affects
Pourquoi avoir réuni ces textes sous le mot "affects" ? Peut-être parce qu’ils ne racontent pas quelque chose, mais que quelque chose s’y produit — avant même que cela prenne forme. Dans ces fragments, il n’y a pas toujours d’histoire. Il y a des secousses, des charges, des creux, des poussées. Des moments où le corps ressent, où la pensée hésite, où la parole vient trop tard ou trop tôt.
L’"affect", ici, ce n’est pas un sentiment. Ce n’est pas la nostalgie, la joie ou la peur. C’est ce qui traverse, ce qui déborde, ce qui rend un geste ou un mot plus dense que lui-même. Un moment suspendu, une tension perceptible dans l’air. Le poids d’un silence. L’écho d’une voix intérieure. Ce n’est jamais spectaculaire, mais c’est là.
Ces textes peuvent sembler mineurs. Ce sont pourtant ceux qui résistent le plus. Ils ne s’expliquent pas, ils s’éprouvent. Ils tiennent à une inflexion, un souffle, une déchirure invisible dans la trame du quotidien. Ils n’ont pas besoin d’être résolus — seulement de persister.
articles associés
fictions
L’odeur du jardin : souvenirs d’enfance et murmures du temps
Il avait 8 ans lorsque l’odeur du jardin l’a cueilli pour la première fois. Cette odeur de terre, de bois brûlé, de fumier et de feuilles mortes l’a suivi toute sa vie, à travers les décennies, les épreuves, et les pertes. Aujourd’hui, à 60 ans, il redécouvre ce parfum du passé, porteur de secrets, de promesses, et d’un appel à se reconnecter à ce qu’il pensait avoir perdu. Un texte introspectif sur le pouvoir des souvenirs et des sensations.|couper{180}
Carnets | avril 2023
notes de lecture
Arrêt de bus lycée du Futuroscope, une vingtaine de minutes d'attente. Un bon week-end passé à deux, avec beau temps, et arbres en fleurs. Tout s’est bien déroulé, l'état d'esprit y est pour beaucoup. Mettre les soucis de côté, se rendre disponible, partager des silences et des rires, avec ce qu'il faut aussi de repli chacun pour recharger les batteries. Les enfants de 10 ans n'ont rien à voir avec l'enfant que j'étais à leur âge. Chaque génération nouvelle, hormis tout le mal qu’on peut dire ou penser du monde, effectue un saut quantique. On ne peut plus comparer les façons d’être, de raisonner ; on ne peut que les observer, en être parfois surpris, voire atterré. Mais c'est une affaire de lunettes : il faut penser à en changer, voir autrement sans comparer, ce qui n’est bien sûr pas facile. Je continue le livre d'Alain Ouaknin, Bibliothérapie, lire c’est guérir. Tout semble si juste concernant la notion de cercle, d'enfermement, le paradoxe que produit celui-ci : la sécurité, l'intégration au groupe, au dépens d'une forme d'identité, de liberté. Tout cercle produit ainsi un double mouvement centrifuge et centripète. Même un cercle où il serait question d'écriture, de lecture. Sans doute est-ce la raison principale qui explique ma volonté permanente de contradiction à l'intérieur de tout groupe, cercle — et à la fin, quand je sens que je dérange trop, que rien ne bouge, je m’éclipse. Mais pour m’enfermer presque aussitôt dans la solitude et l’auto-flagellation. Ce que je trouve de moins en moins rigolo, au bout du compte. Mais pourquoi voudrais-je que tout s’achève perpétuellement en blague, en farce, en comédie ? Plus jeune, je me ruais sur l’ironie comme un naufragé vers une bouée, mais la tristesse de celle-ci me semble tellement inutile désormais. Quitter joyeusement un groupe, un cercle — voilà ce qu’il faudrait toujours ne pas oublier de faire. Parvenus à la gare de Poitiers, le train pour Massy a plus d’une heure de retard prévue… encore un cercle : soixante-dix minutes, quatre mille deux cents secondes, combien de battements de cœur, combien d’étincelles susceptibles de créer une petite joie pour s’en sortir… ? À part continuer de lire, d’écrire, je ne vois pas