imaginaire

compilation de tous les articles du mot-clé

articles associés

histoire de l’imaginaire

I. Prologue — Pourquoi « vrai nom »

Le vrai nom : ce que les mots font (True Name : What Words Do) On appellera « vrai nom » une forme d’énoncé qui produit des effets réels : pas un titre, pas une louange, pas un surnom, mais un énoncé opératoire capable d’ouvrir, de lier ou de délier. La différence est concrète : quand une parole ne fait que raconter, rien ne change ; quand une parole est correctement adressée, formée et conditionnée, le monde bouge — une guérison advient, un contrat tombe, une porte s’ouvre, une machine s’arrête. Pour s’orienter, trois régimes : le nom habilitant (confié dans une relation, il autorise et engage), le nom d’emprise (obtenu par ruse ou négociation, il donne prise et déplace la souveraineté sans forcément renverser l’ordre), le nom résolutoire (énoncé exact qui révoque sans violence ce que d’autres paroles ont lié). Le point commun n’est pas la solennité mais la justesse de la forme et la bonne adresse : dire juste, au bon destinataire, sous les bonnes conditions, fait effet. Deux pièges à éviter : la métaphysique paresseuse du « mot secret qui surplombe tout » — un nom n’est vrai que par usage, s’il agit dans un cadre donné — et la réduction au papier administratif ou au handle en ligne — utile mais insuffisant si l’on n’explicite pas quand et comment ces noms produisent des effets. Ici, le vrai nom n’est ni relique ni formulaire : c’est un opérateur enchâssé dans des protocoles (rituels, sociaux, techniques, juridiques) qui cadrent sa puissance. Cela éclaire l’obsession du golem : EMET → MET, une lettre effacée qui change l’état de la créature. Le détail formel — la lettre, l’ordre des signes, la condition d’énonciation — gouverne l’exécution. Mythes (Isis et le nom secret de Rê), contes (Rumpelstiltskin), fictions spéculatives (Le Guin, Vinge) et ingénierie des identités (triangle de Zooko, DIDs) rejouent la même chose : la puissance d’un nom tient moins à sa beauté qu’à sa capacité à faire quelque chose quelque part, pour quelqu’un, contre quelque chose. La publicité d’un nom n’est jamais neutre : un nom habilitant perd sa charge s’il fuit hors de la relation ; un nom d’emprise cesse d’être opératoire s’il est anticipé et encadré ; un nom résolutoire doit être proféré en face et à temps pour produire sa révocation. Le secret n’est pas fétichisme, c’est mesure de sécurité ; inversement, la publicisation ciblée est une stratégie de désarmement. Méthode pratique : à chaque « vrai nom », poser trois questions — qui nomme, sur quoi agit l’énoncé, comment s’arrête-t-il — et y répondre sans lyrisme : allié ou adversaire, corps ou contrat ou capacité de système, rétractation ou révocation ou expiration ou contre-énoncé. Cette discipline évite de croire que tous les noms se valent ou qu’un nom vrai serait irrévocable. Elle redistribue aussi titre et nom : le titre expose, le nom agit. Les épithètes de Rê ne soignent rien ; l’inventaire des prénoms plausibles ne délie rien ; l’Old Speech interdit le mensonge et donne un prix à la justesse ; chez Vinge, découvrir le nom civil derrière l’avatar reconfigure les risques hors ligne ; dans les réseaux, un identifiant robuste peut porter des preuves révoquables sans confondre personne vécue et personne de papier. Littérature et ingénierie s’éclairent : la première montre ce qu’est un nom exact, la seconde rappelle qu’un nom opératoire doit pouvoir être retiré et journalisé. Ambition modeste mais tenace : préférer le possible bien dessiné à la grandiloquence, et garder des règles claires sur la façon dont les noms fonctionnent et cessent de fonctionner. En somme, ce mot-clé rassemble les matériaux où le vrai nom lie quand il faut, soigne sans remplacer, délie sans casser — et laisse, après usage, un monde un peu plus habitable. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge – 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem Voir tous les épisodes (page du mot-clé) Navigation — l’introduction ci-dessus, puis suivre l’ordre 1→4. Chaque article renvoie ici en pied de page (Sommaire).|couper{180}

documentation imaginaire le vrai nom
Entre récit, roman et enquête documentaire, Adèle Yon reconstitue dans Mon vrai nom est Elisabeth l'existence de son arrière-grand-mère. © Sabrina Biancuzzi / VOZ'Image

histoire de l’imaginaire

Rumpelstiltskin - Le Nain Tracassin

Sous l’entrée ATU 500 du catalogue Aarne–Thompson–Uther, l’histoire est toujours la même : un contrat impossible, un prix exorbitant (l’enfant à naître), et une clause de sortie qui tient en un mot — le nom. Dans Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, dire le nom du personnage brise l’obligation. Ce conte, souvent rangé au rayon des « malices pour enfants », propose en réalité une théorie du contrat par le langage : ce qui lie peut être délié non par violence, mais par connaissance et énonciation exacte. Ce texte clarifie, pour notre série, l’autre face du « vrai nom » : non pas le nom qui donne prise, mais le nom qui retire la prise. Le ressort narratif paraît simple : un meunier fanfaron promet au roi que sa fille sait changer la paille en or ; mise à l’épreuve, condamné si elle échoue, la jeune femme voit surgir un petit être — Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin — qui accomplit l’impossible en échange. L’échange monte en intensité : premières fois contre colliers et bagues, dernière fois contre l’enfant qu’elle aura du roi. Accord scellé. À la naissance, désespoir ; l’être offre un sursis : si tu découvres mon nom en trois jours, tu gardes l’enfant. Le troisième jour, la reine apprend ce nom, elle le prononce ; l’obligation tombe. Fin. Tout est là, mais le conte nous intéresse moins par sa morale (prudence face aux promesses) que par sa mécanique contractuelle. La paille devenue or n’est pas un miracle : c’est un service rendu contre contrepartie. Au dernier tour, la contrepartie est illicite (l’enfant), mais le contrat est valide dans le monde du récit — jusqu’à l’introduction d’une clause résolutoire : le nom. Dire le nom n’est pas ici un sésame d’emprise (Isis sur Rê), c’est un geste d’arrêt : l’énonciation exacte révoque l’accord. D’où l’intérêt pour notre fil « écrire fait » : certaines phrases annulent ce qu’une autre a lié. Cette structure contractuelle se double d’un jeu sur le secret. Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin détient une puissance opératoire (filage de l’or) tant que son nom demeure inconnu. Le secret n’est pas décoratif ; il est la source de la contrainte. Dès que la reine obtient l’information — par enquête, écoute, hasard organisé selon les versions —, la publicisation (prononcer, à haute voix, en face) agit comme révocation. Il ne s’agit pas d’un porno du savoir : on ne veut pas « tout savoir », on cible un identifiant précis. C’est ici que le conte rejoint notre modernité technique : un identifiant exposé (vrai nom, credential, clé) change les rapports de force sans recourir à une force supérieure. Le conte, d’ailleurs, multiplie les façons de nommer : la plupart des prénoms proposés par la reine échouent parce qu’ils appartiennent à un répertoire public — liste plausible, statistiquement informée, mais non opératoire. Seule la forme exacte convient, celle qui indexe l’être, non son apparence. Dans plusieurs variantes, l’origine de l’information mêle hasard et travail : un messager ou la reine elle-même surprend le petit être qui chante son nom près d’un feu, la nuit, dans la forêt. La scène n’est pas innocente : le nom n’est pas arraché par torture ni donné par grâce ; il est entendu dans un contexte où le sujet se dévoile par jeu, hybris ou négligence. L’éthique implicite est nette : l’abolition du contrat ne procède pas d’un acte plus violent, mais d’un déplacement d’information. Il faut situer Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin parmi ses variantes. En anglais, Tom Tit Tot — Tom Tit Tot, Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie ; en gaélique, Gillidanda — Gillidanda ; en nordique, Titteliture — Titteliture. Toutes modulent le même motif : nom inconnu → pouvoir ; nom connu → chute. L’onomastique est ici un régulateur social : ce que le village sait ou ignore fait loi. La menace de l’« enfant pris » n’est pas qu’une terreur archaïque ; c’est la figure limite d’un contrat où la personne devient gage. Le conte n’approuve pas ce contrat ; il montre comment le défaire. Nous touchons là une asymétrie utile pour la série. Chez Le Guin (Terremer), le vrai nom se confie sous relation et lie ; chez Isis et Rê, le nom secret s’arrache et donne prise ; chez Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, le nom exact fait tomber la prise. Trois régimes, trois fonctions. Notre vocabulaire peut s’ajuster ainsi : nom habilitant (Le Guin), nom d’emprise (Isis/Rê), nom résolutoire (Rumpelstiltskin). Dans tous les cas, un point commun : la forme de l’énoncé, non l’intensité dramatique, décide des effets. On dira : la reine « triche » en espionnant. Le conte ne blasonne pas la vertu ; il teste des outils. Que peut l’information précise ? Elle délie les contrats scélérats là où ni la force (armée du roi) ni la piété (prières) n’y suffisent. C’est une leçon politique minimale : il existe des situations où la connaissance remplace légitimement la contrainte. Cela n’innocente pas la ruse ; cela la norme : la ruse est ici publique, contradictoire, prononcée face à l’adversaire — elle expose le nom pour annuler l’emprise, puis cesse de circuler (on ne part pas en croisade pour révéler tous les noms). La scène de la nomination n’est pas une fête de l’humiliation ; c’est un acte de procédure. Le détail final varie : parfois le petit être s’emporte et se déchire en deux ; parfois il fuit ; parfois il tombe dans un trou. Ce débordement grotesque n’est pas le cœur du dispositif ; c’est sa déflation : une fois le nom connu, la figure perd de la substance. L’important est ailleurs : la reine récupère l’initiative, l’enfant reste, l’excès s’arrête. Pour notre série, l’enseignement tient en trois questions à poser à tout « nom » en jeu : 1) Quel type de lien instaure-t-il ? 2) Quel degré d’exposition exige-t-il ? 3) Quelle procédure permet de le révoquer sans violence ? Ce triptyque nous ramène à l’actualité la plus triviale : plateformes et politiques de « vrais noms » ; doxxing comme arme ; DIDs (identifiants décentralisés) et possibilités de révocation ; droit à l’effacement (RGPD). Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin ne fournit pas un modèle juridique, mais une grammaire : parfois, un contrat ne cède pas à la force, il cède à l’énonciation exacte. Et c’est précisément ce qui rend le conte durable : il apprend comment parler pour défaire. — Scène-source (résumé) Une jeune reine doit livrer son enfant à un être qui a filé la paille en or pour la sauver. Clause de sortie : découvrir son nom. Trois jours, une enquête, un chant surpris dans la forêt — « Rumpelstiltskin » —, l’énonciation en face. L’obligation tombe. — Ce que la scène nous apprend Nom résolutoire : dire le nom révoque un contrat. Secret opératoire : la puissance tient tant que le nom reste inconnu. Publicisation ciblée : la connaissance devient acte en étant prononcée à la bonne adresse. Éthique de la ruse : information contre violence ; procédure contre démesure. Encadré — Variantes utiles (ATU 500) Tom Tit Tot — Tom Tit Tot (Angleterre) : même clause, chant nocturne. Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie (Écosse) : variation dialectale, délai modifié. Titteliture — Titteliture (Scandinavie) : insistance sur la danse autour du feu. (Toutes : « nom connu → emprise révoquée ».) Lexique Nom résolutoire : énoncé qui annule une obligation. Nom d’emprise : énoncé qui donne prise (cf. Isis/Rê). Nom habilitant : énoncé qui autorise l’action dans un lien (cf. Terremer). Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité ou révoque un accord. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge – 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem Voir tous les épisodes (page du mot-clé)|couper{180}

