Narration et Expérimentation

Il ne s’agissait pas d’inventer des histoires, mais de chercher ce que la narration permet encore d’ouvrir. Ces textes n’ont pas toujours de personnages, ni de dénouement, ni même de tension narrative classique. Ils cherchent une manière de dire autrement.

Parfois cela passe par une voix intérieure décrochée du réel. Parfois par des ruptures de ton, des changements de format, des fragments qui tiennent sans structure. Parfois encore, c’est la langue elle-même qui se met à vaciller : on interroge ce qu’un "je" peut encore dire, ou ce qu’un "tu" fait au lecteur.

Ce mot-clé regroupe des formes où la narration devient elle-même une expérience : pas un outil pour faire passer un contenu, mais un lieu où quelque chose se tente. Une voix, une distance, un silence, une fatigue, une colère, un rien — tout peut faire récit, si l’on accepte de perdre un peu les repères.

Il n’y a pas d’esthétique fixe ici, seulement cette volonté de creuser : que peut encore un texte, quand on ne lui impose plus d’être un récit, mais qu’on le laisse chercher sa propre forme ?

Livre à feuilleter

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Carnets | novembre 2025

04 novembre 2025

Entre deux catastrophes, l’oubli de la précédente, l’ignorance de la suivante, l’homme à tête de linotte bat des paupières en espérant s’envoler — ce qui n’arrive jamais. Par dépit, il donne sa langue au chat, en remarquant que c’est toujours bien difficile d’écrire « à la chatte » plutôt qu’« au chat ». Content, car après tout, pourquoi ne pas tenter de l’être, d’avoir à donner quelque chose plutôt que rien ? Enfin, il lève les yeux au ciel et voit le bleu. Il ne voit plus que du bleu. Il s’en remet tout entier au bleu ; cela finit par descendre sur lui. Il devient un de ces hommes bleus, calé entre deux bosses, entre deux dunes ; il traverse un grand désert à pas lents, toujours en se demandant : « Doit-on dire chameau ou dromadaire ? » Ou rien, pour avoir l’air, toujours l’air, alors qu’on étouffe, qu’on aurait bien des choses à dire, mais l’abondance — comme la pauvreté — se cachant derrière la facilité de la chose, l’épuise trop. J’ai remis hier ma copie pour l’atelier d’écriture. Je pense que l’atelier m’apporte surtout la vitesse d’exécution en ce moment. Mais il faut dire aussi que je baigne dans tout cela toute la journée et la nuit. Au dépens de tout le reste, j’en ai bien peur. Nouveau billet : phrases ouverture pour novembre. À relire octobre , bonne impression, quelque chose de tranquille, léger ; bien que ce soient des phrases seules, le blanc entre elles, sans doute, avec de moins en moins de doute. Et toujours cette ambiguïté fatigante de partager, de ne pas partager. Parfois je m’en tire sans me poser la question, c’est une affaire d’enchaînement de gestes, très rapides, sans réfléchir. Aujourd’hui la réflexion m’en empêche, je l’ai trop laissée prendre le dessus. Ici, prendre une nouvelle habitude : écrire court. Ménager le blanc entre les groupes de phrases. Patience, 40 jours suffisent pour prendre une nouvelle habitude, 40 nuits pour traverser un désert. illustration attraction à voir autour de Quarante (34)|couper{180}

Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

27 octobre 2025

À partir d’un document trouvé sur le net : Gertrude Stein on Punctuation signé Kenneth Goldsmith. Poursuivre une réflexion sur la ponctuation. J’hésite entre deux titres encore. Arrêter sans interrompre. Économie de la respiration. Le point selon Gertrude Stein : arrêter sans interrompre Chez Gertrude Stein, le point n’est pas un signal de fin mais un organe. Il n’indique pas « ça s’arrête ici », il permet plutôt au mouvement de continuer après une prise d’appui nette. C’est une différence de nature : là où beaucoup de signes servent l’économie du lecteur, le point, lui, sert l’énergie de la phrase. Dans ses conférences américaines, Stein explique que le besoin de going on — d’écrire sans s’interrompre — l’a conduite à éprouver chaque marque pour ce qu’elle fait au flux. Le point a gagné parce qu’il autorise la pause sans imposer le repos, une bascule franche qui clarifie la poussée au lieu de la diluer. On pourrait imaginer la phrase comme une marche en terrain accidenté : la virgule nivelle et tient la main ; le point plante un bâton dans le sol, prend l’appui, et relance. Ce renversement explique son aversion pour les signes « serviles » — son mot est dur, mais précis. La virgule, chez elle, sert d’abord une gestion assistée du souffle. Elle aide, donc elle affaiblit : on délègue à une petite prothèse typographique ce que la construction devrait faire sentir d’elle-même. Le point, à l’inverse, ne materne pas, il décide. Il ne « fait pas joli », il ne simule pas la nuance ; il tranche pour rendre à la syntaxe sa responsabilité. La conséquence stylistique est claire : plus la phrase se complexifie, plus le point devient un allié, parce qu’il oblige l’auteur à prendre position sur la structure, et le lecteur à se savoir en train de traverser un relief. Si l’on aime vraiment les longues périodes, dit Stein en substance, on préfère démêler que couper le nœud : le point marque le moment où l’on a vraiment démêlé. Ce n’est pas une morale de l’austérité pour l’austérité. Chez Stein, le point finit par acquérir une « vie propre ». Il n’est plus seulement un arrêt nécessaire ; il devient une force qui compose. Dans certains textes tardifs, la ponctuation pose ses jalons comme un motif rythmique indépendant, installant une logique de coupes qui n’obéit plus au seul découpage narratif. On n’est pas loin d’une prosodie : le point articule des blocs d’attention. Il ne sert pas la « clôture », il sert la forme — au sens où la forme est ce qui distribue la tension et gouverne la durée. C’est pourquoi, paradoxalement, l’usage radical du point n’éteint pas la durée, il l’invente : chaque arrêt permet que « ça reparte » en sachant mieux ce que l’on porte. En creux, ce parti pris fait apparaître l’ambiguïté du point-virgule et du deux-points. On peut les pousser du côté du point — gestes de décision — ou les laisser glisser vers la virgule — gestes d’assistance. Stein tranche : sous leurs airs imposants, ils restent de nature comma, plus décoratifs que structurants. Autrement dit, ils risquent de produire de la nuance en prêt-à-porter, sans nous obliger à faire le travail d’architecture. Le point, lui, oblige. C’est sa rugosité — et sa vertu. Les guillemets de distance ou l’exclamation spectaculaire, pour Stein, déplacent le sens hors de la phrase ; la virgule déplace l’effort ; le point, au contraire, recentre l’un et l’autre là où ils doivent se résoudre : dans la syntaxe. Qu’est-ce que cela change pour nous, aujourd’hui, dans l’écriture courante ? D’abord, de cesser de craindre l’arrêt net. Un point trop tôt n’est pas un échec si l’on a formulé un vrai nœud d’idée : il devient la condition d’une reprise plus exacte. Ensuite, d’accepter que la clarté n’est pas la multiplication de petites béquilles mais la netteté des décisions. Une page révisée « au point » n’est pas une page courte ; c’est une page où chaque unité d’énonciation est assumée comme telle. Enfin, de voir le point comme un test d’attention : si l’on ne parvient pas à placer un point, c’est souvent que la phrase n’a pas décidé ce qu’elle voulait faire — décrire, relier, conclure, renverser — et qu’on lui demande de tout faire à la fois. Le geste steinien n’ordonne pas de bannir la virgule ; il nous apprend ce qu’elle coûte. À chaque virgule insérée pour « aider », demander : est-ce une articulation logique indispensable ou un palliatif qui empêche la phrase de tenir par elle-même ? À chaque point posé, vérifier : relance-t-il vraiment ou sert-il d’écran de fumée à une idée qui n’ose pas se formuler ? En ce sens, le point est moins un signe de ponctuation qu’un instrument de responsabilité. Arrêter sans interrompre, c’est accepter que le sens naisse d’un enchaînement de décisions visibles, non d’un ruissellement d’effets. Et c’est rendre au lecteur non pas la facilité, mais l’attention : cette manière de marcher dans la phrase en sentant, sous le pied, la fermeté du terrain. Maintenant, il faut que je parle de la différence entre écrire pour le numérique et écrire pour l’objet-livre. Je ne me dis jamais, avant d’écrire, si je veux écrire pour le numérique ou faire un livre. Je ne pense pas à ça. Mais je suis plus attentif, ces derniers temps, à un dilemme qui pointe : écrire en me laissant porter par ce qui vient au moment où j’écris — appelons ça le hasard de l’écriture — ou bien élaborer une stratégie plus orientée « article ». Je dis rarement « article », je dis « texte » pour tout : il y a là une résistance. C’est-à-dire que ça ne me plaît pas de saucissonner l’écriture. Il y a surtout le mot « écriture ». Celui-ci, tant que je ne l’ouvre pas en deux, tout va bien ; c’est sans doute le seul à ne pas ouvrir. Pour le reste, me concentrer sur les poissons-pilotes — articles, textes, billets, rubriques, collections — sert à apprivoiser le format et à poser quelques rambardes de sécurité, afin de ne pas me laisser distraire de l’essentiel : l’économie de respiration. L’écriture est ma ligne de flottaison ; la tenir me rend plus présent aux miens. Tension descendue à 10. L’année passée, à la même période, j’étais à 16–17. En discutant avec l’infirmière, elle me dit que c’est plutôt pas mal d’avoir une tension basse ; il faut juste faire attention à l’essoufflement, prendre son temps pour gravir un escalier, pour se relever d’un siège… Mon Dieu, tout ce qu’il faut bricoler pour tenir, j’ai dit, elle s’est marrée. Je termine ici, avec cette histoire de tension qui descend et de marche à gravir sans bravade : écrire pour l’écran m’a appris la même chose que l’infirmière m’a rappelée ce matin, une économie de respiration. Des points comme des paliers, des virgules comme de courts soupirs, pas de signes qui crient pour donner l’illusion de courir plus vite que le sang. On tient mieux en posant l’appui puis en relançant, et ce que je bricole pour rester debout — me lever en trois temps, monter les escaliers sans me prouver quoi que ce soit — ressemble beaucoup à ce que je demande à mes phrases : décider, reprendre souffle, continuer. illustration Escaliers, Escher|couper{180}

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Carnets | octobre 2025

24 octobre 2025

Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste. Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.|couper{180}

Ateliers d’écriture Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

23 octobre 2025

Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation réflexions sur l’art

Carnets | octobre 2025

19 octobre 2025

assumer la rétractation Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, sub- (« sous ») et focare (« exposer à la chaleur », de focus). D’abord « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « troubler, oppresser ». Cela m’a ramené à l’enfance, aux jeudis et dimanches trop longs où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller, noircir, s’embraser, pendant que l’ennui commençait, lui, à suffoquer. De cette petite combustion à une plus vaste, le mécanisme tient : une chaleur se concentre, l’air se raréfie, puis vient l’inflammation. Peut-être que l’empilement des taxes et des injustices, cette convergence obstinée sur les plus vulnérables, produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. Par « peuple », j’entends l’ensemble dispersé des vies ordinaires aux contraintes communes, non un bloc mythique. Reste à savoir si cet ensemble tient encore : je vois surtout des communautés, des chapelles qui s’oxygènent entre elles et s’étouffent entre elles, comme un budget sans recettes d’air. À ce point, on voit bien ce qu’il manque : non une manne providentielle, mais faire quelque chose qui change quelque chose. « Travailler » se glisse aussitôt, et ne dit rien ; produire — de l’usage, du commun — semblerait moins vain. Aussitôt écrits, ces mots m’appauvrissent encore. L’individualisme qui me gouverne — comme, je le crains, nous tous — m’inciterait à tout raturer, à feindre une douleur, un regret, un remords, pour tromper le même vieil ennemi. Et voilà : une parole qui s’avance en sachant qu’elle retiendra son souffle. Tenir l'appel Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « oppresser ». L’image m’a renvoyé à l’enfance : la loupe, l’herbe qui grésille, le point de chaleur qui concentre la lumière jusqu’à l’embrasement, et l’ennui qui, un instant, suffoque. Le mécanisme est simple : la chaleur se concentre, l’air se raréfie, vient l’inflammation. Aujourd’hui, l’accumulation des taxes et des injustices concentre à son tour : l’iniquité converge sur les plus vulnérables. Peut-être cela suffira-t-il à faire lever une parole qui dise non. Par « peuple », j’appelle l’ensemble dispersé des vies ordinaires, pas un bloc mythique. Tient-il encore ? Je vois surtout des chapelles, antagonistes, qui ferment l’air comme on ferme un budget sans recettes. Ce qui manque n’est pas la manne : c’est faire quelque chose qui ouvre l’oxygène commun. « Travailler » ne répond pas à la faille ; produire — de la valeur d’usage, des lieux, des liens — y répond mieux. Écrire ces mots m’expose à leur appauvrissement, je le sais, mais je ne les rature pas. Qu’ils fassent au moins ce qu’ils disent : rouvrir un peu d’air, assez pour un nous ténu qui ne s’étouffe pas.|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif Narration et Expérimentation

