hors-lieu

Fragments ou récits écrits depuis un écart — social, politique, mental. Le “hors-lieu” désigne cet espace instable où le narrateur ne se reconnaît plus dans les appartenances habituelles (classe, parti, époque, style) mais ne se fixe nulle part ailleurs. Textes de flottement, de rupture douce, de désaffiliation latente. Ce mot-clé balise les moments où une voix, sans se prétendre marginale, glisse simplement hors du cadre.

Livre à feuilleter

articles associés

histoire de l’imaginaire

Le rêve d’intemporalité

Cela commencerait par un simple observation. J'aurais écrit mon texte quotidien, un texte bref ; je me serais efforcé d'atteindre ce fantasme de briéveté, et l'insatisfaction demeurerait. Elle demeure parce que pour moi la briéveté est un fantasme. Et donc je voudrais en avoir le coeur net. Je voudrais parier qu'en écrivant un autre texte dans un nouvel espace, je me débarasserai de ce fantasme. C'est la même démarche pour se débarrasser du désir que celle de l'épuiser méthodiquement jusqu'à la lie. Donc je cherche un espace mais voilà que la date se dresse devant moi dans toutes les rubriques de ce site. C'est à dire que si j'écris un nouveau texte il sera irrémédiablement lié à une date. Sauf si je crée un squelette spécial pour une rubrique particulière, une rubrique sans ordre chronologique. Le fantasme ici, l'imaginaire, rêvent d'une absence de temporalité sans doute parce que cernés par celle-ci. C'est donc une friction toujours en cours qui produit l'explosion l'étincelle. Il n'y a pas à s'en sentir bien ou mal c'est un fait. Etrangement, aujourd'hui je choisis deux illustrations semblables d'Umberto Boccioni. Pour cet article il s'agit de La ville se Lève alors que dans mon texte de carnet j'ai choisi Les adieux 2|couper{180}

affects hors-lieu peintres

Carnets | septembre 2025

12 septembre 2025

Je ne me penche pas sur les abîmes. je réfléchis sur l’emploi de l’article ou de l’adverbe. Cette démarche est plus modeste, par conséquent plus sûre, encore qu’elle puisse aussi conduire tout doucement aux abîmes ; mais justement elle y conduit, et n’y précipite pas d’un coup — assez vainement. (Roger Caillois, Poétique De St-John Perse.) une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible. ( à propos de SJP ) Caillois, la Poétique de St-John Perse. L’abîme qui ne prend pas d’un coup mais vous entraîne lentement. Et cette phrase interminable, sans césure, inintelligible. Hier j’ai changé la graisse des caractères, abandonné une traduction, réuni les textes Recto_Verso en un fichier. Découvert le podcast, quarante-quatre minutes de louanges , trop. J’ai ri, partagé sur le WP de F.B , ri encore. Ce matin deux élèves. Cet après-midi personne. Ce soir encore personne. Alors j’ai rouvert Caillois. Plugin chargé, site planté, réparé. Méfiance. Devant le journal du soir je descends, je m’assieds, je laisse S. s’endormir devant l’écran. Je remonte. Le travail. Rien ne rapporte. Mais ça m’occupe. Pour me détendre je travaille encore. Découverte de ce site sur ST-John Perse Diète concernant les réseaux , cinq jours sans.|couper{180}

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Archives

Après ce qui a été écrit

« Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt. » — Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force Que la force soit avec toi, mais qui es-tu, toi — homme, femme, enfant, vieillard, rien de cela, tout cela ? Tu pourrais dire je ne suis rien, je suis tout, mais la force ne t’écouterait pas. Elle passe, indifférente. Face à elle, il reste la faiblesse. Et puis vint le silence. « Et j’ai appris comment s’effondrent les visages, Sous les paupières, comment émerge l’angoisse, Comment le rire se fane sur des lèvres soumises… » -- Anna Akhmatova, Requiem Et puis vint le silence. -- Calme-toi, tu n’es pas encore traîné dans la poussière. -- Mais je suis mort déjà. Avec les morts on ne s’agite plus. On use le temps, on épuise l’ennui, la haine, l’amour. Tout s’écrit dans un perpétuel présent. C’est le cadeau : étrange cadeau qu’on déballe au terme de sa vie. Et puis vint le silence. Mais ce silence avait des marches. On y descendait, une à une, chaque marche plus basse, plus étroite, chaque marche un gouffre. « Chaque marche un cri, chaque marche une perte. Chaque marche un vide — un vide plus profond. » -- Marina Tsvetaeva, Poème de l’escalier Et moi j’écris une marche, puis une autre, puis encore une. Je les efface l’une après l’autre, soit pour descendre plus bas, soit pour tenter de me hisser plus haut. Je sais déjà que ça ne servira à rien. Ce n’est pas l’importance d’une marche qui fait celle de l’escalier. Mais si je dois être vaincu par la force comme toute chose ici-bas, alors la forme d’un escalier me va — un gouffre ayant la forme d’une spirale, d’un colimaçon. Dans la descente comme dans l’ascension, on peut sans doute choisir son escale un moment. Chaque marche pouvait être aussi bien pic ou gouffre, et c’était bien de ne pas savoir d’avance.|couper{180}

