La ville déserte 1
1.Jesse James
Le ciel, épais et lourd, semblait peser sur les toits comme un couvercle mal ajusté, retenant toute lumière, étouffant jusqu’au moindre souffle d’air. Les contours des bâtiments, mangés par la poussière, se dissipaient dans une brume sèche, comme des mirages suspendus au bord de leur disparition. Les sabots du cheval soulevaient des nuages de poussière, mais ce bruit, habituellement rassurant, semblait s’effacer aussitôt, avalé par l’atmosphère étouffante. Il détestait ce silence. Chaque pas lui rappelait qu’ici, il n’avait aucun contrôle.. Le silence qui régnait autour de lui n’avait rien de naturel, comme si le désert lui-même avait englouti le souffle de la ville, ne laissant derrière lui qu’une absence étrange.
Il descendit de son cheval, dont les sabots soulevaient des nuages de poussière à chaque pas. Le sol, sec et craquant sous le poids de l’animal, semblait absorber chaque son, étouffant le moindre bruit. Jesse fit quelques pas dans la rue, son regard balayant les façades des maisons, alignées comme autant de sentinelles aveugles. Rien ne bougeait. Les fenêtres fermées, les portes scellées par le sable, offraient le même spectacle figé qu’il avait déjà vu dans tant de villes mortes. Mais ici, l’immobilité prenait une dimension nouvelle. Il y avait quelque chose dans l’air, quelque chose qu’il ne parvenait pas à nommer.
Il s’arrêta devant une porte entrouverte, une faille dans cette forteresse de silence. Il approcha, tendit la main pour la pousser. Le bois, desséché, craqua sous ses doigts, mais la porte ne céda pas. Il posa de nouveau la main sur la porte, mais cette fois, il lui sembla que le bois se faisait plus lourd, comme si la ville elle-même retenait son souffle, refusant de le laisser entrer. Pourtant, au moment où il allait retenter sa chance, un bruit discret derrière lui – un froissement à peine perceptible – le fit se retourner brusquement. Rien. Juste la rue déserte, qui semblait, elle aussi, retenir son souffle.
Il fronça les sourcils. La ville lui résistait. Non, quelque chose en lui résistait, une chose ancienne, qu’il croyait avoir laissée derrière, mais qui refaisait surface, ici, dans ce silence hostile. Il n’aimait pas ce sentiment d’impuissance, mais le silence ne lui offrait aucune réponse. Seulement cette sensation persistante que quelque chose d’invisible le guettait, tapie juste hors de sa vue.
2. Henry James
Henry avançait avec la précaution de celui qui observe plus qu’il n’agit. Ses pas, mesurés, résonnaient à peine sur le sol de terre battue par les vents , et pourtant, chaque son semblait ici amplifié, renvoyé par des murs trop proches. Il n’aurait su dire depuis combien de temps il errait dans cette ville, mais la lumière diffuse qui baignait l’espace ne laissait présager ni matin ni crépuscule. Un temps suspendu, où tout ce qui était réel se tenait à la limite de la perception, sans jamais tout à fait s’affirmer.
Le silence pesait, non comme une absence de sons, mais comme une attente suspendue, presque tangible. Chaque porte, alignée devant lui, semblait formuler une question à laquelle il n’était pas prêt à répondre. Il y avait quelque chose d’injuste dans ce dilemme. Choisir une porte, c’était en abandonner d’autres, et l’idée même de la perte le paralysait. Ce n’était pas simplement une question de choix pratique, mais quelque chose de plus profond. Pas de batiment ,de façade, de rue, de ruelle qui n’offrait une promesse d’inconnu, mais Henry savait que l’inconnu n’était jamais neutre. Là, derrière ces portes, il sentait une attente, quelque chose de tapi dans l’ombre, observant, pesant le moindre de ses gestes.
Il se tenait là, immobile, devant l’une des portes, ses doigts frôlant la poignée. Devait-il la tourner ? Et si cette porte le menait plus loin dans ce délabrement moral qu’était devenue cette ville ? Son cœur s’accéléra, malgré lui. Il préférait l’attente, le temps de la réflexion, plutôt que la précipitation d’une action irréfléchie. Mais ici, dans cet espace suspendu, même l’attente avait un goût amer, celui de la décision non prise, du jugement suspendu. Il recula légèrement, observant les autres portes alignées dans une symétrie presque oppressante.
