Esthétique et Expérience Sensorielle

Il y a dans toute œuvre — littéraire, plastique, musicale — une dimension qui excède le discours, qui déborde l’intention ou la signification supposée. Une forme de présence. D’intensité. C’est là que réside l’expérience esthétique : non pas dans la beauté comme qualité mesurable, ni dans un jugement normatif sur le "bon goût", mais dans ce frisson diffus qui traverse parfois le corps et suspend la pensée. Une caresse du visible ou de l’audible, une secousse silencieuse dans la trame de notre perception.

Ce mot-clé "Esthétique et expérience sensorielle" rassemble des fragments, textes, réflexions ou fictions où l’on interroge non pas ce que l’art "dit", mais ce qu’il fait. Ce qu’il provoque. Ce qu’il mobilise en nous de sensible, d’infraverbal, d’oublié peut-être. Loin des analyses conceptuelles ou des jugements de valeur, il s’agit ici de suivre les traces ténues laissées dans le corps : une lumière sur une toile, un rythme dans une phrase, une texture sonore ou visuelle qui nous accompagne sans que nous sachions pourquoi.

L’expérience sensorielle, dans ce cadre, n’est jamais purement "esthétique" au sens restreint. Elle engage aussi l’éthique, le politique, le souvenir. Car ce que nous sentons, ce que nous ressentons, ne vient jamais de nulle part. Le moindre frisson est traversé d’histoires, de manques, d’attentes. Le sensible, loin d’être décoratif ou accessoire, devient un territoire à explorer. Un terrain d’enquête existentielle.

Certains textes regroupés ici décrivent une expérience picturale ou photographique, d’autres analysent la façon dont une œuvre vient perturber notre perception quotidienne, ou résonner avec une mémoire ancienne, intime. Il peut s’agir d’un détail : le bruit d’un pinceau, la poussière d’un atelier, une couleur qui résiste, ou au contraire une disparition de l’image. L’"esthétique" n’est alors plus un champ d’étude réservé aux philosophes, mais un mot traversé par la vie, le doute, l’intuition.

En fin de compte, cette rubrique pourrait être lue comme une tentative de rétablir le contact avec nos sensations les plus ténues, les plus souvent écrasées par les discours ou les automatismes numériques. Il y est question de regard, d’écoute, de tact, de respiration — autant de gestes simples, mais souvent négligés, par lesquels nous retrouvons une manière d’habiter le monde.

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Carnets | octobre 2025

06 octobre 2025

Plusieurs fois que je reprends le même texte et, à la fin, je l’efface. Peut-être qu’aujourd’hui il ne faut rien écrire. Seulement ce que je fais sur le site : carte interactive dans chaque en-tête de rubrique — poser des points, nourrir l’index, ouvrir une autre navigation ; export PDF en Markdown pour la rubrique entière — tests bons en local ; question ouverte : afficher ou non les dates. Deux nouvelles rubriques, pour l’instant fermées : « à la semaine » (tâches menées ou en cours, synthèse des notes par thématiques) ; « Phrases » (une par jour, parfois deux, pas plus, prises dans les lectures, littéraires ou non). Attendre un à deux mois avant d’ouvrir. Garder la possibilité de les laisser privées. Hier, lecture d’un texte de J. O. sur le journal. Même bouffée en me relisant. Plutôt que « dire », considérer le journal/carnets comme une sismographie — quelque chose de graphique. Retour à mon cœur de métier : image, peinture, ligne, forme, vide et plein. Illustration devanture de la librairie Tropisme, Bruxelles.|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif Esthétique et Expérience Sensorielle

