affects
Pourquoi avoir réuni ces textes sous le mot "affects" ? Peut-être parce qu’ils ne racontent pas quelque chose, mais que quelque chose s’y produit — avant même que cela prenne forme. Dans ces fragments, il n’y a pas toujours d’histoire. Il y a des secousses, des charges, des creux, des poussées. Des moments où le corps ressent, où la pensée hésite, où la parole vient trop tard ou trop tôt.
L’"affect", ici, ce n’est pas un sentiment. Ce n’est pas la nostalgie, la joie ou la peur. C’est ce qui traverse, ce qui déborde, ce qui rend un geste ou un mot plus dense que lui-même. Un moment suspendu, une tension perceptible dans l’air. Le poids d’un silence. L’écho d’une voix intérieure. Ce n’est jamais spectaculaire, mais c’est là.
Ces textes peuvent sembler mineurs. Ce sont pourtant ceux qui résistent le plus. Ils ne s’expliquent pas, ils s’éprouvent. Ils tiennent à une inflexion, un souffle, une déchirure invisible dans la trame du quotidien. Ils n’ont pas besoin d’être résolus — seulement de persister.
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Carnets | novembre 2025
02 novembre 2025
La rage, la colère, la violence qui, autrefois, étaient contenues par un certain nombre d’illusions – auxquelles on se faisait un devoir de croire passionnément, en usant de mots doux comme « Liberté, Égalité, Fraternité », avant qu’on ne saisisse toute l’étendue de l’entourloupe –, sont désormais sorties de leurs gonds. Nous voici revenus au temps des hordes et de la foire d’empoigne, maltraités, tabassés, détroussés par ceux-là même qui étaient censés nous protéger et assurer le bonheur du pays. À moins que cette prétention ne soit encore qu’un pompon récalcitrant de chenilles foraines. Que l’on ne se soit fait duper depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine, au mieux depuis la Révolution, au pire depuis la chute de l’Empire romain. Sans doute tout ceci n’est-il dû qu’à une simple opération arithmétique. Nourrir et loger des esclaves étant devenu hors de prix, on inventa la liberté à bon escient, accompagnée d’un coup de pied au cul pour s’en aller quérir logis et ouvrage à l’écart des villas juchées sur les hauteurs qui cernent la ville. Et nous autres, bons et braves bougres, barbares ontologiques d’un pouvoir qui ne saurait exister sans son reflet contraire, nous avons couru, nous courons encore, pire : nous courons en espérant rejoindre le haut de la colline, et sommes étonnés de n’y trouver personne, que du vide, du rien, du néant. Car nous aussi, donc, avions besoin de maîtres pour nous vivre esclaves. Ce matin, il s’est éveillé avec cette phrase qui clignotait sans cesse, tel un vieux néon grésillant près de l’araignée au plafond : « Le style est l’homme même ». — c’est de Buffon, lors de son discours à l’Académie française en 1753, souvent attribué à tort à Boileau — et tout devint lumineux. Puis la seconde pensée qui l’assaillit fut celle d’être un homme d’un autre temps ; non pas un anachronisme, mais un homme qui refuse de se relier au temps présent en bêlant de concert avec lui et en son sein. Il se découvrait soudain une famille, des gens avec qui, par leur style, il pouvait entretenir un commerce sans fâcherie. Ils ne risquaient pas de le contredire de façon brouillonne dans une immédiateté vaine : ils étaient tous morts, alignés sur les rayons de sa bibliothèque. Hier matin, rendu de bonne heure sur le marché, quelle merveille : des plateaux de légumes à 1 €. Je suis revenu avec un sac plein de chou, de poireaux, de navets, de carottes, d’oignons et d’ails. J’ai fait l’emplette d’un gros morceau de poitrine fumée afin de confectionner une potée. Elle a cuit tout l’après-midi et je l’ai mise au four ce matin pour en achever la cuisson à l’étouffée.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Le rêve d’intemporalité