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Carnets | septembre 2025

2 septembre 2025

Écrire l’impossibilité d’écrire, je crois qu’un grand nombre de textes sur ce site tourne autour de cette idée. Dans ce cas écrire c’est tenter de masquer un vide, d’essayer de l’habiller au moins, peut-être tenter d’en faire un vide décent. Cela me ramène à l’enterrement de mon père. Je n’avais pas de costume et, en aurais-je eu un, je ne pense pas que je l’aurais mis. J’y suis allé en jean et chandail, avec un blouson par-dessus parce que nous étions en mars et qu’il pleuvait. Nous ne nous parlions plus que rarement, de temps en temps un coup de fil où nous étions tout autant gênés l’un que l’autre. Ce genre de coup de fil pour ne rien dire sauf peut-être je sais que tu existes, je suis là, pas grand-chose d’autre. Je ne pense pas qu’il eût pris ma tenue pour de l’irrespect. Les jeux étaient faits depuis longtemps. Il savait que nous étions différents, il s’y était habitué. Je crois me souvenir que les derniers mois avant son départ nous étions parvenus à aplanir nos dissensions. Il y avait mis du sien en tous les cas, ce qui était suffisant pour que j’y mette du mien aussi. Le fait est que peu de temps passa avant que nous, mon frère et moi, mettions en vente la maison. Nous avons convoqué plusieurs agences immobilières qui toutes surenchérissaient l’estimation. La réalité est que nous ne devions pas être si pressés que nous l’imaginions, car un an passa sans qu’aucune offre ne se présente. Et puis soudain un coup de fil me fit remonter à Limeil-Brévannes. L’agent immobilier m’avait dit que ce serait bien de tailler la haie, car c’était un problème pour les acheteurs. Je remontai et achetai un taille-haie après avoir demandé à plusieurs paysagistes leurs devis. Je restai quelques jours car il y avait du travail. Je ne compte plus le nombre de voyages que j’ai dû faire à la déchetterie, à l’époque j’avais une Mégane et je ne pouvais pas mettre grand-chose même en rabattant les sièges. Et puis c’était une très longue haie de thuyas, quelque chose de très rébarbatif. Je travaillais une ou deux heures par jour puis ensuite j’explorais les armoires, les placards, les tiroirs. Les journées passaient ainsi sans que je les voie passer vraiment. Un objet aperçu, une photographie me plaçait hors du temps. Je prenais néanmoins un moment en fin de matinée pour aller faire quelques emplettes au bourg voisin, de l’autre côté de la RN19. En passant par les rues je reconnaissais les façades des maisons, je les avais connues en tant qu’écolier puis en tant que vendeur en porte-à-porte de véhicules neufs pour une concession Renault située sur la nationale. À l’angle d’une de ces rues je retrouvai la vieille baraque aux volets clos qui m’avait toujours intrigué. C’est lors d’une de ces promenades destinées à me dégourdir les jambes que je vis un camion de pompiers en travers de la rue. Un véhicule de police était garé derrière et il y avait un petit attroupement de badauds. Des ambulanciers sortaient un brancard sur lequel était étendu un corps recouvert d’une couverture ou d’un sac gris. Cette image m’a hanté une bonne partie de la journée et des suivantes. Quelques jours plus tard j’avais terminé le taillage de la haie et je m’apprêtais à repartir lorsque, toujours pour me dégourdir les jambes, je vis une entreprise de nettoyage s’activer dans la maison de la rue des Primevères. La mairie n’avait pas traîné. Ce devait être une personne seule, sans famille visiblement, et dans ces cas-là le ménage est rapidement effectué. Il y avait une grande benne garée devant la maison et les nettoyeurs s’en donnaient à cœur joie pour la remplir. En revenant de mes courses je me suis approché de celle-ci pour étudier son contenu et, d’un sac noir de cent litres, je vis déborder des cahiers d’écolier et de petits carnets. Les employés étant repartis, j’ai réuni tout mon courage pour grimper dans la benne et récupérer ces cahiers que j’ai fourrés dans mon sac Lidl. Ils ne contenaient rien d’extraordinaire, des notes tout au plus, et mon premier réflexe fut de vouloir m’en débarrasser. Mais je fus pris d’un scrupule. À cet instant j’ai imaginé une vie entière jetée aux ordures et j’avais du mal à le supporter. Après tout j’avais déjà ce même obstacle à résoudre dans la maison de mon père. Je m’étais dit que j’allais jeter ici aussi beaucoup de choses, mais au final je ne parvenais pas à m’y résoudre. Lorsque nous aurions enfin un acquéreur je m’y mettrais vraiment, me donnais-je alors comme excuse. J’ai jeté ces cahiers il y a seulement deux jours en rangeant mon atelier. Je crois que je les avais lus en diagonale par simple curiosité. Possible que cette idée de récupérer les cahiers d’un inconnu fût une sorte de fantasme d’écrivain. Qui sait si je n’allais pas trouver là matière à une histoire, à un roman. Mais je ne sais pas si l’on peut nommer ça de la pudeur, je n’ai jamais vraiment osé. Je m’en suis empêché plutôt. Qu’allais-je faire du vide d’un autre pour habiller mon propre vide ?|couper{180}

