Gor-Prologue

Les sons ne franchissaient pas la porte. Mais on pouvait les sentir. Une vibration suspendue, compacte, presque palpable — comme si l’air, juste avant le seuil, se chargeait d’une tension muette. Une densité sourde, un signal sans onde, contenu là, contre le battant. C’était un silence fébrile, saturé de l’absence même du bruit. Le monde de Gor, disait-on. Mais Jorge, encore imprégné des résonances de Chen, ne comprenait pas vraiment ce que cela signifiait.

Il venait d’arriver dans la ville. Ses sens étaient encore engourdis par les flux continus de la station-orbite monde, Chen, où la foule circulait par nappes d’informations croisées, et où les rumeurs contradictoires, projetées en boucles depuis la Terre, formaient un brouillard mental permanent. Là-haut, Jorge passait des heures à écouter des débats enregistrés — confrontations hystérisées, dialogues sans issue, frictions verbales où l’on répétait les mêmes antagonismes, les mêmes figures. Un jour, un visage avait capté son attention : un jeune homme au ton prophétique, sec et galvanisant, Breno Kart. Il parlait d’effondrement, de soulèvement, d’un monde à reprendre de force. Jorge avait voulu y croire. Il avait cru, un moment.

Puis le soupçon s’était insinué.
Et si cette voix-là aussi faisait partie du programme ? Et si le système, à force de résilience, avait appris à simuler ses propres oppositions, à inventer ses dissidents pour neutraliser toute réelle révolte ? Le doute avait d’abord été intellectuel. Puis il était devenu organique, comme un vertige chronique. C’était un après-midi calme — peut-être un dimanche — dans une cellule de méditation de Chen. Jorge avait sombré, lentement, dans une sorte de veille flottante, entre hypnose et assoupissement. Et c’est là que ça avait commencé.

Trois voix.
L’une affirmait : blanc.
L’autre ripostait : noir.
La troisième, très faible, résumait d’un souffle : gris.

Ce n’était pas une conclusion. C’était une fin de cycle. Depuis ce jour, le son s’était amplifié, bien que personne ne l’entende. Il avait pénétré les esprits comme un brouillard progressif. Une grisaille. Elle ne se déposait pas sur les murs ni sur le ciel, mais dans les zones molles de la conscience. Elle n’affectait ni la vue ni l’ouïe, mais l’orientation du jugement, la perception du vrai. Le son — ou ce qu’il désignait — n’était pas une fréquence. C’était une saturation. Un voile posé sur le monde.

Et maintenant, face à cette porte close, Jorge percevait sa présence. Ce n’était pas une hallucination. C’était l’inverse. Une lucidité si précise qu’elle en devenait étrangère. Il ne savait pas encore s’il allait l’ouvrir. Seulement qu’il était déjà dedans.



Fragment I

Certains, encore, tentaient de résoudre ce qu’ils appelaient l’énigme des boucles.
Ils parlaient d’un texte ancien — Le Sentier des chemins qui bifurquent — attribué à un écrivain de l’Antiquité, un certain Jorge Luis Borges, ou peut-être un autre. Les noms, avec le temps, s’étaient émoussés. On l’évoquait maintenant comme on nomme un seuil, pas une personne. Il aurait écrit que le passé n’est pas derrière mais à côté, qu’il se répète, se dédouble, se superpose. Des chemins bifurquants, disaient-ils.

Mais en 3025, on ne cherchait plus à infléchir la trajectoire. On savait que rien ne pouvait être changé. Ce qu’il restait, c’était la possibilité d’y retourner. De contempler, immobile, ce qui avait eu lieu. Le regard stoïque. Une manière de revisiter sa propre ligne de durée sans interaction, sans parole, sans espoir. Un luxe pour ceux qui supportaient l’immobilité intérieure.

Jorge y était retourné une fois.
Il s’était retrouvé, enfant, dans une pièce aux murs souples, une lumière blanche tombant du plafond comme d’un sommeil. Il s’était assis, à quelques mètres de lui-même. L’enfant jouait avec des pièces translucides. Ne l’avait pas vu. Jorge l’avait observé longtemps, sans émotion nette. Quelque chose entre l’attente et la résignation. Rien n’était triste, rien n’était doux. C’était seulement là.

Et dans le fond de l’air — presque imperceptible — le son était déjà là.
La voix qui disait : blanc.
L’autre qui disait : noir.
Et l’ombre vocale, fluide, indéfinissable : gris.


Fragment II

On savait désormais que le temps n’existait pas.
Ou du moins qu’il ne passait pas.
Ce n’était pas lui qui nous entraînait — c’était nous qui tombions en lui, comme dans un fluide fixe. Chaque conscience ne faisait que glisser le long de sa propre ligne, une vibration unique, tendue entre deux extrémités figées. Le point A. Le point B. On ne connaissait pas la distance, mais la direction ne faisait plus de doute.

Toute horloge ne comptait que sa propre histoire.
Elle ne battait pas le temps. Elle battait contre lui, pour se maintenir en cohérence. Un cœur mécanique, une illusion entretenue. On ne mesurait rien, on s’ancrait.

Les derniers rêveurs parlaient encore de libre arbitre. Mais même eux, à voix basse.
La certitude s’était installée comme une poussière : nous étions des processus. Des séquences. Des fonctions. Nous déroulions notre code vers sa propre extinction. Et chaque tentative pour en accélérer l’exécution, pour "aller plus vite", pour "gagner du temps", ne faisait que contracter la durée. Ce n’était pas un avertissement. C’était une observation.

Certains pensaient encore tricher.
Mais chaque raccourci menait plus vite au point final.
Et le point final, lui, ne bougeait pas.


Pour continuer

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L’Inventaire des débris

I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}

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L’asile

Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

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oscar

Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}

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