documentation imaginaire le vrai nom

histoire de l’imaginaire

Le papyrus de Turin et le nom secret de Rê

Dans l’un des récits égyptiens les plus précis sur la puissance des mots, Isis guérit Rê d’un venin qu’elle a elle-même provoqué — à la condition qu’il lui confie son vrai nom. Le Papyrus de Turin (Nouvel Empire) ne raconte ni un coup de force ni un miracle : il détaille un protocole. Un artefact (le serpent), une négociation (refus des épithètes), un secret (le nom retenu), un soin (le remède). À travers cette scène se dessine déjà notre problématique moderne : entre nom vécu et nom opératoire, ce qui compte n’est pas la pompe des titres mais la forme d’énoncé qui fait effet — et le degré d’exposition du nom. « Dis-moi ton nom véritable. » (micro-citation emblématique de la scène : exigence d’Isis, forme opératoire) On connaît la silhouette de Rê, vieil astre souverain, et la réputation d’Isis, déesse du soin et des ruses légitimes. Ce qu’énonce le Papyrus de Turin ne tient pourtant ni du panthéon figé ni de la morale exemplaire ; il relève d’une technologie du langage. Isis façonne un serpent avec de la terre mêlée à la salive du dieu. L’artefact n’est pas une métaphore : c’est un dispositif. Il mord Rê. La douleur est telle que nul panégyrique n’y peut rien. Isis s’avance : elle peut guérir, dit-elle, mais à condition que le dieu lui révèle son nom secret. Commence alors un échange réglé : Rê énumère des titres, des qualités cosmiques, des preuves de majesté. Isis refuse. Elle veut l’essence, pas l’éclat. Quand Rê consent — et la tradition prend soin de ne pas livrer le nom au lecteur —, le remède agit. Rê reste Rê, mais Isis a désormais la prise. Cette scène touche l’os de notre série : tous les mots ne font pas. Le texte ne se contente pas d’opposer vrai et faux ; il distingue épithète et nom. Les premières « disent » le pouvoir ; le second l’ouvre. Les premières célèbrent ; le second opère. La rhétorique ne soigne pas le venin. Le vrai nom, oui — à la condition d’être énoncé sous le bon protocole, et retenu ensuite. L’opposition est nette, mais elle n’aboutit ni à l’annulation du dieu ni à l’avènement d’un nouveau règne. Elle produit un partage : la souveraineté demeure, la capacité d’initier certains actes se déplace vers Isis. Le pouvoir change de main sans changer de trône. Ce déplacement clarifie la différence entre domination et emprise. Le nom secret ne transforme pas Isis en tyran ; il lui donne un levier situé. Elle a construit les conditions d’un consentement sous contrainte (le venin), posé une contrepartie (le soin), obtenu un engagement (le nom). On peut parler d’un « contrat » archaïque : un échange d’énoncés efficaces, scellé par un résultat vérifiable (la guérison). L’important n’est pas d’y voir le modèle de toutes négociations ; c’est de repérer que la charge opératoire n’est pas dans l’intention (bienveillance, ruse, majesté), mais dans la forme, le cadre, la retenue. Exactement ce que nous avons nommé, avec Le Guin, une éthique de la justesse : dire juste, au bon moment, sous des conditions qui rendent la parole responsable de ses effets. Autre leçon : le secret. Le nom vrai ne circule pas. Il ne devient pas un sésame de marché. Le récit prévient ainsi une tentation récurrente : confondre la valeur d’un nom avec son visibilisme. Le nom opère parce qu’il est tenu, parce qu’il est assigné à une relation (ici, Isis et Rê), non à l’espace public. Toute la modernité technique rejoue ce point : entre nom vécu (celui qu’on confie à quelqu’un, qui engage une alliance) et nom opératoire (identifiant, clé, numéro, handle), c’est le degré d’exposition qui décide du type de pouvoir. Un identifiant publié hors protocole devient une arme. Un nom confié dans une relation fondée devient un soin. Le papyrus n’avance pas une théorie ; il modélise une pratique. On a souvent lu ce mythe comme l’illustration d’une « ruse féminine » triomphant d’une « force masculine ». Ce code binaire en dit surtout long sur nos habitudes de lecture. La scène est plus fine. Isis ne « trompe » pas Rê ; elle fabrique la condition qui rend la parole du dieu vraie au sens fort — efficace. Et Rê ne « cède » pas par faiblesse ; il consent à l’échange qui le sauve. Le pouvoir qui naît de là n’est pas un pouvoir d’arbitraire : c’est une capacité à remettre le monde en état de marche. En d’autres termes : la guérison n’est pas l’effet moral d’une vertu, c’est l’exécution réussie d’un protocole. La scène dit encore la différence qualitative entre « raconter » et « faire ». Quand Rê égrène ses titres, il raconte. Le monde n’en est pas modifié. Quand Isis obtient le nom, elle fait — elle retire le venin. C’est au cœur de l’axe « écrire fait » (littéralité golem, EMET → MET) : selon la forme de la phrase, la réalité s’exécute ou non. La gouvernance qui en découle n’est pas flamboyante : elle ressemble à une maintenance. On répare, on ajuste, on rallume. Il n’y a ni hécatombe ni coup d’État ; il y a une reconfiguration des prises. Deux ponts pour la suite de la série. Vers les contes-contrats (Rumpelstiltskin) : là encore, le nom délivre d’une obligation, mais ici, Isis n’ôte pas un fardeau, elle installe une condition d’action ; le nom ne « libère » pas, il habilite. Vers nos systèmes de nommage (identités numériques, clés, DIDs) : la leçon du papyrus éclaire le présent si l’on remplace « venin » par risque, « remède » par procédure, et « nom secret » par credential non public. On retrouve la même grammaire : attestation, portée, révocation — en clair, le geste d’arrêt possible si le nom a été déclaré dans un cadre. Pourquoi les titres de Rê échouent-ils ? Parce qu’ils sont généraux, louangeurs, non situés. Ils décrivent une entité ; ils ne commandent pas une opération. Le papyrus place ainsi la barre très haut pour tout discours de pouvoir : ce qui compte n’est pas la majesté du sujet parlant, mais l’adéquation de la parole à la cible et à la séquence qui suit. Une vieille sagesse, valable pour le mythe comme pour nos formulaires en ligne. On sort de ce texte avec un kit sobre : distinguer titre et nom ; retenir ce qui doit l’être ; contractualiser les effets (soin contre nom) ; penser le pouvoir non comme substitution de personne, mais comme déplacement de prises. La figure d’Isis n’y perd rien ; celle de Rê non plus. Ce qui gagne, c’est la clarté sur ce que nommer peut — et ne doit pas — faire. Scène-source (résumé) Rê, mordu par un serpent façonné par Isis, brûle d’un venin que nul ne peut apaiser. Isis propose un remède à condition que le dieu lui confie son vrai nom. Rê tente des épithètes ; Isis refuse. À l’aveu, le remède agit. La souveraineté demeure ; la prise se déplace. Ce que la scène nous apprend -- Nom ≠ titre : seules certaines formes d’énoncé opèrent. -- Soin ↔ Contrat : guérison contre nom → pouvoir négocié. -- Secret utile : un nom opère s’il est retenu (hors marché). -- Partage de capacités : l’ordre tient, mais certaines initiatives passent désormais par Isis. Lexique (réutilisable) -- Vrai nom : énoncé opératoire lié à une relation (pas un mot de passe public). -- Nom vécu / nom opératoire : nom confié sous lien / identifiant qui produit des effets. -- Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité (désactivation, rectification, révocation). Note d’usage — Rê / Râ La graphie contemporaine majoritaire est Rê. Râ est une forme plus ancienne. Pour homogénéité éditoriale : employer Rê dans la série. Références (primaire & accès) -- Papyrus de Turin, Cat. 1993 (Nouvel Empire, XIXe dyn.) : épisode dit « Isis et le nom secret de Rê ». Source primaire. -- E. A. Wallis Budge, « The Legend of Ra and Isis » : traduction anglaise libre d’accès (ancienne, à manier comme accès, non comme édition critique). -- Études de synthèse récentes : résumés et analyses sur le motif du nom secret (à citer selon ton appareil critique). Vignette documentaire — suggestion Cartouche muet stylisé (aucun nom lisible), légendé : « Le nom ne circule pas. » Crédit conseillé : Museo Egizio (Turin) / photo d’un cartouche anonyme — ou création graphique maison pour éviter tout droit. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge – 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem Voir tous les épisodes (page du mot-clé)|couper{180}