Autofiction et Introspection hors-lieu

Carnets | septembre 2025

1er septembre 2025

J’écris pour fabriquer un leurre, grotesque et bavard, afin de me tenir à distance de l’Innommable. L'horreur que m'inspire la vision de m'y confondre, l'insignifiance de ce leurre dérisoire Mais ce leurre bavarde trop, il parle trop, n'est-ce pas voulu qu' il se trahisse par son bruit. Je voudrais parfois qu’il soit muet, opaque, une carapace — et non ce moulin à paroles. Et souvent non, il ne faut pas que ça arrive. Chaque phrase que je pose accroît le danger, au lieu de me protéger. Au lieu de me protéger, quel lieu dans l'expression au lieu de Et pourtant j’écris encore : grotesque, bavard, fissuré — mon seul bouclier face à l’Innommable. Ce n'est pas tout à fait ça encore j'avance à couvert vers l'innommable mais dans quelle intention ?|couper{180}

Autofiction et Introspection hors-lieu seuils

Carnets | août 2025

30 août 2025

Réveillé tôt, bien dormi. Le calme m’a servi pour traduire Whitehead, L’homme-arbre . Ce titre croise L’arbre de Lovecraft, Weird Tales, août 1938. De là l’idée : confier la traduction à HPL lui-même, lettre imaginaire à une tante, ChatGPT en secrétaire. Je note surtout la vitesse avec laquelle l’IA s’engouffre dans une norme, ton prêt-à-porter du style. Je lui ai demandé un vocabulaire lovecraftien, un écart au langage ordinaire. J’ai laissé la refonte du site en jachère. Ce n’est pas affaire de graphisme, mais de structure plus profonde. Deux voies : publique — navigation simple, intersections nettes entre rubriques et thématiques ; intime — chantier personnel, synopsis et traductions, dont je doute qu’ils intéressent. Même motif : tenir à distance la norme, éviter le cadre trop lisse. Empêchements. Visionné deux vidéos de F. B. sur le journal de 1925. Derrière le ton jovial, une organisation implacable. Cela me pousse au travail. Comme je l’écrivais hier : par les temps actuels, que faire d’autre. Disponibilité. HPL, deux heures offertes à un passant alors qu’il venait écrire dans un coin tranquille. Je me suis reconnu dans ce détail. Plus jeune, je pouvais me donner ainsi, sans broncher. Plus maintenant. J’ai choisi l’enfermement. Cette pièce, ce bureau, la fenêtre sur la cour, le haut mur de l’ancienne grange. Écurie, menuiserie, atelier de peinture. Les enfants repartent aujourd’hui. S. les conduira au train de 10 h à la Pardieu. Je reste à la maison. Hier, rangement de l’atelier en vue de la reprise des cours. Jeté une quantité de papiers prodigieuse : barbouillages d’élèves conservés depuis des années, presque religieusement, dans des cartons. Trois sacs-poubelles de cent litres. Le fait de me mettre au lit de bonne heure et de lire quelques pages fait partie de cette discipline, de cette régularité sans quoi rien ne peut se faire. À 22 h, docilement, je m’arnache du masque et j’appuie sur le bouton on de la machine à respirer. Mes pensées s’orientent alors vers la possibilité d’une issue hors de ce monde débile, tel qu’on nous le présente comme débilité magistrale. Une bascule s’opère, liée à cette attention portée à la respiration, au ressac. Pas rare que je me retrouve sur une plage, face à l’océan. Le ciel est bas, crépuscule. Une embarcation approche, je me tiens prêt à être emporté vers je ne sais où. Il y a tout au fond cette folie furieuse, ces hurlements en continu, même si la surface de l’océan paraît calme, tranquille. J’ignore tout des créatures démentes avec lesquelles je dois négocier ma traversée durant la nuit, sauf l’oubli à payer rubis sur l’ongle. Au réveil je me retrouve nu, dépossédé. C’est avec cette nudité qu’il faudra aborder la nouvelle journée.|couper{180}