Cela commencerait par un simple observation. J'aurais écrit mon texte quotidien, un texte bref ; je me serais efforcé d'atteindre ce fantasme de briéveté, et l'insatisfaction demeurerait. Elle demeure parce que pour moi la briéveté est un fantasme. Et donc je voudrais en avoir le coeur net. Je voudrais parier qu'en écrivant un autre texte dans un nouvel espace, je me débarasserai de ce fantasme. C'est la même démarche pour se débarrasser du désir que celle de l'épuiser méthodiquement jusqu'à la lie. Donc je cherche un espace mais voilà que la date se dresse devant moi dans toutes les rubriques de ce site. C'est à dire que si j'écris un nouveau texte il sera irrémédiablement lié à une date. Sauf si je crée un squelette spécial pour une rubrique particulière, une rubrique sans ordre chronologique. Le fantasme ici, l'imaginaire, rêvent d'une absence de temporalité sans doute parce que cernés par celle-ci. C'est donc une friction toujours en cours qui produit l'explosion l'étincelle. Il n'y a pas à s'en sentir bien ou mal c'est un fait. Etrangement, aujourd'hui je choisis deux illustrations semblables d'Umberto Boccioni. Pour cet article il s'agit de La ville se Lève alors que dans mon texte de carnet j'ai choisi Les adieux 2|couper{180}
Carnets | juin 2025
18 juin 2025
Réveil tôt. Acheté hier un petit carnet Clairefontaine, noir. Ainsi qu’un répertoire, noir aussi. Deux boîtes de Bic, noirs et bleus. Spécialement dédié à N. Nova et à ses exercices d’observation. Si j’avais encore les carnets Clairefontaine, c’est exactement ce que je faisais à 30 ans, sans le savoir. Donc parfois je me dis : mais comment sais-tu ça ? J’oublie que je l’ai déjà fait. Je n’attache pas d’importance à ce que j’ai fait. C’est sans doute là une faille. Que ce soit en photographie, en peinture, dans l’écriture, j’ai des aptitudes dans l’instant présent. Certaines. Je récolte, j’empile, mais il est rare que je compile. Et encore, il faudrait voir comment je compile. Autre chose : il faut revenir souvent à ce que l’on note, sinon ça ne sert pas à grand-chose. Or moi, je ne reviens pas. Je note, et hop. Je note, et hop. Et quarante ans passent ainsi — comme une journée. Panique en y pensant. Dépôt de la Dacia chez le mécano, hier soir à 17 h. Revenu avec S. Pas mis les pieds dans l’atelier. Ce qui me flanque un peu la honte. Et de me souvenir combien de fois j’ai rêvé à ce grand atelier. Et de me dire combien de personnes rêveraient d’en avoir un. Et de voir que moi, je passe mes journées désormais à l’éviter. Il faut remonter à la raison de tout ça. Comment ça a vraiment commencé. Avec le Covid, le confinement, l’interdiction de travailler, de se déplacer, l’obligation de se faire vacciner — sinon rien. J’aurais pu en profiter vraiment pour peindre, à ce moment-là. Mais non. Le fait qu’on m’empêche de travailler m’a fichu dans une telle colère… un désespoir. C’est à ce moment-là que j’ai accéléré avec l’écriture. Je me suis jeté là-dedans comme on plonge de plus en plus profond pour échapper à quelque chose, sans doute. Sans savoir qu’en plongeant ainsi, j’allais me rejoindre à l’autre bout. Gros Jean comme devant. C’est pour ça que j’ai acheté ces petits carnets. Pour reprendre ces exercices d’observation. Parce qu’en même temps, ils m’entraîneront à prendre des photos, à dessiner. Ce ne sera pas que du texte. La situation matérielle n’est pas au beau fixe, ce qui crée quelques frictions. Personne ne s’est inscrit au stage de juin. Ça m’ennuie de parler de ça, finalement.|couper{180}
Carnets | mai 2025
14 mai 2025
Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. Inévitablement. Peut-être dès la deuxième ou troisième tournée, quand les mots se dénouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C’est comme un réflexe. La lumière tombe, la tiédeur de l’air enveloppe, et voilà qu’on y est, à parler d’avant, comme si c’était là le seul refuge possible. J’ai toujours vu ça. Peu importe l’endroit ou les circonstances : une soirée entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fumée des grillades et le vin un peu trop frais. À un moment, la conversation décroche du présent. Dans le temps. Avant. Pour les plus pudiques. C’est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d’autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d’une piscine ou sur la pelouse d’un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et ça ne s’arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s’enfonce dans cette manie de ressasser le passé. Je me demande si ce n’est pas lié à cette peur qui grandit avec l’âge. La peur de devenir étranger à soi-même, de ne plus reconnaître ce qui nous entoure. Parce que ce bon vieux temps, c’est surtout le souvenir d’un moment où on avait encore l’impression de maîtriser