autre chose. M. est fatigué, il joue sur sa tablette, s’agace ; je décide de ne pas m’en mêler. En deux jours, nous n’avons pas parlé de grand-chose. Nous avons été ensemble, voilà tout. On a ri, beaucoup. J’espère que ce sera pour lui un bon souvenir. Mais qu’est-ce qu’un bon souvenir ? C’est encore un concept que j’invente d’après mes bons souvenirs — ceux réels et surtout ceux fantasmés, déformés… Et cette question en suspens : à quoi ça rime ? Dans le Quichotte de Cervantes, de quoi est-il vraiment question sinon de nommer quelque chose — et surtout d’accepter que cette nomination soit fluctuante. Il ne s’agit ni plus ni moins que de "la sagesse de l’incertitude". Accepter le fait que rien ne soit certain, pas même l’incertain — n’est-ce pas une piste intéressante pour s’évader de tout cercle, toute prison ou dépression ? Vouloir nommer les choses et accepter simultanément que ce soit subjectif, faux, fluctuant, en suspens, provisoire… Ainsi, choisir le bon mot demande d’avoir pesé tous les pour ainsi que les contre, et de rester, malgré tout, dans un doute raisonnable. Se laisser la possibilité de changer d’avis sur un mot. D’où la relecture, encore une fois. Et aussi la forme en rond, de cercle, provenant d’une décision — soudain bizarre — qui pousserait à ne pas vouloir se relire. Bonne ambiance dans la voiture 8 du Ouigo : une bande de filles, la trentaine, certainement éprouvées par le retard, rivalisent de blagues crues. M. est absorbé dans un jeu sur sa tablette. Il n’a presque plus de batterie. On prendra un Uber à Massy pour rejoindre Le Mée-sur-Seine, ça ira plus vite que de reprendre un RER via Les Halles à Paris.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Ecrire selon le rythme d’un gémissement
AAAAAH AAAAAAAH (voix de tête comme un cri de rapace très haut dans le ciel) AAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAH (on peut modifier la longueur du second phonème, ça change le ton) AAAAAH AAAAH AAAAH AAAAH (sinon, on peut tenter la répétition exacte d’un même son avec différents intervalles de silence ou en changeant d’octave, mais progressivement. Ne pas partir des aigus pour descendre aussitôt dans les graves, cela créerait un "effet", et l’effet est à bannir absolument ici) Il faut gémir de tout son cœur, pas de sa tête. AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH Si on sent le moment de pousser une plainte majuscule, il faut entrer tout entier dedans. C’est-à-dire ne pas laisser un bras, une jambe, un cheveu en dehors. C’est à CE PRIX que la plainte sonne juste, comme deux couleurs qui se trouvent, forment un accord, à corps pas pour des prunes. Proférer est un art perdu qu’il est urgent de retrouver. Si on s’y prend correctement, il n’est pas rare de créer la pluie si on sait bien proférer. Si on abandonne la chape de plomb sous laquelle l’âme est écrabouillée par la pensée. L’individu n’est qu’un tout petit morceau de l’âme, il est presque totalement insignifiant sauf quand il profère avec cœur et justesse. Jésus profère encore doucement, c’est son truc. Mais très peu l’entendent parce qu’ils pensent. Dieu vocifère en vain à travers les bouchons de cérumen, de cire humaine fabriquée par les informations mâchées, prémâchées, qui pénètrent 24/24, 7/7 dans le conduit auditif, brouillent l’écoute. On se prend pour des abeilles, comme la grenouille veut être bœuf. Ça éclatera. AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH (Mantra : le gémissement permet de se concentrer vers l’intérieur de soi, il agit comme un...) AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH (Il peut arriver qu’un gémissement soit interrompu par une pensée. La honte de gémir en public, par exemple. Mais se rappeler qu’on n’en sait rien de ce que voient ou entendent les autres, il ne sert strictement à rien d’y