Temporalité et Ruptures
Il n’y a pas de temps continu dans ces textes. Ou s’il y en a un, il est troué, bousculé, repris dans ses plis. Ce mot-clé regroupe des fragments où la temporalité devient matière d’écriture : non comme fond neutre, mais comme tension permanente.
Parfois, une rupture : accident, disparition, événement qui brise le fil. Parfois, c’est plus discret : un glissement, une répétition, une scène qui revient autrement, déplacée, comme un souvenir parasité. Parfois encore, c’est le temps lui-même qui se délite — plus de passé, plus de futur, juste une suspension.
Ces textes cherchent des formes pour accueillir cette incertitude. Pour dire l’expérience du temps quand il se défait, quand il revient en boucle, quand il ne tient plus. L’écriture y devient une manière de reconstruire un rythme — ou simplement de faire entendre l’éclat, le battement, la rupture intérieure.
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Histoire de l’archiviste
Tallinn 1922
L’archiviste, appelons-le Martin, avait fini par se faire à l’idée que sa vie se déroulerait dans un rectangle de vingt mètres carrés, entre des murs couleur de temps arrêté. Il avançait dans le classement du fonds H11, un dossier épais qui sentait le béton sec et les conflits juridiques, lorsqu’il tomba sur une chemise beige, différente des autres. À l’intérieur, pas de plans, pas de factures. Juste une liasse de correspondances entre le cabinet d’architectes et le Musée de l’Homme, datant des années 70. On y parlait de vitrines, d’éclairage, de normes de sécurité pour des silex. Une note manuscrite, signée d’un certain Commissaire Roche, attira son regard : « Pour le hall d’entrée, vérifier l’accord de la Direction avec la famille Rosen concernant le dépôt du galet gravé. Pièce jointe : acte notarié. » Le galet gravé. Martin se souvint de la boîte Glozel, de cette pierre lisse où courait un renne stylisé. Il avait toujours trouvé curieux qu’un cabinet d’architectes conserve de tels documents. Comme si les murs qu’on dessine devaient aussi abriter les fantômes des cavernes. Il suivit la piste, machinalement. Le dossier Rosen le mena à l’état civil, microfilmé sur des bobines qui sentaient le vinaigre. Les Rosen, donateurs discrets, étaient nés Rosenthal. Changement de nom en 1950. « Pour raison d’assimilation », précisait une note administrative, d’une écriture ronde et sans histoire. Martin s’arrêta sur le prénom de la mère : Sarah. Et sur le lieu de naissance : Tallinn, 1922. Tallinn. Le nom fit un drôle d’écho, comme une pièce tombée d’un vieux meuble. Rien de personnel, non. Juste une capitale balte, un port sur la mer glaciale, une de ces villes dont on voit les photos en noir et blanc et qui semblent habitées par un silence particulier. Il fit défiler les images, le souffle un peu court. Les noms dansaient, les dates se chevauchaient. Et puis, soudain, ce fut là. Un acte de mariage, 1946. Sarah Rosenthal, née à Tallinn, épousait un certain Robert Le Gall. Le Gall, le nom de jeune fille de sa mère. Et là, en témoin, signature illisible mais adresse claire : le 14 rue des Écouffes, à Paris. Il recula son fauteuil roulant, qui grinça dans le silence. Tallinn, les Rosenthal, la rue des Écouffes. Autour de lui, les archives du cabinet, celles du musée, celles de l’état civil, formaient soudain un seul et même puzzle. Un puzzle dont il était, sans l’avoir demandé, la pièce centrale. Il regarda ses mains, posées à plat sur le bureau. Des mains d’archiviste, habituées à toucher le papier des autres. Tallinn. Il y avait eu des troubles là-bas, dans les années 20, il le savait vaguement. Des histoires de cosaques, de maisons brûlées. Des choses qu’on ne disait pas. Puis il se leva, alla se faire un café. La machine grogna longtemps avant de rendre son jus noir. Dehors, un camion de livraison bloquait la rue. Martin but une gorgée, trop chaude. Il faudrait bien, un jour, ranger la chemise beige. Mais pour l’instant, il la laissa ouverte sur le bureau, comme une porte entrouverte sur un paysage inattendu, un peu froid, un peu lointain, comme les brumes du golfe de Finlande. illustration : Cette photo capture un moment très précis de l'histoire estonienne. En 1920, l'Estonie était en pleine Guerre d'Indépendance (1918-1920) contre la Russie soviétique. Les Britanniques ont fourni un soutien militaire important aux États baltes, incluant des chars comme celui-ci.|couper{180}
Carnets | novembre 2025
02 novembre 2025
La rage, la colère, la violence qui, autrefois, étaient contenues par un certain nombre d’illusions – auxquelles on se faisait un devoir de croire passionnément, en usant de mots doux comme « Liberté, Égalité, Fraternité », avant qu’on ne saisisse toute l’étendue de l’entourloupe –, sont désormais sorties de leurs gonds. Nous voici revenus au temps des hordes et de la foire d’empoigne, maltraités, tabassés, détroussés par ceux-là même qui étaient censés nous protéger et assurer le bonheur du pays. À moins que cette prétention ne soit encore qu’un pompon récalcitrant de chenilles foraines. Que l’on ne se soit fait duper depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine, au mieux depuis la Révolution, au pire depuis la chute de l’Empire romain. Sans doute tout ceci n’est-il dû qu’à une simple opération arithmétique. Nourrir et loger des esclaves étant devenu hors de prix, on inventa la liberté à bon escient, accompagnée d’un coup de pied au cul pour s’en aller quérir logis et ouvrage à l’écart des villas juchées sur les hauteurs qui cernent la ville. Et nous autres, bons et braves bougres, barbares ontologiques d’un pouvoir qui ne saurait exister sans son reflet contraire, nous avons couru, nous courons encore, pire : nous courons en espérant rejoindre le haut de la