quelque chose. Où le monde allait moins vite, où les choses étaient peut-être plus compliquées, mais plus lisibles. Le bon vieux temps, c’est une manière de résister au sentiment d’inutilité qui s’insinue à mesure que les années passent. On s’y accroche parce que le présent fatigue. Parce qu’on sent que la vie ne nous appartient plus tout à fait, qu’elle glisse entre les doigts comme du sable sec. Ça commence toujours de manière anodine. Une phrase lâchée comme un ballon trop gonflé qui s’échappe des mains. "Avant, c’était quand même autre chose." Et tout de suite après, un silence presque complice, comme si on savait que ça allait venir, que ce bon vieux temps allait s’inviter dans la conversation. On n’en parle pas tout de suite. D’abord, il y a des anecdotes plus récentes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu à peu, ça dérive. On se met à parler des lieux d’avant, des objets qui n’existent plus, des habitudes perdues. Les cafés où on allait gamins, les cinémas de quartier avec leurs fauteuils râpés, les petits magasins où on achetait du tabac à l’unité. Les maisons familiales démolies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamnées, les terrains vagues devenus parkings. Et cette phrase qui revient, comme une litanie : "On vivait mieux, quand même." Peut-être que ce bon vieux temps, c’est justement ça : quelque chose qu’on n’a pas su préserver, quelque chose qu’on a laissé filer sans même s’en rendre compte. Un peu comme ce café de quartier, le dernier à servir des "petits noirs" au comptoir, qui a fermé sans prévenir. Un matin, on est passé devant, et il n’y avait plus rien. Juste un rideau métallique baissé et une affiche d’agence immobilière. On n’a rien vu venir. On s’est dit que c’était dommage, que c’était injuste, mais on n’a rien fait. Et ce matin-là, en passant devant le café fermé, ce n’était pas seulement de la nostalgie. C’était une colère sourde, comme si on s’en voulait de ne pas avoir été là au bon moment, comme si on avait laissé faire. Et c’est peut-être ça le ressentiment qui s’accumule : ce mélange de honte et d’amertume, de culpabilité presque. On se dit qu’on aurait pu agir, mais qu’on ne l’a pas fait. Peut-être que cette enceinte de ressentiment est aussi une manière de tenir la nuit à distance, de faire corps contre ce qui nous dépasse. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l’angoisse, un bouclier collectif. Mais en même temps, c’est plus que ça. Parce que enceinte, c’est aussi un espace clos où quelque chose grandit en silence, sans qu’on puisse vraiment l’ignorer. On bâtit ce mur ensemble, et à l’intérieur, le ressentiment se développe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s’amplifie, comme un bruit sourd qui résonne de plus en plus fort. Une fois scellé dans cette enceinte, il prend de l’ampleur, il mûrit, il se densifie. Et on se surprend à se demander : qu’est-ce qui finira par naître de cette enceinte de ressentiment ? Une révolte ? Une résignation partagée ? Quelque chose d’indicible qui, une fois libéré, nous emportera peut-être au-delà de ce que l’on est prêt à accepter. Peut-être qu’on reste là, à échanger nos amertumes, parce qu’on a peur de ce qui se prépare à l’intérieur de cette enceinte. Parce qu’on sait que si on l’ouvre, si on la laisse éclater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu’on puisse l’assumer seul. Alors on reste là, rassemblés, veillant ce foyer fragile, persuadés que tant que le ressentiment reste bien enfermé, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contrôle. Comme si en laissant mûrir l’amer, on retardait l’accouchement d’une vérité trop brutale pour être prononcée.|couper{180}
Carnets | janvier 2025
22 janvier 2025
