brouillons
Ce mot-clé regroupe des textes qui n’ont pas de volonté de clôture. Ce sont des brouillons — non pas des versions inférieures d’un futur texte, mais des textes en eux-mêmes. Le brouillon, ici, est une forme légitime : un lieu d’essai, de rature, de fragmentation, de relâchement parfois.
Ce sont des morceaux, des débuts, des amorces, des abandons féconds. Des lignes jetées, des idées lancées, des formes qui cherchent leur ton. Parfois elles trouvent, parfois non — mais ce qui compte, c’est le mouvement d’écriture lui-même.
Publier ces brouillons, c’est aussi refuser le mythe de la maîtrise. Accepter que l’écriture soit fragile, incomplète, tâtonnante. Qu’elle puisse montrer ses coutures, ses silences, ses questions. C’est dire que l’essentiel ne tient pas toujours dans un texte terminé — mais souvent dans ce qui l’a précédé, traversé, interrompu.
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L’instituteur
L’instituteur
Le mensonge fut mon liquide amniotique. Depuis le for intérieur de ma mère, je sus que je la décevrai ; elle rêvait d'une fille, imaginait déjà la couleur du papier peint de ma chambre à coucher, les tons pastels, les peluches qu'elle n'avait pas eues enfant. Son mensonge s'infiltra dans mon sang comme une drogue ; je n'ose pas dire un poison, car sans cela, il est tout à fait possible que je n'eusse jamais eu l'outrecuidance d'écrire. Je suis né prématurément à Paris, durant la semaine des barricades à Alger ; je ne sais plus vraiment si c'était quatre ou huit semaines avant terme. Ce dont je me souviens, c'est d'un arrachement qu'immédiatement je transformai en abandon. Placé dans une couveuse à l'hôpital Saint-Michel, mes premiers contacts avec l'air que je respirai furent tintés d'absence, de manque, et laissèrent dans mes poumons, dans mes nerfs, mon sang, la trace d'une atrocité sans nom. Durant toute mon enfance, il me semble que j'ai manqué de souffle, comme d'envergure ; ceci m'explique sans doute la quantité de rêves de vol dont je me souviens encore. S'envoler vers le ciel, vers l'azur, devait être synonyme de respirer ; et cette difficulté à le faire durant la journée, les colères, les rages que j'en éprouvais, se décantaient dans des plages oniriques, souvent récurrentes. Ainsi, il pouvait m'arriver d'entreprendre un rêve de vol le dimanche soir et de le maintenir, surtout dans son échec, jusqu'au dimanche suivant. Ce fut bien plus tard que je découvris la manière de s'envoler et que j'appris à la reproduire, l'élément central, essentiel, étant une certaine forme de nonchalance, une certaine façon d'attaquer du talon le sol de la rêverie, toujours étonnamment solide, comme s'il s'agissait d'un sol réel. Cette occupation me prenait un temps important et, assez rapidement, je découvris que je pouvais effectuer mes tentatives, pratiquer le petit jeu des échecs et des réussites, même en classe où je m'ennuyais terriblement. Mes parents habitaient à l'étage d'une grosse maison dans le quartier de La Grave, sur la rue Charles Vénua, à quelques centaines de mètres du carrefour du Lichou (ici, il faudrait retrouver le nom de la route départementale qui relie Vallon-en-Sully à Montluçon et, dans l'autre sens, vers Saint-Amand-Montrond ; je me souviens vaguement d'une D 915, anciennement route nationale 145, après vérification). Au rez-de-chaussée de la maison vivait encore mon arrière-grand-père, Charles Brunet, né en 1883 dans la commune voisine d'Huriel, soldat de la Grande Guerre et hussard noir de la République, c'est-à-dire instituteur depuis les années vingt, dans le village de Saint-Bonnet-le-Désert, devenu depuis Saint-Bonnet-de-Tronçais, à l'orée des chênes multicentenaires plantés sur les ordres de Colbert. Entre lui et moi, je crois que des liens invisibles se formèrent très tôt ; sa chambre à coucher se trouvant, fortuitement, exactement sous la mienne. Je me suis souvent demandé si les influences de ce vieillard, déjà fort chenu, ne se seraient pas infiltrées au travers du plancher pour me rejoindre, et inversement. Les rares souvenirs que j'ai conservés de lui sont avant tout des souvenirs sonores : « Menteur picoteur, les grenouilles t'attraperont ; menteur picoteur, les crapauds te mangeront. » Et il suffit que j'écrive cette formule magique pour que je le voie tout entier, surmonté de sa touffe de cheveux blancs en bataille, sourcils broussailleux, et œil perçant et malicieux. Né à Paris dans le quinzième arrondissement, je suis resté quatre ans chez mes grands-parents paternels pour des raisons longtemps restées obscures. Puis j’appris la difficulté du couple parental, la guerre d’Algérie, les relations houleuses, la démobilisation, les cours du soir, l’élan qu’avait impulsé la fin d’une autre guerre. Nous n’étions plus vraiment sur le seuil des Trente Glorieuses, il fallait se hâter d’accéder à je ne sais quel idéal, certainement une espèce de rêve américain revu et corrigé par De Gaulle puis Pompidou. Mon père notamment avait un effroi pathologique de la pauvreté, sans doute parce qu’il avait connu des temps de disette autrefois dans sa propre enfance. Contrairement à ce que j’ai pu imaginer souvent, la vie dans les campagnes durant la Seconde Guerre mondiale n’était pas facile ; bien que les potagers existassent, ils ne produisaient leurs fruits que durant une période courte de l’année, les denrées n’étaient pas accessibles, et souvent j’ai entendu des histoires concernant des breuvages affreux se faisant passer pour du café, ou encore les mots « rutabaga », « topinambour », dont on avait d’ailleurs tant soupé qu’on ne voulait plus en entendre parler. Mon père était représentant de commerce pour une société de couvertures asphaltées ; il y était entré grâce à ses états de service durant l’Algérie, comme de nombreux collègues. Ma mère n’était pas vraiment d’accord pour épouser le statut de femme au foyer ; elle avait appris la couture et, très vite, trouva un emploi pour une société du Sentier à Paris, un ouvrage qui s’effectuait au début par correspondance : la création de robes de mariées. Ainsi, nous étions devenus des ruraux avant que je n’aie même le temps de me familiariser à une condition citadine. La légende familiale, tenace, dit que très tôt je sus lire et écrire, sans doute poussé par ma grand-mère paternelle qui était la fille de Charles Brunet, et aussi dans une certaine mesure un échec auquel il avait dû s’habituer : car lui aurait bien aimé se perpétuer dans un être de sexe masculin. illustration : Des parachutistes, qui ont fraternisé avec les insurgés, sont alignés le 31 janvier 1960 devant les barricades dressées à Alger pendant la "semaine des barricades". (JEAN-CLAUDE COMBRISSON / AFP)|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
Le poids d'un silence Le soir, dans le silence de l'école vide, il prépare la leçon d'histoire. Les Grandes Découvertes. Sa main trace au crayon la route de Vasco de Gama, mais ses yeux voient autre chose. Une côte aride, brûlée par un soleil qui n'avait rien de français. L'odeur de la mer, de la poudre et de la fièvre. Les mouches sur les blessés qu'on ne pouvait évacuer. Le sifflement des shrapnels au-dessus des barges. Le bruit particulier que fait un corps en tombant d'une falaise. C'était aux Dardanelles. Un nom qui, pour les autres, évoquait un lointain échec stratégique. Pour lui, c'était le goût du cognac volé pour se donner du courage, le visage d'un gamin de Marseille, tué à ses côtés avant même d'avoir posé le pied sur la plage. Il n'en avait jamais parlé. Une fois seulement, des années plus tard, il avait murmuré à son frère, dans l'embrasure d'une porte, des mots que j'avais surpris : « Là-bas, c'était pas la guerre, c'était... autre chose. On était de la chair à canon sur un rivage maudit. » Il n'avait jamais su que j'avais entendu. Maintenant, face à la carte du monde, il se tait. Comment leur parler de la grandeur de la France, quand on a vu ses fils mourir pour un détroit turc ? Il prend l'éponge, efface le tracé de son crayon. Demain, il parlera des Gaulois. C'est plus simple. C'est plus loin. Le Choix du Soldat-Maître Instruire après avoir détruit. Enseigner la paix après avoir pratiqué la guerre. Parler de la grandeur de la France quand on a vu sa misère glorieuse. Son caractère ne s'est pas simplement forgé dans la boue des tranchées ou sur les rivages des Dardanelles. Il s'est cristallisé dans le choix délibéré de se tenir debout, chaque matin, face à des enfants, avec pour seule arme une craie et un principe : que le savoir pouvait être une digue contre la barbarie. Il devait regarder ces visages innocents et se demander, chaque jour, lequel d'entre eux ne reviendrait pas, un jour, d'une autre guerre. Son enseignement n'était pas un simple métier. C'était un acte de foi, peut-être le plus radical qui soit. Croire malgré tout à la perfectibilité humaine. Croire que la leçon de morale pouvait l'emporter sur la leçon de violence. L'instituteur public, hussard noir, était sa dernière et plus noble tranchée. Et il la tenait, non par devoir, mais par une conviction farouche, chevillée à l'âme. C'était un homme qui avait vu le monde voler en éclats et qui avait choisi, patiemment, d'en recoller les morceaux avec l'intelligence des enfants. C'est pour cela que, dans mon souvenir, il reste un homme de fort caractère. Non par dureté, mais par ténacité silencieuse. Sa force n'était pas dans ce qu'il racontait, mais dans ce qu'il avait décidé de taire pour continuer à construire.|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
L’Hiver 1920 Charles Brunet, Saint-Bonnet-de-Tronçais J'arrive à Saint-Bonnet par un matin de décembre 1920. Le gris du ciel ressemble à celui des tranchées, mais ici, c’est un gris de cendre froide et de bois mort. J'ai vingt ans, et je me sens vieux. La mairie-école sent l'encre violette, la cire et la houille du poêle Godin. Ma classe — ma première classe — est une pièce unique. De grandes cartes de géographie jaunies sont punaisées au mur. La France y figure encore avec ses départements de 1870. Personne n'a encore changé les cartes. Mon logement de fonction, à l'étage, est spartiate : une table, un lit en fer, une armoire à glace, et la fenêtre qui donne sur la place. En contrebas, le café du bougnat, la forge où résonne le marteau sur l'enclume, et le monument aux morts, tout neuf, avec des noms que je ne connais pas encore. Les enfants me regardent avec des yeux graves. Ils savent que je reviens de là-bas. Ils devinent, peut-être, que j'ai appris d'autres leçons que celles des livres. Le maire, un vieux propriétaire terrien à favoris, me serre la main en disant : « — Vous allez leur apprendre à lire et à compter, Brunet. Et à être Français. » Je ne réponds rien. Qu'est-ce que cela veut dire, « être Français », après Verdun ? Ce matin, j'écris à la craie sur l'ardoise du tableau noir : Liberté, Égalité, Fraternité. Puis, en dessous, je leur fais dicter : Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Les voix des enfants montent, claires et fragiles, dans la pièce surchauffée. Dehors, un vent froid venu de la futaie Colbert de Tronçais fait grincer l'enseigne du bougnat. Le soir, je corrige des cahiers d'écriture à la plume Sergent-Major. Ma main tremble parfois. Pas de peur. De fatigue. La fatigue de ceux qui ont vu et qui doivent maintenant faire semblant d'oublier pour construire l'avenir. Je suis Charles Brunet, instituteur public, vingt ans, ancien soldat de deuxième classe. Je gagne cent trente francs par mois. Je dois apprendre la paix à des enfants qui n'ont connu que la guerre. Et je regarde, par la fenêtre, les noms gravés dans la pierre, en me demandant lequel d'entre eux a été tué par quelqu'un que j'ai peut-être tué moi-même. L'hiver est long. La neige tombe tôt cette année.|couper{180}
L’instituteur
L’Instituteur et l’Énigme de Glozel