penser, de s’en faire la plus petite idée, ni même d’en éprouver de la culpabilité ou de la honte) AAAAAAAH AAAAAH AAAAAAH AAAAAAH Recommencer l’opération jusqu’à ce que les premières gouttes tombent des nues, les premières VRAIES LARMES coulent sur les joues. Le gémissement permet d’évacuer toutes les toxines du corps si on y va franco. Si on s’arrête en chemin pour une raison ou une autre, on ne fait pas un cycle complet, le corps tout entier reste pollué. S’il reste une seule pourriture, tout est corrompu. AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH La respiration joue un rôle essentiel dans l’art de gémir. Il existe différentes façons de respirer, beaucoup ont été perdues au cours des âges. La respiration qui s’effectue entre la gorge et le plexus solaire est la meilleure, c’est-à-dire celle par laquelle tout doit commencer. Ne surtout pas chercher à respirer par l’abdomen. Faire monter le son dans le crâne, sentir le son tourner à l’intérieur de celui-ci, exciter peu à peu la dure-mère endormie. AAAAAAAAH AH AH AAAAAAAAAAAH AH AH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AH On peut tenter l’asyncope, ne pas chercher à faire de la musique non plus. Ne pas chercher à gémir beau, à gémir paraître. Gémir comme on est. Gémir être. Se laisser emporter par ce gémissement, c’est comme grimper sur les feuilles d’un plant de haricot qui monte au ciel. En plissant les yeux pour gommer tout détail superflu, on verra l’essentiel — Des anges nous accompagnent dans l’ascension ou la chute. (Les hauts et les bas participent du concert général, mais : ne pas les considérer comme des récompenses, des gains ou des pertes, des punitions) AAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AH AH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH Aux premières larmes, aux premières gouttes de pluie, il est conseillé d’interrompre le gémissement, de se retenir pour ne pas laisser fuir les humeurs trop rapidement du corps. (Cette étape ne peut s’effectuer qu’une fois un certain niveau de maîtrise atteint, quand le corps tout entier a déjà été nettoyé) Il faut conserver le désir de gémir, c’est pourquoi gémir peu mais gémir bien sera recommandé dans le temps pour acquérir la connaissance profonde de cette puissance infinie, accéder à sa maîtrise. On ne peut y parvenir jeune, et trop âgé, ça ne sert plus à grand-chose. Il faut apprendre à gémir à temps. Gémir au bon moment, sans se presser mais sans trop traînailler non plus.|couper{180}
fictions
sac à main
Un sac à main qu'elle trimballe partout, dedans je n'ose pas savoir ce qu'elle y fourre. Des fois surgissent des images de têtes coupées, de mains tranchées quand je vois le sac à main. Je crois que ça la rassure et l'effraie en même temps de tenir contre elle ou au bout du bras son sac à main. Elle ne trouve jamais ce qu'elle y cherche avant longtemps. Les clefs de la maison, de la voiture, les clefs qui ouvrent le coffre où d'autres clefs sont rangées dans d'autres coffres, etc. Et les appels téléphoniques, jamais elle ne répond : il est au fond du sac à main le portable, et moi aussi tout au fond du sac à main qui appelle et qui tombe sur le répondeur, systématiquement. "Laissez un message et appuyez sur la touche dièse pour le valider." C'est un peu comme un chapeau de magicien, un sac à main : on ne sait jamais ce qui va en sortir. Est-ce une envie d'être magicienne qui l'oblige à porter ce sac à main ? En plus, il faut voir quand soudain il n'est plus là, on dirait que le monde s'est écroulé : "Mazette, où donc est-ce que j'ai fichu mon sac à main, bordel de merde, oh nom de Dieu, je vais devenir folle !" Et là, malheur à toi si tu rigoles.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
08 janvier 2023