colline, et sommes étonnés de n’y trouver personne, que du vide, du rien, du néant. Car nous aussi, donc, avions besoin de maîtres pour nous vivre esclaves. Ce matin, il s’est éveillé avec cette phrase qui clignotait sans cesse, tel un vieux néon grésillant près de l’araignée au plafond : « Le style est l’homme même ». — c’est de Buffon, lors de son discours à l’Académie française en 1753, souvent attribué à tort à Boileau — et tout devint lumineux. Puis la seconde pensée qui l’assaillit fut celle d’être un homme d’un autre temps ; non pas un anachronisme, mais un homme qui refuse de se relier au temps présent en bêlant de concert avec lui et en son sein. Il se découvrait soudain une famille, des gens avec qui, par leur style, il pouvait entretenir un commerce sans fâcherie. Ils ne risquaient pas de le contredire de façon brouillonne dans une immédiateté vaine : ils étaient tous morts, alignés sur les rayons de sa bibliothèque. Hier matin, rendu de bonne heure sur le marché, quelle merveille : des plateaux de légumes à 1 €. Je suis revenu avec un sac plein de chou, de poireaux, de navets, de carottes, d’oignons et d’ails. J’ai fait l’emplette d’un gros morceau de poitrine fumée afin de confectionner une potée. Elle a cuit tout l’après-midi et je l’ai mise au four ce matin pour en achever la cuisson à l’étouffée.|couper{180}
Histoire de l’archiviste
L’Héritage de l’Archiviste
Bien des années plus tard, devant la tablette de verre où s’allumaient les archives numérisées, l’archiviste se souviendrait de cet après-midi lointain où il avait découvert la boîte oubliée. Elle était cachée derrière les rayonnages métalliques, une caisse en bois marquée d’une étiquette à l’encre pâlie : Fonds Glozel – Don Roche, J.-B. Le nom n’avait d’abord éveillé en lui qu’un écho vague, une résonance scolaire. Mais en ouvrant le couvercle, une odeur de vieux papier, de cire et de temps suspendu s’était élevée. Il y avait là des carnets aux pages jaunies, une liasse de lettres, et, enveloppé dans un tissu, un galet plat sur lequel était gravée la silhouette fine et sauvage d’un renne. L’archiviste, dont la vie consistait à traquer la logique dans le chaos des dossiers, sentit immédiatement qu’il tenait autre chose. Ce n’était pas un dossier de plus à classer. C’était un piège à temps. Il commença par lire les carnets. L’écriture était ferme, celle d’un instituteur de la IIIe République. Jean-Baptiste Roche y décrivait non pas des faits, mais un vertige. Le vertige d’un homme pour qui le monde, auparavant ordonné par les manuels, avait soudain révélé ses fissures. Page après page, l’archiviste reconnut une sensation qu’il croyait personnelle et moderne : l’effondrement des certitudes devant la masse informe des preuves contradictoires. « On me demande une vérité unique, notait Roche, alors que la terre ne nous donne que des fragments. Je suis devenu l’instituteur du doute. » Ces mots frappèrent l’archiviste en pleine poitrine. Lui qui, chaque jour, devait extraire une ligne claire de kilomètres de dossiers de sinistres, lui qui s’échinait à reconstituer des puzzles dont l’image originale était perdue, il trouvait en cet homme mort depuis un siècle un frère d’arme. Il découvrit ensuite les lettres. Certaines étaient du docteur Morlet, pleines de fougue et de conviction. D’autres, de collègues enseignants, teintées de mépris ou de crainte. Une, émouvante de simplicité, était d’Émile Fradin, remerciant l’instituteur d’avoir « pris des risques pour la justice ». L’archiviste comprit que cette boîte ne contenait pas la réponse à l’énigme de Glozel. Elle contenait bien mieux : la chronique intime d’un homme qui avait appris à vivre avec l’énigme. Le soir, il resta tard dans la salle silencieuse, le galet gravé posé sur son bureau, à côté de son clavier. La lumière bleutée de son écran, où s’alignaient des dossiers numérotés, baignait la pierre ancienne. Deux mondes se touchaient : le sien, fait de données et de recherches par mot-clé, et celui de Roche, fait de boue, de intuition et de pierres disputées. Bien des années après, l’archiviste avait enfin trouvé le chaînon manquant. Non pas entre le Néolithique et l’Histoire, mais entre sa propre quête et celle de cet homme du passé. Ils étaient tous deux des passeurs. L’un tentait de faire passer un paysan illettré du statut de fraudeur à celui de témoin possible. L’autre tentait de faire passer des liasses de papiers du statut de déchets à celui de mémoire. Le lendemain, il ne classa pas la boîte. Il en fit un fonds à part, qu’il nomma « Fonds des questions ouvertes ». Il y joignit une note, non pas d’archiviste, mais d’héritier : « Jean-Baptiste Roche n’a pas résolu Glozel. Il a fait bien plus précieux : il a montré comment une énigme, lorsqu’on cesse de vouloir à tout prix la résoudre, peut devenir un compagnon de route, une lentille qui change la focale du monde. Ce galet n’est pas une preuve. C’est un rappel. Un rappel que derrière chaque dossier, il y a eu des vies, des doutes, et des histoires qui résistent à être mises en boîte. » En refermant la caisse, il sut qu’il ne regarderait plus jamais ses dossiers de la même manière. Ils n’étaient plus une masse à ordonner, mais un territoire à habiter, avec ses zones d’ombre et ses « vices cachés ». L’instituteur lui avait transmis le plus précieux des outils : non pas une solution, mais une posture. Celle de l’archiviste qui, désormais, savait que son travail n’était pas de clore les dossiers, mais d’en préserver les questions.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
20 octobre 2025