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Carnets | août 2025

28 août 2025

Tout autour le chaos reprend sa place. Je ne sais pas si l’harmonie a jamais existé. Ce qui reste, c’est la trace d’un son, enfoui sous les couches de bruit. Parfois il revient, si je fais silence. Le cri du coq à l’aube. Un oiseau dans le noir. Un éclat de lumière sur un carreau. L’odeur de terre après la pluie. Tous les sens peuvent l’attraper, mais dès que je veux le nommer, il disparaît. Lire devient un petit exploit. Tout appelle, détourne, parasite. Peut-être que lire, c’est chercher une fréquence, revenir à une voix. Je résiste. La résistance est un muscle, je le sens. À force, je peux repousser le bruit, presque à volonté. Je reviens sur mes pas. L’enfance. Trop repeinte. Trop de couches posées pour masquer la précédente. On ne voit plus le bois nu. Il faudrait frapper, gratter. Mais on a fui, on a cru qu’il y avait une sortie, on a couru vers l’âge adulte. La nostalgie s’obstinait pourtant. Elle reprenait le pinceau, ajoutait sa couche. La scène semblait tenir ainsi. On avait semé des miettes pour retrouver le chemin. La terre les a englouties. Premier mensonge. On croyait qu’il suffisait de se souvenir. On n’avait pas compris qu’il faudrait aussi oublier. Un autre souvenir : le corps plaqué au sol, ficelé de cordes. La peau râpée. Tout autour, des visages minuscules, crispés. J’ai été ce corps-là. Et parfois, dans l’entre-deux des cauchemars, l’inverse : l’air qui porte, le battement des ailes, l’ombre qui s’élargit. J’étais ailleurs. Je volais, je dansais. Imaginer, c’était ma nature. Les jeunes rêvent de vieillir, les vieux de redevenir jeunes. On croit que la vie est une ligne, d’un néant vers un autre. Mais ce n’est qu’un ressac, un retour. Du pas grand-chose vers le rien. Un philosophe chinois — Tchouang Tseu, peut-être — aurait dit à l’heure de mourir : « la vie est un rêve ». Il aurait dit cauchemar que cela n’aurait rien changé. Tout passe. Les choses apparaissent, demeurent un instant, puis s’évanouissent pour laisser place à d’autres. Nous appelons cela le temps, la vie, la mort. Comme si les nommer les rendait plus dociles. Mais elles restent ce qu’elles sont.|couper{180}

