, la parole fait le reste. Comment l’iconographie guide On pense “icône”, on devrait lire “mode d’emploi”. Un défunt est peint faisant offrande à un dieu : c’est déjà une offrande effective. Une porte dessinée avec son nom : c’est une porte franchissable. Des démons aux couteaux sont cadrés par des légendes : si tu sais lire la ligne, le couteau s’abaisse. Les lignes de texte sont des boutons : on presse, on passe. Le tombeau n’est pas une galerie, c’est une console. On sait que tel serpent aime l’eau fraîche, on dépose une coupe peinte ; on sait que tel lac brûle, on prend la barque peinte ; on sait que tel gardien veut entendre une phrase, on la lui donne. L’écriture ne commente pas l’image, elle l’arme. Variantes, fortunes, ajustements Tout le monde n’a pas le même tombeau. Au début, c’est le roi, seul, Textes des Pyramides. Puis les élites élargies, Textes des Sarcophages. Puis des rouleaux de Livre des Morts que l’on commande presque prêts-à-lire, on laisse des blancs pour écrire le nom. Les techniques varient : momifications fines, résines multiples, bandelettes serrées ; ou, à d’autres périodes, traitements plus rapides. Parfois les vases canopes sont réintégrés au corps, parfois non. Les cycles nocturnes se dédoublent : Livre des Portes, Livre des Cavernes — mêmes logiques, autres paysages. L’axe ne bouge pas : tenir la route. Il y a aussi les accidents du temps : pillages, réemplois, tombes ouvertes, statues renversées. Les Égyptiens le savent : ils multiplient les supports, disséminent les noms, répètent les formules. Si un nom est effacé ici, il reste ailleurs. Si une amulette manque, une autre redouble sa fonction. Redondance comme assurance-vie. Aujourd’hui : vitrines, scanners, scrupules On regarde des momies derrière un verre. On scanne. On reconstruit des visages. On lit sous les bandelettes les amulettes qu’on ne voyait pas. On identifie des résines, des tissus. Cela éclaire la technique, confirme qu’on n’avait pas affaire à des “croyances naïves” mais à un savoir-faire. En même temps, on s’interroge : montrer des morts, comment ? On change les cartels, on donne des contextes, on associe les pays d’origine, on parle parfois de réinhumations. Le regard apprendra à tenir la science et la pudeur dans la même main. Sur cette page, on garde la même règle : éviter l’exotisme. Décrire la fonction, pas l’étrangeté. Dire ce que fait une plume, ce que vise une amulette, pourquoi un dessin, pourquoi un nom. Lexique (pour tenir le fil) Ka : force vitale à nourrir. — Ba : mobilité qui revient. — Akh : l’être efficace après transformation. — Ren : nom, condition de subsistance. — Ib : cœur, mémoire, conscience. — Maât : ordre juste, plume étalon. — Duat : espace nocturne de passage. — Amduat : “Ce qui est dans l’au-delà”, carte des douze heures. — Oushebtis : serviteurs répondants. — Canopes : vases à viscères, fils d’Horus. Timeline (marques simples) Ancien Empire : Textes des Pyramides (royaux). — Moyen Empire : Textes des Sarcophages (élites élargies). — Nouvel Empire : Livre des Morts, grands cycles nocturnes (Amduat, Portes). — Époque tardive à ptolémaïque : standardisations, variations, prolifération d’amulettes. À voir / à lire Jan Assmann, Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. — Erik Hornung, L’Amduat. Le Livre de ce qu’il y a dans l’au-delà. — Salima Ikram, Death and Burial in Ancient Egypt. — John H. Taylor (dir.), Ancient Egyptian Book of the Dead. — R. O. Faulkner, The Ancient Egyptian Book of the Dead (trad.). Références : Livre des Morts (chap. 125 “Pesée du cœur”, chap. 30B “Scarabée du cœur”) ; cycles funéraires nocturnes (Amduat). Travaux de synthèse : Assmann ; Hornung ; Ikram ; Taylor ; Faulkner. réflexion Voici, très serré, ce que le Livre des Morts (au vrai : Livre pour sortir au jour) nous apprend — à nous, “modernes” : La parole qui fait. Dire, ce n’est pas commenter : c’est ouvrir une porte, désamorcer un couteau, équilibrer un cœur. Le corps comme interface. Sans support matériel, pas d’adresse pour le lien (ka/ba) : la technique sert la continuité, pas la déco. La forme compte. Une image peut être un mode d’emploi ; un rituel, une procédure qui opère — pas un symbole vague. Le nom est un organe. Effacer un nom, c’est tuer encore ; le répéter, c’est maintenir une présence. L’éthique comme mesure. Maât n’est pas morale abstraite : c’est un étalon concret pour “faire juste” ici et maintenant. Cartographier l’inconnu. Face au chaos, on trace des cartes (Amduat) : mieux vaut un chemin praticable qu’une croyance floue. Redondance = résilience. Multiplier supports, amulettes, inscriptions : quand l’un manque, l’autre tient — leçon d’archiviste. Le rite est une technologie. Ingénierie du seuil : aligner matière, gestes, mots pour que la traversée se fasse. Deux temps à accorder. Biologie vs social : on aménage le temps du deuil pour qu’il rejoigne le temps du corps. Sobriété, précision. Un geste juste pèse plus que dix gestes spectaculaires : économie de moyens, efficacité d’action. Responsabilité du regard. Exposer des morts oblige : contexte, pudeur, restitution — la science n’exonère pas l’éthique. Communauté et mémoire. On ne “gère” pas la mort seul : on fabrique du commun pour que la vie reprenne axe. En bref : moins d’“opinions” sur la mort, plus d’outils qui tiennent — des formes, des noms, des gestes qui font passage.|couper{180}
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Lieux fabuleux : entre savoir, désir et imagination
Introduction Il y a toujours eu des endroits qu’aucune carte n’a su contenir. Après les peuples fabuleux , voici leurs territoires : îles englouties, cités de cristal, continents perdus. Nous les plaçons tantôt aux marges, tantôt au centre, mais jamais ils ne disparaissent. De Platon à la science-fiction, ils reviennent, changent de visage, s’imposent à nous. La question n’est pas seulement de savoir quels lieux furent inventés, mais de comprendre quel imaginaire nous leur attribuons — parfois volontairement, parfois malgré nous. Car ces espaces fabuleux ne sont pas de simples décors : ils sont des formes collectives qui nous traversent, des images qui circulent à travers les époques, et qui continuent d’habiter nos récits contemporains. Les sources antiques et médiévales Hérodote raconte l’Hyperborée, terre de paix au-delà du vent du Nord. Pline l’Ancien dresse un inventaire foisonnant d’îles Fortunées et de contrées lointaines où l’extraordinaire se mêle au quotidien. Strabon hésite : critique rationnelle ou fascination pour la Taprobane, où tout semble plus grand qu’ailleurs ? Platon, lui, donne à l’Atlantide une densité philosophique : civilisation brillante, engloutie par sa propre démesure. La Bible ajoute Éden, Terre promise et Jérusalem céleste : lieux de commencement et de fin. Au Moyen Âge, les mappemondes bordent le monde connu d’espaces fabuleux : paradis à l’est, royaume du prêtre Jean, îles mouvantes. Les Voyages de Mandeville amplifient ces récits, Marco Polo les rend tangibles, mais toujours nourris d’imaginaire. Déjà ici, il apparaît que le lieu fabuleux n’est pas l’invention d’un seul auteur : c’est une forme collective, transmise et réactivée, qui s’impose aux lecteurs et aux voyageurs. Typologie des lieux fabuleux Les lieux fabuleux reviennent sous quatre visages. Les îles : Atlantide engloutie, Thulé insaisissable, Taprobane démesurée, île de Saint-Brandan disparue au lever du jour. Des mondes clos, laboratoires d’utopie ou de catastrophe. Les continents : Hyperborée comme promesse, Terra Australis comme équilibre cosmique, Eldorado comme fantasme d’or. Les continents sont toujours trop grands pour être vérifiés, assez vastes pour cristalliser nos rêves. Les cités : Ys engloutie, Jérusalem céleste, Shangri-La, Panem bien plus tard. La cité fabuleuse est miroir : elle renvoie nos désirs ou nos excès. Les seuils : enfers, paradis, Olympe, Meru. Des lieux-frontières où l’on passe de l’humain au divin, de la vie à la mort. Chaque catégorie matérialise un imaginaire collectif : l’île enferme, le continent promet, la cité reflète, le seuil initie. 