L’accumulation des rêves lucides de ces derniers jours semble corrélée à la nourriture, notamment aux soupes maison que je confectionne. En effet, certains légumes riches en vitamine B6, tels que la carotte et la pomme de terre, en contiennent. Intéressant aussi de constater que, pour ne rien perdre des vertus de la B6, il est préférable de mixer la soupe, ce que je fais naturellement. À noter aussi la consommation de légumineuses comme les lentilles et les pois chiches, et, en ce moment, des châtaignes. Mais c’est certainement le poulet qui en contient le plus (environ 0,5 à 0,6 mg de B6 pour 100 g cuits, soit près d’un tiers des besoins journaliers ; le foie de volaille monte encore plus haut). Tout ceci découlant des ennuis dentaires, évidemment. Un mal pour un bien, comme on dit. Je note aussi que, au-delà de la B6, certaines épices que j’utilise ces temps-ci — romarin, sauge, curcuma — pourraient jouer un rôle d’arrière-plan : leurs composés ralentiraient légèrement la dégradation de l’acétylcholine (rien à voir avec la force d’une galantamine, mais assez pour compter au quotidien). Et puis il y a les œufs, riches en choline, ce précurseur de l’acétylcholine qui nourrit la machinerie elle-même. Disons que la cuisine fait sa part : elle ne “provoque” pas la lucidité, mais elle prépare le terrain, et le terrain aide — surtout quand je combine ça avec mes routines de réveil léger et de prise de notes au matin. J’écris ces lignes dans la nuit du dix-neuf au vingt octobre ; je n’aurai pas la possibilité d’écrire beaucoup demain puisque je dois me rendre à l’hôpital pour une intervention (bénigne). Ensuite, si tout va bien, le prochain rendez-vous médical sera au mois de décembre, ce qui me laissera un peu de répit. Je réfléchis à tous ces textes et à la forme, aux formes dans lesquelles les organiser. Aujourd’hui, j’ai pu améliorer le flipbook — Livre à feuilleter — associé aux différents mots-clés du site. Notamment la table des matières, qui désormais fonctionne correctement, bien que la mise en page ne me satisfasse pas encore complètement. Lorsque je vois l’étendue de mon ignorance en matière d’outils informatiques, il arrive que je me déprime. Plus je découvre, plus je m’enfonce dans l’inconnu : à la fois excitant et déprimant, car l’horloge tourne ; je me dis : pourquoi ne t’es-tu pas intéressé à tout cela plus tôt ? Et pourtant c’est un plaisir, toujours, presque charnel, de se gratter les croûtes. Je crois que ce fonctionnement remonte à l’origine du monde — ou de moi —, ce qui est globalement une sorte de pléonasme. Cela fait aussi réfléchir sur la notion de monde et de moi. Ce qui, en outre, permet certaines perspectives inédites sur la manière de déplacer le point d’assemblage, c’est-à-dire cette soi-disant séparation entre le monde et soi. De là, s’engouffrer dans la fiction corps et âme. Car, ainsi que le dit Conrad, l’imagination peut aller beaucoup plus loin dans la réflexion que la réflexion seule. Cependant, il est terriblement difficile de s’y engouffrer comme je le voudrais. L’ennemi principal est le dérangement : ne jamais être certain d’avoir quelques heures de répit devant soi. La contingence est résolument l’ennemie numéro un. Et, en même temps que j’écris ces mots, je sens bien que c’est faux : ce n’est pas ainsi, de manière binaire, que se produit l’événement. La contrainte permet aussi de mieux utiliser le temps, une fois certain que nous n’en avons pas beaucoup : une fenêtre spatio-temporelle pour s’engouffrer dans l’onirisme de tout son saoul, rêver, écrire des fictions. illustration Salvador Dali, le bateau papillon|couper{180}
Carnets | octobre 2025
12 octobre 2025
On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Une époque répond à une autre, sans rencontre. Revenir ne rejoint rien. Cela répète. Nommer l’instant le retire. Ce qui se montre se défait. Rien à retenir. Aller sans objet. Passages. Lire. Relire. Couper. Laisser le reste. Parfois l’écriture a lieu dans le sommeil. Au réveil, rien. Mieux, peut-être. Se soustraire au présent nommé n’éclaire pas. Une ouverture a lieu, sans lieu. Exposé au neutre. Sans accueil, sans refus. L’inquiétude prévaut sur l’assurance. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. Pourquoi, comment, en suspens. Rien n’est décidé. Le présent n’a pas lieu. S’il n’a pas lieu, il oblige. Tenir l’écart. Suspendre l’assentiment. Reporter le jugement. Réduire la phrase. Épreuve minimale. L’horloge passe de 12:00 à 12:01. Rien n’a eu lieu. Le fichier porte une date. Rien ne s’est passé. Différence constatée sans événement. Conséquence. Conduite basse intensité. Ne pas conclure. Laisser ouvert. Geste minimal. Sortir plutôt que comprendre. Risque. Séparation. Silence pris pour refus. Perte d’usage. Ce que cela sauve. Attention. Possibilité d’entendre. Place pour quiconque. Il y a, peut-être, urgence. Un pas se fait, sans destination. Ni adhésion ni déni. Le neutre travaille. Rien n’est décidé. illustration : Whistler, nocturne en bleu et or, 1872-75, huile sur toile, Tate, Londres.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Cartographier l’invisible
