photographie

Je regarde ta photographie, et je comprends enfin. La carte géologique que j’étudie n’est pas qu’un simple document ; c’est le portrait de ta substance même. Sous mes yeux, je vois le dôme de granit du Nord d’Huriel. Toi, tu en es l’expression humaine. Comme lui, tu es "bien franc" – massif, sans artifice, d’une intégrité qui ne se discute pas. Ta posture est ce dôme de 420 mètres, cette présence souterraine qui structure tout le paysage autour d’elle, même lorsqu’elle est cachée. Je reconnais en toi ce "granite légèrement zoné" dont parle le texte. Tu n’es pas d’un seul bloc uniforme ; il y a en toi des couches, des nuances de caractère, des zones de résistance et de douceur qui se sont cristallisées dans le silence et la lenteur, sous la pression des années. Tu es l’homme de cette roche. Tu portes en toi la mémoire de la "belle pierre de taille grise à lits noirs" – cette force orientée, ce gneiss de profondeur qui a servi à bâtir. Tu as été, pour notre famille, cette pierre de fondation. Ta solidité n’est pas brutale ; elle est structurée, fiable, comme la pierre qu’on exploitait sur les rives du ruisseau d’Huriel. Et je devine aussi, en arrière-plan, le "gneiss supérieur très feuilleté" – ces fragilités, ces failles minuscules, ces veines de sensibilité que ta carrure granitique savait protéger. La photographie est en noir et blanc, mais je vois maintenant les teintes du minerai : le gris de la profondeur, le noir micacé de ta volonté, les reflets pâles du cristal. Tu n’étais pas simplement sur cette terre d’Huriel. Tu étais cette terre. Tu as incarné, le temps d’une vie, la patience minérale et la force ancrée de son socle. Le granit n’est pas une métaphore ; c’est ta nature la plus intime, et je la touche du regard, aujourd’hui, à travers ce portrait et cette carte qui se répondent.


19 décembre 1964, Vallon-en-Sully, quartier de la Grave. Je veux écrire pour comprendre ce que la figure de mon arrière-grand-père dépose en moi. La cuisine revient la première : cuisinière à bois, cafetière posée, odeur de caramel tiède. À gauche la paillasse et l’évier. Au sol un damier rouge et blanc qui use les semelles. Le transistor parle : Malraux pour l’entrée de Jean Moulin au Panthéon. La scansion me saisit. Après la réclame, les Beatles. Je n’éprouve rien. Bruit compact, paroles incomprises. Charles Brunet se lève, coupe la radio. Tic-tac de l’horloge, oiseaux dehors, froid sec. Il sort sa montre à gousset comme on vérifie la mesure d’une vie. Il me demande si je n’ai pas mieux à faire, aider ma mère, lire, ou partir. J’obéis. Muguette passe par la porte vitrée, blouse de nylon, mise en plis, propose d’aller au bourg. Gravier, claquement du portail, moteur d’une 2CV fourgonnette neuve. Je pense à mes Pulmoll volées et à la honte ordinaire de l’enfance. Je note les objets, les gestes, les voix. Je n’essaie pas d’embellir. J’essaie d’établir. Ce matin-là existe pour dire ce que je dois à sa rigueur et à son silence, et ce que j’en retiens aujourd’hui.

Je suis dans la cuisine et tout tient à peu de chose, la chaleur sur la joue quand j’ouvre le rond de la cuisinière, l’odeur qui monte, café presque caramel, et je reste là parce que je n’ose pas bouger, le transistor crache Malraux, les mots tombent comme des pas lents sur le carrelage rouge et blanc, et alors je me dis que c’est grand, que c’est trop grand pour moi, et ensuite la réclame, et les Beatles, un bloc de bruit qui me repousse, je n’y comprends rien, je n’y veux rien. Charles se lève, son corps se déplie, les bretelles claquent un peu, il coupe la radio, et le silence n’est pas un silence, c’est le tic-tac derrière le mur, les oiseaux dehors, le froid sec qui se faufile par la porte, et je voudrais qu’il ne me voie pas. Il sort la montre à gousset, la fait glisser dans sa paume, regarde sans parler, puis me demande si je n’ai pas mieux à faire, aider, lire, partir, et je sens que c’est pour mon bien mais ça serre quand même. Une silhouette bouge derrière la vitre, Muguette déjà sur le paillasson, blouse de nylon, voix trop aiguë, elle propose le bourg, puis repart, gravier, portail, moteur de 2CV qui tousse et s’arrache, et moi je compte mes fautes minuscules, les Pulmoll piquées, la langue qui pique un peu, la honte qui tient au fond de la gorge, et pourtant je reste, je tiens, je respire dans l’odeur du café, comme si ce matin d’hiver pouvait décider de ce que je deviendrai.


