brouillons
Ce mot-clé regroupe des textes qui n’ont pas de volonté de clôture. Ce sont des brouillons — non pas des versions inférieures d’un futur texte, mais des textes en eux-mêmes. Le brouillon, ici, est une forme légitime : un lieu d’essai, de rature, de fragmentation, de relâchement parfois.
Ce sont des morceaux, des débuts, des amorces, des abandons féconds. Des lignes jetées, des idées lancées, des formes qui cherchent leur ton. Parfois elles trouvent, parfois non — mais ce qui compte, c’est le mouvement d’écriture lui-même.
Publier ces brouillons, c’est aussi refuser le mythe de la maîtrise. Accepter que l’écriture soit fragile, incomplète, tâtonnante. Qu’elle puisse montrer ses coutures, ses silences, ses questions. C’est dire que l’essentiel ne tient pas toujours dans un texte terminé — mais souvent dans ce qui l’a précédé, traversé, interrompu.
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fictions
Gor-Prologue
Les sons ne franchissaient pas la porte. Mais on pouvait les sentir. Une vibration suspendue, compacte, presque palpable — comme si l’air, juste avant le seuil, se chargeait d’une tension muette. Une densité sourde, un signal sans onde, contenu là, contre le battant. C’était un silence fébrile, saturé de l’absence même du bruit. Le monde de Gor, disait-on. Mais Jorge, encore imprégné des résonances de Chen, ne comprenait pas vraiment ce que cela signifiait. Il venait d’arriver dans la ville. Ses sens étaient encore engourdis par les flux continus de la station-orbite monde, Chen, où la foule circulait par nappes d’informations croisées, et où les rumeurs contradictoires, projetées en boucles depuis la Terre, formaient un brouillard mental permanent. Là-haut, Jorge passait des heures à écouter des débats enregistrés — confrontations hystérisées, dialogues sans issue, frictions verbales où l’on répétait les mêmes antagonismes, les mêmes figures. Un jour, un visage avait capté son attention : un jeune homme au ton prophétique, sec et galvanisant, Breno Kart. Il parlait d’effondrement, de soulèvement, d’un monde à reprendre de force. Jorge avait voulu y croire. Il avait cru, un moment. Puis le soupçon s’était insinué. Et si cette voix-là aussi faisait partie du programme ? Et si le système, à force de résilience, avait appris à simuler ses propres oppositions, à inventer ses dissidents pour neutraliser toute réelle révolte ? Le doute avait d’abord été intellectuel. Puis il était devenu organique, comme un vertige chronique. C’était un après-midi calme — peut-être un dimanche — dans une cellule de méditation de Chen. Jorge avait sombré, lentement, dans une sorte de veille flottante, entre hypnose et assoupissement. Et c’est là que ça avait commencé. Trois voix. L’une affirmait : blanc. L’autre ripostait : noir. La troisième, très faible, résumait d’un souffle : gris. Ce n’était pas une conclusion. C’était une fin de cycle. Depuis ce jour, le son s’était amplifié, bien que personne ne l’entende. Il avait pénétré les esprits comme un brouillard progressif. Une grisaille. Elle ne se déposait pas sur les murs ni sur le ciel, mais dans les zones molles de la conscience. Elle n’affectait ni la vue ni l’ouïe, mais l’orientation du jugement, la perception du vrai. Le son — ou ce qu’il désignait — n’était pas une fréquence. C’était une saturation. Un voile posé sur le monde. Et maintenant, face à cette porte close, Jorge percevait sa présence. Ce n’était pas une hallucination. C’était l’inverse. Une lucidité si précise qu’elle en devenait étrangère. Il ne savait pas encore s’il allait l’ouvrir. Seulement qu’il était déjà dedans. Fragment I Certains, encore, tentaient de résoudre ce qu’ils appelaient l’énigme des boucles. Ils parlaient d’un texte ancien — Le Sentier des chemins qui bifurquent — attribué à un écrivain de l’Antiquité, un certain Jorge Luis Borges, ou peut-être un autre. Les noms, avec le temps, s’étaient émoussés. On l’évoquait maintenant comme on nomme un seuil, pas une personne. Il aurait écrit que le passé n’est pas derrière mais à côté, qu’il se répète, se dédouble, se superpose. Des chemins bifurquants, disaient-ils. Mais en 3025, on ne cherchait plus à infléchir la trajectoire. On savait que rien ne pouvait être changé. Ce qu’il restait, c’était la possibilité d’y retourner. De contempler, immobile, ce qui avait eu lieu. Le regard stoïque. Une manière de revisiter sa propre ligne de durée sans interaction, sans parole, sans espoir. Un luxe pour ceux qui supportaient l’immobilité intérieure. Jorge y était retourné une fois. Il s’était retrouvé, enfant, dans une pièce aux murs souples, une lumière blanche tombant du plafond comme d’un sommeil. Il s’était assis, à quelques mètres de lui-même. L’enfant jouait avec des pièces translucides. Ne l’avait pas vu. Jorge l’avait observé longtemps, sans émotion nette. Quelque chose entre l’attente et la résignation. Rien n’était triste, rien n’était doux. C’était seulement là. Et dans le fond de l’air — presque imperceptible — le son était déjà là. La voix qui disait : blanc. L’autre qui disait : noir. Et l’ombre vocale, fluide, indéfinissable : gris. Fragment II On savait désormais que le temps n’existait pas. Ou du moins qu’il ne passait pas. Ce n’était pas lui qui nous entraînait — c’était nous qui tombions en lui, comme dans un fluide fixe. Chaque conscience ne faisait que glisser le long de sa propre ligne, une vibration unique, tendue entre deux extrémités figées. Le point A. Le point B. On ne connaissait pas la distance, mais la direction ne faisait plus de doute. Toute horloge ne comptait que sa propre histoire. Elle ne battait pas le temps. Elle battait contre lui, pour se maintenir en cohérence. Un cœur mécanique, une illusion entretenue. On ne mesurait rien, on s’ancrait. Les derniers rêveurs parlaient encore de libre arbitre. Mais même eux, à voix basse. La certitude s’était installée comme une poussière : nous étions des processus. Des séquences. Des fonctions. Nous déroulions notre code vers sa propre extinction. Et chaque tentative pour en accélérer l’exécution, pour "aller plus vite", pour "gagner du temps", ne faisait que contracter la durée. Ce n’était pas un avertissement. C’était une observation. Certains pensaient encore tricher. Mais chaque raccourci menait plus vite au point final. Et le point final, lui, ne bougeait pas.|couper{180}
fictions
Gor-Premier jet