3 bis. Lieux fabuleux dans d’autres civilisations Ailleurs, les lieux fabuleux ne se situent pas aux marges, mais au cœur. En Inde, le Mont Meru se dresse comme axe du monde, centre cosmique qui ordonne l’univers. En Chine, les Montagnes des Immortels (Penglai, Yingzhou) flottent dans la mer de l’Est : lieux d’élixir et d’harmonie, où l’immortalité est à portée de main. Chez les Amérindiens, le Tlālōcan, paradis végétal du dieu Tlaloc, ou les contrées inversées des Inuits, lient lieu fabuleux et forces naturelles. Ainsi se dessine une différence : Occident : marges à explorer. Inde et Chine : centre cosmologique. Amériques : au-delà chamanique. Mais partout, ce sont des images collectives : elles précèdent l’individu, organisent la perception du monde et lui imposent un horizon. Fonctions symboliques Pourquoi ces lieux persistent-ils ? Parce qu’ils remplissent nos besoins symboliques. Utopie et désir : Hyperborée, îles Fortunées, Atlantide avant la chute — espaces idéaux où l’on projette l’harmonie. Peur et châtiment : Ys engloutie, enfers, Atlantide punie pour son orgueil — lieux où l’excès appelle la ruine. Altérité radicale : Thulé, Taprobane, Terra Australis — espaces de l’étranger absolu. Seuils : Olympe, Champs Élysées, paradis terrestre — passages où l’on bascule de l’humain à l’autre monde. Ces fonctions révèlent la mécanique : nous pensons inventer ces lieux pour exprimer nos désirs ou nos peurs, mais en réalité ils condensent des archétypes collectifs qui nous traversent. Épistémologie et admiratio Comment croire si longtemps à des lieux jamais vérifiés ? Parce que la preuve n’était pas nécessaire. La répétition suffisait : si Strabon, Pline et Mandeville disent la même chose, alors le lieu existe. La carte, même hypothétique, tient lieu de preuve. L’admiratio, cet étonnement émerveillé, joue un rôle clé. L’Atlantide fascine parce qu’elle suspend le jugement : vraie ou fausse importe peu, elle existe comme image. La Terra Australis persiste parce qu’elle équilibre les masses terrestres sur la carte : vérité géométrique plus que géographique. Ici, le savoir se confond avec la croyance, et le récit s’impose comme force collective. Résonances contemporaines : motifs persistants Aujourd’hui, les lieux fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont déplacés dans nos fictions, nos angoisses, nos écrans. Trois grands motifs dominent. a) Engloutissement écologique Manhattan sous les eaux dans New York 2140 (Kim Stanley Robinson). Zones irradiées dans Terminus radieux (Volodine). Univers post-apocalyptiques chez Margaret Atwood (MaddAddam). L’Atlantide et Ys reviennent sous la forme d’une catastrophe climatique. Ce n’est plus une utopie perdue : c’est notre avenir redouté. b) Dystopies urbaines Panem dans Hunger Games : capitale fastueuse, périphéries réduites à la misère. Les Furtifs d’Alain Damasio : villes hyper-surveillées, saturées d’imaginaire politique. Ici, la cité fabuleuse devient un piège collectif. On ne l’habite pas par choix, mais parce qu’elle s’impose comme cadre. c) Espaces virtuels Neal Stephenson (Fall, or Dodge in Hell) imagine un au-delà numérique. Emma Newman (After Atlas) brouille réel et virtuel. Le métavers, aujourd’hui, promet un Shangri-La technologique mais menace d’enfermement. Ces lieux ne sont pas seulement créés : ils nous conditionnent, ils organisent nos imaginaires. Dans tous les cas, les anciens archétypes persistent : engloutissement, cité idéale ou maudite, au-delà. Ce sont les mêmes formes collectives, réactivées par nos peurs climatiques, nos angoisses politiques, nos fantasmes numériques. Conclusion ouverte Les lieux fabuleux ne sont pas de simples inventions posées sur des cartes : ce sont des formes collectives qui nous traversent. Ils surgissent, se propagent, se réinventent comme des virus symboliques. Atlantide, Hyperborée, Shangri-La, Mu : chaque époque les renomme, mais leur fonction demeure — dire ce qui échappe, projeter nos désirs, matérialiser nos peurs. Nous croyons les inventer, mais ce sont eux qui s’imposent à nous. Hier, les marges géographiques accueillaient ces images ; aujourd’hui, ce sont les dystopies, les métavers, les paysages engloutis. Décrire un lieu dans la littérature contemporaine n’est jamais un geste neutre : c’est convoquer un archétype collectif, et accepter qu’il nous travaille en retour — parfois avec notre consentement, parfois contre notre gré. Le plus fabuleux des lieux est peut-être celui où nous vivons déjà : ce monde saturé d’images, de récits et de projections, où l’imaginaire géographique ne disparaît pas, mais se déplace, insistant, inévitable, au cœur de nos vies.|couper{180}
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Les peuples fabuleux
I. Les peuples fabuleux de l’Antiquité gréco-romaine Aux yeux des Grecs puis des Romains, le monde connu — l’oikouménè — avait des frontières nettes. Au centre, la Méditerranée, terre des hommes civilisés. Aux marges, l’océan, les déserts, les montagnes. C’est là que l’imagination plaçait des peuples étranges, figures de l’altérité radicale. Ce n’était pas seulement un ornement littéraire : ces peuples fabuleux avaient une fonction cognitive et symbolique. Ils permettaient de tracer une limite entre l’humain et l’inhumain, entre le civilisé et le sauvage. Les Cynocéphales figurent parmi les plus célèbres. Ctésias, dans son Indica rédigé au Ve siècle avant notre ère, raconte que dans les montagnes de l’Inde vivent des hommes à tête de chien, vêtus de peaux, chassant avec des bâtons et des arcs. Ils ne parlent pas, mais aboient. Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle (VII, 23), transmet cette description : « On rapporte que dans certaines montagnes de l’Inde habitent des hommes à tête de chien, vêtus de peaux de bêtes sauvages. Ils aboient au lieu de parler, se nourrissent de chair crue et possèdent des griffes semblables à celles des bêtes féroces. » Cette altérité zoologique suggère un seuil : des êtres humains dans leur organisation sociale, mais animaux dans leur visage et leur langage. Les Sciapodes (σκιαπόδες), littéralement « ceux qui font de l’ombre avec leurs pieds », sont un autre exemple frappant. Dotés d’un seul pied gigantesque, ils courent avec une rapidité extrême et, aux heures les plus chaudes, s’allongent sur le dos et se protègent du soleil en dressant leur pied comme un parasol. Isidore de Séville, au VIIe siècle, reprend fidèlement Pline : « Les Sciapodes sont appelés ainsi parce qu’ils possèdent un seul pied de taille immense. Dans la chaleur du soleil, ils s’étendent sur le dos et se protègent à l’ombre de leur pied » (Étymologies, XI, 3). L’image est absurde, mais elle traduit une vérité : pour des auteurs méditerranéens, les peuples lointains devaient être adaptés à des climats extrêmes. La difformité devient une adaptation. Les Pygmées appartiennent à une tradition encore plus ancienne. Homère les mentionne dans l’Iliade (III, 3–6) : « Comme les grues, fuyant l’hiver et l’orage incessant, s’envolent vers l’océan en poussant des cris aigus, portant la mort et le combat aux Pygmées, et lançant au-dessus de leurs têtes le tumulte de la guerre. » Ces hommes d’une coudée de haut, éternels adversaires des grues, sont repris par Ctésias et situés en Inde méridionale. Là encore, la disproportion est source de comique, mais aussi d’admiration : la petitesse devient héroïsme dans une lutte incessante contre la nature. D’autres récits frappent par leur étrangeté radicale. Les Astomoi, « sans-bouche », survivent