Admettons que les idées ne soient à personne. Qu’elles flottent, se diluent, se propagent dans l’air du temps, dans les blogs, les bouquins, les conversations anonymes. Ce qu’on croyait sien, unique, devient banalité partagée. Et si ce n’était pas grave. Si, au contraire, c’était la preuve qu’on est humain, pas cinglé, que nos obsessions résonnent avec celles des autres. si on voyait là, une forme de récompense discrète, comme un prix littéraire qu’on n’aurait jamais cherché à obtenir pas plus d'aller chercher. Une consolation collective. Pourtant, il reste ce vertige : mes rêves sont derrière moi. Je devrais m’en réjouir, m’alléger, mais non. Je reste là, immobile, figé dans cet entre-deux qui n’en finit pas. Ce matin, le brouillard. Blanc, dense, immobile lui aussi. Voulu aller à Emmaüs, mais pas de chance c’était fermé. Aléas et vicissitudes d'un vieux schnock. Devant la porte, un type penché sur un vélo me l’a annoncé avant même que je pose la question. C'est fermé. Alors je me suis dirigé vers LIDL. J’ai arpenté les rayons : des épluche-légumes, des perceuses sans fil, des racle-vitre électriques, des vestes polaires. Le genre de choses qui semblent toujours remplies de promesses et d'inutilités à venir mais sur quoi on mise afin d' un changement minuscule dans la routine. Je n’ai rien acheté. J’ai juste tué le temps, sans conviction. Ma mère faisait cela aussi, avec les lapins. ça la faisait suer mais il fallait bien que quelqu'un le fasse. À la caisse, une autre scène : je sens des regards glisser sur moi. Des regards de méfiance. On m’observe comme si j’avais voler quelque chose, comme si j’avais l’air de quelqu’un capable de franchir une limite absurde à tout moment. Moi aussi, je m’y attends, à cette alarme qui se déclencherait pour rien, à la bande vigiles baveux surgissant de nulle part. véritable visage dissimulé dans les réserves des grandes surfaces. Voilà où nous en sommes. Je ne pense pas à demain. Ni à après-demain. Ni Hier. Me cramponne. Essaie d'oublier toutes ces fictions . Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est cette sensation étrange : un présent sans relief, sans direction, où l’ennui s’installe parfois comme un vieil ami. Presque complice. Tous les projets ont l’air de farces. Des corps d’anguille qui ondulent et se dérobent. Des regards trop accrocheurs , insistant , avec des cils d’eucaryote déglingué ; ce sont choses vivantes mais bancales, au final irréels. Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit dans mon sommeil, et je sais que c’est lui. Lui, sans visage, sans nom. L’angoisse me prend à la gorge, mais je me lève malgré tout, effort surhumain, traverse l’appartement jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre. Rien. Personne. Mais ce rien n’est pas vide : c’est Lui, je le sens. Il s’est infiltré dès que j’ai entrouvert la porte. Sa présence est là, intangible, oppressive. Je hurle et me réveille en sueur, incapable de dissiper l’angoisse. Longtemps cru que c'était le dibbouk mais plus probable en y repensant que c'est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part. Ce qui n'empêche aucunement l'éffroi, l'augmente. Et ce matin, je me surprends à regretter ce cuit-vapeur en inox repliable que j’ai vu chez LIDL. Je l’imagine rangé dans le tiroir de la cuisine, je m'imagine l'utilisant, transformant de banals légumes en une promesse succulente. Des brocolis bien verts, une vapeur douce et bienfaisante. Et pourquoi pas du colin pendant que j'y suis. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. Évidemment, ce n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas pour les légumes. Pour le poisson. C’est pour m’accrocher à quelque chose. Des légumes verts qui, à la cuisson, restent verts, Un poisson qu'on ne regarde jamais dans les yeux. c'est loin d'être rien. Je me dis qu’il me reste encore des choses à faire. Avant de devenir gâteux. Mais lesquelles ? Faire une liste, peut-être. Écrire noir sur blanc ce que je pourrais encore accomplir, transformer en actes ce magma bouillonnant de pensées. Oui, une liste. Mais je n’en fais rien. Je reste là, planté dans le brouillard intérieur à me demander encore et encore pourquoi je n'ai pas acheté ce cuit vapeur repliable etc, etc|couper{180}
fictions
Dormir dans le lit des morts