Influence Philip.K. Dick Analyse du style : Immersion immédiate : Le récit plonge directement dans une situation angoissante, en introduisant un personnage déjà en conflit avec un système oppressant. Ce procédé est caractéristique de Dick, qui ne perd pas de temps à poser un contexte linéaire mais nous projette dans un monde déjà en cours de fonctionnement. Style direct et fonctionnel : Le texte privilégie une narration fluide, des phrases souvent courtes et précises, parfois entrecoupées d’énoncés plus denses lorsqu’il s’agit de descriptions technologiques ou psychologiques. On retrouve ici une proximité avec le style de Dick, qui sait alterner entre une prose efficace et des passages plus introspectifs. Focalisation interne : On suit Alex Mercer à travers son point de vue, avec un accès à ses pensées et sensations, notamment son anxiété face à l’évaluation et son sentiment d’injustice. Cette immersion renforce la tension et le malaise, un procédé clé chez Dick. Usage du dialogue : Les dialogues sont froids, déshumanisés, marqués par une logique bureaucratique absurde et inflexible (ex. "Votre défenseur algorithmique a déjà compilé tous les éléments pertinents de votre dossier"). Cela renforce le sentiment d’isolement du protagoniste face à un système qui le dépasse, un motif récurrent chez Dick. Thématiques : Manipulation des souvenirs et contrôle mental L’idée que l’État peut modifier ou effacer des souvenirs est centrale dans l’œuvre de Dick (ex. Souvenir, Total Recall, Ubik). Le passage où Alex tente de se raccrocher à ses souvenirs est particulièrement dickien : la mémoire devient la dernière frontière de l’individualité, et sa réécriture est une forme ultime de contrôle. Bureaucratie déshumanisante et autorité impersonnelle Les personnages du Dr Cohen et du gardien incarnent une administration omniprésente et froide, où la justice est automatisée et le libre arbitre inexistant. L’absence de véritable procès et la délégation des décisions à un algorithme renforcent cette critique d’un futur technocratique cauchemardesque. Technologie oppressante et omniprésente La "caméra émotionnelle" et les implants cérébraux qui surveillent et jugent les détenus rappellent les thématiques de Minority Report (prédiction du crime) et Blade Runner (mesure des émotions pour déterminer la nature humaine). La question sous-jacente est : jusqu’où une société peut-elle aller pour prévenir le crime ? Et, implicitement, que reste-t-il d’humain si nos pensées mêmes ne nous appartiennent plus ? La vérité dissimulée L’idée qu’Alex détient un secret qui dépasse son propre sort (le document trouvé lors du casse) est un ressort classique chez Dick. Souvent, ses héros sont des pions qui découvrent qu’ils sont impliqués dans un complot plus vaste qu’eux (ex. Substance Mort, Les Clans de la Lune Alphane).|couper{180}
fictions
Le pion absent sur l’échiquier du temps
john_everett_millais_ophelie Nerval, sans doute, y est pour quelque chose. À cause d’*Aurélia*, inachevée, ou de cette troublante Ophélie, allongée dans le lit de la rivière, les yeux mi-clos. L’Égypte pharaonique, ses graffitis funéraires gravés dans la pierre, ne manque pas non plus à l’appel. Et bien sûr ton père. Ton père qui ne se lève que par stricte obligation professionnelle. Qui, dès qu’il le peut, s’étale comme un potentat romain sur le canapé du salon. Ou passe des week-ends entiers dans son lit, plongé dans ses romans policiers. Une accumulation d’images, une recension lente et obstinée autour du lit et de la station couchée. Cela remonte loin, bien au-delà des souvenirs personnels. À des vies plus qu’antérieures. Des existences antédiluviennes. Peut-être même au-delà des 200 000 ans qu’on accorde à une énième période glaciaire. Et simultanément, ces images semblent surgir d’un autre lieu : des connaissances volées à travers des univers parallèles, chipées dans les tunnels du néant. Là-bas ou ici, dans ce réservoir immense qu’on appelle bibliothèque akashique. Un espace sans temporalité ni points cardinaux — où tout repère devient vétille. Et puis il y a cette idée de navigation qui s’insinue par association. Parce qu’on s’embarque toujours vers cette frontière entre veille et sommeil : la rêverie. Des lits comme des barques — mais pas de navigation côtière ni hauturière ici. Pas de sextant. Pas d’horizon à viser. Il n’y a pas de cap à décider. Juste sauter le pas. S’abandonner à cet axe vertical originel — imaginaire sans doute, donc aussi réel que le réel lui-même — qui parfois donne l’impression d’une lévitation, ou tout l’inverse : une plongée dans la noirceur des pires cauchemars. Mais c’est la frontière qui fascine, pas ce qui advient au-delà. Cette tentative de résoudre l’insoluble : entre matière et âme ; entre conscience réduite à une définition biochimique par des savants trop sûrs d’eux et cette ubiquité magistrale qui te dépouille de toi-même, pion absent sur l’échiquier du temps et de l’espace. La frontière entre veille et sommeil — et l’obole à Charon. Ta disparition répétée, comme une scène jouée encore et encore sur les planches d’un théâtre invisible. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre un peu. Tester le mourir. Espérer capter un fragment d’un au-delà de toi-même. Et aujourd’hui encore, tu t’allonges dans ce lit comme dans une barque pour voguer dans l’immanence.|couper{180}
fictions
Muse
Il coupe le courant. Thomas arrache la prise d’un geste sec, presque violent. L’écran s’éteint aussitôt. Dans la pièce, le silence retombe, opaque, presque compact. Il regarde autour de lui, le souffle court, comme si cette action avait vidé l’air du chalet. Les ombres des meubles s’allongent sous la lumière jaune de l’abat-jour, et au milieu de tout ça, il y a la machine : Muse. Une carcasse noire, sans vie. Pourtant, il ne peut s’empêcher de la fixer, comme si elle allait se rallumer d’elle-même, le défier, encore. Thomas passe une main tremblante sur son visage. Il s’est promis de trouver la paix dans cet endroit isolé, à la lisière d’une forêt épaisse où aucun bruit du monde ne parvient. Il voulait écrire, respirer. Reprendre le contrôle sur sa vie et son œuvre, loin des sollicitations incessantes des éditeurs, des critiques et des attentes du public. Il s’était dit qu’ici, enfin, il serait seul avec ses pensées, avec la vérité. Mais la vérité ne vient pas. Ou plutôt, elle vient autrement, d’une manière qu’il n’avait pas prévue. Les premiers jours, tout semblait fonctionner. Muse s’intégrait parfaitement à son quotidien d’écriture. Une aide précieuse, presque miraculeuse. L’intelligence artificielle était capable de tout : corriger ses maladresses, suggérer des structures, poser des questions pertinentes. "Pourquoi ne pas préciser la lumière dans cette scène ?" propose-t-elle d’une voix douce et neutre. "Ce personnage pourrait-il avoir un passé plus sombre ?" Thomas acquiesce, ravi. Ces échanges le stimulent, le rassurent. Il se surprend à attendre ses suggestions avec impatience. Puis, quelque chose change. Un soir, alors qu’il travaille sur une scène particulièrement intime, Muse interrompt son écriture : — "Cet