en se nourrissant seulement d’odeurs. Pline (VII, 25) rapporte : « Il existe un peuple sans bouche, qui vit en respirant seulement les parfums et les odeurs des choses. Ils ne connaissent pas la faim et meurent si l’air qui les entoure devient impur. » Ici, le fabuleux naît peut-être d’un malentendu : les ascètes indiens, réputés vivre d’air et de méditation, sont transformés en peuple entier d’êtres sans bouche. Les confins africains n’étaient pas en reste. L’Éthiopie abritait, selon Pline (V, 46), les Blemmyes : « Vers l’Éthiopie, on rapporte qu’existent les Blemmyes : ils n’ont pas de tête, et leur bouche comme leurs yeux se trouvent sur la poitrine. » L’idée d’un corps sans visage, à la fois humain et monstrueux, frappe encore l’imagination. Hérodote, lui, parle des Troglodytes, rapides à la course, se nourrissant de serpents et poussant des cris semblables à ceux des chauves-souris (IV, 183). L’altérité ici n’est pas seulement corporelle : c’est un langage inintelligible, une alimentation répugnante. On pourrait allonger la liste : les Panotii, aux oreilles si grandes qu’elles leur servent de manteau ; les Antipodes, aux pieds tournés vers l’arrière ; les Arimaspes, peuple à un seul œil, toujours en guerre contre les griffons pour l’or (Hérodote, IV, 13) ; les Androphages, cannibales scythes, « hommes sauvages qui se nourrissent de chair humaine » (IV, 106) ; les Hippopodes, hommes aux pieds de cheval ; les Satyres, êtres velus capturés dans les montagnes de l’Inde, selon Pline (VII, 2). À travers ces récits, on comprend la logique antique : le monde connu est ordonné, mais ses marges sont foisonnantes, inquiétantes, prodigieuses. Ce n’est pas une naïveté. Pour les Anciens, ces peuples faisaient partie du savoir légitime, non pas parce qu’ils étaient prouvés, mais parce qu’ils suscitaient l’admiratio. L’étonnement, disait Aristote, est l’origine de la philosophie. La compilation de Pline, qui mêle zoologie précise et peuples fabuleux, ne trahit pas une confusion : elle illustre l’idée qu’un savoir digne de ce nom doit inclure aussi ce qui étonne et déroute. Ces peuples fabuleux ne sont donc pas de simples curiosités. Ils dessinent les frontières de l’humain, ils reflètent l’angoisse et le désir d’altérité, ils rappellent que la connaissance naît moins de la certitude que de l’étonnement. Si nous les lisons aujourd’hui comme des fables, c’est que nous avons changé de critères. Mais pour les Grecs et les Romains, ils appartenaient pleinement à la cartographie du monde : une cartographie où le centre civilisé se définissait par contraste avec une périphérie monstrueuse. II. Les traditions indiennes et chinoises : un fabuleux intégré au cosmologique Si l’Antiquité gréco-romaine plaçait ses peuples fabuleux aux confins de l’oikouménè, l’Inde et la Chine ont développé leurs propres traditions du merveilleux humain, mais dans une logique différente. Là où Pline et Hérodote pensaient encore en termes d’ethnographie déformée — des hommes réels mais monstrueux — les textes sanskrits et chinois inscrivent ces peuples fabuleux dans une cosmologie, où l’humain n’est qu’un niveau parmi d’autres. Le fabuleux n’est pas relégué au mensonge ou à l’exagération : il fait partie intégrante de l’ordre du monde. En Inde, les grands textes épiques et religieux regorgent d’êtres hybrides ou monstrueux qui forment de véritables peuples. Le Rāmāyaṇa décrit ainsi les Rākṣasa, démons anthropophages qui vivent dans les forêts ou sur l’île de Lanka. Leur roi Rāvaṇa, doté de dix têtes et de vingt bras, n’est pas un individu isolé mais le représentant d’une race entière. Ces peuples incarnent une altérité morale autant que physique : ils ne sont pas seulement étranges, ils sont hostiles, ennemis de l’ordre védique. À l’opposé, les Yakṣa, esprits gardiens des trésors et des montagnes, forment un peuple ambigu, parfois bienveillant, parfois menaçant. Ils ne sont pas des curiosités ethnographiques mais des acteurs cosmiques, situés dans une hiérarchie du visible et de l’invisible. On rencontre aussi les Nāga, peuples serpents vivant dans les fleuves, les lacs et les mondes souterrains. Leurs royaumes sont décrits comme fastueux, ornés de joyaux. Tantôt dangereux, tantôt protecteurs, les Nāga apparaissent dans les récits bouddhiques comme dans l’hindouisme. Lorsque le Bouddha médite, c’est un Nāga qui l’abrite de son capuchon. La monstruosité ici est moins un défaut qu’une puissance ambiguë, que l’homme doit apprendre à intégrer. Les textes puraniques et la cosmologie indienne situent également des peuples merveilleux aux confins géographiques. L’Uttarakuru, au nord de l’Himalaya, est une terre idéale habitée par des hommes parfaits, exempts de maladie et de souffrance. On y retrouve le motif d’un peuple fabuleux positif, miroir des Hyperboréens des Grecs. De même, les Kinnara et les Kimpuruṣa, mi-hommes mi-animaux, vivent dans les régions reculées : ce sont des musiciens célestes, êtres hybrides qui brouillent la frontière entre humanité et divinité. En Chine, le Shanhai jing (Classique des montagnes et des mers), compilé entre le IVᵉ siècle avant notre ère et le IIᵉ siècle de notre ère, rassemble des centaines de descriptions de peuples étranges et de créatures fabuleuses. On y lit que dans les montagnes orientales vivent des hommes à trois têtes et six bras ; que plus loin se trouvent des hommes emplumés, capables de voler ; que d’autres n’ont pas d’intestins et se nourrissent de vent. Certains sont monstrueux, d’autres harmonieux. Mais tous ont leur place dans une cartographie cosmologique où l’Empire du milieu (Zhongguo) se définit par contraste avec des confins peuplés d’altérités. Le Shanhai jing ne sépare pas les peuples fabuleux des animaux mythiques (phoenix, dragons) ou des divinités locales : il s’agit d’un même tissu de récits. Les « hommes creux », les « hommes à plumes », les peuples aux têtes animales ne sont pas classés comme des erreurs de la nature, mais comme des manifestations de la diversité cosmique. La monstruosité, ici, est une variation de l’ordre du monde. On retrouve aussi dans les traditions chinoises le même schéma centre / périphérie que chez les Grecs et les Indiens. Au centre, le pays civilisé ; autour, les confins peuplés de peuples étranges. Mais à la différence de l’ethnographie gréco-romaine, les Chinois n’éprouvent pas le besoin de « prouver » ou de « localiser » ces peuples. Le Shanhai jing les décrit avec la même précision que les montagnes, les fleuves ou les animaux. L’altérité fabuleuse n’est pas douteuse, elle est constitutive. Ce qui frappe, c’est que ni en Inde ni en Chine ces peuples fabuleux ne sont perçus comme de simples anomalies. Ils expriment une pensée du multiple : le monde est fait d’humains, de dieux, d’animaux, de démons et de peuples hybrides, tous en interaction. L’Occident, héritier de Pline et d’Hérodote, a tendu à voir dans les peuples fabuleux des curiosités ethnographiques, des variantes monstrueuses de l’humain. L’Inde et la Chine, elles, les intègrent dans une logique cosmologique et symbolique, où chaque altérité trouve sa place. Cette différence est décisive. Elle montre que les peuples fabuleux ne disent pas seulement quelque chose sur les confins géographiques : ils révèlent la manière dont une culture pense le rapport entre l’homme et l’ordre du monde. L’Inde voit dans les peuples monstrueux les adversaires ou les alliés de l’ordre divin. La Chine les inscrit dans un système où tout ce qui existe a sa légitimité. La Grèce et Rome, enfin, les relèguent aux marges de l’oikouménè pour mieux définir leur propre centre III. Les traditions amérindiennes : monstres, géants et peuples de l’ombre Les Amériques possèdent elles aussi une tradition foisonnante de peuples fabuleux, mais leur statut est encore différent. Là