J’ouvre Google Earth et je descends jusqu’à Épineuil-le-Fleuriel. Je cherche le Cher, mais ce n’est pas le fleuve qui m’accroche, c’est la Queugne, mince rivière qui s’y jette en douce. Un filet d’eau de vingt-huit kilomètres à peine, mais qui, sur la réglette des archives, se comporte comme un acteur principal : plus large en 2004, presque effacé en 2012, bordé de peupliers ou réduit à un trait pâle. À force de cliquer, le cours change, les rives se déplacent, les champs s’emboîtent autrement. Plus au nord, Isle-et-Bardais, petite commune coincée dans la forêt de Tronçais, m’offre le même vertige : le nom double, Isle et Bardais, la fusion ancienne de deux hameaux, une dispersion d’habitats qu’aucune carte ne parvient vraiment à rassembler. On croit regarder un plan, on tombe sur des fantômes. Le paysage ne tient pas, il vacille. Et ce qui m’étonne n’est pas tant que la Queugne coule ou qu’Isle-et-Bardais existe, mais que la carte, censée me fixer un repère, fabrique à chaque année un récit différent. Si je relève la tête de la Queugne, Google Earth m’offre le ciel. Pas grand-chose, juste une voûte noire piquée de points. Ptolémée avait fait pareil, relier les taches, transformer un amas d’étoiles en lion ou en poisson. On ne sait pas très bien pourquoi c’est un lion et pas un chien, un poisson et pas un caillou. On trace des lignes, on invente des bêtes, on baptise. Le ciel devient une carte, mais une carte à la fois stricte et fantaisiste. Kepler corrige, d’autres raffinent, chacun déplace un point, change la figure. Aujourd’hui encore, les applications de téléphone rejouent le même jeu : on lève l’appareil, on le tourne vers la nuit, et des lignes jaunes apparaissent sur l’écran, reliant les étoiles en scorpion, en vierge, en cygne. Comme si l’ancien besoin de peupler l’invisible persistait, infiltré jusque dans le logiciel. Le détail mouvant, ici, c’est l’animal qu’on choisit de voir, cheval ou crabe, selon le trait. Le ciel n’a pas changé, mais la carte, elle, fabrique à chaque fois une créature différente. Quitter le ciel pour descendre dessous, c’est un autre type de carte. Dante en avait dressé les plans : un entonnoir creusé sous terre, neuf cercles empilés comme les anneaux d’un tube fluorescent. Botticelli l’a dessiné avec précision, Doré aussi, chacun traçant des coupes, des gradins, des flèches pour indiquer la descente. L’Enfer devient presque un organigramme, un plan de métro aux stations bien alignées : luxure, avarice, fraude. On imagine le voyageur composter son billet à chaque cercle. Le détail mouvant se glisse là aussi : selon les commentateurs, certaines âmes changent de niveau, on les expédie plus bas ou on les relève d’un cran. Ce qui devrait être fixe, éternel, se révèle flexible, négociable. La carte prétend figer l’invivable, mais elle le rend mobile, flottant, presque administratif. Et en suivant ces tracés, je m’aperçois qu’il est plus facile de cartographier l’enfer que la Queugne ou Isle-et-Bardais. Après l’enfer bien rangé, il y a les cités idéales. Thomas More avait dessiné une île en forme de croissant, rues droites, maisons identiques, rien qui dépasse. Campanella imagina une ville solaire, circulaire, compartimentée comme une horloge. Chaque détail servait à prouver l’ordre parfait, la symétrie, la raison. Puis Calvino, plus joueur, fit tout basculer : ses villes n’ont pas de coordonnées, elles flottent dans le récit, elles n’existent que le temps qu’on les raconte. On ne peut pas les pointer sur une carte, elles se déplacent, elles s’effacent dès qu’on referme le livre. Le détail mouvant est là aussi : l’emplacement même de l’utopie. Toujours ailleurs, toujours décalé, parfois juste à côté, parfois hors de portée. On dessine pour fixer, mais le dessin s’échappe. Et il y a ce soupçon d’absurde : à force de chercher la cité idéale, on ne tombe que sur des plans de lotissements, pavillons en rang, haies de thuyas. Peut-être que l’utopie, finalement, n’a jamais été qu’une carte de promoteur. Je reviens à mes propres cartes. Pas celles de More ni de Calvino, mais celles de l’enfance. Une Michelin pliée en accordéon sur la banquette arrière, le doigt suivant la route des vacances, les virages déjà anticipés, les villes à peine prononcées. Le détail mouvant, c’était un symbole vert, une aire de repos inventée comme terrain d’aventures. Plus tard, les cartes de fiction ont pris le relais : Tolkien, avec ses montagnes crayonnées, ses forêts aux noms ronflants, ses rivières serpentines. Dans les jeux vidéo aussi, un monde surgit dès qu’on l’ouvre, se déplie comme un tapis : un village, un château, un marécage, tout ça disparaissant aussitôt la console éteinte. Aujourd’hui, c’est le téléphone qui me suit, Google Maps qui me géolocalise, qui cartographie mes trajets, mes courses, mes habitudes. Le détail mouvant, ce n’est plus un virage de rivière, c’est une donnée personnelle qu’on capture, qu’on enregistre. La carte ne montre plus seulement l’espace : elle me découpe en fragments, elle me superpose à moi-même, un double tracé que je n’ai pas choisi. Alors je retourne à mon méandre du Cher, près d’Épineuil-le-Fleuriel. Je rouvre la réglette, je fais défiler les années. Le fleuve grossit, s’amincit, les peupliers apparaissent, s’effacent, un hangar surgit, un autre toit se ternit. Rien n’est jamais stable. La carte ne fixe pas, elle raconte. Elle ne dit pas le territoire mais la succession de ses visages, parfois vrais, parfois inventés. L’invisible n’est pas derrière la carte, dans un secret à révéler. Il est dans ce mouvement même, ce tremblement discret qui fait qu’un lieu ne reste jamais identique à lui-même. Peut-être que la carte, finalement, ne nous oriente pas. Elle nous rappelle seulement qu’on se déplace, même immobile, et que ce qu’on croyait tenir entre les mains glisse déjà ailleurs.|couper{180}
Carnets | juin 2025
15 juin 2025
"Un film d'art sur cette génération ne sera qu'un film sur l'absence de ses œuvres" disait la voix off. Le documentaire était en noir et blanc et l'on reconnaissait le style de diction des années 50-60. Même si le contenu passait pour être révolutionnaire, même si le texte que charriait la voix paraissait évoquer des choses profondes, l'intonation, elle, renvoyait irrémédiablement à une époque révolue. Il mit la vidéo en pause et descendit se chercher un café. Tout cela était encore tellement confus. Sans doute faudrait-il visionner une seconde puis une troisième fois le film pour s'extraire de l'hypnose. Cette hypnose née du mélange de souvenirs d'enfance que les images en noir et blanc rappelaient. Façades d'immeubles, intérieurs de café, taches de vin rouge sur les tables, vêtements déjà vus jadis ou plutôt entrevus. Ces vestes, mon dieu, ces vestes qui vous posaient là. L'entraperçu devenant meilleur vecteur soudain que ce qui un jour fut vu. Sous la vidéo, les commentaires s'entassaient. Une vingtaine en tout et pour tout ; ce qui ne paraissait rien par rapport à la déflagration silencieuse qu'il éprouvait au fond de lui-même. Ce qui était révélé dans le film, c'était bien un scandale. Mais on ne s'intéressait plus au scandale, ou alors à la manière d'un simple divertissement. Le scandale avait été mis au pas lui aussi.|couper{180}