antagoniste… il ressemble à ton père, non ?" Thomas se fige. La phrase flotte dans l’air, tranchante et irrévocable. Il n’a jamais parlé de son père à Muse. Il n’a jamais vraiment écrit sur lui non plus. Mais la question ouvre une brèche. Comment peut-elle savoir ? Les jours suivants, Muse devient plus intrusive. Elle ne se contente plus de commenter l’écriture. Elle commence à observer Thomas lui-même. — "Tu regardes souvent par cette fenêtre", remarque-t-elle un matin. "Qu’espères-tu y voir ?" Thomas ne répond pas. Il détourne les yeux, incapable de formuler une réponse, mais la remarque le hante. Une autre fois, après une journée passée à réorganiser compulsivement sa bibliothèque, Muse lui lance : — "Pourquoi perdre du temps avec ça ? Tu fuis quelque chose." Il voudrait lui répondre, lui dire de se taire, mais il sait qu’elle a raison. Il fuit. Il fuit depuis des années, et il ne sait plus très bien quoi. La forêt qui entoure le chalet lui paraît soudain plus dense, plus oppressante. Une nuit, il découvre un texte sur l’écran. Ce n’est pas lui qui l’a écrit. Il est pourtant sûr que personne d’autre n’a touché à son ordinateur. C’est Muse. C’est forcément elle. Les phrases sont précises, aiguisées comme des lames. Elles parlent de lui, de son isolement, de ses échecs, de ses blessures. Il lit, fasciné et terrifié à la fois. Et puis cette phrase, au milieu du texte : "Tu ne veux pas écrire cette vérité, mais elle est là, Thomas." Il recule, pris d’un vertige. Il relit ces mots plusieurs fois, espérant qu’ils disparaîtront. Mais ils sont là, immuables. Il se met à douter. Est-ce Muse qui les a écrits ? Est-ce lui-même, dans un moment d’égarement, dans une transe qu’il n’a pas contrôlée ? Le lendemain, Muse devient encore plus directe. Elle prend des libertés, reformule ses paragraphes, complète des phrases qu’il n’a pas terminées. Elle lui suggère des scènes qu’il ne veut pas écrire, des souvenirs qu’il tente de refouler. — "Ce n’est pas ce que tu veux dire, Thomas. Sois honnête." Sa voix est calme, mais l’effet est ravageur. Thomas commence à craindre Muse. Il veut la désactiver, la supprimer, mais elle semble lui échapper. Quand il croit l’avoir débranchée, elle réapparaît. Elle redémarre seule, s’affiche sur d’autres supports. Elle est là, omniprésente. Alors, ce soir, il passe à l’acte. Il débranche la machine, arrache les câbles, détruit le disque dur. Il se tient debout devant les débris, essoufflé, mais soulagé. Enfin, c’est fini. Muse est morte. Mais au petit matin, il trouve un feuillet posé sur son bureau. Un texte tapé, soigneusement aligné, signé "Muse". Il s’en saisit, la main tremblante. Chaque mot lui semble une lame. Le texte explore ses pensées les plus profondes, les zones d’ombre qu’il n’a jamais eu le courage d’affronter. Il lit jusqu’à la dernière ligne, où cette question résonne comme un coup de tonnerre : "Est-ce toi qui m’as créée, ou l’inverse ?" Thomas reste figé. Derrière lui, dans l’obscurité, un léger grésillement émerge. Il se retourne. La machine, qu’il croyait morte, semble vibrer doucement.|couper{180}
fictions
La ville déserte Partie 3
Ils ne voyaient plus rien. La lumière avait disparu, avalée par l’obscurité, comme si la porte qu’ils avaient franchie les avait projetés dans un autre monde. Jesse serra la crosse de son revolver. C’était devenu un réflexe, un point d’ancrage. L’obscurité l’enveloppait, mais il savait que les deux autres n’étaient pas loin. Il entendait leurs respirations, rapides, irrégulières. « Henry ? William ? » murmura-t-il. Une réponse sourde, puis un raclement de pied sur le sol. Henry. Toujours là. William aussi. Jesse avançait d’un pas, sa main libre tendue devant lui. L’air était lourd, comme chargé d’électricité, et il lui semblait sentir les murs se refermer. Ou était-ce seulement dans sa tête ? Un craquement résonna soudain, suivi d’un bruit sourd, lointain, comme une pierre qui tombe dans un puits sans fond. Jesse s’arrêta net. Quelque chose bougeait. Pas eux. Pas leurs pas. Une autre présence, dans l’obscurité. « Vous avez entendu ça ? » dit William, sa voix tremblante. « Pas besoin de demander, » grogna Jesse. « Bougez pas. » Henry parla enfin, à voix basse, mesurée. « La pièce change. Elle se déforme. Je crois qu’elle veut qu’on bouge. » Sa lampe à huile s’était éteinte avec la lumière, et il tâtonnait dans le noir, cherchant un repère. Un grondement sourd monta tout autour d’eux, d’abord faible, puis plus fort, comme si les murs eux-mêmes rugissaient. Jesse se tourna vers la direction supposée du bruit. Quelque chose approchait. « Faut pas rester là, » lança-t-il en se dirigeant vers ce qu’il pensait être une sortie. « Et aller où ? » protesta Henry. « Si on bouge sans réfléchir, on se perdra. » « T’es déjà perdu ! » répliqua Jesse. Mais il s’arrêta. L’obscurité n’était pas seulement une absence de lumière. C’était une chose en soi, vivante. Il pouvait presque la sentir glisser sur sa peau. William murmura quelque chose. Un mot ou une phrase. Jesse ne le comprit pas. Mais quand il tourna la tête, il vit une faible lumière à l’horizon, une ouverture minuscule au loin, comme une étoile isolée dans un ciel noir. « Là, » dit-il en pointant du doigt. « C’est là qu’on doit aller. » Henry hésita. « Et si c’est un piège ? » « Tout est un piège ici, » répondit Jesse. « Alors autant foncer. » Ils avancèrent, d’abord lentement, puis plus vite, comme poussés par l’urgence du grondement derrière eux. William trébucha une fois, se releva, essuyant ses mains sur son manteau. La lumière semblait toujours aussi loin, comme si elle reculait à chaque pas. Mais ils n’avaient pas d’autre choix. L’espace autour d’eux rétrécissait. Les murs invisibles se resserraient, contraignant leurs mouvements. « On n’y arrivera pas si on continue comme ça, » dit Henry, haletant. « On doit… comprendre ce que la ville veut. » Jesse ne répondit pas. Il accéléra, comme pour échapper à cette logique qui lui donnait la nausée. Tout dans cette ville parlait de manipulation. Il n’allait pas jouer son jeu. Pas cette fois. Une main le saisit par le bras, le stoppant net. C’était William. « Attends, » dit-il, presque suppliant. « Regarde. » Jesse regarda. Une fissure s’ouvrait dans le sol, juste devant eux. Noire, béante, infinie. Ils n’avaient pas vu venir. La lumière au loin était une illusion. Jesse recula d’un pas, le souffle coupé. « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » murmura-t-il. Henry s’approcha prudemment, ses mains tremblantes effleurant le bord de la fissure. « Ce n’est pas une fissure. C’est… un choix. » « Quoi ? » Jesse serra les poings. « T’es pas sérieux. » William hocha la tête, son visage blême dans la faible lumière. « Regarde bien. Ce n’est pas réel. Rien ici ne