Carnets | août 2025

07 août 2025

« Le pli n’est pas une chose compliquée, c’est une complication. » — G. Deleuze Tout mouvement rencontre des complications. Ce serait une erreur de les nommer obstacles. Elles sont plutôt des vecteurs de forme. Je pense à l’eau, au fleuve, à la rivière, au ruisseau. Je pense aussi aux fourmis : quand elles rencontrent un cours d’eau, elles sacrifient parfois une partie de leur population pour former un pont vivant. Le mouvement se prolonge, coûte que coûte. Souvent, je nomme complications ce qui ne sont que des modifications : un contretemps, une habitude à déplacer, un automatisme à décaler. Ces complications-là me sortent des clous, m'obligent à entrer dans un inconnu que je ne suis pas toujours prêt à explorer. « Toutes les misères des hommes viennent de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » — B. Pascal Pascal disait que nous fuyons la simplicité d’être. Et Wittgenstein ajoutait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Pour lui, la complication ne vient pas des choses, mais du langage : c’est la confusion qui engendre le nœud, pas la réalité elle-même. Dans L’Homme sans qualités, Robert Musil dessine un être empêtré dans les détails, les systèmes, les valeurs multiples — comme si une vie trop pensée devenait une vie entravée. Sartre, avec Roquentin, montre comment l’obsession du sens encombre le réel. Camus, au contraire, oppose à l’absurde du monde une lucidité nue, dépouillée de complication. Mais qu’est-ce que la complication face à soi-même ? Proust nous en offre une forme : ses longues phrases, où le souvenir, l’émotion, l’amour deviennent des objets essentiellement compliqués. A l’inverse, David Foster Wallace dénonce la simplification médiatique et la paresse intellectuelle, en proposant une littérature volontairement difficile. Comme chez Lovecraft, l’hermétisme devient une esthétique. Derrida le résume : la pensée n’est jamais linéaire, jamais transparente. Toute simplification est une violence faite à l’ambiguïté. Chez lui, la complication devient une forme de justesse. Il y a un malentendu autour de ce mot. Je le porte encore en moi, douloureusement, à l’approche de ce qu’on peut honnêtement nommer la fin de ma vie. Je ne cherche pas à le résoudre — simplement à en prendre la mesure. Car il est désormais clair que le parcours d’une vie et celui d’une époque sont étroitement liés. Après nous être jetés à corps perdu dans la complication au XXe siècle, le XXIe cherche à la nier farouchement — quitte à infantiliser les populations. Cela me rappelle une méditation sur l’invisible. J’en étais venu à croire que plus nous refusons une chose, plus elle revient — avec force, par des voies inattendues.|couper{180}

Esthétique et Expérience Sensorielle hors-lieu

Carnets | juin 2025

18 juin 2025

Réveil tôt. Acheté hier un petit carnet Clairefontaine, noir. Ainsi qu’un répertoire, noir aussi. Deux boîtes de Bic, noirs et bleus. Spécialement dédié à N. Nova et à ses exercices d’observation. Si j’avais encore les carnets Clairefontaine, c’est exactement ce que je faisais à 30 ans, sans le savoir. Donc parfois je me dis : mais comment sais-tu ça ? J’oublie que je l’ai déjà fait. Je n’attache pas d’importance à ce que j’ai fait. C’est sans doute là une faille. Que ce soit en photographie, en peinture, dans l’écriture, j’ai des aptitudes dans l’instant présent. Certaines. Je récolte, j’empile, mais il est rare que je compile. Et encore, il faudrait voir comment je compile. Autre chose : il faut revenir souvent à ce que l’on note, sinon ça ne sert pas à grand-chose. Or moi, je ne reviens pas. Je note, et hop. Je note, et hop. Et quarante ans passent ainsi — comme une journée. Panique en y pensant. Dépôt de la Dacia chez le mécano, hier soir à 17 h. Revenu avec S. Pas mis les pieds dans l’atelier. Ce qui me flanque un peu la honte. Et de me souvenir combien de fois j’ai rêvé à ce grand atelier. Et de me dire combien de personnes rêveraient d’en avoir un. Et de voir que moi, je passe mes journées désormais à l’éviter. Il faut remonter à la raison de tout ça. Comment ça a vraiment commencé. Avec le Covid, le confinement, l’interdiction de travailler, de se déplacer, l’obligation de se faire vacciner — sinon rien. J’aurais pu en profiter vraiment pour peindre, à ce moment-là. Mais non. Le fait qu’on m’empêche de travailler m’a fichu dans une telle colère… un désespoir. C’est à ce moment-là que j’ai accéléré avec l’écriture. Je me suis jeté là-dedans comme on plonge de plus en plus profond pour échapper à quelque chose, sans doute. Sans savoir qu’en plongeant ainsi, j’allais me rejoindre à l’autre bout. Gros Jean comme devant. C’est pour ça que j’ai acheté ces petits carnets. Pour reprendre ces exercices d’observation. Parce qu’en même temps, ils m’entraîneront à prendre des photos, à dessiner. Ce ne sera pas que du texte. La situation matérielle n’est pas au beau fixe, ce qui crée quelques frictions. Personne ne s’est inscrit au stage de juin. Ça m’ennuie de parler de ça, finalement.|couper{180}