Le narrateur explore la profondeur de la solitude, le silence du ghetto de Venise et la quête d'une vérité intérieure, tout en se confrontant à son propre destin et à une nostalgie tenace.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
4 janvier 2023-5
À travers les œuvres de Kokoschka et Garouste, cet article explore l'importance du geste et de l'expression faciale dans la représentation humaine. Loin d'être des éléments distincts, visage et mains se répondent, capturant l'essence même de l'émotion et de l'humanité. Une coïncidence artistique qui invite à méditer sur la profondeur de l'expression corporelle|couper{180}
Carnets | octobre 2022
de la rage dans l’écriture
Y a t’il une période pour exprimer sa rage au travers l’écriture.cette question après avoir écouté le texte de D. Lui qui dit sa rage à voix haute ou étouffée, entrecoupée de rafales de vent quelques part sur le bord de mer. Concernant son enfance, son adolescence. La rage. Une époque aussi pour son accueil. Peut-être dans les années 80, ou en tous cas bien avant la quarantaine. Ensuite la rage n’est sans doute plus qu’un bruit de fond, quelque chose qui ne nous apprend rien de plus que ce qu’on sait déjà. Même accompagnée de belles images, de processus technologiques habiles, en vidéo, d’une autre façon, inédite voire même poétique. Tout cela ne fait que rejaillir soudain en soi, ce lieu cet espace battu par les vents, ces terres froides inhospitalières qu’on n’a guère envie de retrouver. Et ensuite à quoi bon ces relents compassion sterile au bout du chemin. Peut-être une impossibilité de livrer compassion d’autant. Vis à vis de la rage une fois qu’il est si tard, qu’elle est bien plus le prétexte de dire regarde j’existe, quand on ne se délivre pas de l’autre. La rage pour attirer l’autre dans un imaginaire qui ne sera d’ailleurs jamais le sien. Un artefact un filet à papillon. Un jour vient le temps où l’autre et le papillon ne s’attrapent plus. La lassitude ou l’absence d’envie.. Peut-être alors ne reste t’il que soi comme étranger et la mécanique de chercher à se convaincre seul pour mieux dissoudre le familier. Et avec lui la rage familière. J’envie ceux qui se sont dit à 20 ou 30 ans il est temps de s’y mettre et qui parce qu’ils y ont cru ont fait quelque chose de leur rage. Moi beaucoup trop poli, comme toujours, jamais voulu l’exploiter comme une esclave qui aurait, par ricochet fait de moi, un maître. juste retour de bâton ou de manivelle, elle se sera transformée en courtisane ouvrant ses cuisses au tout venant. Là aussi quel manque d’à propos de dédaigner épouser le rôle de maquereau. illustration :Une courtisane, vers 1830 · Qajar School|couper{180}
Carnets | août 2022
Mutisme et écriture
De moins en moins envie de parler. Proche d’un dégoût total de la parole. Comme si, d’un coup, tout le vêtement était tombé à terre, et que tu te perçoives nu, nu jusqu’à l’os. Ce qui te poussait à combler le moindre silence, le vide, par cette parole incessante, s’est brusquement dissipé. Et te revoici dans ta fragilité d’origine, perdu. Totalement perdu. Mais avec une prise sur la perte que tu n’étais pas en mesure de saisir enfant. De saisir même hier. Tu parlais pour te protéger surtout. La parole comme bouclier et la lucidité comme arme blanche. Tu parlais pour mentir sans arrêt, afin de comprendre surtout où se situait cette fameuse vérité que l’on ne cessait jamais de brandir comme un drapeau, un étendard dans tout le mensonge ambiant — non pour te rallier, mais plutôt pour t’en écarter. Tu n’y as jamais perçu autre chose que cette fabuleuse déroute, un champ de bataille et de ruines qui n’a jamais cessé de t’entourer. Tu t’es mis à mentir pour faire silence. Pour être seul, irrémédiablement. Pour ne jamais dire à personne qui tu étais. Et aujourd’hui, voici que la parole est devenue inutile. Tu n’as que faire de te réfugier derrière