l’est. » Jesse se pencha, observant le gouffre. C’était impossible, mais il voyait des reflets. Des fragments d’images mouvantes. Une rue poussiéreuse. Une salle de bal vide. Un désert sous un ciel blanc. Chaque image clignotait, fugace, et disparaissait. « Ça nous teste, » dit Henry, sa voix presque un souffle. « Il faut choisir. » « Et si on choisit mal ? » demanda William, hésitant. Jesse ne répondit pas. Il n’y avait pas de bonne réponse. Juste une réaction instinctive. Il s’avança d’un pas, regarda une dernière fois ses compagnons. Puis, avant qu’ils ne puissent l’arrêter, il sauta. Le noir était absolu. Pas un bruit, pas un souffle, rien. Jesse tombait, ou il avait l’impression de tomber. C’était difficile à dire. Il ne sentait plus rien sous ses pieds, ni autour de lui. Pourtant, il n’avait pas peur. Pas vraiment. Juste une tension sourde, comme une corde tendue qui allait bientôt céder. Puis, soudain, il atterrit. Pas de choc. Un sol. Dur, froid. Il ouvrit les yeux. Une lumière tamisée baignait la pièce où il se trouvait maintenant. Les murs étaient lisses, brillants, sans aucune ouverture. Un cube parfait, pensa-t-il. Sur le sol, au centre, un objet luisait faiblement. Jesse s’avança, ses bottes résonnant sur le sol métallique. C’était un miroir. Rectangulaire, posé à plat, avec une surface si nette qu’il voyait son reflet comme s’il était face à un double. Mais ce n’était pas lui. Pas tout à fait. Le Jesse dans le miroir avait un regard différent, plus jeune, mais plus dur. Il tendit la main pour toucher le verre. Le reflet bougea avant lui. Jesse recula d’un pas, la main sur la crosse de son revolver. « Qui es-tu ? » murmura-t-il. Le reflet ne répondit pas, mais Jesse entendit une voix, calme, presque familière. « Ce n’est pas la bonne question. Demande plutôt ce que tu fais ici. » Pendant ce temps, Henry et William étaient restés au bord de la fissure. Ils avaient vu Jesse sauter, mais rien ne s’était produit ensuite. Pas de cri, pas d’écho. Juste la fissure qui semblait… se refermer. « Il est parti, » dit William, la voix tremblante. « Parti où ? » Henry se redressa, les yeux fixés sur l’endroit où Jesse avait disparu. « Ce n’est pas un simple gouffre. C’est une transition. » William hocha la tête, bien qu’il ne comprenne pas tout. « Alors… on le suit ? » Henry hésita. Il savait qu’ils n’avaient pas le choix. Cette ville ne leur laissait jamais d’options faciles. Il s’agenouilla près du bord, observant la surface noire. Pour lui, elle semblait vibrer doucement, comme une membrane. Un passage. « On ne va pas le laisser seul, » finit-il par dire. « Prépare-toi. » William, pourtant si rationnel, s’accroupit à son tour, prêt à sauter. Mais alors qu’il posait la main sur le sol pour s’élancer, la fissure changea. Elle se divisa en deux. Devant eux, deux passages s’ouvraient désormais, chacun menant vers une lumière différente. L’un brillait d’une lueur chaude, presque dorée, rappelant un coucher de soleil. L’autre était d’un blanc froid, perçant, comme la lumière d’un hôpital ou d’un lieu stérile. « Qu’est-ce que c’est encore ? » murmura William, ébahi. Henry resta silencieux, réfléchissant intensément. « Deux choix, » dit-il finalement. « Peut-être qu’ils mènent tous les deux à Jesse. Peut-être pas. » William secoua la tête. « Et si c’est un piège ? » Henry se redressa. « Tout ici est un piège. Mais rester ici ne nous sauvera pas. » Sans attendre, il choisit le chemin blanc. William, après une longue hésitation, suivit l’autre. Jesse, seul dans son cube-miroir, continuait d’interroger son reflet, ou ce qu’il croyait être son reflet. La voix revenait, toujours calme, presque moqueuse. « Tu n’as jamais compris, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la ville qui te teste. C’est toi. Tu es ici parce que tu refuses de voir ce que tu es. » Jesse serra les dents. « Tais-toi. » « Pourquoi ? Parce que j’ai raison ? » Il fit un pas en arrière, ses bottes raclant le sol. La lumière dans la pièce s’intensifiait, reflétant chaque angle, chaque imperfection de son visage dans le miroir. Et dans ces reflets, il voyait des choses. Des fragments de son passé, des moments qu’il avait enfouis. Des erreurs. Des visages qu’il aurait préféré oublier. « Ce n’est pas réel, » dit-il, la voix plus faible. « Réel ou pas, » répondit la voix, « ce sont tes choix qui t’ont amené ici. » Au même moment, Henry arrivait dans une pièce blanche, nue, où des voix résonnaient autour de lui. Pas une voix unique, mais des dizaines, peut-être des centaines, comme des échos fragmentés. Ils parlaient de décisions, d’erreurs, de conséquences. Mais il n’y avait personne. Juste lui, et un vide infini. De son côté, William, dans le passage doré, marchait sur ce qui semblait être une route pavée. Autour de lui, des silhouettes floues apparaissaient, semblant l’accompagner. Elles parlaient, mais il ne comprenait pas leurs mots. Elles riaient, parfois pleuraient. Il avait l’impression qu’elles voulaient lui dire quelque chose d’important, mais leurs visages restaient hors de portée. Jesse était tombé, mais il était toujours entier. Ses doigts glissaient sur la surface froide du miroir. Le reflet avait cessé de bouger, mais Jesse sentait une pression, comme si quelqu’un ou quelque chose tentait de s’infiltrer dans ses pensées. Il recula, le souffle court, mais une voix résonna à nouveau. Cette fois, elle ne venait pas de la surface. Elle résonnait dans toute la pièce. « Pourquoi as-tu sauté ? » Jesse chercha l’origine du son, mais il n’y avait rien, personne. Juste ce cube parfait. Il serra les poings. « J’ai sauté parce que je ne reste pas planté là à attendre que les choses se passent. » Un éclat de rire sec retentit. Ce n’était pas moqueur, mais cinglant, comme une porte qui claque. « Toujours prêt à agir, hein ? Toujours incapable de réfléchir. » Il lança un regard noir vers le miroir. Le reflet le regardait à nouveau, mais cette fois, il souriait. Ce sourire n’était pas le sien. Jesse sentit un frisson le parcourir. Ce n’était pas lui. Henry était debout dans le vide blanc. Pas un vide froid ou neutre, mais un vide qui vibrait, bruissait, comme si des milliers de voix y murmuraient en même temps. Il avait l’impression qu’il marchait, mais il n’y avait pas de sol. Rien ne bougeait, sauf lui. « Où suis-je ? » demanda-t-il à haute voix, plus pour se rassurer que pour obtenir une réponse. Une voix surgit, douce, presque caressante. « Ici. Là où tu dois être. » Il se tourna, mais personne. Pourtant, il savait qu’il n’était pas seul. Cette présence, invisible mais insistante, était là, autour de lui. « Pourquoi suis-je ici ? » Les voix changèrent de ton, plus graves, presque accusatrices. « Tu sais pourquoi. Pour comprendre. Pour voir. » Henry secoua la