Carnets | creative writing

Décrire le lieu, Gracq et Bergounioux

Comment proposer la description d' un même lieu par différents personnages dans une fiction. D'une façon ambitieuse il pensa immédiatement à Julien Gracq , ou plutôt Louis Poirier Agrégé d’histoire-géographie. Œil de géographe : relief, hydrographie, expositions, axes. Les lieux sont pensés en structures, pas en décors. Echelle, cadrage. Il zoome et dézoome avec méthode : plan d’ensemble, lignes de force , points d’appui. Exemple : Un balcon en forêt construit l’Ardenne par crêtes, vallons, brumes, postes, puis replis. Géologie et hydrologie : Le terrain prime : affleurements, talwegs, méandres, nappes de brouillard, vents dominants. Les Eaux étroites est une leçon d’hydrologie intime sur l’Èvre, rive après rive, seuil après seuil. Toponymie et axes. Noms précis, directions, continuités. La Forme d’une ville arpente Nantes par rues, quais, ponts, pentes, et montre comment un tissu urbain impose ses trajectoires au corps. Atmosphère comme système : Météo, lumière, acoustique et odeurs forment un régime continu. Chez lui, un front de brouillard ou un contre-jour modifient la lisibilité d’un site comme le ferait un changement de carte. Syntaxe topographique : Périodes longues, appositions, reprises anaphoriques. La phrase dessine le plan : d’abord l’armature, puis les détails, puis la bascule sensible. Effet d’onde qui “contourne” l’objet avant de le saisir. Seuils et lisières Ports, bordures d’eau, franges forestières, talus, presqu’îles. Le “lieu” naît au contact des milieux. La Presqu’île et Le Rivage des Syrtes travaillent la tension entre terre et eau, connu et indécis. Réel et imaginaire raccordés Orsenna ou les Syrtes sont fictifs mais régis par des lois physiques crédibles. L’imaginaire garde une cohérence géographique, d’où la puissance d’immersion. Mémoire des formes : Le temps sédimente le site. La Forme d’une ville superpose âges urbains, démolitions, survivances. Le paysage devient palimpseste lisible. Poétique sans flou. Lexique exact, images parcimonieuses et orientées. Le lyrisme sert la lisibilité du relief, jamais l’inverse. Références rapides Ville : La Forme d’une ville (Nantes). Forêt/relief : Un balcon en forêt (Ardennes). Cours d’eau : Les Eaux étroites (Èvre). Littoral et seuils : La Presqu’île. Géographie imaginaire crédible : Le Rivage des Syrtes. Le Rivage des Syrtes Un jeune aristocrate d’Orsenna, Aldo, est nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, frontière maritime face au lointain Farghestan, ennemi officiel mais endormi depuis trois siècles. Il découvre un État décadent qui a fait de l’attente sa politique : flottes désarmées, fortins en ruine, traités tabous. Aimanté par la mer interdite et par une grande dame de la cité, il franchit peu à peu les limites : patrouilles plus loin que la ligne fixée, exploration d’îles et de passes, interrogation des archives et des secrets d’État. Cette curiosité devient transgression ; un geste symbolique relance le jeu stratégique et provoque l’engrenage. Les signaux se rallument, les ports s’animent, les escadres sortent : la « veille » bascule en guerre. Roman d’atmosphère et de seuils, Le Rivage des Syrtes décrit la fin d’un monde figé, happé par le désir d’éprouver le réel. Thèmes centraux : fascination du dehors, fatalité historique, politique de l’évitement, géographie comme destin. Style : phrases longues, cartographie précise, métaphores de brumes, d’eaux et de lisières qui rendent perceptible la carte d’un empire au moment où il se réveille. réflexion : métaphore de l'écriture Correspondances clés Attente stratégique → gestation du texte, temps de veille avant la première phrase. Rivage/zone interdite → page blanche, seuil où l’on hésite. Cartes, passes, vents → plan, structure, contraintes formelles. Archives et secrets d’État → notes, lectures, matériaux enfouis. Décadence d’empire → formes usées qu’il faut dépasser. Transgression d’Aldo → acte d’écriture qui franchit le tabou initial. Signal rallumé, flotte qui sort → mise en mouvement du récit après l’incipit. Brume, brouillage des lignes → indétermination productive du brouillon. Lisières et seuils → transitions, changements de focalisation ou de temps. Surveillance du poste → relecture et vigilance stylistique. Geste minuscule qui déclenche la guerre → phrase pivot qui engage tout le livre. Bilan Le roman modélise l’écriture comme passage du report à l’engagement, avec la géographie pour diagramme des choix poétiques. La forme d'une ville Un récit-essai de déambulation et de mémoire sur Nantes. Gracq y cartographie une ville vécue plutôt que décrite : axes, pentes, quais, ponts, passages, faubourgs. Il superpose les couches du temps (ville d’enfance, ville d’études, ville transformée) et montre comment la topographie, la toponymie et les circulations fabriquent des souvenirs. La Loire et l’Erdre (comblées, détournées, franchies) servent de moteurs de perception ; les démolitions et réaménagements modifient l’orientation intime. Le livre mêle géographie sensible, palimpseste urbain, littérature et rêves de lecteur surréaliste. Idée centrale : « la forme d’une ville » change, mais imprime au corps un plan secret qui persiste, d’où la mélancolie précise du retour. Méditation : Métaphore opératoire de l’acte d’écrire et de réécrire. Correspondances précises Déambulation urbaine → exploration mentale du matériau. Axes, pentes, quais → plan, architecture du texte, lignes directrices. Passages, ponts, carrefours → transitions, changements de focalisation, nœuds narratifs. Toponymie → lexique choisi, noms propres comme balises sémantiques. Rivières déplacées/comblées → versions successives, coupes, déplacements de paragraphes. Faubourgs et lisières → marges du projet, digressions contrôlées. Palimpseste urbain → mémoire des brouillons, strates d’écriture conservées-supprimées. Ruptures du tissu (démolitions) → renoncements formels, ablations stylistiques. Orientations corporelles (monter/descendre, rive gauche/droite) → rythmes phrastiques, périodisation des chapitres. Ville d’enfance vs ville présente → tension entre première impulsion et mise au net. Regarder, revenir, comparer → relecture, montage, critique interne. Bilan La forme d’une ville propose un modèle : écrire, c’est cartographier des strates, tracer des trajets, poser des noms, puis accepter que la carte change et réoriente le texte à chaque retour. Repères clés : Cadre : Nantes, rives et quais, passages, quartiers d’étude et de transit. Geste : marche, repérage, retour, comparaison des âges de la ville. Méthode : regard de géographe + mémoire personnelle + lexique exact. Thèmes : palimpseste, orientation, disparition, survie des noms, puissance des seuils. Effet : un atlas intime où l’espace refaçonne la mémoire et inversement. Immédiatement Pierre Bergounioux après Gracq ( dans son esprit et à propos de ressemblances ) Points communs Enseignant de formation, écrivant “à côté” du métier. Ancrage provincial fort qui structure l’œuvre. Sens géologique du paysage et de ses lignes de force. Écriture de la marche, de l’arpentage, des seuils et des reprises. Différences nettes Gracq (Louis Poirier) : imaginaire souverain, géographies littorales et frontières, décors transposés ou fictifs mais crédibles, lyrisme ample et continu. Bergounioux : Massif central et Corrèze, histoire sociale et dépossession, vocabulaire minéralogique/entomologique, carnets et enquêtes, cadence analytique plus sèche. Rapport au temps : Gracq travaille l’attente et le mythe ; Bergounioux la stratification mémoire-classe-technique. Dispositifs : romans d’atmosphère et essais de ville chez Gracq ; courts récits + “Carnets de notes” et atelier de métal chez Bergounioux. Conclusion Même “méthode du lieu” par savoir du terrain. Deux visées : le mythe géographique (Gracq) vs la radiographie historico-matérielle (Bergounioux).|couper{180}