Carnets | juin 2025
14 juin 2025
Se réveiller tard. Ranger le désordre. Se contenter d'avoir passé une agréable soirée. Faire taire les miaulements en jetant une poignée de croquettes. S'asseoir sur le banc dans la cour. Se dire qu'il faut donner à boire à l'hortensia. Joindre le geste à la pensée. Boire enfin le café passé, non je ne veux rien manger, le dire gentiment. Écouter les martinets. Lever les yeux vers le ciel. Fera-t-il beau, sans doute. Tu as cours à 10 h. C'est bien. Tu as juste trois heures devant toi. C'est à la fois beaucoup et peu. Calculer le temps qu'il reste avant de. Une obsession depuis toujours. Parfois ça se modifie un peu. Combien de temps est-il convenable de rester à un anniversaire, à un mariage, à un enterrement afin de prouver sa participation à un ensemble. Cette arithmétique des présences, tu devrais aller en parler à « quelqu'un ». Comme si personne ne rencontrait jamais quelqu'un. On peut inverser la phrase. Comme si quelqu'un se mettait à écouter personne. Calembredaines, kalam-berdàn, propos froids et faibles. Dans cette fissure-là, justement — entre le dire et l'entendre —, l'or s'est sans doute infiltré il y a de cela des millions d'années. Il faudrait une pompe pour aspirer l'interstice, une laverie flottante pour traiter le gros gravier. Rêver au Klondike. De boues gelées, de terres noires. De l'eau glaciale qui monte jusqu'aux cuisses. S'imaginer ainsi apte à réparer tout et n'importe quoi. Par seule imagination et débrouille. Puis se réveiller : trop tard. Tu as loupé le vol pour l'Alaska. Le cercle arctique s'éloigne, fond, disparaît et tu te retrouves nez à nez avec un géranium. Plus de quarante ans de remords dans une jardinière qui chaque année refleurit rageusement. Se demander si c'est la même jardinière qu'autrefois, lorsqu'elle reposait sur le rebord de la fenêtre familiale. Respirer. Compter jusqu'à trois. Qu'y a-t-il donc dans le mot évasion, sinon un z invisible qui te rappelle le bourdonnement persistant des mouches à merde l'été, le tas de fumier, le gros manche de la fourche plantée. Ou alors tout lâcher comme on lâche une friteuse. Fermer les yeux en attendant que ça passe. Des milliers de brûlures se confondent en une seul, magistrale. Se demander si l'incinération n'est pas pur égoïsme. Imaginer plutôt le festin des asticots, des vers. Participer. Même mort tu participes encore — plus fort que l'or du Klondike, plus patient que l'hortensia. Wake late. Set the disorder right. Be content with having passed a pleasant evening. Quiet the yowling by throwing down a handful of dry food. Sit on the bench in the courtyard. Think that the hydrangea needs water. Join deed to thought. Finally drink the cold coffee—no, I want nothing to eat, say it kindly. Listen to the swifts. Lift your eyes to the sky. Will it be fair ? Probably. You have class at ten. Good. You have just three hours spread before you. It is both much and little. Calculate the time remaining before. An obsession since always. Sometimes it shifts a little. How long is it proper to stay at a birthday party, a wedding, a funeral, to prove your participation in the whole ? This arithmetic of presence—you should go talk to "someone" about it. As if nobody ever met anyone. You can invert the sentence. As if someone took to listening to nobody. Balderdash, kalam-berdàn, talk gone cold and weak. There in that very crack—between the saying and the hearing—gold infiltrated itself, no doubt, millions of years past. You would need a pump to suck the fissure dry, a floating washery to work the heavy gravel. Dream of the Klondike. Of frozen mud, black earth. Ice water rising to your thighs. Imagine yourself thus equipped to repair anything and everything. By imagination alone, and resourcefulness. Then wake : too late. You have missed the flight to Alaska. The Arctic Circle pulls away, melts, vanishes, and you find yourself nose to nose with a geranium. Forty years of remorse in a planter box that each year blooms back, furious. Wonder if it is the same planter as before, when it rested on the family windowsill. Breathe. Count to three. What is there in the word escape, if not an invisible z that calls back the persistent buzz of shit-flies in summer, the dung heap, the thick handle of the pitchfork, planted. Or else let everything go the way you let go of a deep fryer. Close your eyes and wait for it to pass. A thousand burns blur into one magnificent burn. Wonder if cremation isn't pure selfishness. Imagine instead the feast of maggots, of worms. Participate. Even dead you still participate—stronger than Klondike gold, more patient than the hydrangea.|couper{180}
Carnets | mai 2025
The Moment Before the Light