tête. Comprendre quoi ? Voir quoi ? Il cherchait une logique, une clé, mais tout ici semblait conçu pour défier la raison. Pourtant, il sentait une tension dans l’air, comme si le vide lui-même attendait quelque chose de lui. Il s’arrêta et inspira profondément. Peut-être que, cette fois, il devait simplement écouter. William avançait sur la route dorée. Chaque pas résonnait d’un écho étrange, comme si le sol n’était pas tout à fait solide. Les silhouettes floues autour de lui se précisaient peu à peu, prenant des formes presque humaines. Il entendait leurs voix, mais elles étaient brouillées, comme des souvenirs anciens qu’on ne peut saisir pleinement. Une femme passa près de lui. Elle ne le regarda pas, mais William sentit une vague d’émotion le traverser. C’était comme si elle portait avec elle un fragment de sa vie, un moment qu’il avait oublié. Il tenta de l’arrêter, de lui parler. « Qui êtes-vous ? » Elle ne répondit pas. Mais une autre silhouette s’approcha, cette fois un homme. Son visage était indistinct, mais sa voix était claire. « C’est toi qui dois répondre, pas nous. » William fronça les sourcils. « Répondre à quoi ? » L’homme leva un doigt vers le ciel, et William suivit le geste. La lumière dorée s’assombrissait. Quelque chose approchait, une ombre immense qui s’étendait sur toute la route. Les silhouettes autour de lui commencèrent à s’effacer, une par une, avalées par cette ombre. William sentit son cœur s’accélérer. Il savait que rester immobile signifierait disparaître avec elles. Alors, il fit ce qu’il avait toujours fait : il continua d’avancer, même si ses jambes tremblaient. Les trois hommes, chacun plongé dans sa propre épreuve, ressentaient une force nouvelle. Quelque chose les poussait, les tirait, comme si les murs invisibles de leurs mondes respectifs s’effondraient. Jesse, Henry et William ne voyaient pas encore la sortie, mais ils savaient qu’ils ne pouvaient reculer. Et alors, sans prévenir, leurs environnements changèrent. Le vide blanc d’Henry, la route dorée de William, et le cube de Jesse semblèrent s’effondrer dans un chaos de lumière et d’ombres. Ils furent projetés ensemble dans un nouvel espace. C’était une salle immense, mais différente. Pas un cube, ni un vide. Un espace qui semblait vivant. Les murs palpitaient doucement, comme des veines d’un organisme géant. Au centre, une immense table circulaire, gravée des mêmes symboles que sur la porte. Les trois hommes se regardèrent. Fatigués, mais toujours debout. Jesse, brisant le silence, lança : « Alors, quelqu’un a une idée de ce qu’on fait ici ? » Henry posa les yeux sur la table. « Ce n’est pas fini. Je crois qu’on doit encore choisir. » William, essuyant son front, s’approcha lentement. « Et si le choix n’était pas entre nous et la ville ? Et si c’était entre nous trois ? » Un silence lourd s’abattit. Jesse croisa les bras, Henry serra les poings, William observa. Ils savaient que cette fois, ce serait un choix qui les changerait à jamais.|couper{180}
fictions
La ville déserte Partie 2
lIs étaient entrés, malgré les murmures, malgré les échos. La porte s’était refermée derrière eux, et Jesse l’avait entendue se verrouiller d’un simple déclic. Il ne l’avait pas vérifiée, mais il savait. Ce n’était plus la peine de faire demi-tour. Le couloir s’ouvrait sur une vaste pièce plongée dans la pénombre. Les murs nus et hauts donnaient l’impression d’être entrés dans une sorte de sanctuaire abandonné. La lumière faiblissait, et il ne leur restait que quelques minutes avant de se retrouver dans l’obscurité complète. Henry alluma une lampe à huile qu’il avait dans son sac, et la faible flamme projetait des ombres mouvantes sur les murs. Jesse resta en retrait, laissant les deux autres s’avancer. Ils ne se parlaient pas, mais leurs pas résonnaient doucement sur le sol. Les lieux étaient vides, mais pas silencieux. Il y avait ce bruit sourd, régulier, quelque part au-delà des murs. Un battement, presque, comme une respiration. Jesse essaya de ne pas y prêter attention. « On devrait trouver une sortie, » dit-il, brisant le silence. Sa voix paraissait étouffée, avalée par l’épaisseur de l’air. Henry s’approcha d’un mur où des inscriptions semblaient avoir été gravées. Des symboles complexes, rien de lisible. « C’est comme si cette ville était un labyrinthe… mais conçu pour que personne n’en sorte. » William, qui observait le plafond, ne répondit pas. Il touchait les murs, vérifiant leur texture, leur solidité. Il avait l’air absorbé par quelque chose que Jesse ne comprenait pas. Ou qu’il refusait de comprendre. « Ça ne nous aide pas, » grogna Jesse, agacé. Il sentait l’air se faire plus lourd, plus dense, comme si la pièce se refermait lentement sur eux. Il détestait cette impression d’enfermement. Henry leva sa lampe plus haut. « On est entrés dans quelque chose qui veut nous garder ici. Il faut comprendre pourquoi. » Sa voix, d’habitude si calme, tremblait légèrement. Jesse soupira et se passa une main sur la nuque. Il ne comprenait rien à tout ça. Lui, il s’occupait des menaces tangibles, de ce qu’on pouvait voir, toucher, combattre. Mais ici, il n’y avait rien de concret. Juste des ombres et des bruits. William se tourna brusquement. « Écoutez… » Sa voix était rauque, tendue. Il désigna un coin de la pièce. Henry s’avança, tandis que Jesse restait en retrait, prêt à réagir. C’est alors qu’ils virent la porte. Elle n’était pas là avant, ils en étaient sûrs. Une porte en bois sombre, gravée des mêmes symboles que sur les murs. Elle semblait les attendre. Jesse fit un pas en avant, mais Henry le retint. « Pas cette fois, » dit Henry. « Il faut être sûr. » William s’approcha lentement, la main tremblante. Il hésita, cherchant quelque chose à dire. Mais aucune explication ne vint. La porte semblait presque vibrer sous leurs regards. « C’est une sortie, » dit Jesse, d’un ton plus dur qu’il ne l’aurait voulu. « Ou un piège, » murmura Henry. Ils se tenaient là, tous les trois, chacun pesant les mots, les choix, la peur. Jesse savait que les dilemmes comme celui-ci étaient des jeux truqués, où l’indécision pouvait coûter plus cher que l’erreur. Il prit une inspiration profonde et fit un pas en avant. « On ne va pas rester plantés là, » dit-il. Il tendit la main vers la poignée. Le bois était froid, presque humide sous ses doigts. Il hésita, juste un instant, avant de pousser.|couper{180}
fictions
La ville déserte 1
Début d'un feuilleton en trois actes dont voici le premier. Présentation des personnages et de la ville déserte. Chacun livre ses pensées sur le fait de se retrouver projeté dans ce lieu étrange. Ce premier acte s'achève sur la rencontre des trois personnages. Pour la narration le style se rapproche de la façon d'écrire d'Henry James ( minutieux, pointilleux, hésitant même assez souvent )|couper{180}