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Carnets | août 2025

27 août 2025

« Tous ces cauchemars (incubi) et responsabilités détériorent désastreusement l’imagination créative, et je dois cultiver des impressions plus stimulantes de liberté, nouveauté et étrangeté. »H.P. Lovecraft ( relevé dans un pdf de François Bon, Lovecraft le carnet de 1925) Pour écrire ne serait-ce que la description d'un lieu, il faut une certaine autorité. Je me dis cela en lisant les cahiers fantômes. De quelle autorité s'agit-il ? Il y a une forme de possession. Quelle entité dicte des phrases qu'on ne saurait dire dans la vie de tous les jours ? Car personnellement je suis d'une terrible banalité dans mon expression orale au quotidien. Ce qui me fait dire assez souvent, à chaque relecture : mais pour qui tu te prends ? Et donc je me trompe peut-être de sens. Ce devrait plutôt être : qu'est-ce qui te prend, qui ou quoi s'empare de toi au moment où tu dis « ok », car tu le dis, pour écrire. ( à moins que ce ne soit "comment", comment ça te prend ?) Et peut-être que je me trompe encore en écrivant "possession" car il semblerait que l'événement tienne bien plus à une dépossession. L'écriture me dépossède de quelqu'un, de quelque chose, d'une part de ce que je nomme moi, elle me possède pour me déposséder si je peux oser cet illogisme. Maintenant, ce qu'il se passe si j'essaie de soumettre ces textes à l'IA. Je sens tout de suite que quelque chose ne va pas, ne peut aller. Cette fameuse autorité, et qui sans doute est l'inconscient, le ça, n'apprécie pas de se faire damer le pion par une machine. Car l'ordre des mots comme celui des fautes a véritablement un sens, une importance. Et l'IA possède un ordre qui est le sien, qui est en vérité une sorte de moyenne effectuée statistiquement, approximativement. Une moyenne d'ordre, osons ça. À moins que ce ne soit plus compréhensible si j'écris un "ordre moyen", c'est-à-dire cette chose tiède, consensuelle, et qui a les mains moites. Tout cela est très mauvais. Et sans doute l'est-ce quand je n'accepte pas totalement ce passage où je me dévêts de qui je suis au quotidien pour emprunter cette peau de ce qui s'écrit par mon intermédiaire. On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. C'est cette expression populaire qui me vient à l'esprit pour illustrer l'ineptie que représente le fait de vouloir "contrôler" ce qui s'écrit au moment même où ça s'écrit. Et, au bout du bout, écrire sur l'écriture est certainement lassant pour le lecteur, surtout si le lecteur n'écrit pas. Mais si le lecteur écrit alors une confrontation des points de vue, voire même un échange, peut s'effectuer. Non pas sous la forme de messages, mails, lettres ou je ne sais quoi de concret, non ce n'est pas ça, pas ce type d'échange que je refuse depuis un bon moment déjà car justement dans l'échange quotidien je sais que je ne suis que moi. Donc la faute évidente d'attribuer une sorte d'ego à l'inconscient est seulement un procédé littéraire et rien d'autre. Pour les psychologues c'est un sujet de moquerie. Voilà aussi pourquoi je n'aime pas les psychologues, vraiment. Cette sorte d'autorité avec laquelle ils s'avancent vers moi en disant : mais non tu racontes n'importe quoi, Freud l'a dit, l'inconscient n'a pas d'ego. Je fais semblant d'être blessé par la saillie évidemment. Vont-ils alors me consoler, me prendre dans les bras, oh mon pauvre toutes mes excuses je ne savais pas que tu ne savais pas. Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul, etc. Encore une fois, l'étrangeté d'écrire ce genre d'affirmations me saute aux yeux lorsque je relis. Ces colères, ces conflits que je détecte entre les lignes avec mon œil terne de tous les jours. Est-ce que ça m'appartient vraiment ou bien est-ce que dans la vie de tous les jours une sorte de personnage fictif sort de l'ordinateur pour se mettre à ma place à table et boire mon café en disant pouah il est beaucoup trop fort ou pas assez. Ce que je veux dire à la fin c'est où est la vérité. Ce qui signifie que j'en suis malgré tout encore là, hélas. Autre chose. Dans quelle mesure le souvenir des lectures de certains auteurs te contamine-t-il lorsque cette chose que tu nommes l'écriture s'empare de toi. Es-tu en mesure de t'en rendre compte soit au moment même où la contagion s'installe, soit après coup. Rien n'est moins sûr. Ce texte pourrait bien être contaminé par Dostoïevski. Une histoire de souterrain, et par René Girard car parfois tout se mélange allègrement. Comme si, dans le monde des écrivains morts, on n'attendait que cela : qu'une petite porte s'ouvre dans l'inconscient d'un idiot pour s'y engouffrer séance tenante. Tout ça, cette affaire de possession / dépossession reste, malgré l'apparence amusante de récit, assez binaire. Il manque un tiers. Une troisième voie ou voix. Une ouverture, un passage, une aide à la traversée en quelque sorte qui t'emporterait du double-bind, si je puis dire, vers les contrées du rêve enfin, c'est-à-dire à une fiction véritable dans laquelle tu serais un simple artisan qui se contente de faire correctement son boulot sans pour autant se prendre le chou. Cette voix tierce ce serait qui encore ou quoi ? C'est un peu facile de se réfugier dans l'atmosphère confortable d'un atelier d'écriture où tu ferais tes huit voire douze heures puis rentrerais chez toi une fois ton devoir accompli. Surtout cela te paraît manquer de piquant. Ce serait d'un ennui au bout du compte. Mais qu'as-tu contre l'ennui vraiment au fait ? Si tu y réfléchis, l'ennui est le fil conducteur de ton existence, c'est lui le véritable guide, et comme un véritable guide il n'a jamais cessé de te donner du fil à tordre et à retordre. Tu aurais pu t'enfuir de l'ennui mille fois, pourquoi ne l'as-tu pas fait ? J'écris tout ça au fur et à mesure et puis à la fin je soumets cet ensemble chaotique à l'IA : — challenge moi sur le fond et la forme de cet ensemble. Alors là, j'en prends pour mon grade. Seront pointés du doigt la logorrhée, les redites, le bavardage conceptuel et la conclusion considérée comme trop didactique. Bon. Tu écrirais tout ça comment toi je demande. Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une autorité. Pas « pour qui tu te prends », mais « qu’est-ce qui te prend ». L’écriture me possède pour me déposséder, si je peux oser cet illogisme. Quand je soumets mes phrases à l’IA, quelque chose se brise. L’ordre des mots, même des fautes, a un sens. L’IA, elle, fabrique un ordre moyen, tiède, consensuel, avec ses mains moites. Les psychologues me disent : l’inconscient n’a pas d’ego. Je fais semblant d’être blessé. Vont-ils me consoler, me prendre dans les bras ? Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul. Parfois je relis et je vois un personnage fictif qui sort de l’ordinateur, s’assoit à ma place, boit mon café, et dit : pouah, beaucoup trop fort, ou pas assez. Où est la vérité ? Tout ça, possession et dépossession, reste un piège binaire. Il manque un tiers. Peut-être l’ennui. L’ennui comme guide. Tu aurais pu t’enfuir mille fois. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? J'ai compris ce que tu veux faire, je lui dis, en fait tu veux te débarrasser de moi tout en sachant qu'elle ne pourrait pas comprendre mon trait d'humour.|couper{180}