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Carnets | creative writing

Joy Sorman, Eric Lapierre : L’inhabitable

📓 Fiche Obsidian — Joy Sorman, Eric Lapierre L’inhabitable Objectif : extraire des procédés narratifs et de style réutilisables en exercice d’écriture. 1) En deux lignes Cartographie narrative de l’insalubrité urbaine. Montage alterné entre définitions, chiffres, adresses précises, et micro-scènes au présent, pour faire sentir sans pathos. 2) Geste d’écriture Observer, décrire, inventorier. Coller au concret. Laisser les faits produire l’éthique. Aucun plaidoyer frontal : la critique passe par la précision matérielle, la toponymie, et le cadrage des corps dans les lieux. 3) Architecture Découpage par lieux : chapitres titrés par adresses réelles (ex. 31 rue Ramponneau, 10 rue Mathis, 23 rue Pajol, 72 rue Philippe-de-Girard, 73 rue Riquet, 46 rue Championnet). Alternance : Fiches (définitions juridiques, historiques, statistiques) Scènes (pièces, couloirs, cages d’escaliers, hôtels sociaux, cuisines, murs, odeurs). Progression : du général au minuscule. Retour régulier au lexique administratif pour relancer. 4) Procédés narratifs clés Toponymie comme ancrage : un lieu ouvre et gouverne la séquence. Présent descriptif dominant, passé bref pour l’arrière-plan. Inventaires concrets : objets, surfaces, fluides, nuisibles, températures, bruits. Chiffres et seuils : pourcentages, loyers, normes, dates, arrêtés. Discours rapporté minimal : guillemets rares, préférer l’indirect libre discret. Focalisation témoin : un “je” parcimonieux, fonction d’interface. Transitions sèches : par liste, par deux-points, par reprise d’un mot pivot. Effet dossier : alternance “document”/“terrain” sans commentaire évaluatif. Ethos : empathie froide, précision clinique, refus du pathos. 5) Syntaxe, rythme, ponctuation Phrases courtes à moyennes (≈ 20–25 mots). Deux-points pour définir, exemplifier, inventorier. Parenthèses et chiffres pour cadrer sans digresser. Anaphores discrètes sur un nom concret (mur, porte, odeur) pour la cohésion locale. Verbes d’état et de perception + lexique technique → stabilité, netteté. 6) Lexique récurrent insalubrité, relogement, arrêté, plomb, saturnisme, cafards, humidité, murs, couloir, pièce, hôtel meublé, loyer, euros, foyer, cage d’escalier, odeur, fuite, moisi, peinture écaillée, Paris, arrondissement, immeuble, appartement, chambre, fenêtre, matelas, chaudière. 7) Cadrages et motifs Cadre : seuils et passages (portes, cages, paliers). Motifs matériels : murs qui suintent, peintures qui cloquent, bruit de tuyauterie, odeur de gaz ou de café, ampoules nues. Figures sobres : métonymie et synecdoque (la “pièce” pour la vie entière), métaphore minimale. 8) Scènes-types (réutilisables) Ouverture-adresse : annonce d’une rue + impression de densité + premier objet saillant. Couloir-diagnostic : inventaire des défauts + norme rappelée + chiffre. Pièce-corps : un geste banal (faire du café, ouvrir une fenêtre) révèle l’habitat. Entrailles-immeuble : sous-sol, colonnes, compteurs, conduites → matérialité du risque. Sortie-constat : retour au trottoir, replacer l’adresse dans la ville. 9) Gabarits syntaxiques (copier-adapter) Définition + seuil : « [Terme] : est dit [terme] tout lieu où [critère 1, 2, 3]. » Adresse + densité : « [N° rue Lieu]. [Nom du lieu] est [qualificatif mesuré] : [éléments]. » Inventaire : « [Objet 1], [surface 2], [bruit 3], [odeur 4]. » Chiffre + visage : « [x % / x €], et pourtant [geste précis d’une personne]. » Constat sans morale : « [Détail concret], rien d’autre. » 10) Contraintes d’écriture (checklist) [ ] Une adresse réelle en titre. [ ] Présent pour les faits, passé bref pour l’avant. [ ] 1 chiffre minimum (%, €, année, surface, seuil). [ ] 1 norme citée ou paraphrasée (définition/arrêté/seuil). [ ] 8–12 éléments d’inventaire matériel. [ ] Zéro pathos, zéro jugement explicite. [ ] Clôture par un détail concret, sans commentaire. 11) Micro-atelier “à la manière de” Durée : 20–30 min. Longueur : 180–300 mots. Choisis une adresse (vraie). Écris 3 phrases de définition paraphrasée d’un problème (humidité, plomb, nuisibles). Ajoute 1 chiffre et 1 seuil. Décris une pièce par inventaire. Conclus par un détail neutre. Modèle # [N° RUE NOM-DE-RUE, QUARTIER] [Phrase 1]: [définition paraphrasée + seuil]. [Phrase 2]: [densité, matériaux, lumière]. Inventaire: [objet], [surface], [odeur], [bruit], [trace], [eau]. Chiffre: [x % / x € / année] + [effet local]. Geste: [action minuscule d’une personne]. Clôture: [détail concret], rien d’autre. 12) Variations possibles Bascule de focale : plan d’ensemble → gros plan sur une main ou une tache. Chrono-variation : matin vs nuit, même adresse, deux inventaires. Dossier : encadré chiffres intercalé entre deux scènes. 13) À éviter Métaphores appuyées, hyperboles, indignation verbale. Dialogues longs. Psychologisation. Conclusion morale. 14) Indices quantitatifs utiles (sur l’ouvrage analysé) Temps dominant : présent. Longueur moyenne des phrases : 23 mots. Marqueurs : nombreux deux-points, chiffres, toponymes. “Je” discret : narrateur témoin, non héroïsé. 15) Fiche “copier-coller” Obsidian --- type: "Fiche style" auteur: "Joy Sorman" oeuvre: "L’inhabitable" focus: "Procédés réutilisables" tags: [style, documentaire, urbain, inventaire, toponymie] --- ## Geste [Résumé en 2–3 phrases] ## Procédés - Toponymie: - Alternance doc/terrain: - Présent descriptif: - Inventaires: - Chiffres/Seuils: - Focalisation: - Transitions: ## Lexique utile [20–30 mots concrets] ## Gabarits 1) Définition + seuil: 2) Adresse + densité: 3) Inventaire: 4) Chiffre + visage: 5) Clôture: ## Atelier (20 min) [Adresse] — [Inventaire] — [Chiffre] — [Geste] — [Clôture] Remarque : l’autrice est Joy Sorman. La fiche cible son dispositif dans L’inhabitable et le rend opératoire pour d’autres textes.|couper{180}