Le lit était là, massif, en chêne. Un meuble d’un autre temps, solide, fait pour durer. Pas un clou, pas une vis. Juste des tenons et des mortaises. C’était le lit de Charles Brunet, ton aïeul. Quand il est mort, on l’a déplacé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et puis, un jour, c’est toi qui t’y es allongé. Pas le choix. Chez vous, un lit de mort ne se jette pas. On le garde, on le transmet. Un vivant finit toujours par s’y coucher. Tu dormais là quand tu passais l’été à la ferme. De 1972 à 1975, peut-être 76. Les nuits étaient longues. La fumée des Gitanes flottait encore dans l’air. Les ronflements de Robert emplissaient la pièce. Tu rêvais parfois. Des rêves dont tu ne te souvenais pas vraiment au matin mais qui te suivaient toute la journée, comme une ombre. Le jour, tu marchais. Longtemps, loin. Chazemais, Villevendret. Parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, cinq ou six kilomètres plus loin. L’ennui te rongeait et tu ne savais même pas que ça s’appelait comme ça. Alors tu marchais pour t’éloigner de ce vide qui te collait à la peau. Le soir, tu revenais à la ferme. La table était mise dans la salle à manger. La télévision parlait toute seule dans un coin. Le bulletin météo passait, puis les publicités avec leurs jingles criards. Et puis venait le générique du JT, dramatique et solennel. Tout le monde se redressait autour de toi comme si quelque chose d’important allait arriver. C’était l’heure de la soupe. Aujourd’hui encore, tu penses à ce lit. À Charles Brunet et à ce qu’il t’a appris : la mort existe. Mais ce n’est pas une explication à ta mélancolie d’adolescent ni à ce qui est venu après. Juste une coïncidence que l’écriture a fait remonter à la surface – deux souvenirs qui se croisent sans raison apparente.|couper{180}
Carnets | janvier 2025
18 janvier 2025
Nous avons le goût de nos dégoûts. Et sommes capables d’à peu près tout au nom de la distinction. Une dame, l’autre soir, a qualifié mon tableau favori de vulgaire. Je n’ai rien dit. Son pull orange vif faisait déjà tout le travail. Nous attendrons que l’endroit devienne convenable. Une phrase entendue, peut-être dans l’une des enquêtes sociologiques de Pierre Bourdieu. À Beaubourg, sans doute. Elle remonte d'un vieux cauchemar de cette nuit. Les tapis roulants. Le prix d’entrée. Les collections permanentes, les temporaires, et, au sommet, le lunch sur la terrasse. On aperçoit les gargouilles de la Tour Saint-Jacques. Elles nous toisent, mais c’est nous, en bas, qui sommes grotesques. Le pot aux roses. Que tout repose sur un malentendu, un malentendu de taille. Un chiffre au sens de code, de secret, de dissimulé. C'est du chinois. Et toi, comment tu réagis ? Tu t’énerves, tu rigoles, tu casses tout. Ou bien tu restes là, bras ballants, collé contre le tronc. La tête dodeline légèrement, puis dévale, vesse de loup écrabouillée par un talon aiguille. Une éjaculation de fumée grise sort par les trous de nez. Si Garett nous la fait à l'envers, on gardera un chien de sa chienne à son endroit. Tu aimerais entendre le bruit des vagues, du ressac. Mais tout ce que tu entends, ce sont les mots des autres, leur va-et-vient, leurs jugements qui montent et descendent. On ne s’entend déjà pas soi-même avec soi-même, alors s’entendre avec les autres, vous pensez. Et cette autre, une dame bien comme il faut en apparence : "Moi monsieur, je suis anarchiste, non seulement je vous emmerde, mais j'emmerde la Terre toute entière et particulièrement les promoteurs, les défenseurs de la vignette Crit'Air !" (si possible en roulant les r). Et là on entendrait la chanson de Dutronc : C'était un petit jardin Qui sentait bon le Métropolitain Qui sentait bon le bassin parisien C'était un petit jardin Avec une table et une chaise de jardin Avec deux arbres, un pommier et un sapin Au fond d'une cour à la Chaussée-d'Antin Mais un jour près du jardin Passa un homme qui au revers de son veston Portait une fleur de béton. L'implosion aura-t-elle lieu à une heure précise ? Bien qu'on n'en sache encore pas le jour. Peut-être a-t-elle déjà eu lieu. Tout est désormais question d'espace et de temps. Nous sommes tous morts, certains se sont inventé un paradis, d'autres un enfer, les hésitants un purgatoire, un no man's land. David Lynch est mort, bon. Il était né un 20 janvier, moi le 29... ça fait peur. JANVIER. Et alors. Il est mort. Paix à son âme. Que peut-on dire de plus qui ne soit pas totalement obscène. Tous ces charognards qui profitent des morts célèbres m'exaspèrent. D'ailleurs "mort célèbre", c'est illogique. La mort a pour vocation la remise à niveau, le plein d'huile, et nettoyer le pare-brise. De quoi ? Y a presque plus un insecte volant la nuit. Donc oui, des gens célèbres, des vivants, perdent la vie. Comme tout un tas de gens, en fait. Notamment à Gaza, en Ukraine, en Russie, à Vienne, et aussi dans un ou deux taudis à deux pas de chez moi. Moi-même, je ne suis plus très sûr d'être vivant. Peut-être que tout est une farce. On meurt. Le rideau retombe, de l'autre côté on allume un clope et tout continue comme avant.|couper{180}
