Narration et Expérimentation

Il ne s’agissait pas d’inventer des histoires, mais de chercher ce que la narration permet encore d’ouvrir. Ces textes n’ont pas toujours de personnages, ni de dénouement, ni même de tension narrative classique. Ils cherchent une manière de dire autrement.

Parfois cela passe par une voix intérieure décrochée du réel. Parfois par des ruptures de ton, des changements de format, des fragments qui tiennent sans structure. Parfois encore, c’est la langue elle-même qui se met à vaciller : on interroge ce qu’un "je" peut encore dire, ou ce qu’un "tu" fait au lecteur.

Ce mot-clé regroupe des formes où la narration devient elle-même une expérience : pas un outil pour faire passer un contenu, mais un lieu où quelque chose se tente. Une voix, une distance, un silence, une fatigue, une colère, un rien — tout peut faire récit, si l’on accepte de perdre un peu les repères.

Il n’y a pas d’esthétique fixe ici, seulement cette volonté de creuser : que peut encore un texte, quand on ne lui impose plus d’être un récit, mais qu’on le laisse chercher sa propre forme ?

Livre à feuilleter

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fictions

La lisière

La forêt tient lieu de repli : odeur d’humus, écorce humide, lisière où la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d’écoute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le vélo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas héroïsme, l’allongement de la distance jusqu’à épuiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pièce. Ce qui serre revient, mais autrement : la colère n’est pas un cri, c’est un dépôt, une densité ; non pas un choc, une nappe qui monte, régulière, exacte. On voudrait disparaître, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : pédaler jusqu’à n’être plus que jambes, souffle, goudron, et que la tête décroche, à peine tenue par la visière. L’envie de fuir et l’envie d’être là se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d’une même plaie ; le paysage accepte tout et ne répond de rien : les troncs se succèdent, la chaîne claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour détruire : pour écarter, pour tenir l’aveu à distance ; on croit à la réparation, on reconduit ; on croit à la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l’on apprend que les nombres n’ouvrent pas. L’amour n’est pas cela ; ce n’est pas l’effort, ni l’excuse, ni la dette payée de plus ; ce n’est pas comprendre — c’est laisser être sans redresser. Alors on s’arrête au bord du lac : le vent plisse à peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure privé de centre.|couper{180}

fictions brèves Narration et Expérimentation

fictions

tenir l’aveu à distance

La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse où les cuivres reposent propres ; l’automne entre avec l’humidité des manteaux. On parle des résultats, non pas pour comprendre, pour tenir l’aveu à distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d’essence — et la solitude des kilomètres a déjà serré la main avant qu’elle ne se referme. Non pas l’enfant qu’il ne comprend pas, plutôt celui qu’il comprend trop : même inflexion, même dérobade, et l’obligation tacite de réparer ce qui a manqué. Ce qui arrive n’arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait été là, et l’on reste à la même place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d’aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pièce relâche. La violence, la rage, l’amour — ensemble et pourtant séparés : on croit choisir, on reconduit ; non pas une première fois, la répétition comme loi domestique, saisonnière, exacte. La peinture verte garde la lumière basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l’automne se replie dans l’odeur du café tiède, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fraîcheur persiste — rien d’autre.|couper{180}