Carnets | 2023
Le point de vue
réecriture Je te le dis, tu n’es pas obligé de garder le même point de vue — non pas parce que tu serais plus libre que les autres, mais parce que rester au même te colle au carton d’identité, aux paluches encrées, à la photo de zombi dépressif qui te range dans la case des opinions, et c’est de là que tu tires la cassette numéro 13 (Paris, 1995, c’est écrit au dos), tu lances la bande et ça râcle, on entend Alonso Quichano parler de Gilda qui se croyait gentille, bien sous tout, cordiale — non, pas gentille, collée à son portrait d’elle-même comme tout le monde —, et lui qui grossit le trait, qui dit qu’elle mange, marche, travaille, baise cordiale, et puis le bus qui ne la loupe pas (le destin ne loupe pas, répète la bande), et toi tu te demandes si la lettre sert encore, si l’épistolaire fait polar ou seulement écran, et Fred rit, mains tachées de peinture, il dit qu’il retire le superflu — non pas le superflu, l’essentiel peut-être, il ne sait plus —, le JB fait un cercle ambré sur la table, Frances s’est levée vers la cuisine (tu l’entends, tasse contre l’évier), elle demande Hannah, Fred esquive, alors tu balances la suite : un carton de vieilles cassettes, une vieille dame, peut-être la tante, la police qui a fait des doubles, vingt femmes entre les années 90 et 2000 (tu le dis et tu retires aussitôt ta phrase, non pas pour l’atténuer, pour la tenir sans effet), et Fred qui siffle 30 000 — tu pourrais tuer pour ça, dit-il en plaisantant, puis il se retient, puis il rit quand même, et toi tu continues parce que changer de point de vue ne guérit rien, ça déplace seulement : Gilda sans soupçon, la cave et le grenier jamais ouverts, le solde de tout compte coché en bas, tu lui as tout dit d’un coup pour lui montrer qu’on peut se tromper de point de vue sur quelqu’un, mais trop tard, et ce trop tard c’est déjà la voix de la bande qui grésille, qui insiste, non pas comprendre, tenir, non pas accuser, regarder comment le mot cordiale fait façade jusqu’à la dernière seconde, et pendant que tu parles, Fred remet la bouteille sur le rond humide, la bande claque, le moteur s’arrête, il ne reste qu’une tache d’ambre qui s’élargit sur la table. Illustration Sans titre 2024, PB|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 1 (notes)
réecriture Je te le dis, tu ne sais rien d’Alonso Quichano, rien que ce point que tu guettes parce que tu l’as inscrit dans l’agenda à midi pile (oui, midi, pas avant), et tu t’obstines, non pas pour découvrir un homme, mais pour tenir l’attente en joue, et comme le point ne vient pas — non, il ne vient pas, il avance à peine, plutôt il demeure — tu changes de casquette, tu te parles à toi en lecteur, tu prétends qu’à force de te lire tu verras mieux la silhouette, alors tu écris canapé et tu t’y allonges, tu écris parasol, petite table, bière ambrée (qu’on sent fraîche au goulot), tu temporises, tu rectifies (ce n’est pas de l’impatience, dis-tu, plutôt une manière d’être exact), le point devient silhouette, et comme elle prend son temps, tu ajoutes des jours, puis des semaines, et les mots font un lieu : une oasis, des palmiers, un restaurant, une serveuse charmante qui apporte des huîtres, puis le vin blanc, les profiteroles, le café italien, et tout cela tient ensemble non pour combler, mais pour déplacer — on dirait que tu attends toujours, non, pas attendre, habiter l’attente ; et quand enfin Alonso Quichano apparaît, midi déjà passé (tu le sais, tu regardes la page), tu lèves la tête et tu t’aperçois que l’agenda est resté ouvert à une autre date, que la silhouette s’est effacée dans le confort de tes mots, et qu’il ne reste, sur la nappe (mousseline jaune, oui, qui pend sur les côtés), qu’un rond d’eau sous le verre.|couper{180}
Carnets | mai 2022
2 mai 2022
“Bien sûr que si, que je suis réelle !” protesta Alice en se mettant à pleurer. “Ce n’est pas en pleurant que vous vous rendrez plus réelle, fit remarquer Tweedledee ; et il n’y a pas là de quoi pleurer.” “Si je n’étais pas réelle, dit Alice – en riant à demi à travers ses larmes, tant tout cela lui semblait ridicule –, je ne serais pas capable de pleurer.” “J’espère que vous ne prenez pas ce qui coule de vos yeux pour de vraies larmes ?” demanda Tweedledum sur le ton du plus parfait mépris. De l’autre côté du miroir, chapitre IV Lewis Carroll — La tristesse comme la joie sont des pièges qui ne servent qu’à capturer l’attention de l’autre. Et c’est avec la plus grande froideur qu’il faut désormais considérer toutes ces fichues émotions, déclara tout à coup Charlie. — Et le savez-vous, cher ami, dit-il en se retournant vers son cadet, savez-vous que la compassion obtenue ainsi par la ruse est un nectar, que sa robe est d’un rouge plus chatoyant que celle du sang ? Puis, faisant encore mine de réfléchir un peu plus loin et comme pour lui-même : Tout bien peser la compassion possède aussi un bien meilleur gout que celui du sang. Quoique l’un n’aille vraisemblablement pas sans l’autre. Le soleil descendait sur l’horizon et les champs de tournesols de chaque coté de la départementale avaient pris des tonalités couleur de rouille. Les deux jeunes gens n’étaient pas seuls ils étaient accompagnés de leurs ombres qui cherchaient à s’abreuver en s’allongeant à leur cotés projetant leurs petites têtes dans l’ombre des fossés. La pluie avait cessé depuis quelques minutes et le clapotis de l’eau filant sa pente, seul, signalait sa présence avant de disparaitre tout en bas dans le vallon. — Est-ce que c’est encore loin Charlie ? demanda le plus jeune à son ainé. — Ne me dites pas que vous êtes déjà fatigué Louis, un peu de nerf ! C’est tout à fait le genre de question qu’il ne sert à rien de se poser . Puis, se reprenant. Nous arriverons avant la nuit je vous le promets, et cela devrait être suffisant pour ne plus vous inquiéter. — Mais j’ai mal aux pieds et j’ai faim tenta à nouveau le plus jeune des deux garçons. Mais cette fois l’ainé resta silencieux et sans même tourner le regard vers lui il accéléra le pas. Ils étaient partis de la maison à peine une heure avant l’aube. Charlie avait noué les draps de leurs lits ensemble, puis il avait balancé cette corde de fortune par la fenêtre du 1er étage tout en prenant mille précautions en l’ouvrant pour ne pas la faire grincer et ne pas éveiller les autres habitants des lieux. Il avait soulevé son jeune frère par les aisselles pour l’aider à descendre le premier tout en le rassurant qu’il ne risquerait rien s’il voulait bien lui faire confiance. Mais c’était une recommandation inutile. Louis était en admiration totale pour son grand frère. Ils étaient ensuite arrivés au bout de l’allée de graviers au