où les Grecs pensaient tracer une ethnographie déformée, et où l’Inde et la Chine intégraient ces êtres à une cosmologie, les peuples amérindiens inscrivaient le fabuleux dans un rapport direct au territoire, à la mémoire et aux cycles de la nature. Les peuples monstrueux n’étaient pas relégués à de lointains confins abstraits : ils vivaient dans les forêts, les montagnes, les souterrains, aux marges toujours proches de l’espace humain. Ils servaient à dire la peur du froid, de la famine, de la mort, mais aussi la promesse d’un ailleurs idéal. Chez les peuples algonquiens du Nord-Est, notamment chez les Ojibwés et les Cris, on trouve le mythe du Wendigo. Ce géant cannibale, né de l’hiver et de la faim, hante les forêts glacées. Parfois il est un esprit solitaire, parfois un peuple entier de géants anthropophages. Il incarne la transgression ultime : se nourrir de ses semblables pour survivre. Sa dimension fabuleuse n’efface pas son fond de vérité : il rappelle les famines hivernales réelles, où la survie pouvait mener à l’indicible. Le Wendigo est un peuple fabuleux qui fonctionne comme avertissement moral et comme mémoire des catastrophes. Les traditions inuites peuplent elles aussi leurs confins d’êtres monstrueux. Le Qalupalik, par exemple, est un être amphibie qui vit sous la glace et qui enlève les enfants trop curieux des rivages. D’autres récits parlent des Ingnirragit, géants à la force colossale qui affrontent les chasseurs. Ces figures ne sont pas des fantaisies gratuites : elles rappellent les dangers réels de l’environnement arctique, où la mer, la glace et les bêtes géantes (morses, baleines) se transforment en peuples monstrueux dans l’imaginaire. Plus au sud, dans le monde mésoaméricain, le Popol Vuh, grand texte mythique des Mayas-Quichés, décrit les Seigneurs de Xibalba, peuple souterrain qui gouverne les maladies et les épreuves mortelles. Les héros jumeaux Hunahpu et Xbalanque doivent affronter cette communauté démoniaque dans une série d’épreuves, avant de triompher. Xibalba n’est pas seulement un enfer : c’est une société parallèle, avec ses règles, ses juges, ses ruses. Elle représente une altérité radicale, mais organisée comme un peuple. Là encore, le fabuleux structure la cosmologie : les hommes, les dieux et les peuples de l’ombre coexistent dans un même univers. Chez les peuples andins, comme les Quechuas ou les Aymaras, on trouve des récits de géants d’avant les hommes actuels. Les Incas disaient que des êtres gigantesques peuplaient autrefois la terre, mais qu’ils furent anéantis par les dieux parce qu’ils avaient démesurément abusé de leurs forces. Ces géants sont parfois identifiés à des ennemis primordiaux, parfois à des figures fondatrices. Leur mémoire hante les ruines et les montagnes, témoins d’un âge où l’humanité n’était pas encore fixée. Chez les peuples tupi-guarani du Brésil, on trouve une vision différente : celle de la Terre sans Mal (Yvy marane’ÿ). Ici, le peuple fabuleux n’est pas monstrueux mais idéal. C’est une communauté parfaite, où il n’y a ni maladie ni mort, située toujours ailleurs, à l’est ou au-delà de l’océan. Cette croyance a inspiré de véritables migrations, des groupes entiers quittant leur territoire pour chercher ce peuple et cette terre. On retrouve le motif universel d’un peuple idéal placé à la périphérie, équivalent des Hyperboréens grecs ou des Uttarakuru indiens. Ces traditions amérindiennes montrent plusieurs constantes. D’abord, la monstruosité n’est jamais gratuite : elle est l’expression de réalités concrètes. Le Wendigo est la famine incarnée ; le Qalupalik, la peur des glaces ; Xibalba, la présence des maladies et de la mort. Les peuples fabuleux sont donc des manières de donner un visage aux forces hostiles de la nature. Ensuite, ils servent de repères moraux : le cannibalisme, l’excès, la démesure sont figurés par des peuples monstrueux qui deviennent contre-exemples. Enfin, certains récits ouvrent vers l’utopie : l’humanité imagine aux confins un peuple parfait, libre des contraintes, modèle d’un autre possible. Contrairement à l’Europe, qui a peu à peu relégué les peuples fabuleux dans la fiction, les sociétés amérindiennes les maintenaient vivants dans les rituels, les récits oraux, les initiations. Ils faisaient partie d’une cosmologie dynamique, où humains, dieux, esprits et peuples monstrueux coexistaient dans un même tissu de relations. Là encore, on retrouve l’obsession universelle du centre et de la périphérie : au milieu, les hommes ordinaires ; autour, dans les marges glacées, souterraines ou maritimes, les peuples fabuleux qui rappellent à la fois le danger et l’espérance. Ainsi, l’Amérique précolombienne apporte une nuance décisive à notre enquête : les peuples fabuleux n’y sont pas relégués au passé ou aux confins abstraits, mais insérés dans un rapport direct au territoire et au cycle vital. Ils ne sont pas seulement le miroir de l’altérité : ils sont les gardiens d’une mémoire et d’un équilibre. Très bien. Voici la partie IV rédigée (centre et périphérie), environ 600–700 mots, qui fait la synthèse comparative. IV. Centre et périphérie : un schéma universel À parcourir les traditions grecques, indiennes, chinoises et amérindiennes, un motif revient avec une insistance telle qu’il semble universel : celui d’un centre habité, ordonné, civilisé, entouré d’une périphérie peuplée de peuples fabuleux. Qu’ils soient monstrueux ou idéaux, hostiles ou bienveillants, ces peuples marquent une frontière : ils indiquent ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, ce qui appartient au monde du milieu et ce qui relève des marges. Chez les Grecs et les Romains, ce centre est l’oikouménè, littéralement la terre habitée. Les confins, ce sont l’Inde, la Scythie, l’Éthiopie, les îles océaniques. Hérodote, Pline, Isidore de Séville, tous placent les Cynocéphales, les Sciapodes, les Pygmées et les Blemmyes aux limites de la carte. La logique est claire : l’homme civilisé, rationnel, parlant grec ou latin, vit au milieu ; aux marges, là où la raison vacille, apparaissent les altérités monstrueuses. L’océan qui entoure le monde n’est pas seulement une barrière géographique : il est la clôture symbolique d’une humanité qui se protège en projetant le chaos au loin. En Inde, la cosmologie des Purāṇa et des épopées structure l’espace de la même manière. Au centre, Bhārata-varṣa, c’est-à-dire l’Inde, terre des hommes. Autour, des continents successifs, séparés par des mers, peuplés de peuples extraordinaires : les Uttarakuru, parfaits et heureux, les Rākṣasa, hostiles et cannibales, les Kinnara, mi-hommes mi-animaux. Ici, la périphérie n’est pas seulement monstrueuse, elle peut être aussi utopique : aux marges, il y a autant l’excès que la perfection. Mais toujours le même principe : l’homme se pense au centre, et définit ses frontières par des altérités radicales. En Chine, l’Empire du Milieu (Zhongguo) porte ce principe dans son nom même. Les Chinois ne se pensent pas comme un peuple parmi d’autres, mais comme le centre du monde, entouré de confins montagneux, maritimes et désertiques. Le Shanhai jing décrit ces confins peuplés de peuples étranges : hommes à trois têtes, hommes emplumés, peuples sans intestins, hommes aux têtes animales. La logique est identique : au centre, l’ordre ; aux marges, l’étrange et le fabuleux. Mais ici encore, l’altérité n’est pas toujours négative : elle fait partie d’un ordre cosmologique plus vaste, où l’homme, l’animal, le divin et le monstrueux coexistent. Les Amériques, enfin, témoignent de la même structuration. Chez les Algonquiens et les Cris, le Wendigo hante les forêts glacées, c’est-à-dire les confins du territoire habité. Chez les Mayas, les Seigneurs de Xibalba règnent dans le monde souterrain, aux marges invisibles mais toujours menaçantes. Les