Ateliers d’écriture dispositif Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

12 octobre 2025

On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Une époque répond à une autre, sans rencontre. Revenir ne rejoint rien. Cela répète. Nommer l’instant le retire. Ce qui se montre se défait. Rien à retenir. Aller sans objet. Passages. Lire. Relire. Couper. Laisser le reste. Parfois l’écriture a lieu dans le sommeil. Au réveil, rien. Mieux, peut-être. Se soustraire au présent nommé n’éclaire pas. Une ouverture a lieu, sans lieu. Exposé au neutre. Sans accueil, sans refus. L’inquiétude prévaut sur l’assurance. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. Pourquoi, comment, en suspens. Rien n’est décidé. Le présent n’a pas lieu. S’il n’a pas lieu, il oblige. Tenir l’écart. Suspendre l’assentiment. Reporter le jugement. Réduire la phrase. Épreuve minimale. L’horloge passe de 12:00 à 12:01. Rien n’a eu lieu. Le fichier porte une date. Rien ne s’est passé. Différence constatée sans événement. Conséquence. Conduite basse intensité. Ne pas conclure. Laisser ouvert. Geste minimal. Sortir plutôt que comprendre. Risque. Séparation. Silence pris pour refus. Perte d’usage. Ce que cela sauve. Attention. Possibilité d’entendre. Place pour quiconque. Il y a, peut-être, urgence. Un pas se fait, sans destination. Ni adhésion ni déni. Le neutre travaille. Rien n’est décidé. illustration : Whistler, nocturne en bleu et or, 1872-75, huile sur toile, Tate, Londres.|couper{180}