fictions brèves Narration et Expérimentation

Carnets | octobre 2025

09 octobre 2025

Je te le dis à toi parce que tu vois le tableau quand j’ouvre la porte : mal dormi, mauvaise humeur, et tout de suite l’immense camion planté devant la maison — la rue bloquée, les trottoirs aussi — pour la nouvelle charpente de l’épicerie turque, ils sont trois à décharger dont le patron juché tout en haut, inspecteur des travaux finis, donc ils sont deux seulement à tirer pendant que la grue bascule et que tous les fils électriques traversent la rue trop bas, alors je dois faire le tour du pâté de maisons pour aller au marché et, là-bas, au loin, deux types en uniformes — la municipale, bien gras, placides — qui observent ; et en plus un temps gris, maussade, et en plus les gens au volant encore moins miséricordieux que d’habitude, ils foncent, ne laissent pas passer, vocifèrent si je traverse, surtout si je passe en leur faisant, oui, un bras d’honneur, et en plus ce matin le marché est quasi vide, le Sagittaire n’est pas là, seulement des employés, mine maussade, peu locaces, tous en noir, pas grand-chose au bout de l’étal, les plateaux à un euro pourris, des légumes, des fruits qui s’affaissent sur eux-mêmes — quelle misère — et, par-dessus le marché, la femme à qui je demande un kilo de navets qui veut me les faire payer plus cher que l’affiché ; tu vois la journée, je me dis que j’aurais mieux fait de me recoucher, j’ai si mal dormi, je suis de si mauvaise humeur, et ce camion qui va probablement rester là toute la journée, et mon élève handicapée qui vient, qui ne pourra pas passer, et parfois je pense à la mort, j’avoue, ça n’a pas l’air de grand-chose, ça a l’air exagéré peut-être, mais j’y pense quand même — mourir, ne plus voir tout ça, fermer les yeux et que ça aille comme ça peut —, bon débarras de part et d’autre, sans rancune, tu comprends ce que je veux dire.|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | septembre 2025

22 septembre 2025

Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction, tout en caressant malgré soi l’idée — vague, honteuse, presque interdite — qu’un jour, par un retournement aussi imprévisible qu’espéré sans vraiment l’être, la roue se décidera à tourner et que l’on retrouvera alors son rang, sa noblesse, non par le travail ni par l’effort ni par la patience, mais au terme d’une suite d’opérations hasardeuses, hasardeuses au point d’en être risibles, qu’on s’empressera aussitôt, pour se préserver, pour sauver la façade, de rebaptiser d’un nom plus digne, plus acceptable, presque solennel : Providence, cette mentalité enfantine — peut-être, à ce stade, le doute est-il encore permis — mais le doute, à l’instar du manque, n’est-il pas du même ordre, inversé, dont tu te sers depuis toujours pour t’expliquer à toi-même, surtout cette obsession d’indigence chronique, miroir parfait de cette autre obsession, celle d’une abondance dont tu ne saurais que faire parce que le verbe t’évoque cette chose sombre, souterraine, abjecte et répugnante, ce fer dont on se sert pour imposer sa force, son pouvoir en écrasant l’autre d’un point à l’autre de la planète, ce fer qui pénètre les chairs, qui détruit des vies, qui ruine les projets modestes bâtis de père en fils, ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble, et cette rage — cette folie qu’apporte cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir — que tu ne pourras jamais, toi, montrer vraiment parce que la loi, bien sûr, règne désormais dans ton crâne, émissaire bouffon de ceux qui possèdent cet argent, ce pouvoir, cette même folie que la tienne mais par cooptation, par association, par malignité et supercherie, et qui ne te renvoient jamais que devant le même mur, ce mur de la honte que tu reconnais aussitôt, que tu avais déjà rencontré, que tu retrouves encore et contre lequel tu t’appuies d’abord pour tenir puis pour céder, jusqu’à n’avoir plus de front, plus de mots, seulement ce martèlement sourd — ta plainte, ta colère, ta honte — mais cela aussi fait partie du procédé : t’occuper ainsi, te laisser dans ce trépignement tandis qu’ils s’engraissent encore et encore en se moquant de toi et de ton trépignement, et qu’ils refondent ainsi toute une échelle de valeurs dont tu seras l’exclu, parce que pour eux être c’est exclure, parce que pour eux être c’est avoir, et qu’ils passent le plus clair de leur temps à t’avoir — regarde, regarde comme ils t’ont, ils t’ont comme ils ont eu ton père et tous les autres avant, et probablement tous ceux qui viendront après, et ça n’aura jamais de cesse, tu le sais à présent, ça ne s’arrêtera qu’au terme de tous les génocides, quand ils seront seuls les uns face aux autres, tous ceux de la même caste, et qu’ils découvriront que leur haine de l’autre n’est que haine d’eux-mêmes, et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes, d’un univers qui ignore leur existence et qui, la connaîtrait-il, resterait muet, incapable du moindre jugement — et c’est alors, dans ce silence cosmique, que tu sens l’amertume descendre déjà dans ton corps comme une coulée souterraine, et qu’elle s’installe, patiente, dans tes veines jusqu’à devenir ce poids qui te fait vieux d’un coup, qui te fatigue, qui t’éteint dans cette surdité volontaire face à leur bruit comme au tien, car les cris et les pleurs n’y changeront rien, tout cela est au programme de la perte de temps décidée en amont, et si par ce que tu nommes encore hasard l’idée te prenait de te lever pour marcher vers eux et les détruire jusqu’au dernier, les derniers seraient aussitôt remplacés par d’autres dont tu ne saurais même pas que tu fais partie — et quel effroi soudain de t’apercevoir que tu en fais partie, indéniablement tu en fais partie, comme chacun de nous, diront-ils dans leur dernier souffle en ricanant, fiers d’avoir renversé leur échelle pour bâtir le gouffre, et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux.|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif Narration et Expérimentation