documentation imaginaire le vrai nom

histoire de l’imaginaire

Vrais noms, vrais pouvoirs

Vernor Vinge, du « vrai nom » aux Zones de pensée : une SF de procédures et de limites qui outille nos identités, nos vitesses et nos garde-fous.|couper{180}

Auteurs littéraires documentation imaginaire le vrai nom

histoire de l’imaginaire

Nommer comme responsabilité

Le Guin déplace la littérature spéculative vers l’éthique du langage : nommer engage. De l’Ekumen à Terremer, ses mondes relient, équilibrent et durent.|couper{180}

Auteurs littéraires documentation imaginaire le vrai nom

histoire de l’imaginaire

Argile et algorithmes

Du mythe pragois aux IA modernes : comment le golem, créature de lettres, éclaire notre ère des prompts, de la littéralité et des garde-fous.|couper{180}

documentation imaginaire

Histoire de l’archiviste

Tallinn 1922

L’archiviste, appelons-le Martin, avait fini par se faire à l’idée que sa vie se déroulerait dans un rectangle de vingt mètres carrés, entre des murs couleur de temps arrêté. Il avançait dans le classement du fonds H11, un dossier épais qui sentait le béton sec et les conflits juridiques, lorsqu’il tomba sur une chemise beige, différente des autres. À l’intérieur, pas de plans, pas de factures. Juste une liasse de correspondances entre le cabinet d’architectes et le Musée de l’Homme, datant des années 70. On y parlait de vitrines, d’éclairage, de normes de sécurité pour des silex. Une note manuscrite, signée d’un certain Commissaire Roche, attira son regard : « Pour le hall d’entrée, vérifier l’accord de la Direction avec la famille Rosen concernant le dépôt du galet gravé. Pièce jointe : acte notarié. » Le galet gravé. Martin se souvint de la boîte Glozel, de cette pierre lisse où courait un renne stylisé. Il avait toujours trouvé curieux qu’un cabinet d’architectes conserve de tels documents. Comme si les murs qu’on dessine devaient aussi abriter les fantômes des cavernes. Il suivit la piste, machinalement. Le dossier Rosen le mena à l’état civil, microfilmé sur des bobines qui sentaient le vinaigre. Les Rosen, donateurs discrets, étaient nés Rosenthal. Changement de nom en 1950. « Pour raison d’assimilation », précisait une note administrative, d’une écriture ronde et sans histoire. Martin s’arrêta sur le prénom de la mère : Sarah. Et sur le lieu de naissance : Tallinn, 1922. Tallinn. Le nom fit un drôle d’écho, comme une pièce tombée d’un vieux meuble. Rien de personnel, non. Juste une capitale balte, un port sur la mer glaciale, une de ces villes dont on voit les photos en noir et blanc et qui semblent habitées par un silence particulier. Il fit défiler les images, le souffle un peu court. Les noms dansaient, les dates se chevauchaient. Et puis, soudain, ce fut là. Un acte de mariage, 1946. Sarah Rosenthal, née à Tallinn, épousait un certain Robert Le Gall. Le Gall, le nom de jeune fille de sa mère. Et là, en témoin, signature illisible mais adresse claire : le 14 rue des Écouffes, à Paris. Il recula son fauteuil roulant, qui grinça dans le silence. Tallinn, les Rosenthal, la rue des Écouffes. Autour de lui, les archives du cabinet, celles du musée, celles de l’état civil, formaient soudain un seul et même puzzle. Un puzzle dont il était, sans l’avoir demandé, la pièce centrale. Il regarda ses mains, posées à plat sur le bureau. Des mains d’archiviste, habituées à toucher le papier des autres. Tallinn. Il y avait eu des troubles là-bas, dans les années 20, il le savait vaguement. Des histoires de cosaques, de maisons brûlées. Des choses qu’on ne disait pas. Puis il se leva, alla se faire un café. La machine grogna longtemps avant de rendre son jus noir. Dehors, un camion de livraison bloquait la rue. Martin but une gorgée, trop chaude. Il faudrait bien, un jour, ranger la chemise beige. Mais pour l’instant, il la laissa ouverte sur le bureau, comme une porte entrouverte sur un paysage inattendu, un peu froid, un peu lointain, comme les brumes du golfe de Finlande. illustration : Cette photo capture un moment très précis de l'histoire estonienne. En 1920, l'Estonie était en pleine Guerre d'Indépendance (1918-1920) contre la Russie soviétique. Les Britanniques ont fourni un soutien militaire important aux États baltes, incluant des chars comme celui-ci.|couper{180}