Prologue : La Terre et la Mémoire L'automne, en cette année 1925, pesait sur le Bourbonnais. Des brumes traînaient, basses et tenaces, effaçant la ligne des collines, et les champs retournés par la charrue exhalaient une odeur de terreau et de décomposition. Pour Jean-Baptiste Roche, instituteur à La Guillermie, cette humidité semblait pénétrer les murs de sa classe et la craie qu'il tenait entre ses doigts. Sept ans après l'Armistice, la paix avait pris la consistance d'une routine grise, rythmée par le son de sa propre voix dictant les règles de la grammaire et les certitudes de la science. La guerre était une chose passée, un souvenir enfoui comme les obus non explosés dans les labours, et il s'appliquait à sa tâche de semeur de raison avec la rigueur d'un homme qui a vu de trop près le chaos. Il croyait aux faits, à la solidité des démonstrations, à l'ordre du monde tel que l'exposaient les manuels. La superstition des campagnes était un ennemi qu'il combattait avec l'arme de la connaissance, une ignorance crasse qu'il fallait défricher, patiemment, chaque jour. C'est pourquoi, lorsque les premières rumeurs sur Glozel lui parvinrent, il n'y vit d'abord qu'une de ces fables de veillée, une histoire de revenants ou de trésor caché, bonne à effrayer les enfants. On parlait d'un champ, le « Champ Durand », d'un jeune homme, Émile Fradin, qui, en tirant sa vache d'un trou, aurait trouvé une fosse pleine d'objets bizarres. Des tablettes avec des signes, des poteries, des os. Jean-Baptiste haussa les épaules. Mais le bruit, loin de s'éteindre, s'amplifia. Il ne sentait plus le conte, mais la terre elle-même, une odeur de glaise fraîchement remuée, de passé exhumé. La rumeur prenait corps, devenait une chose tangible et dérangeante, une anomalie dans le paysage ordonné de ses certitudes. Chapitre 1 : Le Champ des Murmures (Mars 1924 - Été 1925) L'incident initial datait du 1er mars 1924. Une vache, un trou, une fosse ovale aux parois comme vitrifiées. À l'intérieur, un amas d'ossements, de tessons et de galets. Une sépulture ancienne, sans doute. L'affaire n'aurait pas dû aller plus loin. Mais au printemps suivant, un médecin de Vichy, le docteur Antonin Morlet, amateur d'archéologie, s'en mêla. L'homme était plein d'une énergie ambitieuse. Il loua le champ à la famille Fradin et commença des fouilles. Dès lors, Glozel se mit à livrer une moisson d'artefacts invraisemblables. Un samedi, Jean-Baptiste céda à une curiosité qu'il qualifiait de scientifique. Sa bicyclette cahotait sur le chemin de terre menant au hameau. Près du champ, quelques badauds regardaient un homme en veston de ville donner des ordres à un jeune paysan qui maniait la pioche. C'était Morlet et Émile Fradin. L'instituteur s'approcha, se présenta. Le nom de sa profession eut un effet immédiat sur le docteur. « Monsieur Roche ! Un homme de science ! Soyez le bienvenu ! Vous arrivez à point nommé pour assister à une découverte qui va bouleverser la préhistoire ! » Jean-Baptiste se pencha sur la tranchée. Sur une planche, les dernières trouvailles étaient alignées. Il sentit un malaise. Cela ne ressemblait à rien de connu. Des tablettes d'argile, à peine cuites, portaient des signes. Certains évoquaient des lettres latines, mais inversées, maladroites. Une écriture. Néolithique ? L'idée était une hérésie. L'écriture naquit en Orient, des milliers d'années après. C'était un fait établi, une des colonnes du temple de l'Histoire. « Un alphabet de plus de 5000 ans, ici, en plein cœur de la France ! » exultait Morlet. « La preuve d'une civilisation oubliée ! » À côté, des idoles de terre aux formes grossières, sexuées, presque obscènes, semblaient sorties d'un cauchemar. Et puis des outils en os, des harpons, et des galets. Sur l'un d'eux, Jean-Baptiste distingua la silhouette d'un renne. Un renne ? L'animal avait quitté ces contrées à la fin de l'âge glaciaire. L'incohérence était brutale, comme une faute d'orthographe dans un texte sacré. « Un renne, docteur ? » dit-il d'une voix neutre. « Cela nous renvoie au Magdalénien. Mais ces poteries sont d'aspect néolithique. C'est un anachronisme. » Le visage de Morlet se durcit. « Les anachronismes, monsieur, sont dans nos manuels, pas dans la terre. La réalité est toujours plus riche que nos théories. Glozel est une culture de transition, voilà tout ! Unique ! » L'instituteur regarda Émile Fradin. Le garçon, le visage fermé, sortait les objets de la terre avec une aisance troublante, comme s'il cueillait des pommes de terre. Était-il le simple instrument du hasard ou l'artisan d'une farce monumentale ? Jean-Baptiste repartit ce jour-là l'esprit en désordre, avec la sensation désagréable que le sol, sous ses pieds, n'était pas aussi solide qu'il l'avait cru. Chapitre 2 : La Guerre des Savants (1926) L'année 1926, le nom de Glozel éclata dans les journaux. Une brochure du docteur Morlet, « Nouvelle station néolithique », mit le feu aux poudres. Les photographies des objets firent le tour de la France. Le dimanche, un défilé de curieux en automobile venait troubler le silence des chemins de campagne. Glozel était devenu une attraction, une sorte de monstre de foire archéologique. Jean-Baptiste suivait l'affaire avec une anxiété croissante. L'enthousiasme de Morlet était puissant, mais sa logique semblait défaillante. Il écartait les contradictions avec l'assurance d'un prophète. Pour lui, l'impossibilité même de Glozel était la preuve de son authenticité. C'était un raisonnement qui heurtait l'instituteur dans sa structure même. La réplique du monde savant fut prompte et méprisante. De Paris, les pontifes de la préhistoire, gardiens du dogme, fulminèrent. René Dussaud, conservateur au Louvre, publia un article dont chaque phrase était un coup de massue. « Ces tablettes alphabétiformes ne sont qu'un fatras de signes sans signification... Les gravures de rennes sont des faux grossiers, copiés sur des manuels scolaires... L'affaire Glozel est une mystification, montée par un paysan inculte et un médecin de province en mal de reconnaissance. » La guerre était déclarée. D'un côté, les « glozéliens », une poignée de fidèles autour de Morlet, soutenus par l'orgueil local ; de l'autre, l'imposant front des « anti-glozéliens », l'abbé Breuil, le comte Bégouën, le Dr Capitan, toute l'aristocratie de la science officielle. Pour ces messieurs, l'affaire était une escroquerie, et il fallait la châtier. Jean-Baptiste se sentait écartelé. La raison penchait du côté de Paris. Les arguments étaient forts : le mélange des époques, l'improbabilité chimique de la conservation. Comment un jeune paysan, presque illettré, aurait-il pu concevoir et exécuter une telle imposture ? L'hypothèse de la fraude était la plus simple, la plus économique. Pourtant, une image le hantait : le visage buté d'Émile Fradin, sortant de terre ces objets fragiles. Fabriquer des milliers de pièces, les vieillir, les enterrer, tromper tout le monde... L'entreprise paraissait surhumaine. Et pour quel profit ? Le modeste péage du petit musée improvisé dans la grange ne pouvait justifier un tel labeur, un tel génie criminel. Un soir, en corrigeant un cahier, il vit un dessin. Un de ses élèves avait tracé une série de signes bizarres au-dessus d'une maison. Il reconnut des formes de l'alphabet glozélien. Le lendemain, il interrogea l'enfant. « C'est l'écriture des fées, m'sieur, » répondit le petit. « C'est c'que Émile a trouvé. Ma grand-mère dit que c'est les anciens qui parlent. » L'écriture des fées. Ces mots résonnèrent en lui. Pour les gens d'ici, la question n'était pas scientifique. C'était le retour du merveilleux, une revanche du terroir sur la capitale, de la magie sur la raison. Et lui, Jean-Baptiste, se tenait précisément sur la ligne de fracture. Chapitre 3 : Le Verdict de la Terre (1927) En 1927, la querelle avait pris une telle ampleur que la Société Préhistorique Française dépêcha une commission d'enquête internationale. C'était le jugement dernier. Jean-Baptiste fut autorisé à y assister comme observateur. L'air de novembre était glacial, mais une autre froideur, plus pénétrante, émanait des experts venus de toute l'Europe. Ils travaillaient avec une rigueur méthodique, sous la direction d'une Anglaise, Dorothy Garrod, dont l'autorité silencieuse intimidait. Ils creusèrent leurs propres sondages, loin des tranchées de Morlet. Pendant trois jours, ils fouillèrent, tamisèrent, analysèrent. Morlet et Fradin, tenus à l'écart, observaient, le visage crispé. Le rapport fut un réquisitoire. Aucun objet découvert en couche archéologique intacte. Matériel hétéroclite. Patines artificielles. La conclusion, implacable, parlait de fraude et désignait, sans le nommer, le jeune Fradin comme l'unique coupable. La curée commença. Le 24 février 1928, sur plainte de René Dussaud, la police judiciaire perquisitionna la ferme des Fradin. Jean-Baptiste, prévenu, accourut. Le spectacle était lamentable. Des gendarmes, patauds, vidaient le petit musée, jetant les objets dans des caisses comme de vulgaires débris. Émile, le visage cireux, fut emmené. Sa mère pleurait, le visage caché dans son tablier. Jean-Baptiste regarda la scène. Il vit le contentement sur le visage de certains « experts » présents. Ce n'était pas le triomphe de la vérité, mais le plaisir mesquin d'avoir écrasé un adversaire. Cette violence de l'État, cette humiliation d'une famille pauvre au nom de la Science, lui causa un malaise physique. La science devenait une force de police. Ce soir-là, il s'assit à son bureau. Le bec de sa plume crissa sur le papier. Il ne défendit pas l'authenticité de Glozel, car le doute persistait en lui comme un poison lent. Mais il dénonça la partialité des experts, la brutalité de l'enquête. Il consigna ses observations, les faits que le rapport avait omis : l'absence de mobile, la complexité psychologique de la fraude. Il envoya sa lettre à un journal local. Il savait qu'il engageait sa carrière, qu'un instituteur devait être un relais, non un critique. Mais l'image du visage d'Émile Fradin entre deux gendarmes s'était superposée à d'autres visages, ceux de jeunes soldats menés à l'abattoir au nom d'une vérité supérieure. Il ne pouvait plus se taire. Chapitre 4 : L'Énigme Intérieure Sa lettre lui valut une convocation chez l'inspecteur d'académie. Ce fut un sermon sur le devoir de réserve et le respect de l'autorité. On agita la menace d'une mutation. Jean-Baptiste écouta, tête baissée, mais ne renia rien. Il avait témoigné ; c'était son droit et son devoir. L'affaire, cependant, s'enfonçait dans les procédures. Émile Fradin, inculpé pour escroquerie, devint l'objet d'une bataille d'experts. L'affaire Glozel se transforma en un monstre de papier, un dossier où s'empilaient des analyses chimiques, des expertises graphologiques, des rapports contradictoires. La vérité se dissolvait dans le jargon des spécialistes. Jean-Baptiste passait ses soirées à lire ces documents. Il se perdait dans ce labyrinthe. Chaque fait était une Janus à double visage. Les tablettes : L'argile était locale, mais la cuisson trop faible pour avoir traversé les siècles. L'écriture était-elle une imitation maladroite du latin ou l'ancêtre de tous les alphabets ? Les gravures : Les rennes étaient-ils copiés d'un manuel, comme l'affirmait l'abbé Breuil avec un dédain souverain, ou le vestige d'une tradition iconographique millénaire ? La vitrification : Feu rituel préhistorique ou simple effet de la foudre sur un sol siliceux ? Il comprit que les savants ne cherchaient pas la vérité, mais la confirmation de leur propre récit. La science, qu'il avait imaginée comme une cathédrale de lumière, lui apparut comme une arène où s'affrontaient des vanités, des réputations et des carrières. C'était un spectacle profondément humain, et donc, profondément décevant. En 1931, la justice, plus sage ou plus lasse, rendit son verdict. La Cour d'appel relaxa Émile Fradin, faute de preuves irréfutables de la fraude. Ce n'était pas une réhabilitation, mais la fin du calvaire judiciaire. Le jeune paysan retourna à sa terre, blanchi par la loi, mais à jamais marqué par l'affaire, comme un soldat revenu du front. Pour Jean-Baptiste, l'énigme restait entière. Mais quelque chose en lui s'était apaisé. Sa foi dans la Science s'était effritée, mais il avait touché du doigt la complexité des choses. La vérité n'était pas une pierre que l'on déterre, mais une mosaïque dont il manque toujours des morceaux. Épilogue : La Part du Mystère Trente ans plus tard. Jean-Baptiste Roche était un vieil homme à la retraite. Ses cheveux étaient blancs, et ses mains, posées sur la table de sa cuisine, tremblaient parfois. La guerre de Glozel était une histoire ancienne, une querelle de spécialistes que l'on citait dans les universités comme un cas d'école. Le docteur Morlet était mort, fidèle à sa chimère. Émile Fradin vivait toujours à Glozel, recevant avec une patience résignée les rares curieux. Il était le gardien d'un secret, qu'il en fût l'auteur, la victime ou le simple témoin. Ce soir-là, Jean-Baptiste ouvrit un coffret de bois. Sur le velours usé reposait un galet plat. D'un côté, gravée d'un trait sûr, la silhouette d'un renne. Il l'avait ramassé un jour de 1926, à la dérobée. C'était sa part du mystère, sa relique personnelle. De nouvelles techniques, comme la datation au carbone 14, avaient été appliquées. Les résultats, contradictoires, n'avaient fait qu'épaissir l'énigme. Des os médiévaux côtoyaient des fragments préhistoriques. Les tablettes, sans carbone, restaient muettes. Il fit glisser son pouce sur la pierre. Faux ? Authentique ? Le mot n'avait plus de sens. L'objet était devenu une chose à lui, le résidu solide de toute cette agitation, le symbole d'une époque de sa vie où ses certitudes avaient vacillé. Il n'était plus une preuve, mais un souvenir. Il songeait à ses anciens élèves. Il leur avait enseigné la raison. Mais leur avait-il appris à vivre avec ce qui échappe à la raison ? À tolérer la part d'ombre, cette part de Glozel qui demeure en chaque chose et en chaque homme ? Dehors, le vent soufflait, charriant l'odeur de la terre humide. Jean-Baptiste referma le coffret. Il ne connaîtrait jamais la vérité. Il avait fini par accepter que certains récits doivent rester inachevés, comme des phrases interrompues. Un monde sans mystère serait aussi plat et ennuyeux qu'une page de manuel scolaire.|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