hors-lieu réflexions sur l’art Technologies et Postmodernité

Carnets | août 2025

26 août 2025

Muer ou ne pas muer, c’est un choix, pas une question. Laisse aller l’explication jusqu’au délire, et peut-être qu’elle deviendra forme. Tu as racheté des boîtes de Nicotinell, deux milligrammes. Tu es paré pour la rentrée, même si tu sais bien que c’est dérisoire de s’appuyer là-dessus. Tu n’es paré de rien. Paré de rien, ça sonne bien. Tu pourrais t’abstenir de bouffer ces cachets qui t’ont bousillé les dents depuis trois ans que tu les suces. Et puis, quand tu le décideras, tu seras sec comme un coup de trique. Tu connais ça aussi : plus un mot, silence total, mutisme. Tu n’arrives plus à dormir. Tu es paré de rien comme tout cela. Du rien dans du rien. Rien de plus. Il faut que tu apprennes à sentir que ça suffit, à cesser de tout pousser au bord. Le rien est sans limite. Mais ce n’est pas une raison. Il faut que tu apprennes à dépasser ce moment où tu te répètes que ça suffit, et aller plus loin encore. Le rien est dans rien, et il est aussi au-delà de lui-même.|couper{180}

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Carnets | août 2025

25 août 2025

Les souvenirs d’été s’effacent, l’automne arrive d’abord dans la tête avant les feuilles qui rougissent ; Béziers–Lyon d’un trait pour être à l’heure au train et récupérer les enfants, puis la pluie de consignes : ne pas parler du poids, ne pas revenir sur les vacances ratées, éviter ce qui blesse ; je note, j’ajuste, j’entends moins, en septembre ORL, peut-être un appareil ; en rentrant, une dent a lâché sur une tranche de pain de mie, sec, net ; S. a retiré la grande planche qui masquait l’entrée de la cave, j’ai déplacé deux palettes, passé le jet, odeur de terre humide, courant d’air frais ; pour la paix du foyer, ils iront au centre social cette semaine, on les dépose le matin, je les reprends à pied le soir ; l’aîné a le tranchant de ses douze ans, je pèse mes mots ; écouter mieux pour écrire plus juste : j’imprime deux cents flyers et je ferai le tour des boîtes aux lettres, plus d’association pour l’instant, les cours en ligne restent en réserve ; je compte serré, S. m’a recadré sur le prix du centre aéré, message reçu ; je peins quand je peux, l’acrylique pour les cours, l’huile quand ce sera possible ; cette nuit, sommeil léger malgré le masque, j’avance le café à midi ; je lis J. O., j’en prends la lumière sans me comparer ; au petit matin, dans un rêve érotique, j’ai aligné des prétextes, des images, des gestes ; au réveil, je me suis repris — en rêve, le corps se moque de l’âge, il dit sa vérité ; un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page ; Au matin, en allant nourrir la chatte, je reste un moment devant l’ouverture de la cave, la maison tient une note basse, masque qui bourdonne, je règle mon oreille dessus. Il reste une insatisfaction, une impression d’avoir frôlé quelque chose sans parvenir à l’atteindre. Je pourrais la situer dans cette phrase, comme dans une balise : « un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page ». Cette proximité entre rêver et écrire, ce glissement d’un état à l’autre, ce sont des gestes qui cherchent la même intensité, une forme d’immersion sans retour. Mais je n’ose pas encore. Je contourne. J’interprète. Je rumine, comme si aller au bout me confronterait à quelque chose de trop net. Fermer les yeux et aller le plus loin possible dans le rêve : est-ce simplement une jouissance que je poursuis ? Une sensation charnelle, isolée, presque misérable ? Ou est-ce que ce que je redoute, c’est ce qui attend derrière ? L’écriture, c’est la même chose. Si je m’abandonne vraiment, si j’ouvre les vannes, que vais-je croiser ? Pas une vérité objective, mais