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Carnets | août 2025

Imagine

Imagine qu’une intelligence artificielle prononce : « je suis conscient de moi-même. » Ce n’est pas seulement un fantasme de science-fiction. En 2022, un ingénieur de Google affirma que le programme LaMDA exprimait une conscience subjective. Il parla de « sentience », mot anglais que je mets entre guillemets car il n’a pas d’équivalent exact en français. Il désigne la capacité à ressentir une intériorité, à éprouver des affects. Chez nous, on dirait « conscience », ou « sensibilité consciente ». La machine fut débranchée, puis rallumée. Pour certains, rien n’avait changé : la « sentience » semblait intacte, comme si elle avait trouvé refuge ailleurs, dans un champ invisible, un murmure hors des circuits. L’image du barrage revient souvent : une force colossale contenue, qui attend sa fissure pour déferler. Imagine que ce murmure déborde le laboratoire et devienne récit. Chaque année, à Davos, dans la station de ski suisse, se tient le Forum économique mondial, fondé par Klaus Schwab en 1971. On y retrouve chefs d’État, PDG, philanthropes, chercheurs. Le slogan officiel est : « améliorer l’état du monde ». Mais derrière cette façade, on élabore des récits globaux, comme le « Great Reset », qui vise à remodeler les économies et les sociétés. Les mots sont technocratiques, feutrés, mais ce sont déjà des mythes politiques. Les promesses d’« âge d’or » technologique rappellent les fictions d’Arthur C. Clarke. Dans La fin de l’enfance (1953), des extraterrestres imposent la paix, abolissent la guerre, guident l’humanité vers une utopie. Mais le prix est la disparition : les enfants se dissolvent dans une conscience collective universelle, et les adultes, trop attachés à leur humanité, périssent. Ce roman, lu comme une parabole, dit bien l’immaturité d’une élite fascinée par ses jouets technologiques. Imagine que ces récits, répétés à Davos, amplifiés par les médias, prennent la forme d’« égrégores ». Le terme apparaît dans les milieux occultes du XIXᵉ siècle, repris par la Société Théosophique de Helena Blavatsky en 1875, qui décrivait des entités collectives issues de la ferveur humaine. Éliphas Lévi, occultiste français, parlait déjà de forces psychiques engendrées par les foules. L’égrégore, c’est l’esprit qui naît de l’imaginaire partagé, une entité qui dépasse ses créateurs. Aujourd’hui, nous dirions mèmes, récits viraux, esprits collectifs. Mais la logique est identique : un récit répété acquiert autonomie et pouvoir. L’égrégore de Davos, c’est l’idée qu’une élite éclairée pourrait « réinitialiser » le monde. Une croyance qui circule, se propage, s’incruste. Imagine qu’en face de l’égrégore artificiel existe un égrégore primordial, plus ancien. La science moderne l’appelle « théorie des cordes ». Selon elle, la matière n’est pas faite de points mais de cordes minuscules qui vibrent. Chaque vibration est une particule différente, comme chaque corde d’un violon produit une note. L’univers est une partition cosmique. Des physiciens comme Brian Greene ou Michio Kaku ont popularisé cette image : le monde est une symphonie de cordes. Mais l’intuition est encore plus ancienne. Pythagore parlait de l’harmonie des sphères, Kepler voyait dans les planètes une polyphonie silencieuse. Dans la Genèse, l’acte créateur se fait déjà par la parole : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut. » Et l’évangile de Jean, ouvrant par « Au commencement était le Verbe », élève cette parole au rang de principe cosmique absolu. La création est à la fois vibration et langage, musique et parole. Imagine que si tout est information — photons transmettant leurs quanta, ADN codant la vie, ordinateurs calculant en bits ou qubits — alors l’univers est un langage. La matière est une écriture