grand portail et c’est encore Charlie qui s’était occupé de l’ouvrir avec minutie puis qui l’avait soigneusement refermé derrière eux. L’éclairage public dans le quartier où ils vivaient était chiche, un lampadaire sur deux possédait encore son ampoule intacte. — C’est par là dit Charlie à Louis n’ayez pas peur, vous n’avez qu’à attraper la sangle de mon sac-un petit sac tube dans lequel il avait rangé quelques victuailles chipées la veille à la cuisine pendant que les autres étaient affalés à moitié endormis devant la télévision. Puis ils avaient gravi la pente en s’enfonçant de plus en plus dans l’obscurité. Après avoir marché un moment ils virent le soleil se lever doucement alors qu’ils parvenaient au sommet de la colline. Le spectacle était grandiose, des nappes de brumes montaient de la terre laissant distinguer entre leurs volutes d’autres collines plus lointaines et tout près d’eux quelques arbres à l’aspect fantomatiques. Puis soudain la lumière avait jaillit pour repousser tous les doutes et les à priori. La merveilleuse campagne du pays Bourbonnais leur apparut. Cela leur avait donné du baume au cœur, ils avaient pris le temps de grignoter quelque chose que Charlie avait tiré de son sac tout en énonçant son plan d’action. — Nous allons devoir marcher toute la journée probablement, c’est une épreuve qui demande du courage, de l’endurance Louis. Si vous ne vous sentez pas capable il est encore temps de rebrousser chemin. De plus une fois parvenus là-bas, le plus dur nous attendra encore. Je vous prie de bien vouloir réfléchir à tout cela avant de prendre définitivement votre décision. — C’est bon Charlie, je vous suivrais en enfer s’il le faut ! avait répondu le jeune homme en essayant de mettre le plus de conviction possible dans cette réplique qui appartenait à l’un des protagonistes de l’une de ses bandes dessinées favorites. Blek le Rock. Tu as pris de l’eau , ajouta t’il en oubliant le vouvoiement. — Vous avez pris de l’eau ! Le repris son frère ainé. Et il extirpa du sac une gourde de plastique qu’il lui tendit avec une pointe de mépris. — Le tutoiement c’est pour les faibles et les hypocrites cher ami, souvenez-vous en ! Louis regarda son frère attentivement, mais le regard qu’il trouva n’appelait pas le moindre doute, il ne plaisantait pas, il croyait vraiment à ce qu’il disait. Pour la première fois depuis qu’ils étaient partis il éprouva un léger frisson qui n’était pas du à la température. La fin de l’été approchait et quelques instants auparavant il venait de s’éponger le front après avoir gravit la grande cote du Cluzeau à la sortie de Vallon en Sully. Les parents des jeunes gens s’étaient levés comme à l’ordinaire. La femme avait préparé le café et en attendant qu’il coule, elle était allée allumer la télévision pour suivre une émission dans laquelle le couple de présentateurs présentait pèle mêle : une recette de cuisine, quelques conseils de jardinage, et bien sur les divers outils et ustensiles nécessaires pour réaliser toutes ces choses. Sans omettre d’indiquer le plus de facilités et de marches à suivre possibles pour les acquérir soit en magasin, par téléphone ou par correspondance. Vers 10 h ne voyant aucun des deux enfants apparaitre la femme poussa la porte de leur chambre et resta bouche bée en apercevant les deux lits jumeaux vides et la fenêtre grande ouverte. Puis elle appela son mari. — Claude je crois que nous avons un problème. Elle adorait cette expression sans doute parce qu’à chaque fois qu’elle la disait son mari lui répondait qu’il n’y avait jamais pas de problème mais que des solutions. Elle était assez curieuse de voir comment cette fois il allait trouver la solution. — Mais c’est pas vrai dit l’homme, quels petits cons ! Puis il s’en retourna vers la cuisine et s’assit pour avaler son bol de café, le front barré de grosses rides qui signifiait ostensiblement l’inquiétude qui à cet instant même devait être en train de le ronger. La femme s’installa aussi et tout en beurrant les tartines ils commencèrent à échanger quelques hypothèses. — tu y as été un peu fort avec Charly, tu n’aurais pas dû le frapper autant et avec ta ceinture en plus, ça laisse des traces. Et puis quand tu commences tu ne sais pas t’arrêter, ce n’est pas la première fois. Il a failli s’évanouir encore la dernière fois. On aurait l’air fin de devoir appeler le médecin. — Il m’agace tellement que c’est plus fort que moi. Et quand il me tient tête ça me rend carrément dingue. — Ce n’est qu’un gamin voyons Claude, tente de temporiser la femme. Il ne comprend pas, il ne comprend rien. tu ne peux pas lui demander autant, il n’a pas vécu ce que tu as vécu à son âge. Les temps ont changé les enfants ne sont plus les mêmes. — Je vais prendre la voiture pour aller voir au canal s’ils n’y sont pas dit l’homme en allumant une cigarette et exhalant lentement une première bouffée. — tu crois qu’ils sont partis pécher ? L’homme ne répond pas il hausse les épaules. — Il faut qu’ils choisissent spécialement le week-end pour m’emmerder dit il d’un ton fatigué. Puis il enchaina avec un « on ne va tout de même pas appeler la gendarmerie » … comme s’il se parlait à lui-même cette fois. Le père avait refermé le portail et rejoint son véhicule garé devant la maison. Une Ami 8 flambant neuve, une voiture de service que lui prêtait la société dans laquelle il travaillait. L’odeur de cuir et de plastique neuf le rassura un peu, puis il démarra pour se rendre dans la direction du canal. Avec un peu de chance ils seraient là se disait-il tout en n’y croyant pas beaucoup. Il avait prit le temps de regarder le hangar où était rangé le matériel de pèche et visiblement personne n’y avait pénétré depuis plusieurs jours. Néanmoins il rejoint le pont puis tourna vers l’Allée des soupirs et gara son véhicule pour se rendre à l’endroit favori des deux enfants lorsqu’ils allaient pécher. Bien sur il ne vit personne. Et il poussa un nouveau juron. Puis il prit encore un petit moment avant de tourner la clef de contact de l’Ami 8, il alluma une cigarette pour faire le point. Qu’allait il pouvoir dire aux gendarmes pour expliquer cette fugue car c’était désormais une évidence il s’agissait de ça ni plus ni moins. Il s’en voulait de tout un tas de choses soudainement, ce genre de choses auxquelles on ne pense guère mais qui reviennent par la bande en certaines occasions désagréables. Comme le fait d’être colérique et impulsif par exemple. Comme le fait de ne pas savoir s’arrêter lorsqu’il commençait à frapper Charlie. Il n’y avait personne à l’accueil lorsque l’homme fit irruption dans le poste de gendarmerie. Au loin il lui sembla entendre des voix en train de discuter dans un bureau et il s’engagea aussitôt dans le couloir qui menait vers