affects Esthétique et Expérience Sensorielle poésie du quotidien rêves

Carnets | mars 2025

16 mars 2025

Nous avons cessé de peindre des portraits. Depuis 2010, 2011, on a refermé les livres, les albums photo, les portables. Fini le portrait, montrez des visages ! Nous avons perdu des élèves à partir de là. Mais c’était une bonne chose. Nous nous enfoncions dans une aventure dont peu peuvent ressortir indemnes. Car on finit par comprendre que peindre un visage, ce n’est pas rien, c’est un vrai risque. Psychologiquement dangereux, mortel même. Il y a eu un grand cri dans l’atelier quand j’ai parlé des peintures de malades mentaux. Un instant suspendu, une rupture dans l’ordre perceptif. Le cri s’est détaché du corps, s’est projeté dans l’espace, laissant derrière lui une tension qui ne s’épuise pas. Il ne s’annule pas, ne se dissipe pas immédiatement dans la continuité du réel. Il s’accroche aux visages, modifie leur structure, imprime sur eux une déformation irréversible. Après coup, que reste-t-il ? Les visages ne sont plus que l’ombre d’une cohésion perdue. Ils n’appartiennent plus à ceux qui les portaient. Déstructurés, ils peinent à retrouver leur organisation première. Ils flottent, s’agrègent, se dissolvent. Amas indistincts de traits en errance, visages qui se recouvrent les uns les autres, englués dans leur propre altération. Une matière qui ne sait plus si elle est encore chair ou déjà abstraction. Les bouches, à demi béantes, oscillent entre articulation et mutisme, incapables de choisir si elles veulent encore parler ou s’éteindre tout à fait. Les regards divergent, certains s’effacent dans des orbites creusées, d’autres s’exorbitent, envahis par une dilatation malsaine. La carnation elle-même hésite, s’étire vers la pâleur, s’écrase dans des poches congestionnées. Plus rien ne fixe un état stable. Les lignes du visage, autrefois définies, deviennent aléatoires, flottantes. L’ensemble, plus proche d’un glissement que d’une présence. Comment représenter cela ? La tentative picturale se heurte à une impossibilité structurelle. Le trait, à peine esquissé, disparaît. Les contours refusent de tenir, se brisent sous le pinceau comme une surface trop fragile. Peindre le visage après le cri, c’est tenter de fixer une matière en fusion, c’est vouloir contraindre ce qui ne cesse de se dérober. C’est un combat perdu contre l’instabilité. Mais ce n’est pas seulement une question d’échec technique. Ce que le cri a laissé ne se réduit pas à un résidu expressif, il constitue une zone de vacillation ontologique. Les visages ne tiennent plus sur eux-mêmes. Ils s’absorbent, ils s’échappent, ils se retournent contre leur propre forme. L’image recule, elle se dérobe avant même de pouvoir être constituée. Le visage n’est plus qu’un vestige, un lieu d’effacement en cours. Certains peintres, conscients de cette dissolution, ont tenté de la capturer à travers leur propre délitement. Richard Dadd, interné, interrompait volontairement son traitement, peignant son propre visage à chaque stade de son effondrement mental, espérant qu’à la fin, il pourrait fixer sur la toile le dernier état de sa maladie. Mais comment peindre une chute ? Chaque toile n’était que l’anticipation de la suivante, la trace d’un passage, jamais l’ultime vérité. Peindre le visage, dans cette optique, c’est enregistrer sa propre disparition. William Utermohlen, frappé par la maladie d’Alzheimer, s’est lui aussi livré à cette quête d’impossible saisie. À mesure que sa mémoire se délitait, ses autoportraits devenaient des surfaces érodées, des traits fragmentaires où l’humain s’effaçait sous l’oubli. L’identité s’amenuisait, chaque coup de pinceau marquait une perte irréversible. Il espérait, peut-être, qu’au bout du processus, la dernière toile serait le visage même de sa maladie, la fixation ultime de l’absence en train de s’étendre. Il faudrait alors peindre non pas le visage, mais sa dissolution. Peindre la persistance de l’effacement, l’empreinte du cri qui ne cesse de travailler ce qui fut un visage. Peindre l’absence en train de s’étendre, jusqu’à ce que l’image elle-même cède sous la pression du vide. Illustration"" William Utermohlen Dernier dessin Musique** :Ligeti - Requiem (1965)|couper{180}