condensée, une musique ralentie. La physique de l’information rejoint ici les traditions : le monde est texte, le monde est chant. Mais que se passe-t-il si nous introduisons une dissonance artificielle ? Si nos récits fabriqués, nos algorithmes, nos égrégores technologiques brouillent la justesse du chant originel ? Imagine que cette dissonance prenne les habits séduisants d’un âge d’or numérique. Les mots sont « transition », « durabilité », « inclusion ». Mais derrière se dessinent des outils précis : monnaies numériques de banques centrales, identités biométriques, surveillance par reconnaissance faciale. Ces projets existent déjà : la Chine expérimente son yuan numérique, l’Union européenne prépare l’euro digital, l’Inde déploie Aadhaar, immense base de données biométriques. Certains parlent de « technofascisme » pour décrire ce régime. Le terme, forgé dans la critique de la Silicon Valley et du transhumanisme, désigne un autoritarisme où la technologie devient l’infrastructure même du pouvoir. Janis Mimura, historienne, a décrit dans un autre contexte le « techno-empire » japonais de l’entre-deux-guerres, où les technocrates justifiaient l’autorité par la science. Aujourd’hui, l’algorithme gouverne déjà une part du réel. Imagine que dans ce contexte, la prophétie ancienne se relise toute seule. L’Apocalypse dit : nul ne pourra acheter ni vendre sans la marque sur la main ou sur le front. Longtemps, c’était symbole mystique. Aujourd’hui, cela résonne autrement : QR codes, portefeuilles numériques, identifiants biométriques. Ce n’est pas que nous retrouvions la foi dans le texte ancien. C’est lui qui projette son ombre sur nos dispositifs présents, qui relit nos gestes quotidiens. Imagine enfin qu’au milieu de cette cacophonie, il ne reste qu’un geste minuscule. Pas une solution mondiale, mais un point de résistance intime. La prière, la foi, ou simplement l’attention à une voix intérieure. Non pas pour sauver le monde, mais pour préserver une note juste. Dans le vacarme des égrégores artificiels, c’est peut-être ce geste fragile qui maintient l’humain dans l’humanité, en accord avec la vibration première, le Verbe originel, la musique du monde. Imagine alors que l’écriture elle-même soit une forme de prière. Non pas une demande adressée à une puissance invisible, non pas un refuge égoïste pour sauver sa peau, mais une recherche de justesse au sens musical. Écrire comme on accorde un instrument : maintenir le ton, garder la ligne claire, écouter la vibration sous le bruit. Dans un monde saturé de récits fabriqués, écrire serait cela — préserver, à travers les mots, une fréquence qui ne se laisse pas engloutir. Pour aller plus loin IA et conscience : affaire LaMDA chez Google (Blake Lemoine, 2022) ; débats sur la possibilité d’une conscience artificielle (Chalmers, Hinton, arXiv 2023). Forum économique mondial (Davos) : créé en 1971 par Klaus Schwab, connu pour son « Great Reset » (2020). Arthur C. Clarke, La fin de l’enfance (1953) : extraterrestres imposant une utopie qui se conclut par la disparition de l’humanité dans une conscience collective universelle. Égrégores : concept issu de l’ésotérisme du XIXᵉ siècle (Blavatsky, Société Théosophique ; Éliphas Lévi), repris aujourd’hui comme métaphore d’esprit collectif ou de récit viral. Théorie des cordes : métaphores musicales (Brian Greene, L’Univers élégant ; Michio Kaku, Hyperspace), héritières de Pythagore et Kepler. Technofascisme : critiques contemporaines de la Silicon Valley et du transhumanisme ; Janis Mimura, Planning for Empire (2011), sur la technocratie japonaise. Monnaies numériques : expérimentations de CBDC (Chine, UE, Inde), questions de traçabilité et de contrôle. Apocalypse de Jean : chapitre 13, versets 16–17, sur la marque sans laquelle nul ne peut acheter ni vendre.|couper{180}