A notebook entry should unfold like a recipe. One should proceed methodically. Lay out the ingredients on the counter, slice the vegetables into julienne or brunoise, measure the spices, place the garlic, the salt, the herbs in small white bowls. Or do the opposite : open the fridge without any clear idea, grab a pepper, improvise with almost nothing. I do one or the other, without preference. Alternating is enough. This isn’t about telling anything. Even less about transmitting. It might not even be about writing. It's simply about noting down a day’s disposition. A fleeting inclination. A mood. The space between two actions. A text to capture what escapes. What happens when one thought nothing was happening. I'm in the kitchen. It’s early. The light is white, slightly slanted. It bounces off the stainless-steel sink. The tap drips at regular intervals. There’s no sound except the fridge humming on and off. I had a coffee. I can’t recall whether I added fresh grounds or just poured water over yesterday’s. The taste was there, but faint, distant. As if I had drunk the memory of a coffee. There are things we forget on purpose. And others that return on their own. This morning, it was the thought of a weak coffee. A detail of no importance. But I return to it, perhaps because there was nothing else to think about. This notebook won’t tell a story. It will remain on the edge. It will speak of the days when nothing happens. Of what we see without noticing. Of what we feel when we feel nothing. The background noise of hours. The light on the table. The slowness of a gesture. A fragment of morning. I expect nothing from this text. I let it come. I watch it appear, the way one watches a drop of water spreading on a tablecloth. Earlier I spoke of recipes. Of these notebooks we fill the way we cook : sometimes methodically, sometimes in haste, by instinct. It’s while thinking of that—of entering writing without really knowing why—that Toussaint’s book on Monet came to mind. Because in truth, what Monet does, there, in the studio, is this : a notebook. A page he returns to endlessly. An attempt to fix the impossible, to catch the light before it slips away. And I, here, with my notebooks, I’m doing exactly the same. I enter a room, I write a line, not knowing yet what I’m looking for. Perhaps just a bit of quiet. Perhaps a sentence that holds, like a brush loaded with blue. That text on Monet reminds me that incompletion is a form. That returning is a method. That repeated gestures, hesitations, re-beginnings are part of the work. And that even if no one sees it, even if it’s too slow, too quiet, it’s worth continuing. A notebook isn’t there to say what we know. It’s to stay in the blur, in the tremor. Like Monet in his studio. Like me this morning, searching for the light on the table. There is a moment, says Jean-Philippe Toussaint, that one would like to seize. Not a scene, not an event. Just an instant. The moment when Claude Monet pushes open the studio door. That moment changes nothing. Monet enters, that’s all. But that moment contains everything : the light, the painting, the solitude, the war outside, the silence within. A man is about to paint. He’s done it his whole life. And yet, today, it’s different. Because he’s getting older. Because he doubts. Because he knows he may never finish this painting. I read that book the way one enters a familiar room. There’s nothing to learn, only to be there. Time is suspended. Every word weighs. Nothing happens, and yet the tension is extreme : the tension of going on, despite everything. Toussaint doesn’t talk about Monet. He watches him. He follows him into the studio, morning after morning. He notes the way he adjusts his brushes, cleans his glasses, approaches his canvases without ever believing they are done. It’s not about describing the painting. It’s about rendering the experience of looking, the inner mechanics of the gesture. Monet doesn’t paint the Nymphéas. He dissolves into them. The book itself is a studio. Toussaint works there with a fine brush, with transparency. He returns, he rewrites. He writes the way one deepens a shadow or erases a too-bright light. Art is that tension toward the unfinishable. What we try, always, knowing it won’t be enough. I read that book, and I hear the war, faintly, outside. Like a low hum. I see the man, alone, old, slow. I see his hand searching for the exact color. There is no story. Just presence. Fragile. Stubborn. I think of our own studios. Our own gestures. Those instants when we pause at the threshold of something. When we know the light won’t return quite the same. And yet, we step in. Illustration : Atelier Nuit, 2018 Lire cet article en français → 24 mai 2025|couper{180}
Carnets | mai 2025
24 mai 2025
Un texte de carnet devrait pouvoir s’élaborer comme une recette. Il faudrait s’y prendre avec méthode. Poser d’abord les éléments sur le plan de travail, couper les légumes en julienne ou en brunoise, mesurer les épices, disposer l’ail, le sel, les herbes dans des petits bols blancs. Ou bien agir différemment : s’approcher du réfrigérateur sans idée précise, attraper un poivron, improviser à partir de presque rien. Il m’arrive de faire l’un ou l’autre, sans préférence. L’alternance me suffit. Il ne s’agit pas ici de raconter quoi que ce soit. Encore moins de transmettre. Il ne s’agit même pas d’écrire, peut-être. Il s’agirait simplement de noter une disposition du jour. Une inclination passagère. Une humeur. L’espace entre deux actions. Un texte pour fixer ce qui échappe. Ce qui se produit alors qu’on croyait ne rien faire. Je suis dans la cuisine. Il est tôt. La lumière est blanche, légèrement oblique. Elle rebondit contre l’évier inox. Le robinet goutte à intervalles réguliers. Il n’y a aucun bruit, sauf celui du frigo qui se déclenche par à-coups. J’ai pris un café. Je ne sais plus si j’avais mis du café moulu dans la cafetière, ou si j’ai simplement relancé de l’eau sur le marc d’hier. Le goût était là, mais diffus, lointain. Comme si j’avais bu le souvenir d’un café. Il y a des choses qu’on oublie volontairement. Et d’autres qui reviennent sans