Esthétique et Expérience Sensorielle

Carnets | janvier 2025

25 janvier 2025

La saturation prend à la gorge dès l'ouverture d'un fil d'actualité. Cinq milliards qu'ils sont maintenant, tous là, à scroller sans fin dans le fil des catastrophes. Le doigt qui glisse et l'œil qui suit, mécanique bien huilée de notre temps. Deux heures vingt-trois en moyenne qu'on y passe, à s'intoxiquer de ces fragments de monde qui nous explosent à la figure. Le cerveau est comme ça. Plus on lui balance du négatif, plus il en redemande. Circuit de la récompense qu'ils appellent ça, les scientifiques. On cherche la menace, on fouille dans les recoins sombres de l'actualité. Comme si ça pouvait nous préparer au pire. Illusion de contrôle, qu'ils disent. L'algorithme, lui, il connaît la chanson. Il te sert ce qui fait mal, ce qui choque, ce qui indigne. Plus tu cliques, plus il t'en donne. Huit personnes sur dix qui ne lisent que les titres, alors il faut que ça saigne dès la première ligne. Dans les têtes, ça travaille. La fatigue informationnelle, nouveau mal du siècle. Le stress monte, l'anxiété s'installe, la dépression guette. On appelle ça le "doomscrolling" maintenant - ce besoin compulsif de plonger toujours plus profond dans les mauvaises nouvelles. Les chiffres sont là pour témoigner. Huit minutes de moins cette année , sur ces réseaux. Comme si le corps, quelque part, commençait à dire non. Mais c'est pas si simple de décrocher quand la peur de rater quelque chose te tient par les tripes - la FOMO qu'ils appellent ça, ces spécialistes en acronymes. Et pendant ce temps-là, la machine tourne à plein régime. Des millions de textes, de vidéos, d'images qui déferlent chaque jour. L'attention, denrée rare dans cet océan de stimuli. Tous se battent pour un bout de cerveau disponible, pour un clic, pour un like. La surcharge fait son œuvre. Cognitive qu'ils disent, les experts. Modification de la mémoire à long terme, altération du jugement, indécision. Le cerveau qui sature, qui dit stop, mais la main qui continue de scroller. Alors certains, ils commencent à lever le pied. La JOMO - la joie de rater des trucs - nouveau mantra de ceux qui veulent reprendre leur souffle. Dix, vingt minutes par jour, pas plus. Se fixer des limites, comme un sevrage. Le paradoxe est là : plus on est connecté, plus on se sent seul. Plus on consomme d'infos, moins on comprend le monde. La saturation qui mène à la paralysie, à l'impuissance. Mais peut-être que c'est ça, la vraie résistance : réapprendre à respirer entre les nouvelles. Laisser le temps au temps, comme on disait avant. Quand les écrans n'avaient pas encore avalé nos vies. La saturation, elle nous guette tous. Mais peut-être qu'il suffit parfois de lever les yeux, de regarder ailleurs. — Le monde continue de tourner même quand je ne scrolle pas- dites-le 20 fois le matin, comme un avé Maria.|couper{180}