L'arrière-grand-père n'est pas né dans une année quelconque, mais au moment précis où l'État français, incarné par Ferry, décrétait que des millions de petits Français, dont lui, auraient un destin différent de celui de leurs parents. L'État a tracé un chemin, et Charles Brunet a marché dessus, jusqu'à devenir celui qui, à son tour, le traçait pour d'autres. Notre date de naissance nous place d'emblée dans un flux d'Histoire, avec ses lois, ses guerres, ses révolutions techniques et ses courants de pensée qui vont nous modeler autant que notre famille. Mon intention est de ne pas les séparer. De montrer comment le carrelage rouge et blanc de la cuisine et les lois scolaires de 1883 sont les deux faces d'une même vie. C'est cette conversation entre le grand et le petit, l'intime et le collectif, qui donne à cette quête, je l'espère sa puissance et son universalité. je ne veux pas raconter seulement une vie, mais montrez le tissage d'un siècle. Le Peuple de 1883 : Une France rurale et ouvrière Une marée paysanne : Imaginez une France où 4 Français sur 10 sont des paysans. Ce n'est pas encore l'exode rural massif ; c'est son point de bascule. Les campagnes sont pleines, vivantes, mais la mécanisation commence tout juste. Le travail est à la fois collectif (les moissons) et d'une solitude immense (la ferme isolée). C'est le monde que l'école de Ferry va chercher à "civiliser". Le fourmillement des artisans et des ouvriers : L'industrie n'en est plus à ses balbutiements. C'est l'âge d'or du textile, de la métallurgie et de la mine. Dans le Nord et l'Est, les cheminées d'usine crachent une fumée qui symbolise autant le progrès que l'aliénation. La classe ouvrière se constitue, dure à la tâche, souvent misérable, et commence à s'organiser. Une bourgeoisie triomphante : C'est "le monde d'hier" de Proust en gestation. Une bourgeoisie d'affaires, industrielle et rentière, qui impose son mode de vie et ses valeurs dans les beaux quartiers de Paris et des grandes villes. Les Artères de la Nation : Vitesses et Lenteurs Le cheval, souverain incontesté : Dans les villes, c'est le trot des fiacres, le pas lourd des chevaux de trait qui tirent les omnibus. À la campagne, la charrette est le moyen de transport universel. Le rythme est celui du pas du cheval. Les distances sont longues, le village est souvent le seul horizon. Le rail, révolution en cours : Le réseau ferré français est en pleine expansion. Le train n'est plus une curiosité, c'est devenu le système nerveux de la nation. Il rétrécit l'espace et le temps. Il permet l'unité nationale (on diffuse les journaux parisiens), l'acheminement des marchandises, et commence à vider les campagnes en offrant une fuite vers la ville et ses usines. C'est le premier grand prédateur de la France rurale. La bicyclette, une curiosité : Le vélocipède à grande roue existe, c'est un objet de sport pour riches excentriques. La "petite reine" démocratique n'arrivera que plus tard. Le Paysage Sonore et Olfactif Les odeurs : L'odeur du crottin de cheval est partout en ville. Celle du charbon, de la suie et de l'acier chaud dans les faubourgs industriels. À la campagne, c'est l'odeur du fumier, du foin et de la terre labourée. Les bruits : Le martèlement des marteaux-pilons dans les forges, le sifflet de la locomotive, le tocsin de l'église qui rythme encore le temps, le silence écrasant des nuits sans électricité, troublé seulement par le vent et les animaux. C'est ce monde-là, à la charnière entre la civilisation du cheval et celle de la machine, entre la France des villages et celle des banlieues ouvrières, que l'instituteur de la IIIe République a pour mission d'unifier et de moderniser. Il est le soldat d'une guerre pacifique contre l'ignorance et le particularisme local, au moment même où les forces qui vont transformer en profondeur le visage de la France sont déjà à l'œuvre. ÉVÉNEMENTS NATIONAUX FRANÇAIS L'Âge d'Or des Lois Laïques (Suite des Lois Ferry) L'école publique devient le creuset de la République. L'instruction obligatoire, gratuite et laïque (lois de 1881-1882) commence à s'appliquer sur tout le territoire. C'est l'année où l'État forme les premiers instituteurs laïcs qui remplaceront les congrégations religieuses. Charles Brunet est littéralement un enfant de ce projet. L'Affaire du Tonkin et la Chute de Jules Ferry (30 mars) Le gouvernement Ferry est renversé à la Chambre, accusé d'être trop "mou" dans l'expédition coloniale au Tonkin (Nord-Vietnam). C'est la fin du "Grand Ministère" de Jules Ferry, bien que son œuvre scolaire lui survive. Cet événement montre les profondes divisions entre partisans de la Revanche (contre l'Allemagne) et partisans de l'Expansion Coloniale. L'Affaire de la Rue des Rosiers (27 août) À Paris, dans le quartier juif du Marais, une rixe entre ouvriers français et ouvriers immigrés juifs d'Europe de l'Est tourne au pogrom. La foule crie "Mort aux Juifs !". Cet événement, souvent oublié, est un symptôme de la montée d'un nationalisme xénophobe et antisémite qui marquera la fin du siècle (et préfigure l'Affaire Dreyfus). Inauguration du Musée Grévin (5 juin) Ouverture du célèbre musée de cire à Paris. C'est un symbole de la nouvelle culture de masse et du divertissement bourgeois qui se développe. ÉVÉNEMENTS INTERNATIONAUX Éruption du Krakatoa (Indonésie, 26-27 août) L'explosion volcanique la plus violente de l'histoire moderne ravage les îles indonésiennes et provoque un tsunami meurtrier. Ses cendres modifient le climat planétaire pendant des mois, créant des "soleils bleus" et des couchers de feu spectaculaires dans le monde entier, y compris en France. C'est un événement médiatique mondial grâce au télégraphe. Pacte de la Triple-Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) Renouvellement secret de l'alliance militaire qui oppose la France en Europe. Ce système d'alliances qui divise l'Europe en deux blocs hostiles rendra la Première Guerre mondiale quasi inévitable. Ouverture du Métro de Londres (Électrification) La première ligne de métro électrifiée entre en service. C'est la démonstration éclatante de la supériorité technologique et industrielle des grandes puissances. Fondation de la Ligue de l'Enseignement en Belgique Sur le modèle français, création d'un mouvement laïque pour l'éducation populaire. Preuve que les idéaux républicains de Ferry essaiment au-delà des frontières. SYNTHÈSE : LE MONDE EN 1883 VU PAR UN NOUVEAU-NÉ L'année de naissance de Charles Brunet est celle où : La République installe son école dans le moindre hameau comme à Huriel. La France se déchire déjà entre colonialistes et revanchards. La science montre à la fois sa puissance (électricité, trains) et ses limites face aux cataclysmes naturels (Krakatoa). L'Europe se prépare silencieusement à la guerre par des traités secrets. C'est dans ce monde en tension - entre progrès technique et poussées nationalistes, entre idéaux républicains et tentations autoritaires - que mon aïeul a grandi, pour devenir plus tard l'un de ces instituteurs qui devaient précisément apaiser ces tensions par l'instruction et la raison. LE PAYSAGE ARTISTIQUE FRANÇAIS : ENTRE OFFICIEL ET RÉVOLTE La Peinture : L'Impressionnisme s'impose, le Post-Impressionnisme naît Le Triomphe Contesté : L'Impressionnisme, après des débuts scandaleux, commence à être reconnu. Manet expose Un bar aux Folies Bergère (1882), œuvre-manifeste qui fascine et déroute par sa complexité spatiale. Monet est à Giverny et commence sa série des Maisons de Parlement à Londres. Renoir, lui, est en pleine "crise ingresque", revenant à un dessin plus classique. La Nouvelle Génération : C'est l'heure des héritiers révoltés. Georges Seurat, 24 ans, travaille dans l'ombre à son immense toile Une baignade à Asnières. Il invente une technique nouvelle, rigoureuse et scientifique : le Divisionnisme (ou Pointillisme), qui sera révélée au public en 1884 et fera l'effet d'une bombe. Le Salon Officiel : Au Salon des Artistes Français, la peinture "pompier" règne encore en maître, célébrant l'histoire, la mythologie et la vertu dans un style lisse et académique. C'est le genre d'art que l'État achète et que le grand public admire. La Littérature : Naturalisme et Décadence L'Apogée du Naturalisme : Émile Zola est au sommet de sa gloire et de son influence. Il publie Au Bonheur des Dames, célébration et critique du nouveau capitalisme des grands magasins. Le roman observe la société avec la froideur d'un scientifique. La Réaction : En réaction contre ce matérialisme, l'esthétique de la Décadence et du Symbolisme émerge. Joris-Karl Huysmans publie À rebours, bible du mouvement, qui prône le culte de l'artificiel, du rare et de la sensation raffinée. C'est une œuvre culte pour toute une génération d'artistes en rupture. La Poésie : Stéphane Mallarmé tient ses "mardis", réunissant dans son appartement parisien les jeunes poètes (comme Paul Valéry) qu'il initie à sa poésie hermétique et pure. La Musique et le Spectacle Opéra et Opérette : C'est l'époque de Charles Gounod et de Jacques Offenbach. La musique est encore très mélodique et romantique. Les Cafés-concerts : Lieux de divertissement populaire par excellence, ils voient naître les premières "stars" de la chanson, comme Thérésa, connue pour sa voix puissante et son répertoire comique ou sentimental. LE PAYSAGE INTERNATIONAL : LES GERMES DE LA MODERNITÉ Architecture et Arts Décoratifs : La Révolution en Marche La Première Maison en Béton Armé est construite aux États-Unis par William E. Ward. C'est une révolution structurelle qui annonce l'architecture du XXe siècle. Le mouvement Arts & Crafts, initié par William Morris en Angleterre, prône un retour à l'artisanat et une synthèse de tous les arts, en réaction à la laideur de l'industrie. Il influencera profondément l'Art Nouveau. Littérature Étrangère Friedrich Nietzsche (Allemagne) publie Ainsi parlait Zarathoustra (1ère partie). Son prophète solitaire annonce la "mort de Dieu" et l'avènement du Surhomme. C'est un séisme philosophique dont les ondes mettront du temps à atteindre la France. Robert Louis Stevenson (Écosse) publie L'Île au trésor, qui définit pour longtemps le roman d'aventures moderne. Mark Twain (États-Unis) publie Life on the Mississippi, mêlant souvenirs et réflexions sur l'Amérique. Musique Richard Wagner meurt à Venise. Son influence est immense et controversée en France, divisant le monde artistique entre "wagnériens" fervents et anti-wagnériens nationalistes. Sa conception de l'œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk) inspire profondément les symbolistes. SYNTHÈSE : L'ANNÉE 1883, UNE CHARNIÈRE INSOUPÇONNÉE Le paysage artistique de 1883 est donc un monde d'une incroyable dualité : D'un côté, un art officiel et populaire qui célèbre le réel, la narration et la beauté conventionnelle (Zola, le Salon, l'opérette). De l'autre, un art d'avant-garde qui, partout, cherche à s'en échapper : Soit par la sensation pure (les Impressionnistes), Soit par la théorie et la science (Seurat), Soit par le rêve et l'artificiel (les Décadents), Soit par la révolte philosophique (Nietzsche). Quand Charles Brunet naît à Huriel, Vincent van Gogh, 30 ans, erre encore en Hollande, cherchant sa voie. Paul Cézanne, 44 ans, travaille dans l'isolement à Aix-en-Provence. Leurs révolutions, qui éclateront quelques années plus tard, couvent déjà. C'est dans ce bouillonnement créatif, entre le tangible et l'invisible, entre la description du monde et sa réinvention, que grandira l'instituteur. Et il est fascinant de penser que, des décennies plus tard, il aurait pu tenir entre ses mains, dans sa classe de Saint-Bonnet-de-Tronçais, un manuel illustré par des reproductions de tableaux qui, en 1883, faisaient encore scandale.|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