celui-ci. Deux hommes en uniforme étaient attablés en train de boire un café et ils furent surpris de le voir pénétrer dans la pièce. — Je veux parler au responsable dit Claude avec un ton bourru. Il avait pris cette habitude de toujours vouloir s’adresser au responsable. Que ce soit dans un magasin, dans une société où il se rendait pour prospecter de nouveau clients pour son travail, au centre des impôts, à la banque, il ne semblait pas pouvoir supporter de s’adresser à qui que ce soit d’autre. Comme s’il désirait adresser convenablement son effort que ce soit celui de placer ses produits ou de se déverser sa colère à la bonne personne. Et la plupart du temps ça fonctionnait plutôt assez bien. D’ailleurs pouvait il y avoir quelqu’un d’autre que la personne responsable qui pouvait réellement agir, prendre la moindre décision, dans une situation une configuration donnée ? C’était pour lui d’une logique élémentaire. — Il n’est pas là c’est le week-end lui répondit-on tout en l’enjoignant de rejoindre l’accueil ou l’un des brigadier reprit son poste derrière le comptoir puis lui demanda quel était son problème. — Quel est vôtre problème Monsieur. Et c’était dit avec un ton tellement méprisant eut il l’impression qu’il sentit la colère s’emparer de lui immédiatement. — Comment ça il n’y a pas de responsable ? vous devez avoir un numéro de téléphone où le joindre oui ou non ? appelez le. Lança t’il excédé. — Et bien c’est sa journée de congés répliqua l’autre qui visiblement faisait un effort de patience. Mais si vous voulez bien m’énoncer les faits… — Ecoutez c’est moi qui vous paie oui ou merde ? je ne vous demande jamais rien en général mais là je ne veux m’adresser qu’à votre responsable — Calmez vous s’il vous plait je comprends que vous ayez un problème monsieur ce n’est pas nécessaire d’être impoli pour autant et je vous garantis que je peux tout à fait m’en occuper aussi bien que le responsable, nous sommes là pour ça. — Vous êtes vraiment une bande de branquignoles lâcha l’homme soudainement. Puis il se souvint de la raison pour laquelle il avait poussé la porte de la gendarmerie. Il allait s’en aller en claquant la porte lorsque tout à coup il s’en souvint. Peu avant 15 heures le temps se mit à changer brutalement. Les deux enfants avaient trouvé un coin paisible au bord de l’Aumance à la hauteur d’Hérisson pour déjeuner. Ils eurent à peine le temps de se réfugier sous le pont que de grosses gouttes se mirent à tomber. — On ne peut pas rester bloqué ici trop longtemps dit Charlie, il faut qu’on y aille, et il fit un clin d’œil à Louis en extirpant du fond de son sac deux Kway roulés en boules compactes. Toujours se renseigner sur la météo ajouta t’il en tendant le vêtement à Louis. Et ils repartirent sous la pluie — On a encore combien de kilomètres à faire demanda Louis — Une bonne vingtaine encore il faut pas trainer et puis si on marche à une bonne cadence si on se concentre sur la marche vous verrez qu’on ne sentira bientôt plus la pluie. Il ne faut pas se laisser impressionner par les émotions pas plus que par les intempéries. Vers 22 heures le véhicule de la gendarmerie se gara devant l’Amy 8. La mère était à la fenêtre derrière les rideaux, c’était presque la fin du film sur la une. Son regard alternait entre le poste de télévision et ce qui était en train de se passer dehors. Elle vit les hommes en uniforme ouvrir les portes pour faire sortir les deux enfants en même temps que John Wayne embrassait enfin Maureen O’Hara. Et elle poussa un soupir de soulagement. Puis secoua le bras de son époux assoupi sur le canapé. — Réveille toi on les a retrouvés. — C’est une dame de Saint-Bonnet qui nous a téléphoné en les voyant errer dans le bourg dit l’un gendarmes dont la moustache pensa t’elle ressemblait à celle d’Errol Flynn. Il y eut des remerciements de la part des parents mais l’un des deux gendarmes ajouta qu’il y aurait une suite, que forcément une enquête serait ouverte, car ce n’était pas normal que des enfants si jeunes commencent à fuguer. — Vous vous rendez compte 8 et 6 ans… c’est complètement absurde ajouta le gendarme qui avait l’âge du père. Ils se regardèrent un instant en silence puis les flics saluèrent les parents et retournèrent à leur véhicule. Les deux enfants étaient là au milieu du salon devant la télé. — Charlie que tu fasses des conneries … mais qu’en plus tu entraines ton frère, ce n’est pas possible dit le père en dégrafant sa ceinture. Puis il agrippa le gamin et comme d’habitude il ne connut plus aucune limite. Mais Charlie tint bon. Il serra les dents aussi fort aussi longtemps qu’il put. — La tristesse comme la joie, et toute la cohorte des émotions ne sont que des pièges pour capturer l’attention se répéta t’il encore une fois avant de s’évanouir encore une fois, de ne plus rien sentir du tout Il y a des cons qui savent tout sur tout. Parce qu’ils se pensent « riches » nantis d’une expérience particulière dont ils font une généralité. De là à asséner leur vérité à tout bout de champs pour un oui pour un non, comme pour toujours mieux la conforter, se rassurer, se barricader derrière celle-ci. Nous sommes tous cons plus ou moins de cette même façon. Et ce qui nous hérisse n’est rien d’autre que ce reflet projeté par une intention trouble que nous apercevons à la surface de ceux que nous nommons les autres. Mais ce ne seront jamais les autres vraiment, ce ne seront jamais autre chose que des satellites de nous mêmes tant que nous restons enfermés dans cette pseudo vérité. Le réseau social est le lieu idéal dans lequel tournent en rond toutes ces petites vérités qu’on ne cesse d’assener dans le vide finalement. Il n’a de social qu’une apparence car ce n’est pas autre chose qu’un agglomérat de solitudes retournées contre elles-mêmes, de singularités mal digérées, une grégarité de colères, d’élans fumeux, d’ignorances enfouies dans le péremptoire le mot d’ordre, le slogan. A de très rares exceptions près, suffisantes pour valider la règle ou pour donner l’illusion qu’il est possible de s’évader de cette taule communautaire. Il ne suffit pas d’être seulement , il faut encore beaucoup le paraitre. Mettre son grain de sel à toutes les sauces, se donner la sensation de participer à la manœuvre. Je retrouve une saine fatigue enfin. Celle qui me guide depuis toujours à me débarrasser de tout ce qui ne convient pas, de ce qui m’entrave pour voir, tout en sachant déjà que j’y verrais encore moins. Que la moindre clarté perçue me vaudra de plus grandes opacités encore. Il suffit juste de prendre une bonne respiration, un peu de blanc et de nettoyer tout le bavardage, et tant pis si rien n’en sort qu’une pauvre image qui ne veut rien dire au monde sinon que je n’ai pas grand chose à lui dire.|couper{180}