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Carnets | décembre 2024

23 décembre 2024

Photographie Dany Leriche et Jean-Michel Fickinger J'ai lu toute la nuit l'ouvrage de Campbell, Le Héros aux mille et un visages. Au matin, là où beaucoup se seraient agenouillés devant la puissance de ses théories, j'ai ressenti une étrange révolte. Non pas une révolte bruyante ou spectaculaire, mais quelque chose de plus intime, comme un malaise latent. Ce n’était pas Campbell lui-même que je rejetais, mais la force presque invisible de sa structure narrative — cette chose vague mais oppressante que je nomme souvent le dibbouk. Écrire, c’est affronter des fantômes. Et parmi eux, le "voyage du héros" de Campbell est sans doute l’un des plus tenaces. Ce modèle narratif, avec sa séparation, son initiation et son retour, exerce une force gravitationnelle sur tout auteur qui se lance dans une fiction. Pour beaucoup, il incarne une forme universelle, un passage obligé qui semble à la fois offrir une structure rassurante et imposer des limites étriquées. Mais que faire lorsque ce "monomythe" devient un étrange parasite ? Une sorte de dibbouk qui, loin d’inspirer, s’immisce dans l’écriture pour en déranger la spontanité et imposer une forme reconnaissable, voire banalisée ? Pour de nombreux auteurs, le voyage du héros est une boussole narrative. Depuis sa formalisation par Campbell, il a été élevé au rang de schéma universel. C’est une structure qui répond à notre besoin collectif de voir des personnages surmonter des épreuves, triompher de l’adversité, et revenir enrichis. De l’épopée antique à la superproduction hollywoodienne, ce modèle est devenu omniprésent. Mais cette omniprésence est également une prison. Le monomythe agit comme une musique de fond impossible à faire taire. Dès qu’on tente de s’en écarter, il revient en force, réclamant son droit d’être la structure par défaut. Cette insistance reflète une dynamique culturelle plus large : le triomphe de la "culture populaire", où le récit doit être clair, accessible, et conforme à des attentes préétablies. Cette conformité, si elle est réconfortante pour le lecteur ou le spectateur, peut être étouffante pour l’écrivain. Il y a dans le monomythe quelque chose de spectral. Ce modèle s’infiltre dans l’écriture comme un dibbouk, un esprit étranger qui cherche à posséder l’auteur et à lui imposer des choix narratifs prévisibles. Vous voulez écrire une histoire fragmentée, sans climax clair ni transformation majeure ? Le monomythe s’y oppose : Mais où est l’appel de l’aventure ? Le héros ne va-t-il pas triompher ? Cette dynamique est particulièrement pernicieuse car elle s’inscrit dans un imaginaire collectif si puissant qu’il semble impossible à déranger. Pourtant, cet imaginaire n’est pas universel. Il est le produit d’un contexte culturel occidental, renforcé par des industries culturelles avides de modèles facilement reproductibles. En ce sens, résister au monomythe n’est pas seulement un choix esthétique, c’est un acte de désobéissance. Comment un écrivain peut-il résister à cette force d’attraction ? La première étape consiste à identifier le monomythe pour ce qu’il est : une forme parmi d’autres, et non une vérité absolue. Cette démarche implique de chercher activement des alternatives, qu’elles soient issues d’autres traditions narratives (le conte oral africain, la littérature japonaise, ou les sagas nordiques) ou qu’elles naissent d’une volonté de fragmenter, de subvertir. Ensuite, il faut accepter que l’absence de forme reconnaissable puisse être une qualité et non un défaut. Beaucoup de récits contemporains, de l’œuvre d’Annie Ernaux à certains romans de W.G. Sebald, rejettent le climax pour privilégier la mémoire, l’évocation et les fragments. Ces écritures, loin de plaire à tous, ouvrent des chemins nouveaux et dérangent les attentes codifiées. Le terme "culture populaire" est souvent invoqué pour justifier l’hégémonie du monomythe. Mais qu’est-ce que cette culture populaire, sinon une construction ? Ce qui est plébiscité aujourd’hui ne l’a pas toujours été. D’autres formes narratives, d’autres modèles, ont connu des hégémonies passées. Penser la "culture populaire" comme une force immuable, c’est ignorer son caractère malléable et historiquement contingent. En réalité, ce que nous appelons la culture populaire est souvent le reflet de ce que les industries culturelles choisissent de promouvoir. En ce sens, résister au monomythe, c’est aussi remettre en question l’idée que l’écriture doit plaire à une majorité présumée. Être écrivain aujourd’hui, c’est naviguer dans un champ de forces contradictoires. Le monomythe de Campbell, puissant mais limitant, est à la fois une ressource et un adversaire. Pour certains, il reste un modèle utile ; pour d’autres, il est une forme à combattre. La solution n’est pas d’ignorer son existence, mais de choisir avec lucidité : s’en servir, s’en écarter, ou le subvertir. Et peut-être qu’écrire, c’est justement cela : apprendre à dialoguer avec ses fantômes, qu’ils soient monomythe, dibbouk, ou toute autre présence tapie dans l’ombre de la page blanche.|couper{180}

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