dispositif Narration et Expérimentation peintres Temporalité et Ruptures

Lectures

La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir

La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir On ouvre ce livre et la table devient atelier. Pas un traité de plus sur la poésie, pas un musée de curiosités d’avant-garde. Damase prend un objet que l’on croit acquis, la page, et il la rend de nouveau incertaine. Il remonte à Mallarmé, au Coup de dés de 1897, non pour sacraliser un moment, mais pour décrire un basculement dont nous vivons encore les ondes. La page cesse d’être couloir rectiligne. Elle devient scène, plan, partition. Les blancs prennent la place de la ponctuation. Les corps typographiques hiérarchisent la voix. La lecture s’effectue par bonds, par blocs, par diagonales. Et tout à coup notre manière d’écrire à l’ordinateur, nos fichiers exportés en PDF, nos billets de blog et affiches, sont rattrapés par ce geste ancien qui les regarde déjà. Ce qui frappe d’abord, c’est l’allure d’inventaire très concret que propose Damase. Il n’érige pas Mallarmé en monolithe. Il montre un point de départ, un dispositif pensé comme tel — la page comme unité — et suit ses reprises, ses bifurcations. Segalen, Apollinaire, Claudel. Puis le grand dépliant de Cendrars avec Delaunay, où texte et couleur se répondent sur une longue bande qu’on déploie. Les futuristes qui s’attaquent à l’« harmonie » de la page et la renversent au profit de vitesses et d’angles. Dada et ses simultanéités, plusieurs voix à la fois, plusieurs lignes qui cohabitent. La publicité et l’affiche qui se saisissent des lettres comme formes, choc de tailles et de poids, lisibilité comme stratégie. Puis De Stijl, le Bauhaus, Tschichold : retour de la règle, des grilles, de la clarté fonctionnelle, non contre la modernité, mais pour lui donner des moyens stables. L’avant-garde n’abolit pas la lisibilité, elle la redistribue. Le livre avance par paliers. On quitte vite l’idée confortable d’une littérature qui resterait dans ses colonnes tandis que l’art occuperait la couleur et la forme. Klee, Braque, Picasso font entrer la lettre dans la peinture. Les typographes traitent la page comme architecture. Les poètes testent des mises en page non linéaires qui demandent un autre corps du lecteur. La main qui tient, qui plie, qui tourne. Les yeux qui comparent, pèsent, reviennent. Et quand Damase revient en arrière vers les manuscrits médiévaux ou la calligraphie, ce n’est pas pour noyer l’histoire dans l’érudition. C’est pour montrer que l’articulation signe/image/page n’a jamais cessé d’être une question d’outil et de regard, pas d’ornement. La révolution de Mallarmé n’arrive pas ex nihilo. Elle cristallise des tensions longues, puis elle les rend productives. On lit Damase et on pense à nos propres pages. Le placeur que nous sommes tous devenus, avec nos logiciels, nos modèles par défaut, nos marges normalisées. On s’aperçoit que beaucoup de nos choix ne sont pas neutres. Taille de caractère, interlignage, gras, italiques, espace avant un titre, quantité de blanc avant un paragraphe clé. Ce sont des décisions d’écriture. Les blancs peuvent devenir opératoires, non décoratifs. Les différences de corps, des accents narratifs. Le livre le dit sans prescription doctrinale. Il préfère l’exemple, la généalogie, la main qui montre : regarde ici, là ça bascule, là ça s’est tenté, là ça a tenu. Ce déplacement a une conséquence plus forte qu’il n’y paraît. La page cesse d’être simple véhicule du texte. Elle devient une part du sens. Ce que Mallarmé indiquait par la distribution des blancs, d’autres l’ont poussé vers la simultanéité, la couleur, l’assemblage avec l’image, la cartographie de lecture. Le roman, rappelle Damase, resta longtemps conservateur, attaché au pavé gris XIXe, au confort de l’œil. La publicité, elle, a su plus vite investir la page comme plan de forces. Résultat paradoxal : pour comprendre nos journaux, nos écrans, notre flux d’images et de textes, il faut passer par cette archéologie de la page littéraire. Il y a une éthique de l’ordonnance qui n’est pas moins importante que le style. La page impose une responsabilité. Ce n’est pas un manuel, pourtant on sort de cette lecture avec des gestes en poche. Par exemple : élargir les marges pour faire respirer une séquence dense, puis resserrer pour imposer un tunnel de lecture. Jouer le dialogue de deux corps, l’un pour l’ossature, l’autre pour l’attaque. Confier à la ponctuation une part du rythme, mais accepter qu’une ligne blanche serve de césure plus nette qu’un point. Doser l’italique comme voix intérieure plutôt que simple emphase. Faire de la page une unité, non un réservoir illimité de lignes. Et quand on revient à Un coup de dés, on comprend que le hasard n’est pas dehors comme désordre. Il est dans la tension entre règle typographique et liberté d’ordonnance. S’il y a hasard, il se voit parce que la règle est exposée. Lire Damase, c’est aussi rencontrer une histoire des échecs. Le lettrisme, avec sa promesse de tout refonder depuis la lettre, fascinant sur le papier, souvent stérile dans ses effets. Des manifestes où la page est annoncée comme champ total, mais sans faire système. Cette honnêteté fait du bien. Tout ne se vaut pas. Tout ne marche pas. Ce qui fonctionne tient par un équilibre fin entre expérimentation et lisibilité, entre intensité visuelle et chemin du lecteur. Tschichold, Moholy-Nagy, Lissitzky ne sont pas là comme icônes froides. Ils servent à mesurer ce que le texte gagne quand quelqu’un prend au sérieux la relation des éléments sur la page. Même les exemples venus de la pub ne sont pas là pour faire peur. Ils éclairent ce que la littérature a parfois renoncé à exploiter. Quel intérêt aujourd’hui, où nous lisons surtout sur écran, où les formats se recomposent selon la taille de nos téléphones, où la page au sens physique vacille. Justement. La page numérique n’a pas aboli la page. Elle en a déployé la variabilité. Les principes évoqués par Damase valent au moment où l’on conçoit une maquette responsive, où l’on décide de la hauteur des interlignes, des espaces avant et après, du contraste entre un bloc de citation et le fil narratif. Ils valent pour un EPUB comme pour un PDF. Et ils permettent d’interroger des habitudes prises par confort. Pourquoi tant de gris uniforme. Pourquoi cette fatigue à la lecture longue. Parce que la page, réduite à un tuyau, ne joue plus son rôle d’espace. Le ton du livre reste sobre. Pas de grand geste de revendication. Un fil clair, des exemples choisis, des convergences mises en lumière. On peut y entrer par la poésie, par l’histoire de l’art, par le graphisme. On peut aussi y entrer d’un point de vue très pragmatique : que puis-je modifier dès ce soir dans ma manière d’écrire et de mettre en page pour rendre visible ce qui compte. Le livre propose sans injonction. Il ne s’achève pas sur un modèle à imiter, mais sur un appel : refaire de la page un lieu d’invention, et pas seulement de transport. Si l’on cherche des raisons de lire, en voici trois. D’abord, on lit mieux Mallarmé et tout ce qui s’est joué autour. On comprend que la modernité formelle n’est pas caprice, mais méthode. Ensuite, on gagne une lucidité neuve sur nos outils : l’éditeur de texte n’est pas un accident, il est une grammaire en action. Enfin, on reçoit l’autorisation d’essayer. Essayer quoi. Deux corps qui dialoguent. Une hiérarchie de titres qui parle au lieu d’orner. Une ponctuation qui s’allège parce que les blancs prennent le relais. Des blocs qui se répondent à la page plutôt que de défiler sans horizon. On referme Damase avec l’envie de rouvrir des livres. De reprendre Un coup de dés, non pour l’exercer en légende, mais pour y voir la logique d’espace qui le soutient. De déplier la Prose du Transsibérien et sentir comment la couleur porte le texte. De regarder une affiche de Lissitzky et d’y lire une leçon d’économie et de force. Et surtout, on revient à nos pages à nous. On redresse une marge. On déplace un titre. On ose un blanc plus large avant une phrase dont on attend l’effet. On prend conscience que la page, loin d’être un fond neutre, est l’un des lieux où s’écrit la pensée. À partir de là, le livre de Damase n’est plus un ouvrage d’histoire. Il devient un outil. Un rappel que lire et écrire se décident aussi là où l’encre ne dit rien : dans l’air qui tient entre les lignes.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation Technologies et Postmodernité