celle-ci. Le monde en ressort à la fois plus étriqué et plus hostile, par la répétition que tu y perçois, comme une longue vérification que tu aurais dû effectuer pour être enfin sûr d’une intuition ancienne. Tous les échanges te semblent étranges aujourd’hui. Tu pourrais presque les dire vains. Il n’y a que la réserve du doute qui t’empêche encore de parvenir au mutisme total. Quelques paroles sans gravité, automatiques, avec ton épouse et ceux qui ont fini par être considérés comme des amis. Mais tu le sais. C’est acquis. Tout le monde ne parle que pour brouiller les pistes, dissimuler quelque chose de honteux ou d’effrayant. C’est un spectacle qui ne t’amuse plus. Qui ne t’intéresse même plus. Tu ne fais même plus semblant de t’y intéresser. C’est une donnée, c’est devenu une constante. Tu t’y ennuies. L’ennui aussi est revenu comme autrefois, encore plus puissant que jamais. Sauf que derrière son masque, tu sais mieux l’immense vide qui y gît. Celui de la mort, bien sûr. Cette mort dont on ne parle jamais autrement qu’avec d’infinies précautions, pour ne pas heurter, ne pas déranger, mais qui ne cesse pourtant pas d’être toujours là, en tâche de fond. Pour un peu, tu écrirais encore un truc du genre où la mort est ton but, comme jadis la solitude, l’ennui furent eux aussi des buts. Es-tu encore suffisamment vigoureux pour continuer d’aller ainsi à rebours du monde ? Non, bien sûr que non. Fragile, vulnérable, tu t’accroches encore à la vie malgré tout. Tout en n’omettant pas de fumer cigarette sur cigarette. En face de cela, l’écriture t’offre une possibilité de dire ce que tu as toujours eu tant de peine à dire, ce que tu n’as jamais dit. Et tu sais aussi maintenant comme il est facile d’écrire à côté, d’errer, de mentir, de se mentir encore à soi-même, de se faire croire qu’on écrit. Même constat avec la peinture. Le fait que l’habileté, ou disons un certain confort, une sorte de confiance en soi, une arrogance insupportable, te fasse rater le but systématiquement. Comme si tu cherchais encore à vouloir dissimuler quelque chose derrière de belles couleurs et un « flou » artistique savant. Tout cela parce qu’à plus de soixante ans, tu es toujours dans la survie, dans une précarité d’être plus que d’avoir. Sans doute que cette précarité, tu l’as choisie, qu’elle est le seul lien encore avec ce qui ne peut être dit ou peint. Elle se calque finalement sur un très peu. Un cri rauque, animal, un rien — mais dont tu n’as jamais cessé de faire ton tout. Ton véritable nid. Et souvent ces derniers jours, tu as songé à tout lâcher, rejoindre enfin le destin auquel tu as cherché à échapper, en t’en rapprochant cependant bien des fois. Il faudrait que tu reviennes à cette difficulté première, le premier jour où tu as essayé d’écrire quelque chose. Tu t’en souviens, cette difficulté à écrire autre chose qu’une date. Te souviens-tu du lieu précis où cette première tentative s’est déroulée ? Sans doute un café près de la Gare de l’Est, à l’heure du déjeuner. Tu venais tout juste de trouver un emploi dans la petite imprimerie familiale. Les propriétaires se nommaient Lacroix. Toi, tu voulais t’échapper de quelque chose en écrivant à cette époque. Et regarde aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, comme tu cherches à être au plus près de ce qui te faisait fuir. Comment ne pas comprendre que ce que tu cherchais à fuir, c’était toi-même, car tu ne te convenais pas. Tu t’étais rendu à toi-même insupportable. Aussi t’usais-tu déjà dans des boulots parmi les plus pénibles, tu voulais te retrouver avec ceux que tu considérais comme tes pairs : les petites gens, les ouvriers, les insignifiants. Insignifiant, voilà ce qui ne te convenait pas — et pourquoi tu voulais écrire. Pour dire : je suis mieux que cela, je ne suis pas cet être insignifiant. Et ces