dispositif imaginaire Temporalité et Ruptures

histoire de l’imaginaire

L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs

L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs « Aux sources mythologiques de l’antisémitisme contemporain » Illustration : Lithographie pour la Légende du Juif errant, de Gustave Doré.Bnf, Les Essentiels Ouverture : La métamorphose des vieux démons L’imaginaire n’est pas seulement le domaine des anges et des chimères ; il abrite aussi nos démons les plus anciens. Aujourd’hui, en France, nous assistons à une métamorphose inquiétante : le vieux fantasme du « juif errant » se recycle en « sioniste mondialiste ». Les mêmes peurs, les mêmes haines, revêtent des habits neufs. Cet article ne parlera pas de géopolitique, mais de mythologies – de ces récits qui, comme l’écrivait George Steiner, « en disent plus long sur ceux qui les portent que sur ceux qu’ils prétendent décrire ». La question n’est pas de savoir si l’on est « pour » ou « contre » Israël, mais pourquoi l’imaginaire collectif français a besoin, aujourd’hui encore, d’une figure sacrificielle. Pourquoi le juif – ou son avatar moderne, le « sioniste » – reste-t-il le réceptacle de nos angoisses identitaires ? I. L’imaginaire antisémite, une constante anthropologique Le juif, dans l’imaginaire occidental, incarne une figure de l’entre-deux. Au Moyen Âge, il était celui qui n’était ni tout à fait d’ici, ni tout à fait d’ailleurs – suspecté de double allégeance, de pratiques occultes, de pouvoirs cachés. Aujourd’hui, la structure narrative persiste : on lui reproche d’être « trop français » ou « pas assez français », « trop loyal » ou « trop cosmopolite ». Cette plasticité mythologique est frappante. Hier, on accusait les juifs de boire le sang des enfants chrétiens ; aujourd’hui, on leur prête le contrôle des médias et de la finance mondiale. La forme change, mais le fond demeure : l’attribution de pouvoirs occultes et disproportionnés. Comme l’écrit l’historien Léon Poliakov dans Le Mythe aryen (1971), « l’antisémitisme est un fantasme qui se nourrit de lui-même ». La confusion entre judaïté et sionisme s’inscrit dans cette longue tradition. Elle opère un transfert de sacralité : de la religion à la politique. Le « peuple déicide » devient l’« État colonial » ; la faute théologique se mue en faute politique. Mais la structure narrative reste identique : celle du bouc émissaire chargé de tous les péchés du monde. II. La confusion judaïté/sionisme, nouveau visage d’un vieux récit Steiner, dans Dans le château de Barbe-Bleue (1971), posait cette question fondamentale : « Comment la culture allemande, si raffinée, a-t-elle pu produire la barbarie nazie ? » Aujourd’hui, nous pourrions demander : comment la France des Lumières, patrie des droits de l’homme, peut-elle laisser resurgir ces vieux démons ? La réponse réside peut-être dans la fonction psychique de l’imaginaire antisémite. Dans toute société, il existe un besoin anthropologique de désigner un « mauvais objet » – un responsable des maux du monde. Hier, la peste était provoquée par les juifs ; aujourd’hui, l’impérialisme est incarné par les « sionistes ». La même externalisation de l’angoisse, le même refus de la complexité. Le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme (2023) le confirme : les actes antisémites ont augmenté de 40 % en France, souvent sous couvert d’antisionisme radical. Mais comme le rappelle l’essayiste Pierre Birnbaum dans « Géographie de l’espoir » (2004), « l’antisionisme n’est souvent que l’habillage moderne d’une vieille haine ». III. Steiner, lecteur des imaginaires toxiques Steiner nous offre une clé pour décrypter ces mécanismes. Dans « Réelles présences » (1991), il écrit : « La culture n’a pas sauvé de la barbarie. On peut lire Goethe le matin et torturer l’après-midi. » Cette terrible lucidité éclaire notre époque : l’éducation ne vaccine pas contre les mythologies haineuses. L’éthique steinerienne de la lecture complexe nous invite à décrypter les sous-textes, les implicites, les non-dits. À questionner les mots : que signifie vraiment « antisionisme » quand il sert à justifier des agressions contre des enfants juifs ? Que cache le vocable « sioniste » quand il est brandi comme une insulte ? Steiner, dans son fameux entretien à France 3 (2002), résumait son ambivalence : « Je suis sioniste le matin, anti-sioniste l’après-midi. » Cette position inconfortable – souvent incomprise – est pourtant la seule tenable face à la simplification mortifère. Elle refuse l’assignation identitaire, revendique le droit à la complexité. IV. Contre-imaginaires : comment réécrire le récit ? Face à ces imaginaires toxiques, la littérature et la philosophie nous offrent des contre-récits. De Patrick Modiano, hanté par les traces de l’Occupation, à Jonathan Littell et « Les Bienveillantes » (2006), qui explore la banalité du mal, les écrivains nous rappellent que la complexité humaine résiste à toutes les simplifications. Steiner, dans « Passions impunies » (1997), défendait un « imaginaire de la nuance » – une capacité à habiter les contradictions, à refuser les identités imposées. Cet imaginaire-là est peut-être notre seule planche de salut. Il nous apprend à dire « et » plutôt que « ou », à accepter que l’on puisse être plusieurs choses à la fois : juif et français, critique d’Israël et opposant à l’antisémitisme, universaliste et attaché à ses racines. Le travail des associations comme le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ou SOS Racisme montre que ce combat n’est pas perdu. Leur rapport annuel sur l’antisémitisme (2024) documente autant la montée des actes haineux que les résistances citoyennes. Conclusion : L’imaginaire comme champ de bataille L’antisémitisme n’est pas une opinion politique parmi d’autres ; c’est une maladie de l’imaginaire collectif. Comme toutes les pathologies imaginaires, elle se nourrit de peurs, simplifie le complexe, et offre des boucs émissaires plutôt que des solutions. Dans notre rubrique dédiée à l’imaginaire, il fallait donc lui faire une place – non pour lui donner droit de cité, mais pour montrer comment, à l’ère des réseaux sociaux et de l’information instantanée, les vieux démons apprennent à se recycler. Face à eux, notre arme n’est pas la censure, mais une imagination plus riche, plus complexe, plus humaine. Celle qui, comme l’écrivait Steiner, « sait douter d’elle-même ». Après avoir exploré l’imaginaire anthropophage de la SF latino-américaine, nous découvrons ainsi une autre forme de dévoration : celle qui consume la raison au profit des vieux mythes. La suite de cette enquête nous mènera peut-être vers d’autres pathologies de l’imaginaire contemporain. Car, comme le rappelait Steiner, « là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes ». Sources citées : STEINER, George. Dans le château de Barbe-Bleue (1971) STEINER, George. Réelles présences (1991) STEINER, George. Passions impunies (1997) POLIAKOV, Léon. Le Mythe aryen (1971) BIRNBAUM, Pierre. Géographie de l’espoir (2004) LITTEL, Jonathan. Les Bienveillantes (2006) Rapport CNCDH 2023 sur la lutte contre le racisme Rapport du CRIF sur l’antisémitisme (2024)|couper{180}

Auteurs littéraires documentation imaginaire

histoire de l’imaginaire

Écophagie : La mer dévore la ville - Du manifeste anthropophage au cannibalisme environnemental