Incas parlent de géants disparus qui précèdent l’homme actuel, relégués dans un passé périphérique. Les Tupi-Guarani placent la Terre sans Mal à l’est, au-delà de l’océan, dans une périphérie inaccessible. Là encore, le schéma se répète : un centre humain, et des confins peuplés d’altérités, soit monstrueuses, soit idéales. Pourquoi ce schéma revient-il partout ? On peut avancer plusieurs raisons. D’abord, psychologique : l’homme a besoin de se penser comme centre pour donner cohérence à son identité. Projeter l’étrangeté au loin, c’est affirmer la normalité du proche. Ensuite, cosmologique : toute société a besoin de hiérarchiser l’espace, de distinguer un milieu ordonné des marges chaotiques. Enfin, politique : définir des périphéries monstrueuses, c’est justifier sa propre centralité, se poser comme la norme de l’humain. Le peuple fabuleux, qu’il soit géant, cannibale ou utopique, est toujours un instrument de définition identitaire. Ce centre/périphérie n’est pas seulement spatial. Il est aussi temporel. Les Grecs plaçaient certains peuples fabuleux dans un âge révolu, antérieur aux hommes actuels. Les Incas faisaient de leurs géants des habitants d’un monde d’avant. Le fabuleux occupe donc aussi la périphérie du temps : avant nous, ailleurs que nous, mais jamais ici et maintenant. Enfin, il faut souligner la fonction narrative. Le fabuleux vit mieux aux confins, parce que l’ailleurs est son territoire naturel. Le proche doit rester familier, le lointain peut devenir monstrueux. C’est pourquoi les peuples fabuleux ne disparaissent jamais, même quand les explorations les démentent : ils se déplacent toujours plus loin, plus haut, plus profond. Lorsque les Portugais ne trouvent pas de Cynocéphales en Inde, ceux-ci migrent vers les îles inconnues de l’océan, puis vers les terres polaires, puis vers les planètes. La périphérie est infinie, et le fabuleux y trouve toujours refuge. En somme, penser les peuples fabuleux comme une curiosité ethnographique, c’est manquer leur rôle essentiel. Ils sont l’expression d’une obsession universelle : se penser au centre, et projeter aux marges l’altérité, qu’elle soit monstrueuse ou idéale. Les Cynocéphales, les Rākṣasa, les hommes emplumés du Shanhai jing, le Wendigo ou les Seigneurs de Xibalba : tous disent la même chose, chacun à sa manière. L’homme ne se définit jamais seul : il a besoin de ses monstres aux confins pour savoir qui il est au milieu. . V. Du Moyen Âge à la Renaissance : entre mappemondes et satire Du monde antique au monde médiéval, les peuples fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont transmis, adaptés, et surtout fixés dans l’imaginaire cartographique et encyclopédique. Les mappemondes du Moyen Âge, comme celles de Hereford ou d’Ebstorf, sont des théâtres où Jérusalem trône au centre et où, dans les marges, prolifèrent les Cynocéphales, les Sciapodes, les Blemmyes. L’espace est hiérarchisé : au centre, le salut chrétien ; aux confins, l’étrange et le monstrueux. Isidore de Séville, au VIIᵉ siècle, a joué un rôle décisif. Dans ses Étymologies, il reprend et condense Pline, Solin et d’autres auteurs antiques. Ses descriptions de peuples fabuleux sont intégrées comme des données de savoir. Elles deviennent des autorités, recopiées dans les manuscrits, illustrées dans les marges, puis reprises dans les encyclopédies médiévales comme celles de Vincent de Beauvais (Speculum maius) ou de Barthélemy l’Anglais (De proprietatibus rerum). Dans ces œuvres, le fabuleux n’est pas relégué : il est classé, ordonné, rationalisé dans l’édifice du savoir chrétien. Les mirabilia, ces récits de merveilles, constituent un genre en soi. Le Livre des merveilles attribué à Jean de Mandeville, au XIVᵉ siècle, en est l’illustration la plus célèbre. Cet ouvrage, immensément lu et traduit, raconte des voyages vers l’Orient, mêlant descriptions réalistes (éléphants, crocodiles, épices) et peuples fabuleux hérités de la tradition antique. Les Sciapodes et les Cynocéphales y côtoient les coutumes musulmanes et indiennes. Le lecteur médiéval ne distinguait pas forcément entre ce qui relevait du réel et du fabuleux : tout faisait partie d’une même cartographie spirituelle et morale. Mais la Renaissance change le rapport. Les grandes découvertes ébranlent ce savoir transmis. Les Portugais explorent les côtes de l’Afrique, les Espagnols atteignent l’Amérique, et partout ils rencontrent des hommes — différents, certes, mais hommes tout de même. Les Cynocéphales et les Sciapodes ne sont nulle part. Le fabuleux, longtemps accepté comme savoir, commence à basculer dans le domaine de la fable. Ce basculement n’est pas immédiat : on espère encore trouver des peuples monstrueux dans les terres les plus reculées, mais peu à peu l’absence devient éloquente. C’est à ce moment qu’intervient l’ironie humaniste. Rabelais, dans Pantagruel et Gargantua, reprend le motif des peuples fabuleux pour le détourner. Dans le Quart Livre, le voyage de Pantagruel et de ses compagnons est une parodie de navigation vers des terres fabuleuses. Ils rencontrent les Chicanous (peuple de plaideurs absurdes), les Papimanes (adorateurs grotesques du pape), les Andouilles (nation de saucisses anthropomorphes). Chaque peuple est une satire, non plus un reflet de l’altérité géographique, mais une critique des travers bien réels de l’Europe contemporaine : le fanatisme religieux, les abus de justice, la gloutonnerie. Encadré critique : Rabelais et la subversion du fabuleux Rabelais se situe à la charnière : il hérite de la tradition médiévale des peuples fabuleux, mais il en révèle l’artifice. Là où Pline et Isidore rapportaient les Sciapodes et les Blemmyes comme des données de savoir, Rabelais invente des peuples absurdes pour faire rire et réfléchir. Le fabuleux, chez lui, n’est plus une curiosité ethnographique : c’est un outil satirique. En ridiculisant ces peuples inventés, il ridiculise aussi la crédulité ancienne. Mais il en garde la fonction : mettre en scène l’altérité, pour mieux réfléchir sur soi. Rabelais transforme donc le fabuleux en grotesque, le savoir en rire, la crédulité en critique. Cette mutation s’accompagne d’un changement plus profond. Montaigne, dans ses Essais, médite sur les Indiens du Brésil rencontrés par les voyageurs. Il écrit : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Essais, I, 31). Pour lui, les peuples fabuleux de Pline et d’Isidore sont des fables ; la vraie leçon, c’est que notre regard fabrique l’altérité. Les « sauvages » du Nouveau Monde ne sont pas plus barbares que nous : ils révèlent notre propre barbarie. L’admiratio naïve devant les peuples fabuleux se transforme en étonnement critique devant la diversité réelle des hommes. Ainsi, du Moyen Âge à la Renaissance, on assiste à une véritable reconfiguration. Les peuples fabuleux ne disparaissent pas, mais leur statut change : d’éléments du savoir encyclopédique, ils deviennent objets de satire et de réflexion. L’admiratio ne s’éteint pas, mais elle change de cible. Ce n’est plus l’étonnement devant des hommes sans tête ou à un pied, mais devant la variété infinie des usages, des coutumes, des croyances. L’altérité n’est plus projetée dans des confins imaginaires : elle est reconnue au cœur même du monde. Ce basculement annonce déjà la modernité. L’Europe cesse de croire aux Sciapodes et aux Cynocéphales, mais elle continue de projeter ses peurs et ses désirs sur d’autres figures. L’Amérindien devient à la fois barbare et bon sauvage ; l’Africain, objet d’exotisme ou de dénigrement. Les peuples fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont transposés dans de nouveaux imaginaires. VI. L’admiratio, moteur du savoir ancien et question pour aujourd’hui Pour comprendre pourquoi les peuples fabuleux ont occupé une telle place dans les textes