une rencontre. Et cette rencontre me fait peur. Pas parce qu’elle serait horrible, mais parce qu’elle serait peut-être indiscutable. Parce qu’elle exigerait quelque chose. Je pense à ces vieux récits, ces contes oubliés où un dragon immonde protège un trésor. Ce n’est pas une image. C’est une carte. Là où il y a ce qui me répugne ou me terrifie, il y a aussi ce que je cherche. Et si je veux atteindre quoi que ce soit, il faut cesser de tourner autour. Il faut me jeter à l’eau, écrire sans me surveiller, sans mesurer. Le discernement viendra après. Toujours après. Le texte, comme le rêve, ne demande pas d’être jugé d’avance. Il demande d’être traversé.|couper{180}

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Carnets | août 2025

23 et 24 août 2025

Couper le son de l’autoradio ne coupe pas tout, n’offre pas le silence apaisant espéré. Le brouhaha se condense dans la suite hétéroclite d’informations que la station diffuse : voix d’hommes et de femmes en catalan, musiques rythmées, jingles publicitaires. Ce n’est pas encore le silence après : il y a le bruit du moteur, la voix de S. qui me demande si ça va, le son du paysage — en l’occurrence l’excitation et la fatigue, traduites par des accélérations intempestives et des coups de frein, dans ce long bouchon où nous sommes pris aux abords de La Jonquera, à la frontière franco-espagnole. Ce que je pense avant d’écrire pèse peu quand j’écris. Au mieux, une accroche ; le plus souvent une bribe, un lambeau arraché à une instance confuse. Non pour renouer un fil rouge, mais pour choisir un point de départ : comme si la confusion formait un cercle et que je pouvais entrer par n’importe quel point de sa périphérie, certain — ou plutôt je le sens — d’être toujours à égale distance de son centre. Peut-être est-ce pour cela que je ne cherche plus à ordonner d’avance. Je laisse l’entrée m’entrer, et non l’inverse. Le plan viendra plus tard, s’il doit venir, comme une topographie tracée après la marche. Au début, rien qu’un bord, un frottement, une phrase qui ne sait pas encore si elle va tenir. Alors je tourne autour. On dit que c’est perdre du temps ; ce « on »-là est dans la tête ; j’y vois au contraire la manière la plus sûre d’approcher. Parfois le centre n’est pas un point, mais une température : on s’en approche par degrés et, soudain, la phrase prend. Je me dis pourtant que tout cela sonne très intello. L’oscillation est souvent large au début puis se resserre ; parfois l’inverse : on part de presque rien — quelques gouttes suintant d’une roche — et, plus loin, c’est un fleuve. On ne décide pas cela d’avance. Reste la vieille question : est-ce suffisant ? La première partie me paraît prétentieuse ; j’accepte qu’elle coexiste avec son contraire : plonger dans l’abstraction pour atteindre le simple, et revenir du simple vers l’abstrait. Deux cheminements parallèles et simultanés. Que conserver de ces vacances, me suis-je demandé. Puis, aussitôt : pourquoi vouloir conserver à tout prix quelque chose ? La confusion reste entière, dans son exactitude. L’écriture ne l’entame pas ; elle donne un bord où tenir, de quoi revenir plus tard sans fermer. Tout l’été, les clés nous ont poursuivis : celle de la maison confiée à J. qui n’ouvrait pas ; puis la porte de la terrasse, chez P., rétive elle aussi. À Tarragone, sans savoir que cerrajero voulait dire « serrurier », j’ai photographié cette façade : porte, grille en losanges, visage au pochoir, autocollant « CERRAJERO ». En cherchant une image pour ce carnet, c’est elle qui s’est imposée. Le mot appris après coup répond au texte comme une clé tombée de la rue : non pas l’événement, mais le seuil ; non pas une preuve, de simples indices. Coïncidence ordinaire, juste.|couper{180}