Carnets | septembre 2025

11 septembre 2025

Un monde sans mots. Un autre où les mots débordent. Silence. Bruit. Je ne sais plus. Nuit. Jour. Les différences s’effacent. Grande peur, grand calme. Avancer ainsi. Aube ou crépuscule. Cette matière m’échappe. Hier, nettoyage de squelettes. Retrait des constantes. Tailwind rétrogradé. SPIP mis à jour. Lignes déplacées, code normalisé. Si ça ne fuit pas, je ne cours pas. Il faut que ça s’échappe. Pour que je cours. Traduction : deux poèmes de Clark Ashton Smith, une nouvelle de Pessoa. Minuit passé. Je me tiens à l’écart. Peut-être un tort. L’intuition persiste : supercherie. Covid. Vaccins. Bribes, rumeurs. Sources incertaines. Confusion. Commerce, mort. Pour quoi ? Pour l’argent. Et pour cette vieille idée de Lebensraum.|couper{180}

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Lectures

Comment X sans Y

Il arrive que la matière d’un texte surgisse d’un endroit inattendu : un mail reçu tôt le matin, une proposition de formation glissée dans l’ordinaire d’une boîte de réception. Celui-ci, signé Jean Rivière, affirmait détenir une formule capable de transformer n’importe quelle idée banale en offre irrésistible. La promesse tenait en quatre mots : « X sans Y ». X, c’est ce que tout le monde désire. Y, c’est l’obstacle qui décourage, la barrière la plus répandue. L’efficacité du procédé tient à ce raccourci brutal : perdre du poids sans sport, apprendre l’anglais sans grammaire, vivre du web sans audience. La formule ne crée pas de nouveaux désirs, elle s’empare de ceux qui existent déjà et efface la peine censée les accompagner. Le mail parlait de business et de ventes, mais ce qui m’a frappé, c’est la force nue de cette structure. Une promesse qui tient debout toute seule, presque comme un aphorisme, et dont la logique pourrait glisser ailleurs, du côté de l’écriture. Déplier la formule, c’est voir apparaître deux pôles très simples. D’un côté, le X : l’objet du désir, clair, immédiat, universel. De l’autre, le Y : l’obstacle, celui qui rebute la majorité, celui qui décourage avant même d’avoir commencé. Toute la mécanique repose sur ce geste : isoler l’obstacle le plus commun, le plus douloureux, et l’effacer d’un trait. Ce n’est pas forcément la difficulté réelle, mais celle qui pèse dans l’imaginaire collectif. Dans l’apprentissage des langues, par exemple, ce n’est pas le temps qui bloque, c’est la grammaire. Dans le travail en ligne, ce n’est pas l’effort, c’est l’absence d’audience. Ce geste — dire en ôtant — n’est pas une invention récente. La rhétorique classique le connaissait déjà : persuader, c’est souvent soustraire. On parle d’ellipse lorsqu’on retire un mot pour renforcer le sens. On parle d’enthymème lorsqu’on retire une prémisse dans un raisonnement, en laissant l’auditeur la compléter lui-même. « Socrate est mortel puisqu’il est un homme » : la phrase supprime « tous les hommes sont mortels », mais chacun l’entend sans qu’il soit besoin de l’écrire. La suppression ne diminue pas, elle aiguise. Elle attire l’attention vers ce qui manque et sollicite l’esprit du lecteur. Le « sans Y » fonctionne exactement de cette manière. En apparence, il allège le chemin, promet un raccourci. En réalité, il met toute la lumière sur l’obstacle qu’il prétend effacer. Sans sport, sans grammaire, sans audience : chaque fois, la négation souligne ce qu’on redoute le plus, et c’est cette mise en relief qui séduit. La formule obtient son pouvoir non par ce qu’elle ajoute, mais par ce qu’elle retranche. Si la rhétorique de la suppression est si puissante dans la persuasion, c’est qu’elle repose sur un paradoxe : dire en ne disant pas. En littérature, ce paradoxe devient un moteur formel. On connaît