Le Chiffonnier des Mondes Possibles Il s’appelait Gustave. Gustave Le Rouge. Un nom de couleur et de combat. Je ne le considère pas comme un monument, mais comme un homme. Un homme qui, chaque matin, devait affronter la page blanche comme mon arrière-grand-père affrontait sa classe. Son bureau était son atelier. Les soucis d’argent, les dettes, les rêves brisés de théâtre, le chagrin tenace – tout cela traînait sur sa table, se mêlait aux encriers et aux plumes. Il ne les chassait pas. Il les utilisait. Il faisait de sa vie même la matière première de son œuvre. Je l'imagine, vers 1900. Le siècle nouveau s’annonce, bruyant, mécanique, électrique. Un monde va vite, trop vite. Et lui, il écrit. Il écrit sur les savants fous qui veulent dominer la nature, sur les conspirations qui tissent leur toile dans l’ombre des capitales. Il écrit aussi sur Mars. Toujours sur Mars. Une planète rouge comme son nom, un refuge pour l’imaginaire, un ailleurs où reconstruire, peut-être, ce que le monde moderne était en train de détruire. Il n’écrivait pas pour l’éternité. Il écrivait pour le présent. Pour des lecteurs comme mon aïeul. Pour l’instituteur qui, après sa journée, tournait les pages du Petit Journal dans le silence du soir. Il lui offrait de l’évasion, certes, mais pas seulement. Il lui offrait des clés pour comprendre le monde en pleine mutation qu'il devait expliquer à ses élèves. Il était un passeur. Il prenait les angoisses de son temps – la science qui effraie, la finance qui corrompt – et il en faisait des récits. Il donnait une forme, une couleur, un visage à ces forces abstraites. Et c’est ici que le fil se tend Je pense à mon arrière-grand-père. Dans sa classe, face à des enfants qu’il devait préparer à ce même monde complexe. Quel était son quotidien ? Quelles étaient ses contraintes, ses luttes silencieuses ? Le programme à suivre, les espoirs déçus, le poids de sa mission dans une République jeune et fragile. Je suis presque certain qu’il a croisé Gustave Le Rouge. Non dans la rue, mais sur le papier. Dans les pages d’un journal que l’on se passait, dans un livre à couverture jaune acheté chez un bouquiniste. A-t-il lu Le Mystérieux Docteur Cornélius et y a-t-il trouvé, sous le vernis de l’aventure, une réflexion sur le pouvoir ? A-t-il ouvert La Guerre des Vampires et y a-t-il décelé une critique de son époque ? Mon arrière-grand-père et Gustave Le Rouge étaient deux artisans du même chantier : celui de la conscience moderne. L’un, l’instituteur, travaillait à hauteur d’homme, dans la lumière crue de la salle de classe, à former les esprits. L’autre, l’écrivain, travaillait dans l’ombre feutrée de la fiction, à les armer de mythes et d’alertes. Ils se répondaient. L’un bâtissait les fondations avec les outils de la raison ; l’autre construisait les superstructures avec les matériaux du rêve. Retracer le cadre de vie de mon aïeul, c’est donc aussi retracer son paysage mental. Et dans ce paysage, la littérature de Gustave Le Rouge n’était pas un divertissement anodin. C’était une nourriture, une respiration, une autre façon de donner du sens au réel. En suivant la piste de ses lectures possibles, je ne cherche pas seulement un détail biographique. Je tends l’oreille pour capter un dialogue secret, un écho entre deux hommes qui, à leur manière, tentaient de dessiner la carte d’un avenir incertain. Gustave Le Rouge n’est pas qu’un nom dans un livre. Il est un témoin, un compagnon de route. En lui redonnant vie, j’éclaire d’une lumière nouvelle et précieuse le silence qui entoure ma propre histoire. Mon aieul aimait François Coppé et Jules Vernes et Dumas. Je ne sais pas si cela était compatible avec Lerouge, Cendrars, Mac Orlan... ce dont je me souviens c'est qu'il avait un amour immodéré pour les mots, pour la langue française. Je crois qu'à la fin de sa vie il ne parlait plus beaucoup avec les gens autour de lui, il réalisait des mots croisés toute la journée. Cette précision change tout. Elle transforme l'enquête. Ce n'est plus "lisait-il Le Rouge ?" mais "comment ces amours apparemment contradictoires cohabitaient-ils dans la même tête ?" Les mots avant les genres. Ce n'était pas une question de Coppée contre Cendrars. Ni de Dumas contre Mac Orlan. C'était une affaire de langue. Je me souviens de ses mains sur le dictionnaire. Usé aux coins, comme le carrelage de la cuisine. Il cherchait un mot pour la grille du jour. "Enciné", "anatifère", "orichalque". Des perles rares qu'il sortait de leur écrin comme il sortait sa montre à gousset - pour vérifier la mesure du monde. La bibliothèque n'avait pas de frontières. Verne et Dumas ouvraient les horizons. Coppée célébrait le quotidien. Le Rouge et les autres - s'il les lisait - devaient être ces territoires sauvages entre l'école et la vie, entre la règle et l'aventure. Peut-être voyait-il dans le roman populaire ce que je vois moi dans ses mots croisés : une architecture invisible, une grammaire secrète du monde. Le silence final. À la fin, il ne parlait plus. Juste les mots croisés. Toute la journée. Ce n'était pas un renoncement. C'était l'essentiel. La langue pure. Dépouillée des histoires, des personnages, des écoles littéraires. Juste les mots. Leur précision. Leur juste place dans la grille. Comme si toute une vie d'instituteur aboutissait à cette évidence : ce qui compte ce ne sont pas les romans qu'on a lus mais les mots qu'on garde quand tout le reste se tait. Et dans ce silence je comprends enfin que Coppée, Verne et Le Rouge n'étaient que des variations sur le même amour obstiné de la langue française - cette patrie commune où un instituteur retraité et un romancier populaire pouvaient se retrouver unis dans la même quête de la définition parfaite. L’Alchimie des Contraintes : La Matrice Littéraire de Gustave Le Rouge Le bureau était une zone de turbulence. Une facture, pliée en deux, faisait office de cale sous un pied branlant. Une autre, froissée en boule, jouait les presse-papiers pour un manuscrit en déséquilibre. Elles n’étaient pas des reproches, mais des éléments du dispositif. Des poids, des contrepoids. Des ancrages dans le réel à partir desquels le décollage pouvait s’opérer. C’est ici, dans cet entre-deux instable, que Gustave Le Rouge a pratiqué son alchimie. Pas celle des grimoires, mais une alchimie du quotidien, une transmutation du vécu en encre, de la pression en récit. Regardons-le travailler. Il ne médite pas. Il agit. La contrainte économique n’est pas une abstraction ; c’est un rythme. Celui du feuilleton, de la livraison hebdomadaire. Ce rythme impose sa propre esthétique. Il n’y a pas le temps de la phrase parfaite, du mot rare. Il faut de la vitesse, de la densité, de l’action. Le style se forge dans cette urgence. Il devient baroque non par choix, mais par nécessité : il faut entasser les péripéties, superposer les intrigues, lancer des personnages comme on lance des dés. La prolifération est une stratégie de survie. Chaque chapitre est un pari, un coup de dé narratif pour gagner son pain. L’écriture n’est plus une contemplation, c’est une performance. Un corps à corps avec le temps et le papier. Puis viennent les échecs. Le théâtre. La Tunisie. Des noms sur une carte qui deviennent des terres perdues. Un écrivain de moindre envergure les aurait tus, ou en aurait fait des blessures secrètes. Pas lui. Il les observe avec la froideur d’un géomètre. Ce sont des terrains vagues dans son paysage intérieur. Et un terrain vague, ça n’est pas rien. C’est un espace de projection. L’échec au théâtre ? Il devient la matière même du drame, cette tension entre l’ambition et l’échec qu’il injecte dans le destin de ses héros. Le désastre tunisien ? Il n’est pas pleuré ; il est déconstruit, recyclé. La chaleur, l’aridité, le sentiment d’étrangeté et d’impuissance sont distillés, puis servent à colorer les jungles de Mars ou les déserts de ses aventures exotiques. Il ne fuit pas ses échecs ; il les cultive. Il les laboure. Il en fait le compost d’où germent ses fictions les plus vigoureuses. C’est un recyclage intégral de l’expérience. Rien ne se perd. Et la douleur, alors ? Le deuil. Comment l’intégrer au dispositif ? Elle ne se raconte pas. Elle se métamorphose. Elle cesse d’être un sentiment pour devenir une énergie. Une tension narrative. On la sent, cette tension, dans l’obsession de ses personnages pour les secrets, pour ce qui est caché, perdu ou inaccessible. On la sent dans cette méfiance envers un monde moderne, américain, froid, qui semble nier la complexité des âmes. La douleur personnelle est comme un acide qui dissout les certitudes ; et de cette dissolution, il fait une esthétique de la quête, du mystère, de la révolte. L’imaginaire n’est pas un refuge, c’est un laboratoire. Un endroit où la douleur peut être manipulée, mise en scène, et donc, d’une certaine manière, dominée. La perte devient le moteur d’une prolifération compensatoire. Pour combler un vide, il crée des mondes. Ainsi, l’œuvre de Gustave Le Rouge ne se laisse pas lire comme un simple divertissement. Elle se donne à voir comme un processus. Un processus de résilience par la fabrication. Il n’a pas transcendé ses contraintes ; il les a incorporées. Il en a fait les rouages et les engrenages de sa machine à écrire. La facture sous la table, le souvenir de l’échec, l’ombre du chagrin : tout est matière première. Tout est transformé. Il nous montre, en actes, que l’écriture n’est peut-être rien d’autre que cela : l’art de faire de la nécessité, non seulement une vertu, mais une architecture. Une maison des possibles bâtie avec les pierres du réel.|couper{180}
L’instituteur
L’instituteur
photographie Je regarde ta photographie, et je comprends enfin. La carte géologique que j'étudie n'est pas qu'un simple document ; c'est le portrait de ta substance même. Sous mes yeux, je vois le dôme de granit du Nord d'Huriel. Toi, tu en es l'expression humaine. Comme lui, tu es "bien franc" – massif, sans artifice, d'une intégrité qui ne se discute pas. Ta posture est ce dôme de 420 mètres, cette présence souterraine qui structure tout le paysage autour d'elle, même lorsqu'elle est cachée. Je reconnais en toi ce "granite légèrement zoné" dont parle le texte. Tu n'es pas d'un seul bloc uniforme ; il y a en toi des couches, des nuances de caractère, des zones de résistance et de douceur qui se sont cristallisées dans le silence et la lenteur, sous la pression des années. Tu es l'homme de cette roche. Tu portes en toi la mémoire de la "belle pierre de taille grise à lits noirs" – cette force orientée, ce gneiss de profondeur qui a servi à bâtir. Tu as été, pour notre famille, cette pierre de fondation. Ta solidité n'est pas brutale ; elle est structurée, fiable, comme la pierre qu'on exploitait sur les rives du ruisseau d'Huriel. Et je devine aussi, en arrière-plan, le "gneiss supérieur très feuilleté" – ces fragilités, ces failles minuscules, ces veines de sensibilité que ta carrure granitique savait protéger. La photographie est en noir et blanc, mais je vois maintenant les teintes du minerai : le gris de la profondeur, le noir micacé de ta volonté, les reflets pâles du cristal. Tu n'étais pas simplement sur cette terre d'Huriel. Tu étais cette terre. Tu as incarné, le temps d'une vie, la patience minérale et la force ancrée de son socle. Le granit n'est pas une métaphore ; c'est ta nature la plus intime, et je la touche du regard, aujourd'hui, à travers ce portrait et cette carte qui se répondent. 