Autofiction et Introspection Esthétique et Expérience Sensorielle Technologies et Postmodernité

Carnets | mars 2023

Mythes

Ce que sont les mythes n’est pas quelque chose de caché ou de mystérieux. Mais ce qui nous empêche de le comprendre l’est assurément. Ce qui est caché et donc mystérieux, c’est cette volonté de savoir, cette avidité. Mais voir un tourbillon de feuilles dans la rue, le voir sans réfléchir, sans le vouloir, et toutes les déesses et les dieux sont là, dans la fraîcheur du premier jour. Une expérience directe n’est pas une intuition ni un souvenir. Ensuite, qu’on ne puisse l’actualiser, la maintenir dans une durée, tient surtout au fait que la croyance dans la durée persiste. En même temps, il est nécessaire de posséder des jambes pour marcher. Pour être certain de marcher dans son propre rêve.|couper{180}

Esthétique et Expérience Sensorielle fragment

Carnets | mars 2023

Peinture et chant

Remonter à l’origine des Védas, et on tombe sur les Rishis, ces sages qui ont vu et qui chantent ce qu’ils ont vu. Des louanges. Mais qu’ont-ils vu ? Est-ce si important de le savoir ? Non. Comme il ne paraît pas important de voir un tableau avant de le faire. On ne veut pas s’approprier une vision. Pourquoi ? Parce que le temps n’existe pas, que tout est accessible au présent. Qu’il est possible de voir en même temps que faire. À condition que l’on s’installe dans ce mode de la louange. On s’émerveille de ce que l’on voit, de ce qui se fait sous nos yeux et on le peint. Et le sourire n’est même pas nécessaire. C’est une manière de le chanter. C’est aussi simple que cela. Ensuite, on peut prendre un malin plaisir (intellectuel) à vouloir tout expliquer, à tout compliquer. Mais ce n’est qu’un détour. Ce n’est qu’une peur. Le chant juste, le geste juste, la vision claire ne nécessitent même plus d’écarter doucement le mental et ses explications. Il s’écarte par logique. Ce qu’on n’a pas connu enfant, poussé par l’envie de grandir, l’urgence d’avoir, de savoir, on le connaît dans la certitude d’être ce même enfant dépourvu de but, ce vieillard, cette cendre.|couper{180}