l’exemple radical de Perec : écrire un roman entier sans la lettre e. Le manque devient la règle, et c’est lui qui produit la créativité. Chez Beckett, c’est une suppression progressive : le vocabulaire s’épuise, la syntaxe se réduit, jusqu’à ce que le texte semble s’écrire à la frontière du silence. Dans l’autofiction contemporaine, la contrainte « sans » est partout : parler de soi sans employer « je », relater un rêve sans images, écrire un silence sans blancs. Chaque fois, c’est l’obstacle qui devient matière. Ce qui distingue l’usage littéraire de la formule « X sans Y » de son usage commercial, c’est que la littérature ne cherche pas à effacer l’obstacle mais à l’habiter. Elle ne promet pas un raccourci, elle invente une forme qui tienne malgré le manque. Là où le marketing exploite la suppression comme argument, l’écrivain la transforme en contrainte esthétique. Ce déplacement est décisif : il fait du « sans » non pas une promesse de facilité, mais une condition d’existence du texte. Si la formule « X sans Y » sert de promesse en marketing, elle devient en littérature un déclencheur. Le « sans » agit comme une contrainte volontaire : il force à déplacer l’écriture, à inventer un chemin qui contourne l’interdit. Ces formules n’ont pas vocation à être vraies ou fausses, mais à fonctionner comme moteurs de texte. Elles ouvrent des zones d’exploration, parfois minimes, parfois radicales. Comment parler de soi sans “je”. Comment écrire un journal sans dates. Comment relater un rêve sans images. Comment décrire un lieu sans nommer l’espace. Comment se souvenir sans mémoire. Comment écrire un silence sans blancs. Comment raconter une histoire sans personnages. Comment décrire un corps sans le toucher. Comment évoquer une émotion sans l’adjectif qui la désigne. Comment finir un texte sans conclusion. Ces dix variations peuvent sembler paradoxales. Mais chacune contient une conséquence pratique sur la langue. Parler de soi sans « je », c’est déplacer la voix narrative vers le « tu », le « il », ou vers une forme impersonnelle. Écrire un journal sans dates, c’est suspendre le temps plutôt que le mesurer. Relater un rêve sans images, c’est se tourner vers les sensations, les odeurs, les rythmes. Décrire un lieu sans le nommer, c’est faire passer les matières et les gestes avant l’identification. Se souvenir sans mémoire, c’est travailler dans le défaut, l’incertain. Écrire un silence sans blancs, c’est inventer un rythme qui suggère l’arrêt sans jamais marquer la page. Raconter sans personnages, c’est donner aux objets ou aux climats le rôle de protagonistes. Décrire un corps sans le toucher, c’est s’en tenir aux effets, à la distance. Évoquer une émotion sans son adjectif, c’est passer par les manifestations concrètes plutôt que par l’évidence du mot. Et finir sans conclusion, c’est ouvrir une fissure plutôt qu’un point final. En marketing, la formule « X sans Y » sert à vendre une promesse immédiate : obtenir le résultat désiré sans passer par l’obstacle redouté. En littérature, le même canevas ne délivre pas de promesse, il ouvre une contrainte. Le « sans » ne supprime pas vraiment, il creuse, il met en tension. C’est ce vide qui déclenche l’invention, qui pousse la langue à trouver d’autres appuis. On pourrait dire que la différence est là : d’un côté, l’économie du désir, de l’autre, l’économie de la forme. Le publicitaire attire en effaçant l’effort ; l’écrivain invente en gardant l’effort vivant, mais déplacé. La suppression, au lieu de lisser le chemin, fait surgir des zones nouvelles où la langue tâtonne. Peut-être que l’écriture, au fond, n’est rien d’autre que cela : chercher comment obtenir quelque chose sans l’obtenir vraiment.|couper{180}