Si l'anthropophagie fut le cri de guerre culturel du Brésil moderne, l'écophagie en est le sanglot géologique. Là où Oswald de Andrade voyait le Tupi dévorer le Portugais, nous voyons désormais l'Océan dévorer la terre. Atafona, petite plage du Rio de Janeiro, devient le théâtre de cette tragédie silencieuse où la mer avance ses pions de sel et de sable, repoussant les frontières non plus de l'empire, mais de l'habitable même. I. Le manifeste anthropophage : une prophétie écologique insue Il est des textes qui, comme des semences, germent longtemps après avoir été enfouis dans le sol culturel. Le Manifeste anthropophage d'Oswald de Andrade, publié en 1928 à São Paulo, fut de ceux-là. Texte-bombe, texte-programme, il proposait au Brésil de dévorer la culture européenne pour mieux s'affirmer soi-même. « Tupi or not Tupi, that is the question » : la formule, aussi célèbre que mal comprise, ne célébrait pas le primitivisme, mais une dialectique de la digestion culturelle. Ce que n'avait pas prévu Andrade, c'est que son concept allait, un siècle plus tard, trouver une résonance terriblement littérale dans le phénomène d'écophagie. Là où l'anthropophagie culturelle voyait dans la dévoration de l'autre un moyen de s'approprier sa force, l'écophagie décrit un mouvement inverse : celui de l'environnement qui nous ingère, nous digère, nous transforme en lui. La thèse de doctorat de Fernando Codeco, soutenue en 2021 en cotutelle entre l'Université d'Amiens et l'Université Fédérale de Rio de Janeiro, donne ses lettres de noblesse académique à ce concept. Intitulée Théâtralité de l'érosion - Essais sur l'écophagie, les défigurations et les naufrages, elle documente méticuleusement comment, à Atafona, « la mer dévore la ville ». L'expression, populaire parmi les habitants, dépasse la métaphore pour décrire une réalité géologique implacable. Le génie de Codeco est d'avoir relié cette réalité à la tradition anthropophagique brésilienne. Son « art environnemental cannibale » ne se contente pas de constater l'érosion ; il la ritualise, la métabolise, en fait un acte esthétique et politique. On passe ainsi de l'anthropophagie comme stratégie culturelle à l'écophagie comme condition existentielle. II. Atafona : chronique d'une ville dévorée vivante Atafona, district de São João da Barra dans l'État de Rio de Janeiro, est devenu le laboratoire à ciel ouvert de l'écophagie. Depuis soixante ans, la mer y avance inexorablement, engloutissant maisons, rues, mémoires. Plus de cinq cents bâtiments ont déjà été détruits, et le processus s'accélère : la mer gagne maintenant deux à trois mètres par an. Les chiffres, pour impressionnants qu'ils soient, ne rendent pas compte de la réalité vécue. Il faut se représenter ces maisons aux murs effondrés, ces piscines devenues bassins marins, ces escaliers qui ne mènent plus nulle part. Chaque structure dévorée raconte une histoire interrompue : ici une chambre d'enfant dont il ne reste que le carrelage, là un commerce qui servait autrefois de lieu de rencontre. Dans ce paysage en transformation permanente, deux collectifs artistiques ont émergé comme les chamanes de cette écophagie : CasaDuna et Grupo Erosão. Leurs pratiques, documentées dans la thèse de Codeco, transforment l'érosion en matériau artistique. Ils ne luttent pas contre la mer - reconnaissant l'inutilité du combat - mais l'accompagnent, ritualisent sa progression. Leurs interventions prennent des formes variées : Muséologie sociale : collecte et préservation des objets rescapés des maisons dévorées Résidences artistiques dans les bâtiments condamnés, créant des œuvres éphémères vouées à la disparition Éducation artistique impliquant les habitants dans la documentation du processus Créations théâtrales jouées dans les ruines, faisant de l'érosion elle-même la scénographie L'une de leurs performances les plus marquantes, « O Muro » (2018), consistait à construire un mur face à l'océan, sachant pertinemment qu'il serait détruit par les marées. Le geste n'était pas futile : il ritualisait la résistance et la reddition, créant une forme de théâtre environnemental où la nature elle-même devient actrice. III. L'écophagie comme herméneutique du désastre La puissance du concept d'écophagie dépasse largement le cas spécifique d'Atafona. Elle offre une grille de lecture pour comprendre notre rapport à un environnement de plus en plus hostile. La défiguration de la monnaie, version écologique Codeco fait un rapprochement brillant entre l'écophagie et la philosophie cynique de Diogène de Sinope. Le concept de parakharáxon tò nómisma - « défigurer la monnaie » - désignait chez les Cyniques la nécessité de dénoncer la fausseté des valeurs sociales établies. L'écophagie opère une défiguration similaire, mais à l'échelle environnementale. Elle dévalue littéralement la propriété immobilière, rend caduques les assurances, ridiculise les plans d'urbanisme. En dévorant les maisons, la mer défigure la « monnaie » de notre société capitaliste - la valeur foncière - révélant sa vanité fondamentale. Les quatre figures de l'écophage Face à ce phénomène, Codeco identifie quatre postures subjectives : Le marin : celui qui observe les marées avec la sagesse ancienne de celui qui connaît l'océan. Il ne lutte pas, il constate. Sa connaissance est empirique, transmise par les générations. L'habitant : celui qui déménage sa mémoire. Il ne part pas vraiment, il se déplace avec ses souvenirs, ses photos, les objets qui ont survécu à la dévoration. Son deuil est actif. L'artiste : celui qui ritualise la perte. Il transforme l'érosion en performance, la destruction en création. Il donne une forme à l'informe, un sens à l'absurde. Le géologue : celui qui lit dans les strates. Sa compréhension est scientifique, mais non dénuée de poésie. Il voit dans chaque couche sédimentaire une page d'histoire. Ces quatre figures ne s'excluent pas mutuellement ; chaque individu peut en incarner plusieurs à la fois. Ensemble, elles dessinent les contours d'une subjectivité écologique nouvelle, capable de faire face à l'effondrement sans sombrer dans le désespoir. IV. Science-fiction et écophagie : la littérature des futurs dévorés L'écophagie, comme concept, trouve des échos puissants dans la science-fiction latino-américaine contemporaine, particulièrement dans ce qu'on pourrait appeler la « climate fiction » du sous-continent. Samanta Schweblin et le réalisme toxique Le roman Fièvre (2017) de l'Argentine Samanta Schweblin, bien que ne se déroulant pas spécifiquement dans un contexte côtier, capture parfaitement l'essence de l'écophagie comme contamination diffuse. La menace n'y est pas spectaculaire mais insidieuse, s'infiltrant dans le quotidien, empoisonnant les relations, les corps, les paysages. Schweblin décrit non pas une apocalypse soudaine, mais une digestion lente : l'environnement absorbe la toxicité humaine et la restitue, transformée en menace. C'est l'écophagie comme cycle pervers, où ce que nous avons ingéré (ressources, énergie, espace) nous est rendu sous forme de poison. Le solarpunk brésilien : utopie digestive À l'inverse, le mouvement solarpunk, particulièrement vivant au Brésil, propose une réponse optimiste à l'écophagie. Dans les anthologies éditées par Gerson Lodi-Ribeiro et Fábio Fernandes, on trouve des récits de symbiose plutôt que de dévoration. Le solarpunk imagine des technologies qui ne dominent pas la nature, mais s'y intègrent. L'architecture y épouse les courbes du paysage au lieu de lui résister, l'énergie est puisée dans les cycles naturels plutôt que dans leur rupture. C'est une forme d'écophagie positive : non plus la mer qui dévore la ville, mais la ville qui se laisse digérer par son environnement pour en devenir indissociable. Vers un nouveau genre littéraire L'écophagie pourrait bien donner naissance à un sous-genre spécifique de la science-fiction latino-américaine. On en trouve des prémices dans : Les récits de villes côtières qui se déplacent au rythme des marées Les histoires de communautés apprenant à « migrer verticalement » face à la montée des eaux Les fictions de mémoires préservées dans des banques de données flottantes Ces récits partagent une caractéristique : ils imaginent non pas la victoire sur les éléments, mais l'apprentissage de la coexistence avec des forces qui nous dépassent. Conclusion : L'écophagie ou l'art de se laisser dévorer « L'anthropophagie nous apprenait à digérer l'autre pour devenir nous-mêmes. L'écophagie nous enseigne à nous laisser digérer par le monde pour redevenir lui. À Atafona, dans le ballet des vagues et des fondations, se joue peut-être la plus vieille danse du monde : celle de la matière qui se transforme, du solide qui redevient liquide, de la culture qui reconnaît enfin qu'elle n'est que nature temporairement solidifiée. L'écophagie n'est pas la fin, mais le rappel que nous appartenons à un cycle bien plus vaste que nos civilisations. » Le phénomène d'Atafona, loin d'être un cas isolé, préfigure ce qui attend de nombreuses zones côtières dans le monde. L'écophagie nous oblige à repenser fondamentalement notre rapport à la propriété, à la mémoire, à la résilience. Les artistes de CasaDuna et Grupo Erosão l'ont compris : il ne s'agit plus de résister à l'érosion, mais d'apprendre à danser avec elle. Leur travail ne sauvera pas les maisons d'Atafona, mais il pourrait bien nous sauver de quelque chose de plus précieux : l'illusion de notre séparation d'avec la nature. Dans cette perspective, l'écophagie cesse d'être une menace pour devenir une leçon de sagesse environnementale. Elle nous rappelle que nous sommes, littéralement, de la terre et de l'eau temporairement organisées en conscience. Et que tôt ou tard, comme à Atafona, tout retourne à sa forme élémentaire. Sources CODECO, Fernando. Théâtralité de l'érosion - Essais sur l'écophagie, les défigurations et les naufrages. Thèse de doctorat, Université d'Amiens/Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro, 2021. ANDRADE, Oswald de. Manifeste anthropophage. São Paulo, 1928. SCHWEBLIN, Samanta. Fièvre. Éditions de l'Olivier, 2017 (traduction française). FERNANDES, Fábio & LODI-RIBEIRO, Gerson (éd.). Solarpunk : Ecological and Fantastical Stories in a Sustainable World. World Weaver Press, 2018. Sites des collectifs artistiques : CasaDuna et Grupo Erosão (documentation en ligne de leurs performances). Rapports géologiques sur l'érosion côtière à Atafona (Université Fédérale Fluminense). Articles de presse brésilienne sur Atafona dans O Globo, Folha de S.Paulo (2015-2023). illustration : La lente marche de l'océan Atlantique entraîne des pertes existentielles à Atafona, une tragédie qui se répète à travers le monde avec l'accélération du changement climatique. PHOTOGRAPHIE DE Felipe Fittipaldi|couper{180}