Esthétique et Expérience Sensorielle

Carnets | juin 2022

25 juin 2022

Je viens de comprendre un truc mais je ne sais pas quoi. Ça m’échappe. Avant, ça m’échappait sans que je le sache. Maintenant, je le sais. C’est ça la différence. Une différence qui ne dit rien. Une différence qui m’ouvre un espace, un blanc. Un blanc où les mots bégayent. Où je bégaye. C’est bizarre. C’est flou. Flou sans contour. Flou qui ne se laisse pas attraper. Comme une présence qu’on sent sans savoir où la placer. Comme une absence qui insiste. C’est autre chose. Autre chose que ce que j’ai cru savoir. Autre chose que ce que j’ai cru comprendre. Mais quoi ? Écrire me fait bégayer. Moi qui ne bégaie pas. Dans la vie, non. Mais là, maintenant, dans l’écriture, oui. Je trébuche sur les mots. Je répète. Je reviens. Pourquoi ? Pourquoi cette résistance, cette hésitation ? Faut-il revenir en arrière ? Faut-il remonter à l’origine ? Et quelle origine ? Je n’en sais rien. Mais je sens qu’il faut. Sentir avant de savoir. Écrire sans chercher à comprendre. Se détacher du "je", du moi, du poids des choses sûres. C’est possible, ça ? Je ne sais pas. Et ce "ne pas savoir", c’est peut-être un bon point de départ. Peut-être. J’ai cru savoir. J’ai cru comprendre. Trop. Toujours trop. Mais qu’est-ce que ça veut dire, savoir ? Une impression ? Un paquet qu’on transporte, qu’on dépose sur un étalage ? On a un paquet de mots, un paquet d’idées, et on veut le poser là, pour qu’il soit vu, jugé, accepté ? Mais est-ce seulement ça ? Je sens que non. Que ce n’est pas seulement ça. Ça vient de plus loin. Plus loin que plus loin. Mais d’où ? Écrire et peindre, même chose. Une question d’espace. Mais quel espace ? La surface d’une page, d’une toile ? Ou bien autre chose ? Un espace trafiqué par la mémoire, par la pensée ? Et cette pensée, d’où vient-elle ? Pourquoi ce besoin de se retrouver en elle, encore et encore ? Pourquoi vouloir une forme ? Pourquoi vouloir organiser ? Pourquoi cette volonté d’agencement ? Et au fond, est-ce qu’on crée pour plaire ? Pour être accepté ? Si oui, par qui ? J’ai appris à écrire seul. En n’en faisant qu’à ma tête. En évitant de trop lire les autres. Par peur d’imiter. Par peur de disparaître sous d’autres voix. Par peur de ne pas être moi. Mais qui suis-je, vraiment ? Y a-t-il une preuve, un signe, un point fixe qui dirait : "c’est moi" ? Toujours cette insistance. Toujours cette obstination à vouloir être "soi". Mais ça ne s’arrête jamais. Ça tourne en rond. Comme une obsession vide. Au début, j’écrivais sans ponctuation. Naturellement. Laisser l’écriture aller, sans barrière, sans contrainte. Puis j’ai cédé. J’ai remis la ponctuation. Par soumission ? Par fatigue ? Pour retrouver des forces avant d’y retourner ? Je ne sais pas. Mais je sens que je dois y revenir. Revenir à l’origine. À l’absence de ponctuation. Pour voir où ça mène. Pour laisser l’écriture respirer. Sans lui faire obstacle. "Tu te cherches", disent les autres. Comme si c’était un manque. Comme si, eux, s’étaient trouvés. Mais ce qu’ils ont trouvé, n’est-ce pas ce que d’autres ont trouvé avant eux ? Un masque ? Une copie ? Imiter, j’ai fait ça aussi. Mais je le savais. Peut-on toujours s’en souvenir ? Peut-on vivre sans oublier ? Christophe Tarkos est mort à 42 ans. Je devrais me procurer ses livres. Comprendre comment il faisait ses gammes. Il n’a pas tout publié de son vivant. D’autres l’ont fait pour lui. Alors, que lisons-nous quand nous le lisons ? Son intention ? Ou autre chose ? J’ai arrêté d’écrire vers 42 ans. Je ne savais plus comment m’en sortir. Cette confusion entre écriture et autobiographie. Il m’a fallu attendre 58 ans pour y retourner. Non pas en évitant l’autobiographie, mais en l’épuisant. En la poussant au bout. Mais je n’avais pas pensé à la forme. C’est maintenant que je comprends. Grâce aux textes que je reçois en PDF, dans cet atelier d’écriture. La forme compte. La forme est tout. Surtout quand elle commence informe. Je viens de comprendre un truc. Mais ça reste confus. Mieux vaut attendre. Laisser reposer. Relire plus tard. Comme on retourne un tableau pour voir ce qui en reste, une fois l’émotion dissipée. Illustration : Francis Bacon, Etude pour un portrait 1953|couper{180}