Les parents ont fait installer une colonne sanitaire. Trente Glorieuses, sentiment d’opulence, deux salles de bains : une au rez-de-chaussée pour l’instituteur, une autre à l’étage pour le jeune couple et ses deux enfants. Charles Brunet n’y voit pas l’urgence. — Une douche matin et soir ? Ma petite fille, vous allez en faire des lavettes de vos enfants. Puis il retourne s’attabler à ses mots croisés. Plus tard, en y repensant, il s’étonnera qu’un instituteur tienne ce genre de discours sur l’hygiène. Il se souvient des ouï-dire : on ne se douchait pas beaucoup, on prenait des bains encore moins. Était-ce propre à la famille, plus spécialement à Charles Brunet, ou bien l’usage dans nos campagnes ? Il ne sait pas.


recherches

Équipement sanitaire très incomplet au début des années 60. En 1954, 10 % des logements seulement cumulent eau courante, WC intérieur et baignoire/douche. En 1970, une grande part du parc ancien en reste dépourvue. Généralisation surtout après 1973. (Insee)

Offensive d’hygiène et modernisation publique. L’État et la Sécu multiplient supports pédagogiques et renforts administratifs sur l’hygiène dès les années 50-60, formalisés par une circulaire du 3 janvier 1973. Persée

Publicité de grande consommation. Dentifrices, savons, shampooings et lessives martèlent des promesses de propreté-modernité (Colgate, Monsavon, Dop, Omo). La période est décrite comme un « âge publicitaire ».
Cairn

Télévision médicale populaire. Émissions d’Igor Barrère dès 1954 qui « promeuvent la médecine » auprès du grand public.
Observatoire de l’information santé

déductions

  • Oui, la propreté est mise en scène comme signe de modernité et de rang social par la pub. Mais l’équipement progresse aussi parce que l’inconfort est massif et objectivable par les statistiques de logement. - Poser le conflit pub/usage réel. L’instituteur ne regarde pas la télévision.
  • Il faut se méfier de l’anachronisme sur le droit de vote des femmes (1944-45). Garder plutôt la mise au travail féminin et la consommation ménagère comme vecteurs publicitaires des 60s.
  • Campagnes et parc ancien sont les derniers équipés. Utilise un détail matériel vrai : chauffe-eau instantané au gaz, bac émaillé, savon Cadum/Dop, affiche en pharmacie, film fixe Sécu au foyer rural.

réécriture : Trente Glorieuses. On pose la colonne sanitaire comme on plante un drapeau : eau chaude, bac émaillé, robinet qui goutte. Les affiches promettent la blancheur (Dop, Monsavon), la télé explique l’hôpital en noir et blanc, la Sécu fait tourner un film fixe au foyer rural. Propreté = paix domestique, dit la réclame, pendant que la moitié des maisons anciennes n’ont pas de douche ni de WC à l’intérieur. On achète la modernité par morceaux : lessive d’abord, puis le chauffe-eau, puis la cabine. L’instituteur grogne, la salle de bains s’impose. On ne devient pas propres d’un coup. On devient équipés, à crédit, et on y croit.

Enfance de Charles Brunet

L’idée serait de confronter trois enfances, celle de l’instituteur, de son petit-fils, de son arrière-petit-fils. Ce qu’il se passe à cet instant lors de la création de la colonne sanitaire dans l’esprit de Charles Brunet, probablement un va et vient de souvenirs entre ces trois périodes. Lui cependant a vécu la guerre de 14, il n’a plus d’illusion, le progrès il le regarde avec méfiance tout instituteur qu’il est.

Livre en cours de lecture : Jean Coste de Antonin Lavergne
Emission France Culture sur Jules Ferry à retrouver
à lire aussi : le Jean Coste de Péguy. / également l’Orange de Noël Michel Peyramaure
Voir aussi Léon Frapié, l’institutrice de province.

textes qui font référence à Charles Brunet