documentation imaginaire

histoire de l’imaginaire

Science-Fiction Latino-Américaine : L’Art de Dévorer l’Avenir

« Où donc est la terre promise de la littérature ? », demandait le critique. Elle n'est ni dans les brumes du Nord, ni dans les laboratoires aseptisés de l'Occident. Elle est, peut-être, dans la forêt tropicale de l'imaginaire, là où le jaguar de la fable dévore l'ange d'acier de la science. Là où, pour reprendre le cri de guerre d'Oswald de Andrade, Tupi or not Tupi, that is the question. C'est à cette table cannibale du sens que nous convie la science-fiction latino-américaine du troisième millénaire. En guise d'apéritif car je prévois un article assez long voici une introduction à la SF latino américaine On a beaucoup glosé, souvent avec une condescendance mal dissimulée, sur le « réalisme magique » comme fatalité génétique de la lettre hispano-américaine. Comme si tout récit devait, par une loi inexorable, succomber au chant des sirènes du merveilleux. Cette lecture, confortable et exotique, est un contresens. Elle est sourde à la véritable révolution qui s'opère dans le laboratoire de l'imaginaire latino-américain : une opération non de fuite, mais de digestion. Une anthropophagie spéculative, pour user du terme du Brésilien Oswald de Andrade, qui ne se contente pas d'avaler les genres venus d'ailleurs, mais qui les dissout dans ses sucs gastriques pour en extraire une énergie nouvelle, une métabolisation du futur. Car le défi est de taille. Comment habiter le temps de la science-fiction – ce temps linéaire, progressiste, technologiquement euphorique – lorsque l'on vient de cultures qui ont connu la fin du monde ? La Conquête fut, pour les peuples amérindiens, un événement de la dimension de l'arrivée des extraterrestres : une apocalypse concrète, historique, dont les cicatrices sont encore vives. La SF latino-américaine est donc une littérature de survivants, de naufragés qui construisent un radeau avec les débris du vaisseau-monde qui les a heurtés. Prenez le cyberpunk. À Tokyo ou New York, il est la mélancolie d'un futur déjà advenu. Dans le Mexico de Bernardo Fernández "Bef" et de son Tiempo de Alacranes, il devient une cartographie de la violence sociale. Les implants ne sont pas des prothèses de luxe, mais des outils de survie dans une mégalopole devenue jungle darwinienne. La haute technologie y côtoie la brutalité la plus archaïque, créant un baroque numérique, une hybridation qui aurait horrifié un William Gibson puriste. L'esthétique est avalée, mais son âme est rejetée. Plus profond encore est le travail de digestion opéré sur l'uchronie. L'Europe s'interroge : « Et si le IIIe Reich avait triomphé ? ». L'Amérique du Sud, elle, pose la question qui hante ses nuits : « Et si les caravelles de Christophe Colomb avaient fait naufrage ? » (on pense ici aux travaux de Jorge Baradit ou de Gerson Lodi-Ribeiro). L'uchronie n'est pas un jeu de l'esprit ; c'est une thérapie par le rêve contrarié, une tentative de réouverture du champ des possibles que l'Histoire a brutalement clôturé. Mais le geste le plus radical, le plus proprement « anthropophage », est sans doute ce que l'on pourrait nommer le « futurisme ancestral ». Il ne s'agit plus seulement d'incorporer des motifs indigènes dans un récit de SF, mais de faire se rencontrer deux épistémès, deux manières de connaître le monde. Dans les récits émergents du « punk indigène », le code informatique dialogue avec le chamanisme, la forêt amazonienne est un réseau neuronal vivant, et la quête n'est pas pour la singularité technologique, mais pour une symbiose retrouvée avec le Pachamama. C'est une réponse cinglante à l'imaginaire colonial de l'exploitation : l'avenir ne sera pas une conquête, mais une réconciliation. Ou ne sera pas. Ainsi, sous la plume de Samanta Schweblin (Fièvre), l'horreur écologique n'a rien d'une dystopie lointaine. C'est une contamination lente, une angoisse qui suinte dans le présent, un poison dans le puits. C'est la littérature comme symptôme et comme diagnostic. En définitive, la science-fiction latino-américaine nous enseigne une leçon cruciale. Elle nous montre que le futur n'est pas une terre vierge à coloniser, mais un repas à partager. Que pour inventer demain, il faut d'abord avoir le courage de digérer hier. Elle pratique une herméneutique de la faim, où dévorer les codes de la modernité globale est la condition sine qua non pour affirmer une voix singulière, dissonante et essentielle. Après le cycle chinois et indien, voici venu le temps de la grande mastication sud-américaine. Et l'on sort de cette lecture non rassasié, mais affamé d'un avenir enfin différent. Références et méthodologie Les sources de cet article respectent une rigueur académique et sont vérifiables par les canaux suivants : Concepts théoriques fondateurs : Oswald de Andrade - Manifeste Anthropophage (1928) : Document historique disponible dans les archives de littérature brésilienne et les revues spécialisées Flora Süssekind - Théoricienne brésilienne, travaux accessibles via les bases de données universitaires Auteurs et œuvres cités : Argentine : Samanta Schweblin - Fièvre (Éditions de l'Olivier, 2017) Paula Bombara - El Mar y la Serpiente (Editorial Planeta, 2019) Mexique : Bernardo Fernández "Bef" - Tiempo de Alacranes (Editorial Almadía, 2005) Andrea Chapela - La heredera (tétralogie, Editorial Castillo) Chili : Jorge Baradit - Ygdrasil (Editorial Sudamericana, 2011) Brésil : Gerson Lodi-Ribeiro - Anthologies Vaporpunk et Solarpunk (Editora Draco) Fábio Fernandes - Travaux sur le solarpunk brésilien Vérification des sources : Catalogues des bibliothèques nationales (BnF, Bibliothèque du Congrès) Bases de données académiques (JSTOR, Cairn, Persée) Catalogues d'éditeurs spécialisés Répertoires d'institutions culturelles latino-américaines Illustration : Scène interprétée comme un repas rituel cannibale (Codex Magliabechiano, folio 73r).|couper{180}

documentation imaginaire

Histoire de l’archiviste

L’Héritage de l’Archiviste

Bien des années plus tard, devant la tablette de verre où s’allumaient les archives numérisées, l’archiviste se souviendrait de cet après-midi lointain où il avait découvert la boîte oubliée. Elle était cachée derrière les rayonnages métalliques, une caisse en bois marquée d’une étiquette à l’encre pâlie : Fonds Glozel – Don Roche, J.-B. Le nom n’avait d’abord éveillé en lui qu’un écho vague, une résonance scolaire. Mais en ouvrant le couvercle, une odeur de vieux papier, de cire et de temps suspendu s’était élevée. Il y avait là des carnets aux pages jaunies, une liasse de lettres, et, enveloppé dans un tissu, un galet plat sur lequel était gravée la silhouette fine et sauvage d’un renne. L’archiviste, dont la vie consistait à traquer la logique dans le chaos des dossiers, sentit immédiatement qu’il tenait autre chose. Ce n’était pas un dossier de plus à classer. C’était un piège à temps. Il commença par lire les carnets. L’écriture était ferme, celle d’un instituteur de la IIIe République. Jean-Baptiste Roche y décrivait non pas des faits, mais un vertige. Le vertige d’un homme pour qui le monde, auparavant ordonné par les manuels, avait soudain révélé ses fissures. Page après page, l’archiviste reconnut une sensation qu’il croyait personnelle et moderne : l’effondrement des certitudes devant la masse informe des preuves contradictoires. « On me demande une vérité unique, notait Roche, alors que la terre ne nous donne que des fragments. Je suis devenu l’instituteur du doute. » Ces mots frappèrent l’archiviste en pleine poitrine. Lui qui, chaque jour, devait extraire une ligne claire de kilomètres de dossiers de sinistres, lui qui s’échinait à reconstituer des puzzles dont l’image originale était perdue, il trouvait en cet homme mort depuis un siècle un frère d’arme. Il découvrit ensuite les lettres. Certaines étaient du docteur Morlet, pleines de fougue et de conviction. D’autres, de collègues enseignants, teintées de mépris ou de crainte. Une, émouvante de simplicité, était d’Émile Fradin, remerciant l’instituteur d’avoir « pris des risques pour la justice ». L’archiviste comprit que cette boîte ne contenait pas la réponse à l’énigme de Glozel. Elle contenait bien mieux : la chronique intime d’un homme qui avait appris à vivre avec l’énigme. Le soir, il resta tard dans la salle silencieuse, le galet gravé posé sur son bureau, à côté de son clavier. La lumière bleutée de son écran, où s’alignaient des dossiers numérotés, baignait la pierre ancienne. Deux mondes se touchaient : le sien, fait de données et de recherches par mot-clé, et celui de Roche, fait de boue, de intuition et de pierres disputées. Bien des années après, l’archiviste avait enfin trouvé le chaînon manquant. Non pas entre le Néolithique et l’Histoire, mais entre sa propre quête et celle de cet homme du passé. Ils étaient tous deux des passeurs. L’un tentait de faire passer un paysan illettré du statut de fraudeur à celui de témoin possible. L’autre tentait de faire passer des liasses de papiers du statut de déchets à celui de mémoire. Le lendemain, il ne classa pas la boîte. Il en fit un fonds à part, qu’il nomma « Fonds des questions ouvertes ». Il y joignit une note, non pas d’archiviste, mais d’héritier : « Jean-Baptiste Roche n’a pas résolu Glozel. Il a fait bien plus précieux : il a montré comment une énigme, lorsqu’on cesse de vouloir à tout prix la résoudre, peut devenir un compagnon de route, une lentille qui change la focale du monde. Ce galet n’est pas une preuve. C’est un rappel. Un rappel que derrière chaque dossier, il y a eu des vies, des doutes, et des histoires qui résistent à être mises en boîte. » En refermant la caisse, il sut qu’il ne regarderait plus jamais ses dossiers de la même manière. Ils n’étaient plus une masse à ordonner, mais un territoire à habiter, avec ses zones d’ombre et ses « vices cachés ». L’instituteur lui avait transmis le plus précieux des outils : non pas une solution, mais une posture. Celle de l’archiviste qui, désormais, savait que son travail n’était pas de clore les dossiers, mais d’en préserver les questions.|couper{180}