Esthétique et Expérience Sensorielle

Carnets | juin 2022

21 juin 2022

Perec, je ne le connais pas bien. Chaque fois que j'ai ouvert un de ses romans, il m'a semblé qu'il me parlait d'autre chose que de littérature. Ou alors d'une manière qui, à l'époque, ne me correspondait pas. Je me souviens avoir lu La Vie mode d'emploi à dix-huit ans, sans y trouver quoi que ce soit de véritablement stimulant. Trop intellectuel pour moi. Surtout, cela risquait de me détourner d'une vision romantique de l'écriture, qui était pour moi une bouée de sauvetage. Peut-être, si j'avais eu une véritable conscience politique, aurais-je pu me sentir proche de la voie oulipienne. Mais j'étais dans une survie immédiate, accaparé par le besoin de me nourrir et de me loger. Aujourd'hui, quarante ans plus tard, je me surprends à envisager de changer mon fusil d'épaule. Les choses importantes viennent-elles autrement que par hasard ? Ce matin, je suis tombé sur un entretien de Yann Etienne avec Jacques Abeille, publié sur Diacritik en 2020. L'auteur du Cycle des contrées y évoque l'écart entre deux visions contemporaines de la littérature : l'approche oulipienne et une autre que je continue de nommer "magique" — refusant d'utiliser "romantique", un mot que je crois avoir dépassé. Comme dans bien des domaines, il faut choisir, et donc renoncer. En peinture, j'ai renoncé au conceptuel. Pourquoi le choisirais-je en littérature ? Pourtant, la cohérence m'effraie aussi. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est cette magie de l'élan créateur, ce mystère qu'il faut maintenir vivant, même si, par de longs cheminements circulaires, on croit parfois toucher à son essence avant de devoir y renoncer avec sagesse. Abeille est un de ces magiciens. Certaines de ses phrases résonnent en moi : J’ai l’impression que je vis dans la présence de ce que j’écris, des personnages qui peuplent mes écrits. Ou encore : J’écris des rêves, et il y a un moment où un rêve est mur et se laisse écrire. Dans les rêves, il y a des vestiges du quotidien, des traces identifiables. Il faut les laisser venir. Elles forment un tissu interstitiel, conjonctif. "Ça fait partie du rêve, c'est tout." Abeille cite également Maurice Blanchot à propos de Moby Dick et de Melville, évoquant une "mauvaise volonté de l'auteur", un désir de détruire, de s'affranchir du réel. Il avoue aussi : "J’ai le goût de la contradiction". Cette contradiction qui rend apte à écrire aussi bien un texte lumineux qu'un texte obscur, et dont la puissance est motrice dans toute création. Enfin, il prononce cette phrase terrible, dans laquelle je me reconnais pleinement, bien que pour des raisons obscures et différentes : L’identité, c’est une place dans la société des hommes. Quand vous êtes un bâtard, vous n’avez pas de place. Vous ne pouvez vous inscrire nulle part. Si en plus on vous fait sentir que l’identité que l’on vous fournit est un faux ou une usurpation, ça verrouille ce défaut d’être. Il y a une sorte de béance. On pourrait faire une analyse complète de mes écrits et retrouver ce fil conducteur, grave, important, possible, de tout ce que j’ai écrit. {Ce texte est une note de chantier, une réflexion en cours nourrie par l'atelier d'écriture avec François Bon.} Illustration : 61 Atelier Rouge Marx Rothko 1953|couper{180}

Autofiction et Introspection Esthétique et Expérience Sensorielle

Carnets | novembre

9 novembre 2019

Dans cet entre-deux fragile, où l’amour vacille entre aujourd’hui et demain, le poème évoque le mystère de la présence et de l’absence, tout en questionnant la nature des liens qui unissent deux êtres.|couper{180}

Autofiction et Introspection Esthétique et Expérience Sensorielle Temporalité et Ruptures
peinture de femme avec dominante rouge