19 décembre 1964, Vallon-en-Sully, quartier de la Grave. Je veux écrire pour comprendre ce que la figure de mon arrière-grand-père dépose en moi. La cuisine revient la première : cuisinière à bois, cafetière posée, odeur de caramel tiède. À gauche la paillasse et l’évier. Au sol un damier rouge et blanc qui use les semelles. Le transistor parle : Malraux pour l’entrée de Jean Moulin au Panthéon. La scansion me saisit. Après la réclame, les Beatles. Je n’éprouve rien. Bruit compact, paroles incomprises. Charles Brunet se lève, coupe la radio. Tic-tac de l’horloge, oiseaux dehors, froid sec. Il sort sa montre à gousset comme on vérifie la mesure d’une vie. Il me demande si je n’ai pas mieux à faire, aider ma mère, lire, ou partir. J’obéis. Muguette passe par la porte vitrée, blouse de nylon, mise en plis, propose d’aller au bourg. Gravier, claquement du portail, moteur d’une 2CV fourgonnette neuve. Je pense à mes Pulmoll volées et à la honte ordinaire de l’enfance. Je note les objets, les gestes, les voix. Je n’essaie pas d’embellir. J’essaie d’établir. Ce matin-là existe pour dire ce que je dois à sa rigueur et à son silence, et ce que j’en retiens aujourd’hui. Je suis dans la cuisine et tout tient à peu de chose, la chaleur sur la joue quand j’ouvre le rond de la cuisinière, l’odeur qui monte, café presque caramel, et je reste là parce que je n’ose pas bouger, le transistor crache Malraux, les mots tombent comme des pas lents sur le carrelage rouge et blanc, et alors je me dis que c’est grand, que c’est trop grand pour moi, et ensuite la réclame, et les Beatles, un bloc de bruit qui me repousse, je n’y comprends rien, je n’y veux rien. Charles se lève, son corps se déplie, les bretelles claquent un peu, il coupe la radio, et le silence n’est pas un silence, c’est le tic-tac derrière le mur, les oiseaux dehors, le froid sec qui se faufile par la porte, et je voudrais qu’il ne me voie pas. Il sort la montre à gousset, la fait glisser dans sa paume, regarde sans parler, puis me demande si je n’ai pas mieux à faire, aider, lire, partir, et je sens que c’est pour mon bien mais ça serre quand même. Une silhouette bouge derrière la vitre, Muguette déjà sur le paillasson, blouse de nylon, voix trop aiguë, elle propose le bourg, puis repart, gravier, portail, moteur de 2CV qui tousse et s’arrache, et moi je compte mes fautes minuscules, les Pulmoll piquées, la langue qui pique un peu, la honte qui tient au fond de la gorge, et pourtant je reste, je tiens, je respire dans l’odeur du café, comme si ce matin d’hiver pouvait décider de ce que je deviendrai. Les parents ont fait installer une colonne sanitaire. Trente Glorieuses, sentiment d’opulence, deux salles de bains : une au rez-de-chaussée pour l’instituteur, une autre à l’étage pour le jeune couple et ses deux enfants. Charles Brunet n’y voit pas l’urgence. — Une douche matin et soir ? Ma petite fille, vous allez en faire des lavettes de vos enfants. Puis il retourne s’attabler à ses mots croisés. Plus tard, en y repensant, il s’étonnera qu’un instituteur tienne ce genre de discours sur l’hygiène. Il se souvient des ouï-dire : on ne se douchait pas beaucoup, on prenait des bains encore moins. Était-ce propre à la famille, plus spécialement à Charles Brunet, ou bien l’usage dans nos campagnes ? Il ne sait pas. recherches Équipement sanitaire très incomplet au début des années 60. En 1954, 10 % des logements seulement cumulent eau courante, WC intérieur et baignoire/douche. En 1970, une grande part du parc ancien en reste dépourvue. Généralisation surtout après 1973. (Insee) Offensive d’hygiène et modernisation publique. L’État et la Sécu multiplient supports pédagogiques et renforts administratifs sur l’hygiène dès les années 50-60, formalisés par une circulaire du 3 janvier 1973. Persée Publicité de grande consommation. Dentifrices, savons, shampooings et lessives martèlent des promesses de propreté-modernité (Colgate, Monsavon, Dop, Omo). La période est décrite comme un « âge publicitaire ». Cairn Télévision médicale populaire. Émissions d’Igor Barrère dès 1954 qui « promeuvent la médecine » auprès du grand public. Observatoire de l'information santé déductions Oui, la propreté est mise en scène comme signe de modernité et de rang social par la pub. Mais l’équipement progresse aussi parce que l’inconfort est massif et objectivable par les statistiques de logement. - Poser le conflit pub/usage réel. L'instituteur ne regarde pas la télévision. Il faut se méfier de l’anachronisme sur le droit de vote des femmes (1944-45). Garder plutôt la mise au travail féminin et la consommation ménagère comme vecteurs publicitaires des 60s. Campagnes et parc ancien sont les derniers équipés. Utilise un détail matériel vrai : chauffe-eau instantané au gaz, bac émaillé, savon Cadum/Dop, affiche en pharmacie, film fixe Sécu au foyer rural. réécriture : Trente Glorieuses. On pose la colonne sanitaire comme on plante un drapeau : eau chaude, bac émaillé, robinet qui goutte. Les affiches promettent la blancheur (Dop, Monsavon), la télé explique l’hôpital en noir et blanc, la Sécu fait tourner un film fixe au foyer rural. Propreté = paix domestique, dit la réclame, pendant que la moitié des maisons anciennes n’ont pas de douche ni de WC à l’intérieur. On achète la modernité par morceaux : lessive d’abord, puis le chauffe-eau, puis la cabine. L’instituteur grogne, la salle de bains s’impose. On ne devient pas propres d’un coup. On devient équipés, à crédit, et on y croit. Enfance de Charles Brunet L'idée serait de confronter trois enfances, celle de l'instituteur, de son petit-fils, de son arrière-petit-fils. Ce qu'il se passe à cet instant lors de la création de la colonne sanitaire dans l'esprit de Charles Brunet, probablement un va et vient de souvenirs entre ces trois périodes. Lui cependant a vécu la guerre de 14, il n'a plus d'illusion, le progrès il le regarde avec méfiance tout instituteur qu'il est. Livre en cours de lecture : Jean Coste de Antonin Lavergne Emission France Culture sur Jules Ferry à retrouver à lire aussi : le Jean Coste de Péguy. / également l'Orange de Noël Michel Peyramaure Voir aussi Léon Frapié, l'institutrice de province. textes qui font référence à Charles Brunet 6/01/2023 Figures absentes Mars 2022 Double voyage Essai sur la fatigue Charles Brunet <a href="https://ledibbouk.net/8-mars-2024.html} **[ géologie ->https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9765743w/f7.item.r=huriel,%20allierphotographie" class="spip_out" rel="external">mars 2024|couper{180}
fictions
Transmission
codicille : On croit toujours qu’il suffit d’appeler. Qu’un prénom ramène l’enfant, le conjoint, l’ami, dans la lumière commune. Mais parfois le nom n’ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l’appel insiste, s’envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habités, qu’ils contiennent plus de voix qu’une réponse. C’est peut-être ça, l’héritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche. Brouillon — texte en cours Le garçon restait assis à table, fourchette dans la main, les yeux baissés sur l’assiette. Le père l’appela une première fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas même ce sursaut réflexe qu’on attend quand on entend son prénom. Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chaussée d’un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, près de Melun. La fenêtre donnait sur d’autres barres, alignées comme des miroirs gris. Le mobilier n’avait pas bougé depuis des années. Canapé en tissu, table basse en verre, buffet imitation chêne. Tout avait été choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n’avait changé. Figé. Comme si chaque repas se prenait encore dans l’ombre de cette vie passée. La lumière blanche du plafonnier, le tic-tac de l’horloge murale, l’odeur de viande refroidie. Rien d’exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le père lâcha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le garçon ne broncha pas. Ce n’était pas la première fois. Ni la deuxième. Le père savait qu’on ne parlait pas ici d’un caprice. Il reconnaissait la scène, il en connaissait le poison. Des années plus tôt, dans d’autres pièces, d’autres repas, il avait vu la même fixité. Le même refus. Mais ce n’était pas vraiment un refus. Plutôt une impossibilité, comme si la voix s’était barricadée à l’intérieur. Il avait tout essayé alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n’avait franchi la paroi. Ce silence, il l’avait payé cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux. Maintenant, c’était son fils. La même immobilité, le même vide au moment de répondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d’« incapacité relationnelle », d’« isolement », de « difficultés scolaires ». Des mots administratifs pour recouvrir un trou béant. Mais le père savait que ce n’était pas seulement ça. Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu’un silence : une voix étrangère, sortie d’elle, quand on l’avait trop pressée. Un son qui n’appartenait à personne. Il se disait que ça ne pouvait pas revenir. Qu’il se faisait des idées. Il ne pouvait pas s’agir d’une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le garçon : crispation de la gorge, menton rentré comme pour se protéger, attente immobile jusqu’à ce que l’autre renonce. Tout cela, il l’avait déjà vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c’était revenu. Par le sang ou par la mémoire, peu importait. Répétition. Contagion invisible. Le père détourna le regard. Il savait pourtant qu’à cet instant, même absente, la mère était là. Présente dans le silence de l’enfant, comme un spectre sans visage. Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l’entendit. Ce n’était pas la voix du garçon. Pas non plus la sienne. Un son bref, étranglé, qui venait pourtant de la bouche de l’enfant. Deux syllabes, tordues, méconnaissables. Le père eut un frisson immédiat : il connaissait ce son. Il l’avait entendu des années plus tôt, en pleine dispute, quand sa femme avait cédé sous ses questions. Même intonation décalée. Même voix qui n’appartenait pas au corps qui la produisait. Le garçon releva enfin les yeux. Ses lèvres bougeaient encore, mais aucun mot n’en sortait. Juste ce souffle métallique, un reste d’écho. Le son s’éteignit aussi vite qu’il était apparu. Le garçon reprit sa posture, les épaules voûtées, comme si rien n’avait eu lieu. Le père resta immobile. Dans sa tête, tout se mélangeait : ce qu’il venait d’entendre, ce qu’il avait déjà vécu, et ce qu’il n’avait jamais réussi à formuler. Il n’en parlait à personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux médecins. Que leur dire ? Qu’au moment où on l’appelle par son prénom, son fils devient une ouverture, un seuil où passe une voix étrangère ? Qu’il avait connu la même chose avec sa femme, et que c’était peut-être pour cela qu’elle s’était brisée ? On aurait parlé d’hallucination, de délire. Mais lui savait. Répondre, pour eux, n’était pas seulement répondre. C’était céder le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une présence sans nom, sans âge, sans visage. Il observa son fils. La gorge crispée, respiration courte. Comme s’il retenait une voix qui n’était pas la sienne. Le père se dit qu’il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte fermée. Et qu’un jour peut-être, si l’enfant cédait, il ne resterait plus grand-chose de lui. Les jours suivants confirmèrent la crainte. À l’école, le garçon ne répondait pas à l’appel. On prononçait son nom, une fois, deux fois. Il restait là, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s’énervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en éclats, en sanctions. Dans la rue, une voisine l’interpella un matin. Pas de réponse. Elle insista, sèche. Le père, à la fenêtre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe déformée, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d’ailleurs. À la maison, les repas étaient devenus des épreuves. Le père répétait calmement, tentait d’éviter la colère. Chaque appel échouait dans le même mur. Derrière, parfois, s’échappait ce souffle métallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les épaules, le secouait. L’enfant tremblait, les yeux embués, mais aucun mot ne sortait. Le père n’osait plus prononcer son prénom. Le dire revenait à tendre une clef, risquer que la serrure cède. Il se contentait de gestes, d’intonations vagues. Nommer était déjà trop. Un soir d’automne, la lumière tombait, grise, sur la petite maison. Le père débarrassait la table. Le garçon s’était retiré dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets. Puis la voix retentit. Pas étrangère. Trop familière. On appelait le prénom du garçon depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fenêtre entrouverte avec une netteté troublante. Le père se figea. La mère vivait à des kilomètres. Elle n’avait plus le droit d’approcher. Pourtant c’était bien son timbre. Ses inflexions. Mais altérées, comme si elles avaient voyagé trop loin avant d’arriver là. Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L’enfant avançait vers la porte d’entrée, attiré. Le père bondit, l’attrapa par le bras au moment où il tendait déjà la main vers la poignée. Le garçon se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses lèvres prêtes à laisser passer quelque chose qui n’était pas lui. Le père posa sa main contre sa bouche, fermement. Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait déjà dans le jardin. Puis plus rien. Ils restèrent figés ainsi, dans le silence compact de la maison. Le père sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derrière cette respiration, la poussée d’un mot qui ne devait pas sortir. Il retira lentement sa main. Le garçon baissa les yeux. Ils n’échangèrent pas un mot.|couper{180}
fictions
Le carnet et la rivière