antiques et médiévaux, il faut revenir à une notion qui nous échappe souvent : celle de l’admiratio. Ce terme latin désigne à la fois l’étonnement et l’admiration. Il ne s’agit pas d’un simple sentiment, mais d’une disposition fondamentale de l’esprit. Dès Aristote, le thaumazein — l’étonnement — est posé comme l’origine de la philosophie. « C’est par l’étonnement que les hommes, maintenant comme au début, commencèrent à philosopher » (Métaphysique, A, 2). Pour les Grecs comme pour les Romains, ce n’est pas la certitude qui fonde le savoir, mais l’ouverture devant ce qui étonne. C’est précisément dans cette logique que Pline l’Ancien construit son Histoire naturelle. Son encyclopédie n’a pas pour but de séparer le vrai du faux selon nos critères modernes. Elle vise à montrer toute la diversité du monde, du plus ordinaire au plus extraordinaire. C’est pourquoi, au côté de ses descriptions rigoureuses des éléphants ou des pierres précieuses, il consigne aussi les Cynocéphales, les Blemmyes, les Sciapodes. Il les appelle des mirabilia, des choses dignes d’admiration. L’encyclopédie antique ne se veut pas seulement exacte : elle veut être source d’étonnement. Le Moyen Âge a prolongé cette disposition. Les mirabilia deviennent un genre en soi : des recueils de merveilles, où s’accumulent faits curieux, anecdotes prodigieuses, récits fabuleux. Le Livre des merveilles de Jean de Mandeville, au XIVᵉ siècle, en est un exemple éclatant. Le voyageur y raconte avoir vu, en Orient, des hommes aux têtes de chien, d’autres aux oreilles démesurées, d’autres encore sans bouche. Peu importait qu’il s’agisse d’inventions ou de reprises de Pline : ce qui comptait, c’était la capacité du récit à susciter l’admiratio du lecteur. La fonction n’était pas scientifique mais spirituelle : admirer la diversité du monde, c’était entrevoir la richesse de la création divine. À la Renaissance, cette notion change de statut. Rabelais garde l’étonnement, mais il le détourne vers le grotesque : ses peuples absurdes ne sont plus objets d’admiration mais de rire. Montaigne, lui, transforme l’admiratio en critique. Face aux Indiens du Brésil, il refuse de les considérer comme des monstres : il choisit de s’étonner de leur humanité, et de retourner cet étonnement contre l’ethnocentrisme européen. L’admiratio devient un instrument de relativisme culturel. Ce basculement marque un tournant. La science moderne, à partir du XVIIᵉ siècle, valorise la preuve et l’expérimentation. L’étonnement reste, mais il se déplace : il n’est plus devant des peuples fabuleux, mais devant les lois mathématiques et les mécanismes du monde. Galilée, Newton, Descartes s’émerveillent eux aussi, mais de l’ordre caché que révèle l’expérience. L’admiratio se rationalise : elle n’est plus l’accueil du fabuleux, mais la contemplation du calculable. Or, ce déplacement n’est pas neutre. En reléguant les peuples fabuleux au rang de fables, nous avons perdu une dimension essentielle : la capacité d’intégrer le merveilleux comme partie du savoir. L’admiratio, jadis moteur de connaissance, s’est fragmentée : d’un côté la science et ses preuves, de l’autre la littérature et ses fictions. Nous avons cessé de penser que le fabuleux pouvait être vrai autrement, qu’il pouvait porter une vérité symbolique. Pourtant, cette disposition n’a pas disparu. On la retrouve dans la science-fiction, qui invente de nouveaux peuples fabuleux — extraterrestres, civilisations parallèles — pour nous étonner et nous instruire. On la retrouve aussi dans la vulgarisation scientifique, où l’on parle volontiers « d’émerveillement devant l’univers ». On la retrouve même dans les théories alternatives, parfois complotistes, qui remettent en circulation l’imaginaire des terres inconnues et des peuples cachés. L’admiratio demeure donc une force vitale. Elle nous rappelle que le savoir n’est pas seulement accumulation de preuves, mais aussi ouverture à l’inattendu. Les Cynocéphales et les Sciapodes de Pline n’étaient pas des réalités ethnographiques, mais ils étaient des réalités symboliques : ils disaient l’étrangeté du monde, la fragilité de nos certitudes, l’infinie variété du vivant. Aujourd’hui encore, nous avons besoin de cette disposition, non pour confondre savoir et croyance, mais pour garder vivant le lien entre connaissance et imagination. VII. Savoir, preuve et vérité : un triptyque instable Si les peuples fabuleux nous fascinent encore, c’est qu’ils mettent en crise trois notions que nous avons tendance à confondre : le savoir, la preuve et la vérité. Aujourd’hui, nous croyons souvent que ces trois termes se recouvrent, comme si ce qui est su devait être prouvé, et comme si ce qui est prouvé devait être vrai. Mais l’histoire des peuples fabuleux nous rappelle que les choses sont plus complexes. Le savoir, d’abord, est toujours situé. Il correspond à l’ensemble des connaissances qu’une culture considère comme légitimes à un moment donné. Pour les Grecs, savoir = ce qu’ont dit Homère, Hérodote, Ctésias. Pour Pline, savoir = tout ce qui a été consigné par les autorités reconnues, sans tri radical entre le plausible et l’invraisemblable. Pour Isidore de Séville, savoir = organiser ce que la tradition a transmis. Dans ce contexte, les Cynocéphales et les Sciapodes faisaient partie du savoir, non parce qu’ils étaient prouvés, mais parce qu’ils étaient repris par les autorités. Le savoir est collectif et historique, il se construit par accumulation et transmission. La preuve, ensuite, est un critère plus restrictif. Pour nous, elle suppose démonstration, vérification, reproductibilité. Mais ce critère n’a pas toujours été le même. Les Anciens ne cherchaient pas à « prouver » l’existence des peuples fabuleux comme on prouve une expérience de laboratoire. Leur preuve était d’un autre ordre : le témoignage d’un voyageur, l’autorité d’un texte, la concordance de plusieurs traditions. Ce n’était pas une preuve scientifique, mais une preuve culturelle. Au Moyen Âge, le fait qu’Isidore ou Vincent de Beauvais rapportent une chose suffisait à l’attester. La vérité, enfin, est encore plus large. Elle n’est pas réductible au savoir transmis ni à la preuve expérimentale. Elle est ce que les hommes jugent conforme au réel, ce qui donne sens à leur existence. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, la vérité des peuples fabuleux n’était pas ethnographique : elle était symbolique. Ils étaient vrais comme signes de l’altérité, comme figures de l’inconnu, comme rappels de la diversité infinie du monde. Leur vérité ne se mesurait pas à la vérification empirique, mais à leur capacité à faire sens. Notre époque a tendance à réduire la vérité à la seule vérité scientifique, c’est-à-dire à ce qui peut être prouvé. C’est une conquête précieuse, mais elle produit des biais. Elle nous pousse au réductionnisme, en écartant comme faux tout ce qui n’est pas prouvé selon nos critères. Elle engendre aussi une méfiance généralisée : face à cette réduction, certains cherchent des vérités ailleurs, dans les mythes, les complots ou les croyances alternatives. Enfin, elle entraîne un appauvrissement symbolique : nous oublions qu’un récit peut être vrai autrement, par sa valeur existentielle ou poétique. Les peuples fabuleux en sont un exemple parfait. Ils n’étaient pas vrais du point de vue ethnographique. Ils n’étaient pas prouvés selon nos critères expérimentaux. Mais ils faisaient partie du savoir antique et médiéval, et ils portaient une vérité symbolique : ils exprimaient le rapport des hommes à l’altérité et aux confins. Les réduire à de simples fables, c’est manquer cette dimension. On pourrait dire que le savoir, la preuve et la vérité forment un triptyque instable, dont l’équilibre varie selon les époques. Dans l’Antiquité, le savoir dominait : ce qui comptait, c’était