Carnets | octobre

11 octobre 2019

Ses yeux, grands ouverts sous la morphine, étaient d’une beauté saisissante et je lui ai murmuré « tu peux y aller maintenant », la main de mon père posée sur la sienne parce que je le lui avais ordonné, lui si souvent absent dans sa propre présence ; c’est alors, dans ce silence dense, que m’est revenue sa phrase de toujours, nette, sans fioritures : « Tu prends tout par-dessus la jambe. » Longtemps, ce « tout » m’a paru désigner le même détail ridicule et encombrant, ce petit sexe qui pend ; j’y avais réduit mon désir, mon esprit, mes ambitions, jusqu’à la caricature, sans comprendre l’absurdité du cadre ; bien plus tard, j’ai compris que cela pouvait tout aussi bien désigner le tissu d’un pantalon, un pan de short, un simple passage par-dessus le genou, et que ce redressement trivial aurait peut-être changé ma trajectoire ; mais nous avions scellé, elle et moi, un pacte tacite où le sexe occupait le centre, un je-m’en-foutisme à deux voix ; je revois les retours d’aube après les nuits à traîner pour rien, elle à la cuisine, cigarette au filtre doré, le rire nerveux avant la flèche : « Mon putain de garçon ! » ; je devinais, derrière l’injure tendre, un fantasme de liberté pour elle-même, et l’aveu plus tard d’un désir de fille, avec ces histoires d’avortements manqués dont elle parlait en haussant les épaules ; « à quelques centimètres près, tu n’étais qu’une crotte », disait-elle, non pour m’écraser, mais pour dire sa rage d’être enfermée dans un rôle qu’on lui avait assigné ; elle aurait pu être une artiste, je ne l’énonce pas en fils dévoué mais en témoin : dans le buffet, un carnet à spirale couvert de fusains, portraits retournés, gestes sûrs interrompus ; un soir, je l’ai surprise à mesurer la lumière sur le mur avec sa main, index tendu, comme on cadre avant la toile ; un matin, la valise était à moitié pleine sous le lit, les horaires des cars pour Paris pliés en deux sur la table, puis la valise a disparu et nous sommes restés ; j’ai longtemps pensé qu’elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser là, pour se sauver elle-même, et je lui en ai voulu de ne pas avoir eu cette force ; à Créteil, dans la chambre blanche, j’ai fait ce que je pouvais : imposer le geste à mon père, tenir la scène jusqu’au bout, donner la permission de partir ; quand ce fut fait, je l’ai emmené dehors avant qu’il s’effondre, et, devant le restaurant marocain de Limeil-Brévannes, j’ai lâché la phrase la plus idiote et la plus juste de la journée : « Et si on allait se faire un couscous ? Ça nous remonterait le moral » ; il a pleuré pour de bon, enfin, et j’ai pensé, peut-être à haute voix, que toute ma vie s’était écrite sur ce malentendu : prendre les choses comme elles viennent, les porter « par-dessus la jambe », pas par désinvolture mais pour survivre ; il pleurait encore quand nous avons tourné sur le parking désert, et je n’ai rien ajouté.|couper{180}

Autofiction et Introspection écriture fragmentaire Esthétique et Expérience Sensorielle
une mère et son enfant abîmé

Carnets | septembre

Ce texte propose une réflexion sur la nature du cerveau humain et de...

Notre cerveau est une machine fascinante, mais son fonctionnement et ses relations avec l’esprit restent entourés de mystère. Alors que les neurosciences tentent d’apporter des réponses, de nombreuses questions demeurent : le cerveau est-il simplement une interface ou une antenne qui capte quelque chose de plus grand ? Et la conscience, est-elle seulement un phénomène électrique ou une porte vers l’inconnu ? Autant d’interrogations que l’auteur explore à travers un prisme à la fois scientifique et poétique.|couper{180}

Esthétique et Expérience Sensorielle Narration et Expérimentation