Carnets | janvier 2025
9 janvier 2025
Reprise des cours aujourd'hui. La chatte ne vient plus dans l'atelier. Elle qui, l’année dernière, dormait sur une chaise, parfaitement immobile, indifférente aux discussions, aux rires, aux éclats de voix,. Elle a trouvé un petit coin tranquille dans la remise. Je ne sais pas si c’est le bruit, ou cette tension dans l’air que tout le monde semble ressentir sans jamais la nommer. Une tension qui pèse dans chaque recoin, même dans les lieux où elle n’a rien à faire : un cours de peinture, une réunion associative, un coin de coworking. Peut-être que nous non plus, nous ne savons plus où aller. Les tiers lieux, autrefois, avaient un sens. Ils n’étaient pas des refuges ou des parenthèses, mais des bastions. Des lieux où les gens se rassemblaient non pas pour oublier le monde, mais pour le changer. Des bars populaires où l’on décidait des grèves, des mutuelles où l’on organisait la solidarité face aux accidents de la vie, des coopératives où l’on apprenait à se passer de ceux qui nous exploitaient. Ces lieux sentaient la sueur, le tabac froid, le café bon marché. Ils n’avaient rien de design ou d’inspirant. Mais ils vibraient d’une colère qui n’avait rien de stérile. Une colère qui, transformée en action, devenait une force collective. Aujourd’hui, quand je vois un attroupement, j’ai peur. Pas peur qu’il se passe quelque chose de grave, mais peur que ce soit pire : qu’il ne se passe rien. Que cet attroupement ne soit qu’un simulacre, une mise en scène vide de sens. Les attroupements d’aujourd’hui ne se forment pas autour de chats écrasés, mais autour d’idées polies jusqu’à en devenir inoffensives. La charité, par exemple. Cette charité qui donne à certains le sentiment d’être des sauveurs et aux autres celui d’être des objets de pitié. Ou encore ces initiatives de coworking, où chacun travaille pour soi dans une illusion de collectif. Ou alors ce sont des prétextes à vociférer, à danser sur les cadavres, à célébrer à peu près tout et n'importe quoi et dans le même temps cracher sur son contraire. Peut-être que j’ai peur parce que je me reconnais dans cette bande d’individualistes forcenés. Parce que moi aussi, je me cache sans doute à ma façon derrière des mots. Et sans doute est-ce pire puisque je le fais tout à fait lucidement. La chute des tiers lieux, celle qui a commencé dans les années 1980, n’est pas seulement une histoire de désindustrialisation ou de politiques néolibérales. C’est une histoire de fracture. Dire que j'ai embrassé des inconnus un certain mois de mai 1981... ça me fait drôle d'y repenser. À mesure que les usines fermaient et que les quartiers ouvriers perdaient leur cohésion, l’État a trouvé une nouvelle stratégie : déléguer. Sous prétexte de subventions, il a transformé les espaces collectifs en lieux de gestion des problèmes sociaux. Les associations ont pris le relais des services publics, mais sous des conditions strictes, avec des moyens dérisoires. C’est là que tout a basculé. Les tiers lieux sont devenus des espaces de charité et de gestion, et non plus des lieux d’émancipation. Dans les associations où j’ai enseigné, je l’ai vu de mes propres yeux. La résistance à payer, même une cotisation dérisoire. Cette idée que tout doit être gratuit, que tout est dû, mais que rien ne doit engager. Un professeur de peinture, là-bas, gagne moins qu’une femme de ménage à l’heure. Ce n’est pas une plainte. C’est un fait. Et c’est un fait qui dit tout. Quand le confinement de 2020 a interdit les rassemblements, j’ai pensé que quelque chose venait de mourir pour de bon. Pendant des mois, il était interdit de se voir, de se parler, même maladroitement. On a fermé les portes des espaces qui existaient encore, fragiles et imparfaits. Quand elles ont rouvert, ce n’était plus pareil. Dans mes cours de peinture, je vois ces tensions remonter à la surface. Les élèves arrivent avec leurs pinceaux, leurs toiles, leur silence. Ils veulent peindre, échapper un moment aux fractures du quotidien. Mais à chaque cours, ou presque, quelque chose explose. Une