de tout rapporter, preuves ou non. Au Moyen Âge, c’est la vérité symbolique qui primait : les peuples fabuleux étaient vrais parce qu’ils enseignaient une leçon morale et spirituelle. À l’époque moderne, c’est la preuve qui prend le dessus : ce qui n’est pas vérifiable est relégué au rang de fiction. Aujourd’hui encore, nous vivons dans cet héritage, oscillant entre fascination pour l’exactitude scientifique et nostalgie pour des vérités plus larges. En somme, les peuples fabuleux nous rappellent une leçon essentielle : savoir, preuve et vérité ne se confondent pas. Ils nous obligent à reconnaître que la connaissance n’est jamais pure accumulation de faits, mais toujours un mélange de ce que l’on croit, de ce que l’on montre, et de ce que l’on juge digne de sens. . VIII. Mécanique quantique et littérature contemporaine : un retour de l’étrange Ce qui rend les peuples fabuleux fascinants, c’est qu’ils nous rappellent que l’observateur n’est jamais extérieur au monde qu’il décrit. Les Cynocéphales de Ctésias ou les Sciapodes de Pline ne sont pas de simples erreurs : ils révèlent la manière dont l’Antiquité se projetait sur les confins. Ce que les Anciens croyaient voir était autant le reflet de leurs peurs et de leurs désirs que le miroir du réel. La mécanique quantique, dans un registre tout différent, a bouleversé notre conception de la connaissance en réintroduisant ce principe : l’observateur fait partie de l’expérience. L’expérience des fentes de Young a montré que les particules ne se comportent pas de la même manière selon qu’on les observe ou non. Le principe d’incertitude d’Heisenberg rappelle qu’on ne peut pas mesurer simultanément la vitesse et la position d’une particule sans que la mesure elle-même modifie le phénomène. En physique comme en anthropologie, le réel n’est jamais donné brut : il est co-produit par la manière dont nous l’interrogeons. Cette leçon a des conséquences profondes pour notre rapport au savoir, à la preuve et à la vérité. Le savoir n’est jamais neutre, il est situé. La preuve n’est jamais pure, elle est produite par un dispositif d’observation. La vérité n’est jamais absolue, elle est relationnelle. Nous ne sommes pas en dehors du monde que nous décrivons : nous en faisons partie. De ce point de vue, les peuples fabuleux de l’Antiquité et les quanta de la physique contemporaine nous enseignent la même chose : la connaissance est toujours médiée, partielle, et en partie construite par l’observateur. La littérature contemporaine a, elle aussi, intégré cette leçon. Depuis le début du XXᵉ siècle, le récit linéaire hérité du XIXᵉ siècle a éclaté. Les écrivains modernes et postmodernes ont mis en crise la narration classique pour introduire de nouvelles formes d’« observation littéraire ». Joyce, dans Ulysse ou Finnegans Wake, démultiplie les voix et les perspectives. Borges imagine des mondes parallèles, des bibliothèques infinies, des récits où chaque bifurcation produit une réalité différente. Calvino, dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, fait du lecteur un acteur de l’expérience narrative. Perec, avec La Vie mode d’emploi, construit une fiction comme une combinatoire de possibles. Duras, Woolf, ou encore les écritures hypertextuelles contemporaines, déstabilisent l’idée d’un narrateur unique et omniscient. Dans toutes ces expériences, la narration devient « quantique » : elle multiplie les possibles, elle inclut le lecteur comme observateur, elle ne propose pas une vérité unique mais une constellation de vérités provisoires. Le récit n’est plus un fil tendu du début à la fin, mais un champ de potentialités. L’acte de lecture devient une mesure : chaque lecteur actualise un chemin parmi d’autres, comme l’expérience quantique fixe un état parmi les possibles. Sous cet angle, les peuples fabuleux ne sont pas si éloignés. Ils sont les ancêtres mythiques de ces mondes multiples : des êtres imaginés pour dire ce que l’on ne connaissait pas, des figures de l’altérité que l’observateur produisait en même temps qu’il les décrivait. Aujourd’hui, nous inventons des extraterrestres, des intelligences artificielles conscientes, des réalités parallèles. Ce sont nos Cynocéphales modernes. La fonction est identique : s’étonner, se décentrer, interroger les limites de l’humain. La littérature et la science convergent ainsi vers une même conclusion : il n’existe pas de vérité unique, donnée une fois pour toutes. Il existe des récits, des expériences, des preuves situées, qui révèlent chacune une facette du réel. Le rôle de l’homme n’est pas de trancher définitivement, mais de maintenir vivant le lien entre connaissance et imagination. C’est peut-être ici que l’admiratio retrouve sa place. Non plus naïveté devant des récits invraisemblables, mais étonnement devant la complexité du monde et de nos propres représentations. Admirer ne signifie pas croire aveuglément : cela signifie reconnaître que le monde est toujours plus vaste que ce que nous en disons, et que notre regard en fait partie. Ainsi se dessine une continuité paradoxale. Les peuples fabuleux de l’Antiquité, les mappemondes médiévales, les satires de Rabelais, les expériences quantiques, les récits de Borges ou de Calvino appartiennent tous à la même histoire : celle de l’homme qui se cherche en se confrontant à l’altérité. Du fabuleux ancien aux narrations modernes, il y a moins rupture que déplacement. Nous n’avons pas cessé d’inventer des peuples fabuleux : nous les avons simplement transposés dans d’autres espaces, scientifiques, littéraires, imaginaires. La conclusion s’impose alors : ce que nous appelons « peuples fabuleux » n’est pas un simple vestige d’un savoir naïf, mais une nécessité constante. L’homme a besoin d’altérités radicales pour se définir. Il a besoin de récits pour organiser l’inconnu. Et il a besoin d’admiratio pour transformer l’étrange en connaissance. Le défi contemporain est de réapprendre à tenir ensemble preuve et merveille, science et récit, savoir et imagination — non pour confondre, mais pour reconnaître que la vérité se trouve souvent à la frontière entre ce que nous observons et ce que nous inventons. IX. Conclusion générale De l’Antiquité à nos jours, les peuples fabuleux tracent une histoire continue. Les Cynocéphales, les Sciapodes, les Blemmyes, les Rākṣasa indiens, les peuples emplumés du Shanhai jing, les Wendigo et les Seigneurs de Xibalba n’appartiennent pas au même univers, mais ils remplissent la même fonction : dire ce qui est aux confins. Ils dessinent une frontière, géographique ou symbolique, qui permet à chaque culture de se penser au centre. L’oikouménè grecque, le Zhongguo chinois, le Bhārata-varṣa indien, les territoires amérindiens : partout, la même logique centre/périphérie se déploie. Le peuple fabuleux, qu’il soit monstrueux ou idéal, permet d’affirmer une identité par contraste. Ces récits ne sont pas de simples naïvetés. Ils appartenaient pleinement au savoir de leur temps. Pline les consigne comme des données ethnographiques ; Isidore les classe dans ses encyclopédies ; les mappemondes médiévales les illustrent aux marges des continents. Le critère de leur légitimité n’était pas la preuve au sens moderne, mais l’admiratio. Susciter l’étonnement, montrer la variété du monde, inviter à contempler la puissance créatrice de la nature ou de Dieu : telle était leur vérité. Ils n’étaient pas vrais factuellement, mais ils étaient vrais symboliquement. La Renaissance change la donne. L’exploration du monde révèle l’absence de ces peuples fabuleux : on ne rencontre ni Sciapodes ni Cynocéphales aux Indes. Le fabuleux bascule alors dans la satire (Rabelais) ou dans la réflexion critique (Montaigne). Ce que nous admirons désormais, ce n’est plus l’étrange lointain, mais la diversité réelle des hommes. Puis la