Narration et Expérimentation réflexions sur l’art Théorie et critique littéraire

fictions

Création de fiction avec prompt ( exemple)

Paramètres GENRE : fantastique sobre / enquête d’archives EFFET RECHERCHÉ : inquiétude lente, mystère rationnel LONGUEUR CIBLE : 1200 mots PERSONNE/TEMPS : 1re personne, passé simple FOCALISATION : interne LEXIQUE/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12–18 mots CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule “merveille” centrale (une pierre anormalement tiède et très lisse), réalisme partout ailleurs, suggestion > exposition OUTPUT_MODE : les_deux ÉTAPE A — FABULA (ordre réel des faits) E1 — Date/Laps : 1894 — Lieu : bord d’un gouffre karstique dans le Vercors — Acteurs : curé, villageois Fait : après un incident lors d’un petit rituel local, une pierre sculptée est jetée dans un aven. Cause : peur collective → Conséquence : disparition de l’objet dans un siphon. Trace matérielle : note marginale au registre paroissial. Qui sait quoi : Villageois : tout ; Curé : tout ; Lecteur : rien. E2 — Date/Laps : été 1986 — Lieu : cavité près de Pont-en-Royans — Acteurs : trois spéléologues (Luc, Mara, Didier) Fait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet. Cause : curiosité → Conséquence : l’objet, stocké dans une voiture, “disparaît” la nuit suivante. Trace matérielle : deux Polaroids, rapport d’incident du club, cicatrice. Qui sait quoi : Spéléos : partiel ; Professeur (plus tard) : par témoignages ; Lecteur : rien. E3 — Date/Laps : 2011–2012 — Lieu : Grenoble, département d’anthropologie — Acteurs : Professeur H., témoins Fait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894. Cause : intérêt scientifique → Conséquence : constitution d’un dossier avec copies et enregistrements. Trace matérielle : dossier relié, cassettes audio, lettres. Qui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (régisseuse de musée) : inventorie ; Lecteur : rien. E4 — Date/Laps : 2012 — Lieu : Grenoble — Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur Fait : décès de H. ; la tante récupère le dossier pour pré-inventaire muséal. Cause : succession universitaire → Conséquence : lettre inachevée de la tante au narrateur, jamais envoyée. Trace matérielle : lettre, bordereau d’inventaire provisoire. Qui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien. E5 — Date/Laps : juin 2025 — Lieu : Rhône, près du Péage-de-Roussillon — Acteurs : équipe de dragage, service patrimoine Fait : dragage du fleuve ; remontée d’une pierre ovale très lisse, tiède au toucher. Cause : travaux fluviaux → Conséquence : dépôt dans un magasin municipal sécurisé. Trace matérielle : fiche d’entrée d’objet, photo numérique, mini-rapport de température “légèrement supérieure à l’ambiante”. Qui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien. E6 — Date/Laps : juillet 2025 — Lieu : magasin municipal — Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine Fait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre récupérée, la touche, constate une tiédeur persistante. Cause : lettre retrouvée + prise de rendez-vous → Conséquence : discrète marque violacée sur la peau, sans douleur. Trace matérielle : signature au registre des consultations, gants, notice. Qui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien. E7 — Date/Laps : nuit suivante, juillet 2025 — Lieu : berge du Rhône — Acteurs : Narrateur Fait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans témoin. Cause : scrupule + cohérence avec la note de 1894 → Conséquence : disparition de l’objet, apaisement ambivalent. Trace matérielle : aucune, sauf la marque qui s’estompe au poignet. Qui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : à découvrir par fragments. ÉTAPE B — SYUZHET (ordre narratif) S1 — Point d’entrée : découverte de la lettre inachevée (2012) — POV : narrateur Objectif dramatique : établir un lien familial avec le