Carnets | octobre 2025

11 octobre 2025

nommer Ordinateur, lumière bleue ; café froid, amertume. Page nue, marge large, blancs bloqués. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). L’éditeur, au guet ; contre l’effacement. Barre d’outils ; onglets ouverts ; dossiers en enfilade : dates, numéros, étiquettes. Papier mental, grain fin ; écran mat, reflets ; poussière de bord d’écran. Silence de pièce ; tic sec du trackpad ; souffle mesuré. Groupe nominal en charpente : tasse, paume, fenêtre, nuit ; le jour, au rebord. Blancs porteurs ; seuils ; interlignes ; marges en garde. Atlas du site : rubriques, mois, fil d’Ariane ; cartes, épingles, toponymes. Inventaire d’objets : porcelaine, stylo, carnet, câble ; odeur d’encre, métal tiède. Étude, protocole, gabarits ; sobriété typographique ; hiérarchie de titres. Progressivité : l’indéfini d’abord, la précision ensuite ; singulier en préférence. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages. Paroi du temps : versions, sauvegardes, bornes. L’angoisse, ici ; la règle, là ; le blanc, entre. Maison plutôt qu’édition ; page plutôt que phrase ; relation plutôt que mot. agencer Un ordinateur, d’abord — bleu d’écran. L’ordinateur, ensuite, veille froide ; cet écran, lumière serrée. Café, froid ; amertume, au bord de la tasse. La page, nue ; la marge, large ; blancs, bloqués ; le blanc de marge, de page, de nuit ; ce blanc-ci, charpente. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). Un éditeur, au guet ; l’éditeur, dans le courant ; cet éditeur, contre l’effacement. Navigation : dossiers, onglets, seuils ; dates, numéros, étiquettes ; versions, sauvegardes, bornes. Étude : d’abord ; étude, encore ; contre l’angoisse, l’étude. Une grammaire : invention ; groupe nominal contre groupe verbal ; nom, avant ; verbe, relégué. Appositions : tasse, paume, vitre ; fenêtre, nuit ; jour, au rebord. Génitifs en chaîne : silence de pièce, de souffle, de doigt ; poussière de clavier, de câble, de livre. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages ; la maison, plus que l’édition. Règle visible : fil d’Ariane, cartes, rubriques ; les mois, en frise ; titres, corps, interlignes. Progressivité : un blanc, le blanc, ce blanc-ci ; une page, la page, cette page. Hypothèse, retrait, reprise ; fragments ; séries. L’oubli, dehors ; l’effacement, repoussé aux bords. Le texte : objet ; la page : surface ; le regard : passage. Un coup de page : l’espace : phrase ; la relation : sens. paratexte, l’écart, le rapprochement Ici, j’ai supprimé les verbes pour éprouver l’hypostase du nom. J’expose la règle afin qu’on lise l’agencement : progressivité (un/le/ce), chaînes génitives, deux appositions longues, blancs opératoires. La page sert d’unité, non la phrase. On voit ce que gagne la précision déplacée. Plus tard, je remettrai un verbe, un seul, pour mesurer l’écart. Revenir sur les lieux par l’imagination — quels lieux, et pourquoi l’insistance de certains plutôt que d’autres — ce ne sont pas des questions à trop creuser, au risque de ne plus savoir remonter le mécanisme. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais au guet. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la tenue. Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la disponibilité. Attention brève : surgissement, mine, raclage, succion, éponge. S’éloigner, revenir, s’éloigner. Accommoder. Ce blanc-ci, seuil.|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