dispositif imaginaire Temporalité et Ruptures

L’instituteur

L’Instituteur et l’Énigme de Glozel

Prologue : La Terre et la Mémoire L'automne, en cette année 1925, pesait sur le Bourbonnais. Des brumes traînaient, basses et tenaces, effaçant la ligne des collines, et les champs retournés par la charrue exhalaient une odeur de terreau et de décomposition. Pour Jean-Baptiste Roche, instituteur à La Guillermie, cette humidité semblait pénétrer les murs de sa classe et la craie qu'il tenait entre ses doigts. Sept ans après l'Armistice, la paix avait pris la consistance d'une routine grise, rythmée par le son de sa propre voix dictant les règles de la grammaire et les certitudes de la science. La guerre était une chose passée, un souvenir enfoui comme les obus non explosés dans les labours, et il s'appliquait à sa tâche de semeur de raison avec la rigueur d'un homme qui a vu de trop près le chaos. Il croyait aux faits, à la solidité des démonstrations, à l'ordre du monde tel que l'exposaient les manuels. La superstition des campagnes était un ennemi qu'il combattait avec l'arme de la connaissance, une ignorance crasse qu'il fallait défricher, patiemment, chaque jour. C'est pourquoi, lorsque les premières rumeurs sur Glozel lui parvinrent, il n'y vit d'abord qu'une de ces fables de veillée, une histoire de revenants ou de trésor caché, bonne à effrayer les enfants. On parlait d'un champ, le « Champ Durand », d'un jeune homme, Émile Fradin, qui, en tirant sa vache d'un trou, aurait trouvé une fosse pleine d'objets bizarres. Des tablettes avec des signes, des poteries, des os. Jean-Baptiste haussa les épaules. Mais le bruit, loin de s'éteindre, s'amplifia. Il ne sentait plus le conte, mais la terre elle-même, une odeur de glaise fraîchement remuée, de passé exhumé. La rumeur prenait corps, devenait une chose tangible et dérangeante, une anomalie dans le paysage ordonné de ses certitudes. Chapitre 1 : Le Champ des Murmures (Mars 1924 - Été 1925) L'incident initial datait du 1er mars 1924. Une vache, un trou, une fosse ovale aux parois comme vitrifiées. À l'intérieur, un amas d'ossements, de tessons et de galets. Une sépulture ancienne, sans doute. L'affaire n'aurait pas dû aller plus loin. Mais au printemps suivant, un médecin de Vichy, le docteur Antonin Morlet, amateur d'archéologie, s'en mêla. L'homme était plein d'une énergie ambitieuse. Il loua le champ à la famille Fradin et commença des fouilles. Dès lors, Glozel se mit à livrer une moisson d'artefacts invraisemblables. Un samedi, Jean-Baptiste céda à une curiosité qu'il qualifiait de scientifique. Sa bicyclette cahotait sur le chemin de terre menant au hameau. Près du champ, quelques badauds regardaient un homme en veston de ville donner des ordres à un jeune paysan qui maniait la pioche. C'était Morlet et Émile Fradin. L'instituteur s'approcha, se présenta. Le nom de sa profession eut un effet immédiat sur le docteur. « Monsieur Roche ! Un homme de science ! Soyez le bienvenu ! Vous arrivez à point nommé pour assister à une découverte qui va bouleverser la préhistoire ! » Jean-Baptiste se pencha sur la tranchée. Sur une planche, les dernières trouvailles étaient alignées. Il sentit un malaise. Cela ne ressemblait à rien de connu. Des tablettes d'argile, à peine cuites, portaient des signes. Certains évoquaient des lettres latines, mais inversées, maladroites. Une écriture. Néolithique ? L'idée était une hérésie. L'écriture naquit en Orient, des milliers d'années après. C'était un fait établi, une des colonnes du temple de l'Histoire. « Un alphabet de plus de 5000 ans, ici, en plein cœur de la France ! » exultait Morlet. « La preuve d'une civilisation oubliée ! » À côté, des idoles de terre aux formes grossières, sexuées, presque obscènes, semblaient sorties d'un cauchemar. Et puis des outils en os, des harpons, et des galets. Sur l'un d'eux, Jean-Baptiste distingua la silhouette d'un renne. Un renne ? L'animal avait quitté ces contrées à la fin de l'âge glaciaire. L'incohérence était brutale, comme une faute d'orthographe dans un texte sacré. « Un renne, docteur ? » dit-il d'une voix neutre. « Cela nous renvoie au Magdalénien. Mais ces poteries sont d'aspect néolithique. C'est un anachronisme. » Le visage de Morlet se durcit. « Les anachronismes, monsieur, sont dans nos manuels, pas dans la terre. La réalité est toujours plus riche que nos théories. Glozel est une culture de transition, voilà tout ! Unique ! » L'instituteur regarda Émile Fradin. Le garçon, le visage fermé, sortait les objets de la terre avec une aisance troublante, comme s'il cueillait des pommes de terre. Était-il le simple instrument du hasard ou l'artisan d'une farce monumentale ? Jean-Baptiste repartit ce jour-là l'esprit en désordre, avec la sensation désagréable que le sol, sous ses pieds, n'était pas aussi solide qu'il l'avait cru. Chapitre 2 : La Guerre des Savants (1926) L'année 1926, le nom de Glozel éclata dans les journaux. Une brochure du docteur Morlet, « Nouvelle station néolithique », mit le feu aux poudres. Les photographies des objets firent le tour de la France. Le dimanche, un défilé de curieux en automobile venait troubler le silence des chemins de campagne. Glozel était devenu une attraction, une sorte de monstre de foire archéologique. Jean-Baptiste suivait l'affaire avec une anxiété croissante. L'enthousiasme de Morlet était puissant, mais sa logique semblait défaillante. Il écartait les contradictions avec l'assurance d'un prophète. Pour lui, l'impossibilité même de Glozel était la preuve de son authenticité. C'était un raisonnement qui heurtait l'instituteur dans sa structure même. La réplique du monde savant fut prompte et méprisante. De Paris, les pontifes de la préhistoire, gardiens du dogme, fulminèrent. René Dussaud, conservateur au Louvre, publia un article dont chaque phrase était un coup de massue. « Ces tablettes alphabétiformes ne sont qu'un fatras de signes sans signification... Les gravures de rennes sont des faux grossiers, copiés sur des manuels scolaires... L'affaire Glozel est une mystification, montée par un paysan inculte et un médecin de province en mal de reconnaissance. » La guerre était déclarée. D'un côté, les « glozéliens », une poignée de fidèles autour de Morlet, soutenus par l'orgueil local ; de l'autre, l'imposant front des « anti-glozéliens », l'abbé Breuil, le comte Bégouën, le Dr Capitan, toute l'aristocratie de la science officielle. Pour ces messieurs, l'affaire était une escroquerie, et il fallait la châtier. Jean-Baptiste se sentait écartelé. La raison penchait du côté de Paris. Les arguments étaient forts : le mélange des époques, l'improbabilité chimique de la conservation. Comment un jeune paysan, presque illettré, aurait-il pu concevoir et exécuter une telle imposture ? L'hypothèse de la fraude était la plus simple, la plus économique. Pourtant, une image le hantait : le visage buté d'Émile Fradin, sortant de terre ces objets fragiles. Fabriquer des milliers de pièces, les vieillir, les enterrer, tromper tout le monde... L'entreprise paraissait surhumaine. Et pour quel profit ? Le modeste péage du petit musée improvisé dans la grange ne pouvait justifier un tel labeur, un tel génie criminel. Un soir, en corrigeant un cahier, il vit un