insignifiants sont aussi mieux que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme si écrire allait t’aider à sauver quelque chose du désastre. Le désastre de ta propre existence, se confondant avec le désastre du monde. Tu te souviens de tes lectures et de ces romans oubliés que tu avais exhumés d’une boîte de bouquinistes sur les quais. Panait Istrati était pour toi un modèle d’écrivain. Qui peut lire Panait Istrati à 20 ans aujourd’hui ? Qui, sérieusement, pourrait pleurer comme toi tu as pleuré en le lisant ? Sans doute, malgré toute ta carapace de cruauté, de mensonges, de barbarie, il avait touché un organe tout aussi fictif que tes mensonges. Tu t’étais même sans doute inventé un cœur d’artichaut dans le seul but d’aller à sa rencontre et de fondre en larmes à la plus petite occasion. Et peut-être aussi avais-tu compris que la seule et unique vérité qu’on ne pourra jamais atteindre, il nous faut l’inventer soi-même. Comme s’inventer un cœur pour verser des larmes. Où est-il, ce cœur, à présent ? Sans doute au même endroit que sont tous les romans de Panait Istrati : dans un recoin obscur de la bibliothèque. Oserais-tu aujourd’hui en reprendre un seul et le relire avec ce vieux cœur qui n’a plus aucun sens, ce cœur déboussolé totalement, le cœur d’un homme qui s’est battu contre des moulins à vent, qui se croyait Don Quichotte alors qu’il n’a à peine la carrure d’un Sancho Pança. Et quelle part de fiction faut-il encore biffer pour parvenir à dire ce peu, cet indicible ? Tu vois bien qu’encore une fois tu écris à côté, tu n’es pas vraiment là, tu es toujours dans un fichu ailleurs. Sans doute parce que, tenace encore, est cette éducation, cet apprentissage qui te porte à croire qu’écrire ou peindre nécessite de l’imagination. Tu sais que c’est faux, qu’au contraire il faut être dans ce qu’on nomme le réel, au plus près de ce réel : le réel des lieux, des objets, des êtres. Regarde ce que tu viens d’écrire : rien n’est exprimé du réel. Encore cette facilité de t’évader dans les mensonges pour dissimuler une gêne, une peur, une honte, une culpabilité — et rien d’autre.|couper{180}
Carnets | 2021
L’inquiétante étrangeté.
C’est une petite dame qui fêtera bientôt ses quatre-vingt-dix ans. On dit « toute frêle », et déjà l’expression vacille : comment la fragilité pourrait-elle durer si longtemps ? C’est pourtant cette idée qui m’apaise, qu’une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l’opiniâtreté d’autrefois s’était dissoute, laissant place à une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s’effrite, grain après grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements sémantiques, après la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud. Peut-être est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un événement imprévu, attendu malgré nous, qui déchire le tissu du récit. Ce qui nous trouble, c’est d’en avoir toujours su la venue, et de n’en rien dire. L’étrangeté se trame dans le silence. La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle échange les prénoms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous notés en gros sur l’ardoise de la cuisine. À table, je l’observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des « oh pardon » ou des « mince alors », se met en scène comme si elle consentait au rôle de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une étincelle au fond des yeux : un aparté, une lueur d’entente. « Tout va bien, je vous dis ! » répète-t-elle, tandis que tout semble s’effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu était nécessaire. Il faut peut-être accepter de se tenir là, auprès d’elle, dans cette étrangeté. Déposer un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu’elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s’écoule d’une falaise vers la mer. On croit l’entendre : le ressac. On s’y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.|couper{180}