Un village du nord du Portugal. Un homme qui croit fuir son roman. Un carnet vide. Une silhouette qui revient. Une femme, peut-être. Et la rivière qui sépare. Première partie Je n’avais pas prévu de m’arrêter ici. J’avais pris la Micheline à Porto, décidé à m’enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au départ, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait inépuisable. Les arrêts se succédaient, puis d’autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-être rejoindrait-il l’Espagne toute proche. Mais je n’avais aucune envie d’y revenir. J’avais quitté le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isolé, perdu au nord du Portugal. Rien de plus précis : une idée simple, trouver un endroit qui me tiendrait à l’écart. Depuis de longs mois je tentais d’écrire un roman, mais celui-ci n’avançait pas. J’avais l’impression de tourner en rond, de ruminer la même matière sans la dénouer. Peu à peu, je commençais à comprendre : cette fiction n’était qu’un prétexte, le voile posé sur une obsession plus profonde. Écrire pour résoudre — ou plutôt pour approcher — ce que je n’arrivais pas à formuler autrement. C’est peut-être cette inquiétude muette qui m’avait poussé à monter dans le train, à me laisser porter vers un endroit que je n’avais pas choisi. J’avais quitté Porto le jour même, entraîné vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vallée du Tâmega s’abaissait derrière moi, les coteaux boisés se dressaient de part et d’autre, formant une gorge de plus en plus étroite. La lumière du soir étirait les arêtes des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l’ombre bleutée. Au fur et à mesure que la Micheline montait, la plaine s’effaçait sous moi — j’avais l’impression d’être suspendu entre deux géographies, entre l’horizontalité du fleuve et le ventre sombre des sommets. C’est ainsi que je descendis à C., sans l’avoir prévu d’avance. En posant le pied sur le quai, j’ai senti que quelque chose clochait. L’asphalte, encore collant de la chaleur accumulée dans la journée, me renvoyait une bouffée suffocante, comme si la terre refusait de relâcher ce qu’elle avait emmagasiné. La chaleur avait été accablante. Des hectares d’eucalyptus, à la fois responsables et victimes, avaient brûlé sans répit, leurs troncs éclatés par le feu, leurs feuilles réduites en cendres odorantes. L’air gardait ce goût d’incendie, sucré et âcre, comme une plaie mal refermée. La rangée de réverbères alignée le long de la bordure extérieure du quai était presque entièrement détruite. Les lampes, fissurées par les températures extrêmes, semblaient figées dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumière blafarde s’éteignait et revenait, sans rythme, comme une paupière malade. Ce battement irrégulier ajoutait à l’atmosphère lugubre, donnant au quai une allure de décor abandonné, fragile, prêt à basculer. Derrière moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grinçantes roulèrent sur le métal brillant des rails, qu’une lune, bondissant d’entre les nuages, venait d’illuminer. Le son décroissait lentement, strident puis étouffé, jusqu’à disparaître. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence épais s’installa, comme une chape invisible. Ce silence m’écrasait à tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d’y introduire un bruit de trop. J’ai avancé. Sous mes semelles, l’asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu’on attend, mais comme une respiration enfouie. Derrière moi, la gare s’effaçait. Elle ne disparaissait pas dans l’ombre ordinaire, mais dans une brume qui n’avait rien de naturel : ni pluie, ni fumée. Elle exhalait une odeur de métal chauffé, mêlée à quelque chose de rance, de caillé. Devant, la voie s’enfonçait dans une obscurité qui n’était pas une simple absence de lumière. Cette obscurité avait un poids, une densité, une épaisseur. J’ai levé la main. Ma paume l’a effleurée. J’ai cru sentir qu’elle cédait, qu’elle s’ouvrait, comme une membrane vivante. Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait dû repasser derrière les nuages. Le village paraissait désert. À peine devinait-on, ici ou là, une lueur incertaine derrière des volets clos. Naïf, j’avais cru qu’il pourrait y avoir un hôtel, peut-être une pension comme j’en avais vu tant dans Gràcia, ce quartier populaire et vivant en hauteur où je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des bâtisses se dressaient autour de moi, leurs fenêtres aveugles me fixant comme pour m’interdire l’entrée. Je commençais à me dire que j’avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais déjà à chercher un recoin pour dormir à la belle étoile, le ventre vide. C’est alors que j’aperçus, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j’attrapai mon sac, le jetai sur mon épaule et me précipitai dans sa direction. Je pressai le pas, craignant qu’elle disparaisse avant que je l’atteigne. La silhouette avançait lentement, à peine distincte, comme si la nuit elle-même la tirait en arrière. Je crus d’abord à un vieillard, voûté, puis à une femme enveloppée dans un châle sombre. À chaque pas, l’ombre se redessinait, changeante, insaisissable. Les maisons restaient muettes. Derrière les volets clos, aucune lumière nouvelle n’apparaissait. Seul le bruit régulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j’étais encore dans le monde des vivants. Je m’arrêtai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s’était pas arrêtée. Elle glissait plutôt qu’elle ne marchait, traînant derrière elle une lenteur qui m’agaçait autant qu’elle m’inquiétait. Je repris ma course, resserrai la distance. À mesure que je m’approchais, je crus distinguer le froissement d’un tissu, peut-être une cape, et un chuintement discret, comme un souffle à peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lançai un mot — « excusez-moi ! » — mais le son sembla s’éteindre avant de l’atteindre. La silhouette poursuivait son avancée, indifférente, obstinée. Je finis par la rejoindre au débouché d’une petite place. Elle s’était arrêtée là, immobile, tournée vers une bâtisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son épaule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une résistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une matière sans forme. Je retirai aussitôt ma main. L’humidité du tissu collait encore à mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne réagissait pas. Elle demeurait tournée vers la façade muette, comme si quelque chose l’attirait là. Je la fixais, cherchant à décider. Était-ce seulement un vieillard, une femme courbée, surpris par ma présence ? Un habitant de ce village désert, rendu hostile par l’heure et par ma fatigue ? Je voulais m’en convaincre. Mais l’odeur âcre des feux passés me revenait à la gorge. Et si c’était un de ces survivants, un être que les flammes avaient chassé de sa maison, rôdant à présent dans les ruelles comme une ombre calcinée ? Cette idée m’effrayait presque davantage que les autres. À chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d’obstiné. Je me demandai alors si je n’étais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme même de mon roman inachevé, cette matière informe que je traîne depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m’attendait ici, à C. au nord de tout. Je secouai la tête. Une telle pensée était absurde. Mais que restait-il, sinon l’idée qu’il s’agissait d’un gardien ? Quelqu’un ou quelque chose qui n’avait d’autre rôle que de m’attirer plus loin, vers une maison précise, une ruelle plus étroite, un seuil à franchir. Et si ce n’était rien de tout cela ? Si je ne suivais qu’une concrétion, un amas de brume et de suie, né des incendies eux-mêmes ? La chaleur, les vapeurs, la poussière d’eucalyptus consumés : un corps façonné par hasard, qui imitait la démarche humaine le temps d’une nuit. Je crus rire de mes propres idées. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait déjà repris sa marche, glissant dans la ruelle étroite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s’étaient mises à la suivre. Je m’engageai derrière elle. La ruelle n’était pas pavée mais dallée de blocs irréguliers, gonflés par l’humidité, luisants comme des dos de bêtes. Les murs se rapprochaient à chaque pas, rugueux, écorchés par des décennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calciné s’accrochaient encore aux pierres, desséchées, croulantes. L’air changea de texture. Moins de vent, plus d’épaisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud mêlé à une odeur de suie et de terre mouillée. Chaque fois que je relevais la tête, je croyais voir les murs se rapprocher d’un cran, comme si l’espace même se contractait. Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionné. Je ralentis malgré moi, persuadé que ce bruit me trahissait auprès d’elle — ou d’« ça ». La ruelle tournait légèrement vers le bas. J’avais l’impression de m’enfoncer dans un sillon creusé par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus inégal, les dalles cédant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fenêtre éclairée, seulement des façades aveugles, percées d’ouvertures trop hautes, trop étroites. Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m’enfonçais dans la ruelle elle-même. Je m’avançai encore, mais la silhouette n’était plus là. La ruelle s’était vidée d’elle comme si elle n’avait jamais existé. À la place, je distinguai, au haut d’un escalier étroit, une porte ouverte. Je pensai qu’elle s’était peut-être réfugiée là. Je gravis lentement les marches, chaque pas grinçant sous mes semelles. Arrivé devant l’ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit à l’intérieur. J’appelai, la voix basse d’abord, puis plus fort. Toujours le silence. Je finis par franchir le seuil. La pièce était presque nue : une table grossière, une miche de pain à demi entamée, une carafe d’eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d’une couverture râpeuse. Tout semblait en ordre, mais la netteté des choses me troublait plus encore que le vide. J’appelai encore, par réflexe. Aucune réponse. La faim, la soif me tenaillaient. J’ôtai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorgée d’eau. Le goût était fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout à coup, m’écrasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu rêche grattait ma joue, mais je n’eus pas la force de m’en relever. Mes paupières s’alourdissaient déjà, et bientôt je m’endormis. Au petit matin, je fus réveillé par d’étranges grognements qui semblaient provenir d’une pièce située sous celle où j’avais dormi. Je me redressai, le cœur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte restée ouverte. L’aube promettait une belle journée. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pièce. Je me levai, la suivis, et découvris dans une pièce attenante une porte ajourée qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines. En contrebas s’étendait un jardin magnifique, quoique laissé à l’abandon. Les parterres débordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplinées. C’était de là, sans doute, que venait le parfum qui m’avait tiré hors de la torpeur. Ragaillardi, je décidai de descendre dans le jardin par un escalier étroit que je découvris au bout de la terrasse. À mesure que je m’enfonçais, les grognements s’amplifiaient. Intrigué, je m’approchai d’une étroite fenêtre percée dans le mur de la bâtisse et me penchai pour regarder à l’intérieur. Ce que je vis — ou plutôt ce que je sentis, tant l’odeur me heurta aussitôt — fut une infection pure : une pièce obscure, saturée de chaleur, où s’agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L’air empestait le mélange de paille souillée, de sueur animale et de pourriture. En même temps que je découvrais la présence de ces voisins du dessous, l’idée que le village — et donc cette maison — fût réellement habité me tiraillait entre soulagement et inquiétude. Je repensai à la silhouette entrevue la veille : était-ce elle, la propriétaire des lieux ? Je remontai l’escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n’avait changé. La table, la miche de pain, la carafe d’eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l’avais laissé en m’endormant. Ce détail m’agaça plus qu’il ne me rassura. Machinalement, j’arrachai encore une poignée de pain, bus un trait d’eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et décidai de partir à la découverte du village. En retraversant la ruelle en plein jour, elle n’avait plus rien d’inquiétant. Je pus admirer les vieilles bâtisses, leurs pierres usées, et compris qu’elles n’étaient pas si abandonnées que je l’avais cru. À certaines fenêtres, des bacs fleuris. J’y reconnus des œillets, devenus depuis la révolution un emblème obstiné. Je débouchai sur le village lui-même. La petite gare réapparut au détour d’une place, et là, au bout, un café venait d’ouvrir. L’idée d’un vrai café chaud balaya d’un coup les miasmes d’angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans hésiter. Ce fut alors que, dans la périphérie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La même. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l’envie de café fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleillée de l’établissement. seconde partie Chaque matin, je prenais place à la même table, sur la terrasse du café du village. Sur un mur défraîchi, un écran plat diffusaient en continu des séries brésiliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment — c’était le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun écho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me déposait toujours la même tasse de café tiède à la main, sans me demander. Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d’y écrire quelques lignes, je rayais presque aussitôt. Les mots semblaient se dissoudre à peine nés. À intervalles réguliers, un vieux joueur de cartes venait s’asseoir, tirant de sa poche un paquet bien usé. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimulée. Parfois, l’un glissait à l’autre une phrase à voix basse ; leurs yeux semblaient m’observer, curieux ou méfiants. Un matin, un troisième personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l’air un peu perdu. Je compris qu’il venait d’être démobilisé. J’appris par bribes qu’il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d’Indépendance. Cette guerre — lointaine et pourtant si présente — avait marqué bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s’était échappé d’un bureau administratif pour chercher un peu de répit ici. Parmi ces habitués discrets, j’étais devenu invisible. Mais aujourd’hui, c’est moi qui osai poser la question, la voix entrée : -- Vous revenez d’Angola ? Le militaire hocha la tête, l’air ailleurs. Il n’en dit pas plus. Un silence s’installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu’il ne pouvait dire. Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleurèrent l’écran où le match brésilien défila sans passion. Et là, dans le coin de mon regard, à la lisière d’un reflet sur la vitre, je crus distinguer à nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s’effaça dans une fraction de seconde. Ce jour-là, l’écriture m’avait échappé plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans même raturer, et décidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivière, mince filet d’eau qui serpentait entre les eucalyptus rescapés des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s’acharnaient à renaître. L’air y était plus frais, plus humide. Le clapotement régulier de l’eau contre les pierres avait quelque chose d’apaisant. Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m’éloigner de mes pages blanches. C’est alors qu’elle apparut. Sur l’autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s’était arrêtée. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair noué autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma présence n’était pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai figé. Je n’avais pas échangé un mot avec une femme depuis des mois. J’avais choisi de vivre seul, retranché, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne — de voix, de chaleur, de partage. En un éclair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple à bâtir ici, loin de tout. J’imaginai même la langue qu’il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas. Mais aussitôt une autre voix, plus dure, s’éleva en moi. L’écriture, ma seule compagne véritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c’était céder, abattre le seul fil qui me tenait encore debout. Je détournai les yeux. Quand je les relevai, elle n’était plus là. La rivière avait repris son cours, indifférente. Le lendemain matin, je repris ma place au café. Le patron me déposa la tasse ébréchée avec son geste mécanique, sans un mot. L’écran vissé au mur déversait une série brésilienne où deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l’histoire. J’ouvris mon carnet. Je voulais écrire ce que j’avais vu la veille, consigner la scène au bord de la rivière. Mais dès la première ligne, le souvenir se brouillait. Était-elle apparue entre deux troncs ou au détour d’un méandre ? Le sourire était-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussitôt. La page ressemblait à un champ labouré. À la table voisine, les deux joueurs de cartes m’observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il lâcha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussitôt par : -- Certains ici croient voir ce qu’ils veulent. L’autre esquissa un sourire, mais aucun n’ajouta rien. Je bus mon café d’un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derrière le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait là, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n’y avait que la rue vide. Le reste de la journée, je ne pus penser qu’à la rivière. J’avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus. Je finis par céder à l’obsession. En fin d’après-midi, je repris le chemin de la rivière. La lumière baissait doucement, filtrée par les eucalyptus. Leur ombre longue s’étirait sur le sol, comme si la forêt cherchait à m’engloutir. Je retrouvai l’endroit exact où je l’avais vue. J’attendis. L’eau coulait avec le même rythme, indifférente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J’eus presque honte d’avoir espéré. Alors je remarquai quelque chose accroché à une branche basse, juste au bord de l’eau. Un morceau de tissu, clair, froissé, pris dans l’écorce. Je le saisis : c’était un foulard, semblable à celui qui retenait ses cheveux la veille. L’odeur en était presque inexistante, une simple poussière de parfum ou peut-être le parfum de ma propre mémoire. Je restai là, le tissu entre les doigts, partagé entre le soulagement et la gêne. Était-ce une preuve qu’elle existait réellement, qu’elle avait marché ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonné depuis des mois que j’avais transformé en signe ? Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m’empêcher de tourner la tête, persuadé qu’on m’observait depuis l’ombre des troncs. Le matin suivant, au café, l’air semblait plus lourd qu’à l’accoutumée. Le patron avait baissé le son de la télévision, comme si même le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les têtes rapprochées au-dessus du jeu. Je m’installai, le carnet ouvert, la tasse à moitié pleine. Mais je n’écrivais pas : j’écoutais. Les bribes d’échanges me parvenaient par morceaux. Un mot répété : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue. Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait détourné son regard vers moi. L’autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence gêné. Le patron passa derrière le comptoir et essuya trois fois le même verre, sans lever les yeux. Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue… Qui ? La jeune femme de la rivière ? Ou une autre dont je n’avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitués ? Je rouvris mon carnet comme un écran dérisoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je traçai une phrase : Je crois qu’elle existe. Puis je la raturai aussitôt. Quand je sortis du café, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s’était arrêtée net, puis disparut entre deux façades. J’y retournai un soir, incapable de lutter contre l’obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de résine brûlée mêlée à l’humidité du sol. L’air s’épaississait à mesure que j’approchais de l’eau. Elle était là. Sur l’autre rive, exactement au même endroit que la première fois. Debout, immobile, comme si elle m’attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussitôt qu’il m’était adressé. Un signe. Je crus qu’elle parlait. Ses lèvres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivière. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J’eus l’impression d’un mot, ou d’un prénom. Je fis un pas en avant. L’eau n’était pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m’attendait, j’en étais sûr. Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l’air la diluait. Un instant, ce fut encore elle — un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L’instant d’après, je retrouvai la forme que j’avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, vêtement humide, absence de traits. La jeune femme et l’ombre n’étaient qu’une. Je reculai, pris de vertige. L’eau brillait, immobile. Sur l’autre rive, la figure se tenait encore là, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre. Je compris qu’il n’y aurait pas de choix. Qu’elles étaient la même chose. Que ce que j’avais pris pour une promesse de vie simple n’était que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours. Je murmurai, sans savoir pourquoi : -- C’est toi… L’écho s’écrasa contre les troncs. Sur la rive opposée, la silhouette se mit à glisser en arrière, lentement, comme si elle m’invitait à la suivre. Je regagnai le village à pas lents. Chaque maison semblait différente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupières lourdes. La place elle-même paraissait plus étroite, comme si les façades s’étaient rapprochées en mon absence. Au café, la télévision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laissé leur jeu sur la table, mais ils n’étaient plus là. Le patron, lui, essuyait encore et encore le même verre. Quand j’entrai, il ne leva pas les yeux. Je m’assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d’une voix qui n’était pas la mienne. Je le sentais à chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient à des phrases qu’on écrivait au XIXᵉ siècle, quand les écrivains croyaient encore qu’un livre devait porter le poids d’un monde entier. J’avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais — un café tiède, un écran plat, deux joueurs de cartes —, ma main écrivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s’imposer sur la page. Ce n’était plus moi. C’était une autre langue, étrangère et familière tout à la fois. Une voix morte, obstinée, qui s’infiltrait dans ma main. Je me surpris à me demander si ce roman n’était pas le mien, mais celui d’un autre, écrit par procuration à travers moi. Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s’était aperçu de rien. Mais je compris que l’ombre qui me suivait n’était pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix même, chaque fois que j’essayais d’écrire. Mais j’avais compris. Depuis le début, elle n’avait été que cela : le roman. Mon roman. L’ombre informe que je traînais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d’une vie simple, n’était qu’un masque posé sur ce même gouffre. Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste — le village, le café, les visages — pouvait bien disparaître. Il ne restait que ça : l’écriture, ce monstre qui me collait à la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m’attendait encore.|couper{180}
fictions
03-Gor-Chapitre 3
Il n’avait pas fermé l’œil, mais ce n’était pas de l’insomnie. Plutôt une veille poreuse, comme si son corps persistait à fonctionner sans savoir à quoi. Il n’y avait pas eu de rêve. Seulement une sensation : quelque chose s’était inversé dans la structure même de la nuit. Au réveil — si c’en était un — tout semblait identique. Le module bioguidé avait ajusté sa température à son rythme cardiaque. Les parois ondulaient doucement. L’air avait cette densité particulière, légèrement métallique, propre à Gor. Il se leva. Et c’est là que cela commença. Son transpondeur n’affichait plus aucune donnée. Ni interface, ni cartographie, ni rythme interne. Juste un point clignotant. Non localisé. Il tenta de l’interroger mentalement. Le retour fut immédiat, mais sans syntaxe. Une impulsion. Une image. Fugace, incohérente : une sorte de *masque*, en négatif, dont les contours pulsaient à contre-temps de ses propres pensées. Puis, soudain, un mot. Mais pas un mot affiché. Un mot ressenti. > "Insoluble." Il se figea. Le mot n’était pas adressé. Il n’était pas une réponse. C’était une présence. Quelque chose ou quelqu’un — dans la ville ou en lui — venait de parler sans dire. Une intention, une balafre de sens projetée dans son esprit. Il sortit. Gor avait changé. Non dans sa forme — les structures étaient les mêmes, les rues toujours vides, les bornes nutritives muettes — mais dans leur ntensité. Comme si chaque élément avait été légèrement déplacé dans un autre registre de réalité. Les angles semblaient plus nets. Les ombres, trop longues. L’air vibrait comme une tension mal réglée. Et, surtout, un nouveau son flottait — pas un bruit, mais une **absence de bruit trop précise**. Au détour d’un axe suspendu, il vit l’impossible : Une colonne de texte, flottant au-dessus du sol. Haute d’environ deux mètres. Composée de signes mouvants, instables, qui pulsaient lentement comme une respiration. Aucun support. Aucune logique de projection. Le texte n’était pas projeté : il était. Et à mesure qu’il s’approchait, il comprit : > C’était le récit. > Le sien. Les phrases changeaient au rythme de ses gestes. Chaque clignement, chaque hésitation générait une variation. Il avança encore. Le texte disait maintenant : > "Il lut cette phrase, et comprit que le chapitre avait commencé sans lui." Il recula. Le texte resta en suspens, puis s’effaça. Derrière lui, une silhouette. La femme en obsidienne. Mais cette fois, elle le regardait. Et dans ses yeux, il vit — non pas un message — mais **une fonction**. Elle ouvrit la bouche. Aucun son. Seulement ce mot, inscrit sans voix dans l’air entre eux : > "Fusion." Puis elle tourna le dos et disparut. Il resta là, seul, face à l’espace vide où les mots avaient flotté. Et il sut que Gor venait d’entrer dans une autre phase. Le récit avait pris conscience de lui-même. Et l’observateur n’était plus à l’extérieur.|couper{180}