dessin. Un de ses élèves avait tracé une série de signes bizarres au-dessus d'une maison. Il reconnut des formes de l'alphabet glozélien. Le lendemain, il interrogea l'enfant. « C'est l'écriture des fées, m'sieur, » répondit le petit. « C'est c'que Émile a trouvé. Ma grand-mère dit que c'est les anciens qui parlent. » L'écriture des fées. Ces mots résonnèrent en lui. Pour les gens d'ici, la question n'était pas scientifique. C'était le retour du merveilleux, une revanche du terroir sur la capitale, de la magie sur la raison. Et lui, Jean-Baptiste, se tenait précisément sur la ligne de fracture. Chapitre 3 : Le Verdict de la Terre (1927) En 1927, la querelle avait pris une telle ampleur que la Société Préhistorique Française dépêcha une commission d'enquête internationale. C'était le jugement dernier. Jean-Baptiste fut autorisé à y assister comme observateur. L'air de novembre était glacial, mais une autre froideur, plus pénétrante, émanait des experts venus de toute l'Europe. Ils travaillaient avec une rigueur méthodique, sous la direction d'une Anglaise, Dorothy Garrod, dont l'autorité silencieuse intimidait. Ils creusèrent leurs propres sondages, loin des tranchées de Morlet. Pendant trois jours, ils fouillèrent, tamisèrent, analysèrent. Morlet et Fradin, tenus à l'écart, observaient, le visage crispé. Le rapport fut un réquisitoire. Aucun objet découvert en couche archéologique intacte. Matériel hétéroclite. Patines artificielles. La conclusion, implacable, parlait de fraude et désignait, sans le nommer, le jeune Fradin comme l'unique coupable. La curée commença. Le 24 février 1928, sur plainte de René Dussaud, la police judiciaire perquisitionna la ferme des Fradin. Jean-Baptiste, prévenu, accourut. Le spectacle était lamentable. Des gendarmes, patauds, vidaient le petit musée, jetant les objets dans des caisses comme de vulgaires débris. Émile, le visage cireux, fut emmené. Sa mère pleurait, le visage caché dans son tablier. Jean-Baptiste regarda la scène. Il vit le contentement sur le visage de certains « experts » présents. Ce n'était pas le triomphe de la vérité, mais le plaisir mesquin d'avoir écrasé un adversaire. Cette violence de l'État, cette humiliation d'une famille pauvre au nom de la Science, lui causa un malaise physique. La science devenait une force de police. Ce soir-là, il s'assit à son bureau. Le bec de sa plume crissa sur le papier. Il ne défendit pas l'authenticité de Glozel, car le doute persistait en lui comme un poison lent. Mais il dénonça la partialité des experts, la brutalité de l'enquête. Il consigna ses observations, les faits que le rapport avait omis : l'absence de mobile, la complexité psychologique de la fraude. Il envoya sa lettre à un journal local. Il savait qu'il engageait sa carrière, qu'un instituteur devait être un relais, non un critique. Mais l'image du visage d'Émile Fradin entre deux gendarmes s'était superposée à d'autres visages, ceux de jeunes soldats menés à l'abattoir au nom d'une vérité supérieure. Il ne pouvait plus se taire. Chapitre 4 : L'Énigme Intérieure Sa lettre lui valut une convocation chez l'inspecteur d'académie. Ce fut un sermon sur le devoir de réserve et le respect de l'autorité. On agita la menace d'une mutation. Jean-Baptiste écouta, tête baissée, mais ne renia rien. Il avait témoigné ; c'était son droit et son devoir. L'affaire, cependant, s'enfonçait dans les procédures. Émile Fradin, inculpé pour escroquerie, devint l'objet d'une bataille d'experts. L'affaire Glozel se transforma en un monstre de papier, un dossier où s'empilaient des analyses chimiques, des expertises graphologiques, des rapports contradictoires. La vérité se dissolvait dans le jargon des spécialistes. Jean-Baptiste passait ses soirées à lire ces documents. Il se perdait dans ce labyrinthe. Chaque fait était une Janus à double visage. Les tablettes : L'argile était locale, mais la cuisson trop faible pour avoir traversé les siècles. L'écriture était-elle une imitation maladroite du latin ou l'ancêtre de tous les alphabets ? Les gravures : Les rennes étaient-ils copiés d'un manuel, comme l'affirmait l'abbé Breuil avec un dédain souverain, ou le vestige d'une tradition iconographique millénaire ? La vitrification : Feu rituel préhistorique ou simple effet de la foudre sur un sol siliceux ? Il comprit que les savants ne cherchaient pas la vérité, mais la confirmation de leur propre récit. La science, qu'il avait imaginée comme une cathédrale de lumière, lui apparut comme une arène où s'affrontaient des vanités, des réputations et des carrières. C'était un spectacle profondément humain, et donc, profondément décevant. En 1931, la justice, plus sage ou plus lasse, rendit son verdict. La Cour d'appel relaxa Émile Fradin, faute de preuves irréfutables de la fraude. Ce n'était pas une réhabilitation, mais la fin du calvaire judiciaire. Le jeune paysan retourna à sa terre, blanchi par la loi, mais à jamais marqué par l'affaire, comme un soldat revenu du front. Pour Jean-Baptiste, l'énigme restait entière. Mais quelque chose en lui s'était apaisé. Sa foi dans la Science s'était effritée, mais il avait touché du doigt la complexité des choses. La vérité n'était pas une pierre que l'on déterre, mais une mosaïque dont il manque toujours des morceaux. Épilogue : La Part du Mystère Trente ans plus tard. Jean-Baptiste Roche était un vieil homme à la retraite. Ses cheveux étaient blancs, et ses mains, posées sur la table de sa cuisine, tremblaient parfois. La guerre de Glozel était une histoire ancienne, une querelle de spécialistes que l'on citait dans les universités comme un cas d'école. Le docteur Morlet était mort, fidèle à sa chimère. Émile Fradin vivait toujours à Glozel, recevant avec une patience résignée les rares curieux. Il était le gardien d'un secret, qu'il en fût l'auteur, la victime ou le simple témoin. Ce soir-là, Jean-Baptiste ouvrit un coffret de bois. Sur le velours usé reposait un galet plat. D'un côté, gravée d'un trait sûr, la silhouette d'un renne. Il l'avait ramassé un jour de 1926, à la dérobée. C'était sa part du mystère, sa relique personnelle. De nouvelles techniques, comme la datation au carbone 14, avaient été appliquées. Les résultats, contradictoires, n'avaient fait qu'épaissir l'énigme. Des os médiévaux côtoyaient des fragments préhistoriques. Les tablettes, sans carbone, restaient muettes. Il fit glisser son pouce sur la pierre. Faux ? Authentique ? Le mot n'avait plus de sens. L'objet était devenu une chose à lui, le résidu solide de toute cette agitation, le symbole d'une époque de sa vie où ses certitudes avaient vacillé. Il n'était plus une preuve, mais un souvenir. Il songeait à ses anciens élèves. Il leur avait enseigné la raison. Mais leur avait-il appris à vivre avec ce qui échappe à la raison ? À tolérer la part d'ombre, cette part de Glozel qui demeure en chaque chose et en chaque homme ? Dehors, le vent soufflait, charriant l'odeur de la terre humide. Jean-Baptiste referma le coffret. Il ne connaîtrait jamais la vérité. Il avait fini par accepter que certains récits doivent rester inachevés, comme des phrases interrompues. Un monde sans mystère serait aussi plat et ennuyeux qu'une page de manuel scolaire.|couper{180}

brouillons imaginaire nouvelle