Carnets | septembre
16 septembre 2019
Il y a quelques années, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde se tenait à Lyon. À travers l’histoire de ces deux artistes, l’auteur explore la force du déracinement, l’influence de l’exil et la naissance d’un langage pictural unique. Ce parcours témoigne de la nécessité de la faim créatrice et du travail acharné, indispensables à la révélation artistique.|couper{180}
Carnets | décembre
17 décembre 2018
Plus j’avance en âge, plus je suis pris de vertige devant tout ce que je ne saurai jamais faire : piloter un avion de chasse, jouer dans un film, épouser Marilyn Monroe. Mon soufflé au fromage restera une énigme. En vérité, je n’ai jamais rien su faire vraiment de mes dix doigts. J’ai pourtant exercé mille métiers, connu des femmes magnifiques, sauté en parachute. Mais ce n’était jamais que moi, comprenez-vous ? Je pourrais me lamenter, à presque soixante ans, d’une crise d’adolescence prolongée. Mais ce malaise s’envole dès que je m’attable pour écrire. Alors j’avoue : j’ai toujours cru être plus malin que les autres. Plus malin que mes parents, que j’ai voulu arracher à leur condition par mes écarts. Pas par haine, mais par une envie désespérée de les voir exister au-delà des stéréotypes. Pour y parvenir, j’ai tout enfoui. Oui, j’ai éprouvé de la haine, de la colère. Oui, j’ai pratiqué l’entourloupe, le vol et le massacre. Si cela vous paraît contradictoire, c’est que vous avez du chemin à faire pour être vraiment vous. Moi, éternel insatisfait tremblant de trouille et de rage. Moi capable de toutes les petitesses pour ne jamais dire je t’aime. Moi hypertrophie des neurones sur pattes. Moi gros con attendrissant pour mieux vous planter dans le dos. Ce sale gamin qui se cache derrière un masque en espérant être découvert. Ce garçon envahi par tant d’ignorance qu’il s’est inventé un rasoir de lucidité pour se déchiqueter lui-même. Tout ce que je ne saurai jamais faire : être sans faille, lisse et poli comme ce galet avec lequel le vent et l’eau jouent en se déchirant, dans le cri des mouettes, la naissance des ruches. Pourquoi pas le silence ? Oui tu es froid et blanc sans accroc et sans rêve, l’haleine des rivières à l’aube embrume tes lointains et mon bouchon sur l’onde tremble, taquineries des algues ici pas de lourd brochet ni de fine ablette à ferrer Pas de ploiement de scion aucune tension de fil Juste le long cri de l’hirondelle là haut qui s’apprête à rejoindre les vents chauds du sud. Alors pourquoi pas le silence Total assourdissant comme un arbre qui tombe Et laisse derrière lui le blanc d’une trouée Et laisse derrière lui l’amitié des racines, la voix de l’étoile pâle jusqu’à la pierre enfouie. Pourquoi pas le silence Un chevreuil est passé près de lui une biche Les deux m’ont regardé J’étais au bord de dire au bord de leur parler quand soudain je ne sais plus je me suis rappelé Pourquoi pas le silence Alors je suis rentré. Puis ceci sur la Dombe : Quand je traverse la Dombe, je guette l’envol des grues, la pâleur des marais, le bruissement des herbes et tout m’appelle vers toi. Garce magnifique, amère comme une pinte dont le souvenir reste après qu’on t’ait baisée, si peu qu’on t’ait aimée… « Être vivant, c’est être prêt. Prêt à ce qui peut arriver, dans la jungle des villes et de la journée. D’une prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L’état normal, bien loin d’être un repos, est une mise sous tension en vue d’efforts à fournir… Mise sous tension si habituelle et inaperçue qu’on ne sait comment la faire baisser. L’état normal est un état de préparation, de disposition vers les gouffres » Henri Michaux, Connaissance par les gouffres|couper{180}