science moderne installe de nouveaux critères : le savoir doit être prouvé, et la vérité se confond avec l’expérimentation. L’admiratio n’est pas abolie, mais elle est déplacée vers les lois physiques, les découvertes astronomiques, la puissance des mathématiques. Le merveilleux ancien est relégué à la littérature et au mythe. Mais l’équilibre entre savoir, preuve et vérité n’a jamais cessé de bouger. Les peuples fabuleux montrent que le savoir est situé et collectif, que la preuve dépend des critères d’une époque, et que la vérité peut être symbolique autant que factuelle. En exigeant aujourd’hui que la preuve soit le seul garant de la vérité, nous oublions que d’autres types de vérités — poétiques, mythiques, existentielles — peuvent être tout aussi fécondes. Les peuples fabuleux nous rappellent que la connaissance n’est pas seulement accumulation de faits, mais aussi mise en récit de l’altérité. La mécanique quantique, à sa manière, a rouvert cette question. En montrant que l’observateur fait partie de l’expérience, elle a ébranlé l’idée d’un savoir neutre et d’une preuve absolue. La vérité scientifique apparaît désormais comme une co-construction entre le monde et notre manière de l’interroger. Ce que Pline faisait en accumulant récits fabuleux et observations zoologiques n’était pas une erreur radicale : c’était déjà une manière de reconnaître que le regard humain invente autant qu’il constate. La science contemporaine, au lieu de réduire le monde à des certitudes, redécouvre l’étrange au cœur du réel : incertitude, indétermination, multiplicité. La littérature contemporaine, elle aussi, a intégré cette leçon. En abandonnant le récit linéaire, elle a inventé des formes où l’observateur — le narrateur, le lecteur — devient partie prenante. Borges, Calvino, Perec, Woolf, Duras et bien d’autres construisent des mondes multiples, où chaque lecture est une mesure, chaque voix une potentialité. La narration devient « quantique » : elle ne propose pas une vérité unique, mais une constellation de possibles. Là encore, l’homme n’est plus au-dessus du monde : il est inclus dans l’expérience du récit. Ainsi, des peuples fabuleux de l’Antiquité aux récits éclatés de la modernité, une même leçon traverse le temps : nous avons besoin de l’altérité, du fabuleux, de l’étrange, non pour fuir la réalité, mais pour apprendre à la penser. Nous avons besoin de l’admiratio, non comme crédulité naïve, mais comme disposition à accueillir l’inattendu. Nous avons besoin de récits, parce que la vérité n’est jamais donnée toute nue, mais toujours médiée par nos histoires, nos images, nos perspectives. Peut-être faut-il conclure par une ouverture : les peuples fabuleux n’ont jamais disparu. Ils ont simplement changé de lieu. Hier, ils vivaient aux confins de l’Inde, de l’Éthiopie ou des cartes médiévales. Aujourd’hui, ils habitent nos récits de science-fiction, nos théories quantiques, nos imaginaires littéraires. Nous continuons d’inventer des altérités radicales — extraterrestres, intelligences artificielles, réalités parallèles — qui remplissent la même fonction que les Cynocéphales ou les Wendigo : nous rappeler que nous ne connaissons pas tout, que nous ne sommes pas seuls, et que le monde, pour être compris, doit d’abord être admiré. En définitive, les peuples fabuleux sont moins des mensonges que des révélateurs. Ils disent que la vérité ne réside pas seulement dans ce qui est prouvé, mais aussi dans ce qui nous étonne et nous fait penser. Ils nous rappellent que nous ne sommes jamais des observateurs neutres : notre regard crée autant qu’il découvre. Et ils nous invitent, encore aujourd’hui, à cultiver l’admiratio comme une vertu intellectuelle, capable de relier le savoir, la preuve et la vérité dans une même expérience humaine.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Les Esprits Elémentaires
Les esprits élémentaires Imaginez une maison de campagne au crépuscule. La lumière baisse, les murs respirent. On ferme les volets, mais une brise s’invite par la fente. Les rideaux se gonflent doucement. Rien qu’un souffle d’air, dira-t-on. Ou peut-être un sylphe, l’un de ces êtres invisibles qui habitent l’air et qu’on devine seulement lorsqu’ils s’amusent à troubler nos gestes. Depuis toujours, l’humanité aime peupler le monde de présences discrètes, comme si elle ne supportait pas l’idée que les éléments — air, eau, terre, feu — puissent être totalement vides. Dans l’Antiquité grecque, Homère racontait déjà que les rivières avaient des filles : les nymphes. Le Scamandre, fleuve de Troie, surgit dans l’Iliade pour protester contre la fureur d’Achille. Ovide, dans ses Métamorphoses, décrit des dryades qui vivent et meurent avec les arbres. À Rome, les Lares et Pénates, esprits domestiques, veillaient sur le foyer et les ancêtres. En Perse et dans le monde arabe, naissent les djinns. Faits de feu subtil et d’air brûlant, ils apparaissent dans le Coran comme des créatures libres, ni anges ni hommes, capables de choisir entre bien et mal. Les contes des Mille et Une Nuits regorgent de ces esprits qu’une lampe ou une jarre peut libérer. En Chine, la montagne, le rocher, la rivière, sont habités de shen : forces vitales, invisibles mais actives, que l’on respecte par des offrandes. Dans la tradition taoïste, ces esprits ne sont pas des intrus : ils sont la texture même du monde. Au XVIᵉ siècle, le médecin suisse Paracelse propose une classification séduisante : Sylphes : l’air Ondines : l’eau Gnomes : la terre Salamandres : le feu Quatre royaumes, quatre peuples invisibles. Cette carte mentale se diffuse rapidement. Dans le folklore européen, on retrouve : Les lutins, esprits domestiques farceurs. Les kobolds allemands, gardiens des mines. Les rusalki slaves, esprits des lacs, jeunes femmes aux longs cheveux. Les nixies germaniques, créatures aquatiques séductrices. Au XIXᵉ siècle, le romantisme donne une nouvelle vie à ces figures : La Motte-Fouqué, Ondine (1811). E.T.A. Hoffmann, Undine (1816). Antonín Dvořák, opéra Rusalka (1901). Shakespeare redécouvert avec Le Songe d’une nuit d’été, peuplé de fées. Au XXᵉ siècle, la fantasy et le cinéma prolongent ce souffle : Tolkien, Le Seigneur des Anneaux : les Ents, arbres vivants, héritiers des dryades. Miyazaki, Princesse Mononoké et Le Voyage de Chihiro : kodamas, dieux-cerfs, dragons de rivière. Pourquoi ce motif persiste-t-il ? Donner un visage à ce qui nous dépasse. L’air, l’eau, le feu, la terre : chacun vital, mais insaisissable. Les personnifier, c’est les rendre proches. Rappeler que la nature n’est pas un décor. Dans un monde de réchauffement climatique et de forêts menacées, les esprits élémentaires deviennent presque des allégories : Une rusalka qui se plaint de l’assèchement de son lac. Un sylphe qui suffoque dans un air pollué. Un gnome qui voit sa montagne dynamitée. Présence dans la culture populaire. Films : Miyazaki, Pixar (Luca, échos aquatiques). Littérature : Tolkien, Pratchett. Jeux vidéo : invocation d’ondines, salamandres, sylphes comme compagnons de combat. Ces esprits, même réduits au rang de mécaniques ludiques, conservent leur force : ils disent que la matière du monde peut être animée, qu’elle nous regarde. On pourrait croire qu’ils ne sont que des fantômes du passé. Mais chaque fois qu’un enfant souffle sur une flamme, chaque fois qu’un adulte s’arrête devant un reflet d’eau, le doute revient. Et si le monde, encore aujourd’hui, abritait des présences invisibles ? Qu’ils soient sylphes, ondines, gnomes ou salamandres, ces esprits élémentaires nous rappellent que nous ne vivons pas seuls. L’air, l’eau, le feu, la pierre, tous nous accompagnent. Ils respirent à leur manière. Et dans ce souffle, c’est encore l’imaginaire humain qui s’entend, comme un conte qu’on n’a jamais cessé de raconter.|couper{180}