effort. Ce matin, c’était la pensée d’un café trop clair. Un détail sans importance. Mais j’y reviens, peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à quoi penser. Ce carnet ne racontera rien. Il se tiendra à l’écart. Il dira les jours quand il ne se passe rien. Ce qu’on voit sans y penser. Ce qu’on ressent quand on ne ressent pas. Le bruit de fond des heures. La lumière sur la table. La lenteur d’un geste. Un fragment de matin. Je n’attends rien de ce texte. Je le laisse venir. Je le regarde apparaître, comme on observe une goutte d’eau former un halo sur une nappe. Je parlais plus tôt de recettes de cuisine. De ces carnets qu’on remplit comme on prépare un plat : parfois méthodiquement, parfois à la hâte, à l’instinct. C’est en pensant à cela, à cette façon d’entrer dans l’écriture sans trop savoir pourquoi, que m’est revenu ce livre de Toussaint sur Monet. Parce qu’en réalité, ce que fait Monet, là, dans l’atelier, c’est cela : un carnet. Une page qu’il reprend sans cesse. Une tentative de fixer l’impossible, de retenir la lumière avant qu’elle ne glisse. Et moi, ici, avec mes carnets, je fais exactement la même chose. J’entre dans une pièce, j’écris une ligne, je ne sais pas encore ce que j’y cherche. Peut-être seulement un peu de silence. Peut-être une phrase qui tienne, comme une brosse chargée de bleu. Ce texte sur Monet me rappelle que l’inachèvement est une forme. Que le retour est une méthode. Que les gestes répétés, les hésitations, les recommencements font partie de l’œuvre. Et que même si personne ne voit, même si c’est trop lent, trop discret, il faut continuer. Un carnet, ce n’est pas pour dire ce qu’on sait. C’est pour rester dans le flou, dans le tremblement. Comme Monet dans son atelier. Comme moi ce matin, en cherchant la lumière sur la table. Il y a un moment, dit Jean-Philippe Toussaint, que l’on voudrait saisir. Pas une scène, pas un événement. Un instant. Le moment où Claude Monet pousse la porte de son atelier. Ce moment ne change rien. Monet entre, voilà tout. Mais ce moment contient tout : la lumière, la peinture, la solitude, la guerre au-dehors, le silence en dedans. Un homme va peindre. Il le fait depuis toujours. Et pourtant, aujourd’hui, c’est différent. Parce qu’il vieillit. Parce qu’il doute. Parce qu’il sait que cette peinture-là, il ne la finira peut-être jamais. Je lis ce livre comme on entre dans une pièce familière. Il n’y a rien à y apprendre, seulement à y être. L’espace est suspendu. Chaque mot pèse. Il ne se passe rien, et pourtant c’est une tension extrême : celle de continuer malgré tout. Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. Il le suit dans l’atelier, matin après matin. Il note la manière dont il ajuste ses pinceaux, dont il nettoie ses lunettes, dont il s’approche de ses toiles sans jamais les croire finies. Il ne s'agit pas de raconter la peinture, il s'agit de rendre l’expérience du regard, la mécanique intime du geste. Monet ne peint pas les Nymphéas, il s’y dissout. Le livre lui-même est un atelier. Toussaint y travaille à la brosse fine, à la transparence. Il revient, il recommence. Il écrit comme on rehausse une ombre ou qu’on efface une lumière trop vive. L’art est cette tension vers l’inachevable. Ce qu’on tente, toujours, en sachant que ça ne suffira pas. Je lis ce livre, et j’entends la guerre, à peine, dehors. Comme un grondement. Je vois l’homme, seul, vieux, lent. Je vois sa main chercher la couleur exacte. Il n’y a pas d’histoire. Juste une présence. Fragile. Obstinée. Je pense à nos propres ateliers. À nos propres gestes. À ces instants où l’on s’arrête à la porte de quelque chose. Où l’on sait que la lumière ne reviendra pas tout à fait comme avant. Et pourtant, on entre. Illustration : Atelier Nuit (Studio at Night), 2018 Read this article in English → The Moment Before the Light|couper{180}
Carnets | mai 2025
14 mai 2025
Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. Inévitablement. Peut-être dès la deuxième ou troisième tournée, quand les mots se dénouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C’est comme un réflexe. La lumière tombe, la tiédeur de l’air enveloppe, et voilà qu’on y est, à parler d’avant, comme si c’était là le seul refuge possible. J’ai toujours vu ça. Peu importe l’endroit ou les circonstances : une soirée entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fumée des grillades et le vin un peu trop frais. À un moment, la conversation décroche du présent. Dans le temps. Avant. Pour les plus pudiques. C’est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d’autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d’une piscine ou sur la pelouse d’un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et ça ne s’arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s’enfonce dans cette manie de ressasser le passé. Je me demande si ce n’est pas lié à cette peur qui grandit avec l’âge. La peur de devenir étranger à soi-même, de ne plus reconnaître ce qui nous entoure. Parce que ce bon vieux temps, c’est surtout le souvenir d’un moment où on avait encore l’impression de maîtriser quelque chose. Où le monde allait moins vite, où les choses étaient peut-être plus compliquées, mais plus lisibles. Le bon vieux temps, c’est une manière de résister au sentiment d’inutilité qui s’insinue à mesure que les années passent. On s’y accroche parce que le présent fatigue. Parce qu’on sent que la vie ne nous appartient plus tout à fait, qu’elle glisse entre les doigts comme du sable sec. Ça commence toujours de manière anodine. Une phrase lâchée comme un ballon trop gonflé qui s’échappe des mains. "Avant, c’était quand même autre chose." Et tout de suite après, un silence presque complice, comme si on savait que ça allait venir, que ce bon