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02- Gor Chapitre 2
Ferrer sortit du Centre d’Interface Humaine sans savoir s’il avait obtenu des réponses ou seulement des échos. Le fonctionnaire l’avait écouté, noté, puis doucement inversé le sens de la logique. Sa conformité était suspecte. Son exemplarité : inquiétante. On l’observait parce qu’il ne posait pas assez de questions. Et l’assignation ? Une fiction opérationnelle, un test. Le tout enveloppé dans une langue lisse, technico-dissuasive, comme s’il fallait rendre la confusion agréable. Il répéta mentalement ces mots : un haut niveau de non-interférence ; le privilège de l’ambiguïté ; librement affecté. C’était ça, sa mission : être là. Une présence, une absence active. Le rôle d’un silence dans une partition trop pleine. Il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les rumeurs circulaient. Pourquoi certains disaient que Gor était une ville sans but, sans fond, ou pire : un miroir inversé de celui qui y pénètre. Il marcha longtemps. La ville ondulait, comme si elle se rétractait entre ses propres couches. À un moment, il aperçut une silhouette assise sur un socle effondré — une femme, seule, les jambes croisées, un manteau aux reflets d’obsidienne. Elle levait les yeux vers un mur lisse sur lequel rien ne s’affichait. Elle était belle. D’une beauté ancienne, ciselée. Cinquantenaire peut-être. Ou plus. Les rides rares, mais justes. Un regard ayant déjà traversé plusieurs versions du réel. Il s’approcha. -- Vous attendez quelqu’un ? -- Non. J’écoute. -- Le mur ? -- Ce qu’il refuse de dire. Ils restèrent là, côte à côte, sans nom. Ferrer sentait que cette rencontre n’avait pas besoin d’être introduite. Elle faisait partie de Gor, ou elle était venue pour la même raison que lui : sans raison. Il avait faim. La sensation, d’abord vague, devint tenace. Une absence de saveur dans l’air, une crispation au creux du corps. Mais ici, rien ne ressemblait à un restaurant. Pas de devantures, pas d’enseignes. Juste, parfois, un renflement dans un mur, une excroissance douce d’où émergeait une lumière verte. Il en approcha une. Une borne. Sans interface visible. Juste une brève pulsation à son approche. Il posa la main. Un gel translucide s’écoula dans une coupelle organique. Odeur neutre. Texture fluide, tiède. Ce n’était ni bon ni mauvais. C’était... adéquat. Sur Chen, on appelait cela des modules nutritifs de substitution. Ici, sur Gor, le système avait muté. Certaines bornes répondaient au besoin biologique. D’autres offraient des saveurs plus symboliques : une mémoire, une émotion, un goût volé à une époque révolue. Il se souvenait avoir lu un passage dans un roman de l’Ancien Temps, Le Monde du Fleuve : chaque mortel ressuscité y trouvait une borne distributrice pour ses besoins primaires. Sur Gor, l’idée avait été tordue, oubliée, refondue. Ce n’était pas tant une question de se nourrir que de s’adapter à une forme d’appétit neuve. Manger ici, c’était apprendre à composer avec l’ambigu. Il prit une deuxième gorgée. Quelque chose en lui se calma. Mais une autre faim persistait. Moins nommable. Et peut-être que la femme en obsidienne avait un lien avec cela. Ce fut au détour d’un couloir sinueux — pas une rue, pas vraiment — qu’il le vit. D’abord une silhouette. Sa propre silhouette. Ou ce qui en donnait l’impression. Le manteau, les cheveux, même le geste d’une main portée à la nuque, tic ancien, nerveux. L’autre Ferrer — car il fallait bien l’appeler ainsi — marchait devant lui, à quelques mètres, sans se retourner. Comme s’il savait déjà qu’il était suivi. Comme si ce moment avait été anticipé. Jorge s’arrêta. L’espace vibrait à peine, mais quelque chose dans la texture de l’air venait de changer. Une infime distorsion, une hésitation du réel. L’autre tourna dans un repli du mur. Jorge accéléra le pas. Tourna à son tour. Le couloir était vide. À la place, un miroir. Grand, sans cadre, sans distorsion visible. Mais ce n’était pas un miroir ordinaire. Un enfant se tenait de l'autre côté. Ou non — ce n'était pas un enfant, pas seulement. C'était un Jorge plus jeune, à l'âge trouble où le visage hésite encore entre l'innocence et le pressentiment. Il ne bougeait pas. Il regardait Jorge comme on regarde une chose ancienne oubliée sur un rivage. Non pas avec crainte, mais avec cette curiosité grave que seuls les enfants sincères et les doubles temporaires peuvent manifester. Et dans ses yeux, Jorge crut voir une forme de décision. Comme s’il venait, lui, d’initier le point de contact. La voix de la femme, encore, dans sa mémoire : -- Ce qu’il refuse de dire... Il s’approcha. Le miroir ne renvoya rien. Puis il se sentit observé. Derrière lui, peut-être. Ou en lui. Un murmure se leva, indistinct. Peut-être un souffle. Peut-être un mot. Il ne s’en souviendrait que plus tard. Mais il comprit, à cet instant précis, que la ville — ou ce qu’il en restait — l’avait reconnu. Et que l’observation pouvait devenir interaction. Ou assimilation. Ce soir-là, dans le module bioguidé d’Enclave 17.4, il ressortit un vieux volume qu’il traînait depuis Chen : Le sexe dans le mythe de Cthulhu, signé d’un certain Borrie. Un ouvrage ancien, étrange, presque dissous par le temps. Il y était question de rituels, de peurs sexuelles, de la manière dont Lovecraft, malgré lui, écrivait le désir à travers le refus. L’enfoui, le non-dit, le trop-caché. Il lut jusqu’à ce que les mots se mélangent aux pensées. Et que la femme, le double, le miroir, les murmures, Gor tout entier, deviennent un seul et même phénomène. Pas une ville. Pas une mission. Une transition. Il ne dormait pas encore, mais il n’était plus éveillé. Et quelque chose — en lui, autour de lui, ou par lui — attendait d’être réveillé.|couper{180}
fictions
01 Gor - Chapitre 1
Il n’avait pas vraiment choisi de venir à Gor. Ou alors comme on cligne des yeux : sans y penser, sans savoir si c’est la lumière ou la fatigue qui commande. Il y avait eu un message, ou une note, ou un signal — il ne savait plus. Une injonction brève, venue du réseau interne de Chen : Inclusion assignée. Lieu : Gor. Rôle : observation passive. Reconfiguration éventuelle. Aucune date. Aucun détail. Pas même un accusé de réception. Il avait montré le message à un agent, quelque part dans un corridor de transit, un homme au regard voilé, accroupi sur une console désactivée. Celui-ci avait scanné le code sans un mot, hoché la tête, puis repris sa veille. Depuis, Jorge était là. À Gor. La nuit de son arrivée, il avait trouvé un abri. Pas un hôtel, pas vraiment. Une sorte d’enclave suspendue, à mi-hauteur d’un axe urbain désaffecté, entre deux niveaux de circulation. La plateforme portait un nom incomplet, clignotant sur un totem gris : Enclave 17.4. L’écriture était composée de glyphes mixtes, lisibles seulement par transposition vocale via son transpondeur personnel. Il avait traversé un sas de matière souple. Une voix l’avait accueilli sans émettre de son — une impulsion cérébrale directement captée par l’implant auditif gauche. Il n’avait pas appris la langue locale, mais son transpondeur, hérité de Chen, opérait une traduction contextuelle en continu. Mieux encore : il relayait ses pensées en phrases adaptables. Il avait appris à s’en méfier. Le module était sobre, bioguidé. Les murs se rétractaient légèrement à son passage, la lumière modulait selon sa température corporelle. Des structures végétales non identifiées poussaient en arches translucides, respirant doucement. Certaines semblaient le suivre du regard. D’autres diffusaient une buée tiède à peine perceptible, un parfum de sel et d’ambre. Il s’était couché sur une couche mouvante, générée à même le sol. Aucune draperie, aucune frontière entre son corps et la matière. Une chaleur dosée s’était répandue contre ses membres. Puis un sommeil induit avait pris le relais — profond, sans rêve. Il s’était réveillé plus tôt que prévu, sans alarme. Son transpondeur lui indiquait un point de rendez-vous, une unité administrative rattachée à l’UVC-A — Cellule de Régulation Chrono-Anomalique. Il était sorti. La ville ne s’éveillait pas. Elle persistait. Les rues ne conduisaient à rien. Elles étaient des interstices. Le sol variait : parfois dur, parfois poreux, parfois lentement ondulant sous ses pieds. À un moment, il marcha sur une dalle qui se mit à pulser en rouge, comme un refus. Il continua tout de même. Mais quelque chose ne collait pas. Il n’aurait su dire quoi exactement — un rythme, une absence de retours, un trop grand silence dans les protocoles. Alors, en fin de matinée, Jorge avait fait ce que font ceux qui croient encore au fonctionnement des choses : il s’était rendu dans un bureau. Le Centre d’Interface Humaine le plus proche s’annonçait par une fresque fractale, usée, sur laquelle le mot Accueil se dissolvait à intervalles réguliers. L’intérieur était propre, désert. Une lumière verte tremblotait au-dessus d’un guichet opaque. Un homme y siégeait, raide dans un fauteuil semi-organique. Il portait l’uniforme neutre des Fonctions Réactives. Visage pâle, exempt d’expression. Un filet translucide reliait sa tempe à un module de traitement. Jorge s’approcha. — J’ai reçu une assignation à Gor, dit-il. Observation passive, sans date ni justification. Je suis là depuis trois jours. Aucun contact. Aucune instruction. L’homme sourit — un pli strict, mathématique. — C’est la procédure. — Je ne remets pas en cause… je veux dire, j’ai toujours respecté les orientations. Jamais une infraction, ni même un retard de mise à jour. J’ai même participé aux audits d’éthique participative, deux années de suite. Le sourire s’élargit. Il eut un petit rire sec. — Justement, monsieur Ferrer. — Jorge, corrigea-t-il, par réflexe. — Justement, Jorge. Votre conformité exemplaire a attiré l’attention. Il n’existe pas de citoyen parfait. Ce serait statistiquement absurde. La perfection dissimule toujours un déséquilibre. En l’occurrence : un excès de docilité. Un zèle silencieux. — C’est absurde. — Exactement. Et tout ce qui est absurde mérite observation. Vous êtes là pour ça. — Pour être observé ? — Pour observer. Éventuellement. Mais surtout : pour être là. C’est la chose essentielle, voyez-vous. Être là. — Et combien de temps cela doit durer ? — Autant qu’il faudra pour confirmer votre innocuité. Ou le contraire. Nous n’avons aucun intérêt à prolonger inutilement votre assignation. Du moment que vous ne posez pas de questions. L’homme cligna des yeux deux fois rapidement. Son interface émit un cliquetis léger, comme un rire étouffé par le réseau. — Je peux repartir ? demanda Jorge. Rejoindre une autre unité ? Juste demander un transfert temporaire ? — Vous êtes libre, Jorge. Librement affecté. Ce statut vous garantit un haut niveau de non-interférence. Et le privilège de l’ambiguïté. Il est très recherché, croyez-moi. La plupart n’ont jamais accès à ce genre de zone. Trop de variables. Trop de risques. Vous avez de la chance. Il y eut un silence. Puis Jorge s’inclina légèrement, remercia d’un murmure — vieux réflexe civil — et sortit. Au bout d’une heure encore, il atteignit le bâtiment indiqué. Une masse basse, enveloppée de capteurs morts, hérissée d’antennes inutiles. Sur la façade, encore lisible en filigrane : UVC-A // Cellule de Régulation Chrono-Anomalique Mais les lettres semblaient avoir été effacées de l’intérieur. Il frappa. Aucun écho. Il attendit. Rien que le vent. Un vent tiède, inerte, qui sentait le fer chaud. Il fit le tour du bâtiment. Rien. Un escalier latéral menait à une plateforme supérieure, recouverte de mousse électronique. Il y monta. Il s’assit. Il observa la ville s’effriter à l’horizon. Un drone passa, silencieux, puis un autre. Aucune transmission. Le transpondeur ne disait rien. Aucune mise à jour. Aucun protocole de repli. Aucune erreur signalée. En fin d’après-midi, il redescendit. Et regagna Enclave 17.4. Ce soir-là, il comprit. Il n’y avait pas d’unité. Il n’y avait pas de mission. Il était assigné à une absence. Et cette absence avait la forme d’une ville.|couper{180}