10 octobre 2025

Je dis que je reconnais la façade parce qu’elle n’a jamais tenu que par trois signes simples : un vieux numéro vissé de travers, un joint de silicone jauni autour d’une fenêtre, une tache plus claire là où pendait autrefois un store. Je dis que c’est incontestable, que ces trois signes suffisent pour dire “c’est ici”, et je retire ma certitude puisque le numéro a pu être revissé par le nouveau propriétaire, que le silicone a pu être refait à l’identique, que la tache claire n’est peut-être que l’ombre récente d’une enseigne d’agence qui aurait pris la maison pour un bureau. Je soutiens que l’entrée était à gauche, qu’on poussait une porte lourde avec un ressort fatigué qui revenait trop vite, que la béquille marquait la peinture d’un arc gris, et j’annule aussitôt : la mémoire adore les trajets courts et les gestes ronds, elle met des ressorts partout pour tenir, elle invente le couinement comme on invente une échelle, je n’en ai pas la preuve, je ne possède que cette conviction qui réarrange. Je dis que le gravier du devant était grossier, mélange de blanc et de clinker, que la roue du vélo s’y plantait, que c’est pour ça que je descendais toujours avant, et je défais : la roue plantée c’est peut-être autre part, un autre été, une autre cour ; je confonds les granulométries et les chutes. Je déclare que la boîte aux lettres, normalisée avec un petit tambour pour les journaux, portait notre nom écrit au marqueur noir qui bavait sous la pluie, et je retire : le marqueur pourrait appartenir à une époque où nous n’étions déjà plus là, le bavement être celui des nouveaux, leurs lettres à eux, leur manière d’exister sur la porte. Je dis que la campagne n’était pas vide, qu’elle posait seulement des distances trop égales : entre les poteaux électriques, entre deux fermes, entre un talus et la bande blanche de la route, une égalité qui fatigue l’œil et apaise les voix, et je dis que c’est précisément cette égalité qui est devenue une chambre intérieure, un système de repères pour respirer, et je me contredis : je sais très bien que j’importe ici des mots appris plus tard, que je donne à la plaine une syntaxe qui lui est étrangère, que la chambre intérieure n’existait pas ; il y avait des ronces au mauvais endroit, un fossé plein d’eau brune, une signalisation qui se décolorait sans élégance, un abribus qui sonnait creux quand on le touchait du poing. Je dis que je peux atteindre la maison en me fiant au panneau “Vallon-en-Sully” et au tournant juste après la rivière, pont étroit, bordures griffées par les camions, et je retire : tout pont se ressemble quand on parle au passé, on lui prête toujours la même fatigue, la même rature de pneus, on l’amène où l’on veut pour y faire passer nos phrases. Je dis que dans la maison on se parle encore à voix basse, que l’acoustique de la cage d’escalier remonte les mots et les renvoie comme dans un entonnoir, que j’entends “descends”, “pose ça”, “pas maintenant”, et j’annule : ces mots sont des étiquettes collées depuis, l’intonation est fabriquée, je fais venir des voix pour habiller un volume. Je dis que la cuisine faisait chaud sans raison parce que la fenêtre donnait plein ouest et que personne ne pensait à baisser le store, que le carrelage avait un défaut d’alignement sur trois rangs, qu’on butait dessus sans le dire, et je retire : cet ouest obstiné appartient peut-être à un autre plan, une autre façade, un croquis mental qui a rangé toutes les pièces sur un même soleil, parce que c’est plus simple de tenir un souvenir comme un plan. Je dis que l’odeur là-bas n’était pas “foin”, n’était pas “linge propre”, n’était pas “confiture”, mais quelque chose d’industriel et de discret : la colle d’un stratifié, le plastique d’une nappe, l’encre d’un journal qui sèche ; et je retire : si je précise à ce point c’est que la précision m’arrange, je place des produits chimiques pour éviter l’histoire, pour me protéger du roman, je remplace la famille par des solvants et je demande qu’on me croie. Je dis que la douleur de ne plus savoir vrai ou faux tient à un détail bien localisable : le compteur au mur, boîte grise, plombs bleus, chiffres qui tournent derrière un verre rayé, j’affirme que c’est là que la mémoire se grippe, parce que je le vois si nettement que c’en est suspect, et je défais : un compteur est toujours un compteur, c’est ce qu’il y a de plus interchangeable, il suffit d’un drap de poussière et d’un plomb tordu pour qu’on dise “c’est celui-là”, je pourrais l’avoir importé de n’importe quelle remise. Je dis que l’extérieur a été refait propre, gouttière PVC, crépi à grains serrés, clôture grillagée aux piquets vert bouteille, et je retire : ce propre m’a servi d’argument contre le passé, un alibi commode pour dire “on nous remplace”, or personne ne remplace personne, on retrouve seulement le chantier là où on l’a laissé, on découvre qu’on n’a jamais signé de réception des travaux. Je dis que la campagne aujourd’hui est plus vide, que la ligne de car ne passe plus, que la supérette a replié son rideau et laissé ses stickers comme des écailles, que le lavoir est comblé, et je me contredis : à force de compter les manques, je fabrique une méthode, une manière d’avoir raison en empilant des absences ; ce n’est pas une preuve, c’est une playlist. Je dis que la façade se souvient mieux que moi, qu’elle conserve dans ses rectangles ce que j’essaie de dire, que les décalages des percements, les proportions, l’inclinaison des tuiles disent ce qui fut sans pathos, et je retire : je prête à des angles le pouvoir de me parler parce que c’est moins douloureux que d’admettre que la voix qui manque est la mienne. Je dis que j’accepte de ne pas savoir si le tilleul était un tilleul, si le banc était un banc, si la marche était fendue en deux ou en trois, et je retire jusqu’à cette acceptation, car j’entends très bien la petite musique de l’époque : je me vois arrangeant mes ignorances comme on classe des vis ; je m’offre des pauses nobles, je baptise mon incertitude pour ne pas passer pour négligent. Je dis que je possède au moins un point fixe : l’angle de vue depuis la route, parce qu’il impose son horizon et sa perspective indépendamment de moi, que c’est la géométrie qui me tient quand je flotte, et j’annule : je n’ai jamais regardé que depuis mes chevilles et mes épaules, et mes chevilles et mes épaules ont changé ; il n’y a pas d’angle objectif, seulement une posture qu’on répète pour se convaincre qu’on revient quelque part. Je dis que la preuve de l’enfance, c’est la hauteur des poignées par rapport à la main, que je me souviens précisément de lever le bras pour atteindre, et je retire : ce geste est un cliché internalisé, tout enfant lève le bras, je lui donne un statut d’archive parce qu’il est exportable, parce que je peux l’écrire sans me brûler. Je dis que je peux reconstituer la table du matin grâce au bruit des verres quand on les pose sur la toile cirée : un son mat, un peu collant, suivi d’un petit arrachement, et je retire : j’ai appris ce bruit dans d’autres cuisines, j’en fais revenir un sample ici, je fais de l’ingénierie du sonore pour recoller un lieu. Je dis que ce qui reste, c’est un geste extérieur : la main sur le verrou du portail, la friction légère, le clac sec, le retour contre butée, que je le tiens, que ce geste prouve une résidence, et je retire : un verrou est un verbe transitif, il ferme ce qu’on ne dira pas, il n’ouvre rien. Je dis que je vais quitter la route, que j’avance, que je m’aligne sur la fenêtre du rez-de-chaussée, que je compte jusqu’à quatre pour atteindre le coin, et je retire : je tourne autour d’un rectangle mental comme autour d’une planche à dessin. Je dis, pour finir en le défaisant, que la vérité de ces souvenirs tient dans la manière même dont ils m’échappent, et je retire le mot vérité parce qu’il m’aide trop ; il reste une pratique : dire, enlever, dire encore, rayer, remettre une vis, en enlever deux, revenir le lendemain sans excuses. Je dis que je n’ai plus besoin des images attendues, et je retire : j’en aurai besoin demain, parce qu’elles sont pratiques pour ne pas sombrer dans le blanc. Alors je t’indique seulement ceci, sans y mettre autre chose : il y a une façade qui a changé de mains, un bout de route trop droite, un panneau qui promet une commune avant que la rivière ne tourne, et entre tout ça et moi une série de corrections que je n’arrive pas à finir.|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif Narration et Expérimentation

fictions

La lisière

La forêt tient lieu de repli : odeur d’humus, écorce humide, lisière où la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d’écoute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le vélo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas héroïsme, l’allongement de la distance jusqu’à épuiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pièce. Ce qui serre revient, mais autrement : la colère n’est pas un cri, c’est un dépôt, une densité ; non pas un choc, une nappe qui monte, régulière, exacte. On voudrait disparaître, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : pédaler jusqu’à n’être plus que jambes, souffle, goudron, et que la tête décroche, à peine tenue par la visière. L’envie de fuir et l’envie d’être là se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d’une même plaie ; le paysage accepte tout et ne répond de rien : les troncs se succèdent, la chaîne claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour détruire : pour écarter, pour tenir l’aveu à distance ; on croit à la réparation, on reconduit ; on croit à la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l’on apprend que les nombres n’ouvrent pas. L’amour n’est pas cela ; ce n’est pas l’effort, ni l’excuse, ni la dette payée de plus ; ce n’est pas comprendre — c’est laisser être sans redresser. Alors on s’arrête au bord du lac : le vent plisse à peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure privé de centre.|couper{180}

fictions brèves Narration et Expérimentation