vieux temps allait s’inviter dans la conversation. On n’en parle pas tout de suite. D’abord, il y a des anecdotes plus récentes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu à peu, ça dérive. On se met à parler des lieux d’avant, des objets qui n’existent plus, des habitudes perdues. Les cafés où on allait gamins, les cinémas de quartier avec leurs fauteuils râpés, les petits magasins où on achetait du tabac à l’unité. Les maisons familiales démolies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamnées, les terrains vagues devenus parkings. Et cette phrase qui revient, comme une litanie : "On vivait mieux, quand même." Peut-être que ce bon vieux temps, c’est justement ça : quelque chose qu’on n’a pas su préserver, quelque chose qu’on a laissé filer sans même s’en rendre compte. Un peu comme ce café de quartier, le dernier à servir des "petits noirs" au comptoir, qui a fermé sans prévenir. Un matin, on est passé devant, et il n’y avait plus rien. Juste un rideau métallique baissé et une affiche d’agence immobilière. On n’a rien vu venir. On s’est dit que c’était dommage, que c’était injuste, mais on n’a rien fait. Et ce matin-là, en passant devant le café fermé, ce n’était pas seulement de la nostalgie. C’était une colère sourde, comme si on s’en voulait de ne pas avoir été là au bon moment, comme si on avait laissé faire. Et c’est peut-être ça le ressentiment qui s’accumule : ce mélange de honte et d’amertume, de culpabilité presque. On se dit qu’on aurait pu agir, mais qu’on ne l’a pas fait. Peut-être que cette enceinte de ressentiment est aussi une manière de tenir la nuit à distance, de faire corps contre ce qui nous dépasse. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l’angoisse, un bouclier collectif. Mais en même temps, c’est plus que ça. Parce que enceinte, c’est aussi un espace clos où quelque chose grandit en silence, sans qu’on puisse vraiment l’ignorer. On bâtit ce mur ensemble, et à l’intérieur, le ressentiment se développe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s’amplifie, comme un bruit sourd qui résonne de plus en plus fort. Une fois scellé dans cette enceinte, il prend de l’ampleur, il mûrit, il se densifie. Et on se surprend à se demander : qu’est-ce qui finira par naître de cette enceinte de ressentiment ? Une révolte ? Une résignation partagée ? Quelque chose d’indicible qui, une fois libéré, nous emportera peut-être au-delà de ce que l’on est prêt à accepter. Peut-être qu’on reste là, à échanger nos amertumes, parce qu’on a peur de ce qui se prépare à l’intérieur de cette enceinte. Parce qu’on sait que si on l’ouvre, si on la laisse éclater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu’on puisse l’assumer seul. Alors on reste là, rassemblés, veillant ce foyer fragile, persuadés que tant que le ressentiment reste bien enfermé, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contrôle. Comme si en laissant mûrir l’amer, on retardait l’accouchement d’une vérité trop brutale pour être prononcée.|couper{180}
Carnets | mars 2025
03 mars 2025
Submergé par les événements. Ces derniers jours ont glissé sans bruit, emportant mon emploi du temps avec eux. Tout s’est déréglé, et les retards s’empilent comme des dossiers qu’on ne veut plus ouvrir. Mais au moins, l’ordinateur est réparé. Tous les logiciels réinstallés. Les sites locaux remis en place. Seul MySQL a résisté, obstiné, parce que j’avais gardé l’ancienne version sur une partition. Il a fallu tout sauvegarder avant de formater. Redondant, sans doute, la Dropbox a déjà tout. Mais sait-on jamais. J’ai perdu le fil. Les vacances avaient un plan. Elles en ont toujours un. Mais voilà, le plan est un leurre, un décor en carton-pâte que le hasard se charge d’éventrer. Ce qui me conforte dans l’idée de ne pas faire de plan. Ce qui est aussi une excuse facile, je l’admets. Je me sens plus bête qu’hier. Ce qui prenait quelques minutes en réclame des heures. Pourtant, après deux jours de panique, j’ai rouvert mon traitement de texte. J’écris. Pour qui ? À vrai dire, cela n’intéressera personne, sauf moi. Ce n’est pas un manque d’idées. C’est un manque d’énergie. Et pourtant, je continue à tirer des plans sur la comète. C’est là que je suis bête. Et têtu. Alors que le bonheur est à portée de main. Il suffirait de prendre son manteau, de sortir, d’aller sur le Pilat. Renifler l’odeur de terre, surprendre les premiers bourgeons, retrouver la lumière oblique de mars. Dehors, l’air doit être léger, coupant juste ce qu’il faut. Les bourgeons doivent frémir sous la lumière, et l’odeur de terre remuée par le printemps doit monter. Je pourrais ouvrir la porte, descendre l’escalier, sentir sous mes semelles l’aspérité des cailloux. Mais non. Je suis là, encore, à compiler des notes qui ne serviront à rien, un archiviste du néant. À peine la machine réparée, je trace des guides, des fiches en Markdown pour documenter le chemin, ne pas oublier le processus. Obsidian les archive. Besoin maladif de baliser les choses. Comme si j’avais le diable dans la peau, disaient-ils. Dehors, la nature s’agite sans moi. Les branches craquent doucement, les ruisseaux bavardent. Même le vent doit avoir des choses à dire. Et moi, ici, en train de consigner méthodiquement la résurrection de mon disque dur, comme si c’était l’événement du siècle. Le dibbouk, lui, a disparu depuis vendredi. Il a quitté le bureau, l’atelier, la maison. Trop c’est trop, a-t-il dû se dire. Il m’a laissé. Je l’imagine, paresseux, vautré sous le soleil, quelque part derrière la fenêtre. Quand il reviendra, je l’ignorerai. Ça lui apprendra. Mais je sais bien comment ça finira. Il reviendra, je l’accueillerai. Et les choses reprendront leur cours. Les choses reprennent toujours leur cours.|couper{180}