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Carnets | août 2025

22 août 2025

Le dimanche, autour de la table, mon grand-père trouvait toujours l’interstice. Quand les voix s’essoufflaient, il reprenait son refrain : la guerre, les copains, le bon vieux temps. Chaque semaine la même ritournelle, chaque semaine le même malaise. On baissait les yeux, on s’agitait autour de la viande, mais lui tenait bon. Il rabâchait, encore et encore, comme si sa survie dépendait de cette répétition. Ce qui pour nous n’était qu’un radotage était pour lui une nécessité. J’ai fini par comprendre que j’avais hérité de ce geste. Je ne rabâche pas sa guerre mais mes obsessions : le vide, la masse, la langue creuse. Mes proches s’agacent, mais ce qui les fatigue est ce qui me permet de continuer. Rabâcher, c’est tenir. Dans les religions, la répétition est au cœur des pratiques. On ne prie pas pour informer Dieu, mais pour maintenir un fil, pour ne pas disparaître. Le rosaire catholique égrène ses « Je vous salue Marie » jusqu’à l’automatisme ; les sourates de l’islam se psalmodient chaque jour, identiques ; les mantras bouddhistes n’ont pas besoin d’être compris pour agir. Partout, la répétition agit comme une corde tendue contre le néant. La littérature n’échappe pas à ce geste. Péguy a construit ses poèmes comme des litanies où l’incantation naît de l’obstination. Bernhard a saturé ses romans de ressassements jusqu’à l’asphyxie. Beckett a fait de la répétition la matière même de son œuvre : L’Innommable ne cesse de tourner autour du vide, incapable de se taire comme de continuer. Chez Cioran, chaque aphorisme est variation d’un même désespoir. Blanchot enfin a donné une théorie à ce mouvement : le langage ne touche jamais son objet, il ne fait que l’approcher, encore et encore, dans un « entretien infini ». Vu de l’extérieur, le rabâchage n’est qu’une scie monotone. Il agace, il pèse. Mais pour celui qui répète, il est vital : il retient ce qui menace de sombrer. Ce contraste explique le malaise qu’il provoque. Ce qui sauve l’un accable les autres. Bernhard l’a utilisé pour étouffer son lecteur, Péguy pour l’élever dans une cadence liturgique. La différence n’est pas dans le procédé, mais dans la place que l’on occupe : survivance d’un côté, lassitude de l’autre. Le politique a fait du rabâchage son instrument. Slogans répétés, éléments de langage, alternance gauche/droite jouée comme une pièce dont le scénario ne change jamais : répéter, ici, c’est saturer la langue publique, imposer une cadence qui évacue tout autre discours. Comme l’a montré Debord, le système se maintient précisément parce qu’il se rejoue à l’infini. La gauche et la droite ne sont pas des opposés réels, mais des chiens de berger : ils dessinent un contour artificiel autour d’une masse informe, archaïquement effrayante. La différence est nette : en politique, on rabâche pour masquer le vide ; en littérature, on rabâche pour l’exposer. Même mécanique, intentions inverses. Rabâcher n’est donc pas un défaut, encore moins une faiblesse. C’est une condition humaine. On prie en rabâchant pour survivre, on raconte la même guerre pour se prouver vivant, on écrit en répétant parce qu’il n’y a pas d’autre manière de creuser. Répéter, ce n’est pas informer. Répéter, c’est tenir. Rabâcher, c’est survivre.|couper{180}

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