remarque, un soupir, une frustration. Je me souviens de cette élève, un jour. Elle s’est arrêtée au milieu de son tableau et a dit, presque en riant : « Ma zone de confort, c’est ça. Ce désespoir. » Le vent s’est levé juste après. L’auvent a claqué avec une force qui semblait répondre à sa phrase. Personne n’a bougé. On est restés là, figés, comme si quelque chose venait de nous traverser. Et la chatte, elle, n’est jamais revenue. Les tiers lieux manquent. Pas les espaces qu’on appelle ainsi aujourd’hui, avec leurs brochures bien léchées et leurs hashtags de campagne. Mais les vrais, ceux qui donnaient un cadre aux tensions, un sens à la colère. Sans eux, tout flotte. La violence surgit dans les endroits les plus improbables : dans un cours de peinture, dans une file d’attente, dans un regard qui s’attarde trop longtemps. Parfois, je me dis que je dramatise. Que tout ça n’est qu’un reflet de mes propres frustrations, de mes propres peurs. Mais quand je vois ces attroupements, ces silences, ces éclats, je ne peux m’empêcher de penser qu’il nous manque quelque chose. Quelque chose qui ressemblait à ces lieux où l’on pouvait tout poser sur la table, sans crainte. Ces lieux où l’on pouvait être humain, pleinement, sans performance ni masque.|couper{180}
Lectures
Récits de la Kolyma
La Kolyma. Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin. Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire. Dire ce qu’on a vu. Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien. Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit. Un monde figé. À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps. Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts. Des cercles dans la neige. Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même. Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir. Tout finit par se briser. Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états. {« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »} Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace. Un humanisme brisé. Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation. « À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. » Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins. Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace. « Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »|couper{180}
Carnets | novembre 2024
7 novembre 2024
La confusion est chiante mais elle a comme vertu l'obligation de prendre une décision tôt ou tard ( il vaut mieux que ce soit tôt si on ne peut faire autrement). Le fait de renoncer à la moindre opinion qui surgit en moi, pour un oui pour un non, participe-t'il de l'action, je n'en sais rien. La confusion, l'hésitation, c’est agaçant. Pourtant, les deux portent en elle une vertu inattendue : celle de me pousser, tôt ou tard, à prendre position. Autant que ce soit tôt, lorsque l’on n’a pas d’autre choix. Quant à cette étrange habitude de laisser filer la moindre opinion dès qu’elle m’effleure, pour un oui, pour un non, peut-être est-ce une façon de résister, d’agir —une forme d’action, en creux. Mais à vrai dire Je n’en suis pas sûr. La confusion, c’est comme de la crasse. Ça reste là, sous la peau. Au bout d’un moment, il faut choisir, même si ça gratte, même si ça fait mal. Mieux vaut que ce soit maintenant. Et cette manie que j’ai. De laisser tomber la moindre opinion, aussitôt qu’elle vient. Oui, non, peu importe. Est-ce que c’est agir, ou juste ne rien faire ? J’en sais rien.|couper{180}
Carnets | octobre 2024
Rome brûle tout le temps
Rome brûle. Le monde s’effondre autour de nous. Dans ce chaos, la création, qu’elle soit écriture ou peinture, pour le narrateur devient un rempart fragile. Pas pour sauver le monde, mais pour se sauver soi-même. Face à l’impuissance, peindre ou écrire est une manière de faire avec, d’accepter l’incontrôlable tout en continuant à tenir debout.|couper{180}
fictions
Veritas diei
Ils crient à la vérité, mais ce ne sont que des crécelles, des gueules fendues dégoulinant de certitudes creuses. Bourgeois, philosophes et curés, chacun y va de sa leçon, drapés dans leur hypocrisie. Dans ce pamphlet teinté d’une langue à la fois crue et érudite, la dénonciation est totale : des sachants au clergé, personne n’échappe à cette colère acerbe.|couper{180}