Le choix de l’une, c’était la renonciation aux autres, se dit-il. Et renoncer, c’était déjà perdre une part de ce qu’il cherchait. Mais que cherchait-il ? Cette question, qui le suivait depuis qu’il avait pénétré dans cette ville, restait sans réponse.
3. William James
William observait les pavés sous ses pieds. Tout était trop régulier, trop bien ordonné pour une ville abandonnée. Il n’y avait pas de désordre naturel, pas de signe de dégradation ou de vieillissement. Les maisons se tenaient là, intactes, presque fraîches, comme si elles venaient d’être bâties, et pourtant, il sentait au plus profond de lui que ce lieu était ancien. Cette contradiction l’agaçait. Il n’aimait pas les choses qu’il ne pouvait pas expliquer.
« Tout a un sens, » murmura-t-il. « Il suffit de le trouver. »
Il tenta de cartographier mentalement son chemin. Il était entré par une rue principale, mais à chaque détour, chaque nouveau croisement, la logique semblait s’effriter. Les rues se modifiaient, imperceptiblement d’abord, mais suffisamment pour qu’il comprenne que quelque chose n’allait pas. Les angles se refermaient, les routes bifurquaient là où il était sûr qu’elles ne l’auraient pas dû. Il s’arrêta devant une porte. Il avait aperçut Jesse tenter d’en ouvrir une semblable plus tôt.
William tenta une fois encore de faire tourner la poignée. Rien. Une simple porte, et pourtant, ici, elle semblait défier toutes ses certitudes. Il sentait grandir en lui une forme d’inquiétude qu’il n’aurait su nommer : non pas la peur d’une menace immédiate, mais celle, plus sourde, de se trouver face à quelque chose qu’il ne pourrait jamais comprendre.
Un froncement de sourcils. Rien ici ne fonctionnait comme il l’attendait.Le doute, discret d’abord, commençait à s’insinuer dans son esprit. Et ce doute-là, il ne savait pas encore comment le réduire à des faits tangibles.Tout en lui hurlait que les choses devaient obéir à une forme de logique, mais ici, même les lois les plus élémentaires semblaient se dérober sous ses pieds.
« Il doit bien y avoir une solution, » se dit-il à nouveau, mais cette fois, le doute persista.
4. La rencontre
La rue était étroite, bordée de murs serrés, comme si la ville s’était resserrée autour d’eux. Jesse avançait d’un pas assuré , ses yeux perçant d’un regard rapide mirent en joue les deux hommes devant lui. Il n’aimait pas l’idée de les avoir ici, et encore moins celle qu’ils puissent comprendre quelque chose qu’il ne saisissait pas encore. Trop d’hommes signifiaient trop de complications. Mais là, devant lui, se tenaient deux figures qu’il n’avait jamais vues, qui semblaient aussi perdues que lui.
« Vous deux, » grogna Jesse, « Qu’est-ce que vous faites là ? »
Henry le regarda longuement, pesant sa réponse. William, lui, avança d’un pas.
« La question est plutôt, qu’est-ce que cette ville fait ici ? » répondit-il, l’air presque exaspéré.
Jesse lança un regard perçant vers William, cherchant dans son attitude quelque chose à quoi se raccrocher. Mais il ne trouva que la même frustration qu’il ressentait. Henry, de son côté, observait les deux hommes avec un mélange de méfiance et d’intrigue. Le silence tomba à nouveau entre eux, mais cette fois, il était chargé de tension.
« Peu importe ce que cette ville veut. Il y a toujours une sortie. » Jesse recula d’un pas, son regard fixant une ruelle sombre. « On trouvera bien comment en sortir. »
William secoua la tête, les bras croisés.
« Je ne suis pas certain que ce soit aussi simple. Rien ici n’obéit aux lois habituelles. »
Henry resta silencieux. Il avait l’intuition que cette rencontre n’était pas fortuite. Ces deux hommes, aussi différents soient-ils, étaient piégés comme lui. Et s’ils n’étaient que des reflets de ses propres dilemmes ? Il ne le savait pas encore, mais une part de lui commençait à craindre que, dans cette ville, chaque acte, chaque parole, pourrait avoir des conséquences dont aucun d’eux ne mesurait encore la portée. Le silence entre eux devint presque oppressant, comme si chacun cherchait dans le regard de l’autre une explication qu’aucun ne pouvait formuler.
À SUIVRE...
Pour continuer
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Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. 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Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. 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Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