dossier et l’objet. Puise dans : E4 = indice Degré d’info : 1 Ce que tu tais : contenu détaillé du dossier, contexte 1894. Crochet de sortie : une cote d’inventaire griffonnée dans la marge. S2 — Point d’entrée : magasin municipal, jour, lumière froide — POV : narrateur Objectif dramatique : voir l’objet, premier contact, première sensation. Puise dans : E5 = partielle, E6 = partielle Degré d’info : 2 Ce que tu tais : décision future du narrateur. Crochet de sortie : la peau encore tiède sous le gant retiré. S3 — Point d’entrée : retour à la maison, soirée, consultation du dossier H. — POV : narrateur Objectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces. Puise dans : E3 = partielle, E1 = allusion Degré d’info : 2 Ce que tu tais : disparition 1986 détaillée. Crochet de sortie : un Polaroid où l’objet semble légèrement affaissé. S4 — Point d’entrée : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) — POV : narrateur écoutant Objectif dramatique : ancrer la cicatrice, l’accident mineur, la chaleur incompréhensible. Puise dans : E2 = indice Degré d’info : 1 Ce que tu tais : lieu exact et noms complets. Crochet de sortie : frottement de bande, phrase coupée à “la pierre était…”. S5 — Point d’entrée : note paroissiale de 1894 (lecture) — POV : narrateur Objectif dramatique : suggérer une décision récurrente : jeter, rendre à l’eau. Puise dans : E1 = allusion Degré d’info : 0–1 Ce que tu tais : nature du “rituel” et l’incident déclencheur. Crochet de sortie : mention du “siphon” soulignée trois fois. S6 — Point d’entrée : berge du Rhône, nuit — POV : narrateur Objectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l’expliquer. Puise dans : E7 = révélation Degré d’info : 3 Ce que tu tais : justification morale complète, toute hypothèse “scientifique”. Crochet de sortie : une tiédeur résiduelle au poignet, puis rien. (6 scènes, in medias res en S2, flashbacks S3–S5.) ÉTAPE C — VÉRIFS ÉCLAIR Causalité : chaque action découle d’une cause antérieure (peur 1894 → perte ; curiosité 1986 → cicatrice + perte ; dragage 2025 → redécouverte ; lettre → rendez-vous ; traces → restitution). Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n’emploie jamais une info qu’il n’a pas lue/entendue. Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d’objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque révélation. Plausibilité : dates et lieux compatibles (Vercors → Rhône), délais cohérents. Merveille centrale : une seule anomalie matérielle réaliste-étrange : la pierre tiède, anormalement lisse et “docile” au milieu liquide. Le reste reste prosaïque. ÉTAPE D — RÉDACTION (≈1200 mots) Je retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coincée derrière des bordereaux jaunis. L’écriture de ma tante penchait à droite, régulière, puis se brisait net avant la signature. Elle m’y parlait d’un dossier “curieux”, récupéré après le décès d’un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d’inventaire provisoire. Rien d’autre qu’une phrase interrompue : « Je préfèrerais que tu voies par toi-même. » J’ignorais pourquoi elle ne me l’avait jamais envoyée. J’avais gardé sa maison, ses livres, une logique d’ordre. J’eus l’impression d’entendre sa voix me mettre au travail. Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pièce froide, éclairée par des néons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s’éloigna pour remplir un registre. Sous un film de polyéthylène, l’objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune arête, aucune veine. Elle sembla d’abord banale, une pierre polie de rivière, couleur d’ardoise mouillée. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n’était pas lourde ; elle n’était pas tout à fait légère non plus. Je la saisis à deux mains. Elle était tiède. Pas tiède comme un objet laissé au soleil ; tiède comme une peau longtemps couverte. J’attendis qu’un courant d’air explique la sensation. Rien ne changea. Je reposai la pierre et notai le numéro de fiche. La responsable revint, me montra la mention “température légèrement supérieure à l’ambiante” inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. « Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poupées, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n’a pas su d’où elle venait. » Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j’ôtai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localisée, comme si j’avais porté trop longtemps une montre de métal. Chez moi, j’ouvris le dossier relié du professeur H. La couverture indiquait « Notes Vercors / Rhône — cultes — objets lisses ? ». À l’intérieur, des coupures de presse parlaient d’un accident de spéléologie en 1986, sans gravité. Une photographie instantanée montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumière du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait légèrement affaissée vers sa base, comme si elle s’était réajustée à la surface. Je pensai d’abord à une illusion due à l’angle. Je cherchais une ombre, un repère, une pliure du plastique. Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d’un homme émergea, nette par endroits. Il se présentait comme Luc, membre d’un club local. Il racontait la remontée de “quelque chose de très lisse”, le plaisir immédiat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur étonnante perçue au premier contact. Il riait en disant que c’était “une bouillotte en pierre”. L’enregistreur capta un frottement, peut-être un vêtement, peut-être une table. Puis la voix chuta. « La pierre était… » Silence. La bande avait été arrêtée, ou bien altérée. Plus loin, la même voix évoquait une cicatrice au poignet, “juste là”, petite, en forme d’anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. « Le lendemain, plus rien. » Il ajoutait que l’objet, laissé dans le coffre d’une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n’était pas certain d’avoir bien fermé la serrure. Le dossier contenait une note brève, recopiée d’un registre paroissial de 1894. L’écriture était étranglée, les lignes serrées. Il était question d’un “trouble” survenu lors d’une veillée, de “signes” mal interprétés, d’une pierre de taille “indécente par sa douceur”. Le dernier mot n’était pas certain, l’encre avait bavé. On résolvait l’affaire en jetant l’objet dans un gouffre « où l’eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. avait souligné trois fois le mot “siphon”. Sa plume avait griffé le papier à cet endroit. Je revins à la photo instantanée. Les bords commençaient à virer au brun, comme le font ces papiers au bout de décennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d’une scène banale, presque domestique. Rien n’était spectaculaire. Rien n’invitait à la peur. Je ne ressentais qu’une suite de signes discrets, obstinés : la tiédeur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot souligné, un anneau incertain. Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous prétexte de vérifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pièce gardait sa température stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gantée dessus. La tiédeur était identique, localisée, sans excès. Je demandai une balance, par curiosité, pour noter un poids. Elle sourit encore, m’expliqua qu’on n’en avait pas “sous la main”. Je notai l’heure, le temps passé, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si “tout cela” avait un intérêt pour moi. Je répondis que j’avais récupéré un dossier ancien, probablement lié. Elle haussa les épaules et me proposa, sans malice, de “la laisser tranquille, la pauvre”. Le soir, la marque autour de mon poignet s’était accentuée. Elle n’était pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait à la trace laissée par un bracelet qu’on aurait longtemps porté, puis oublié. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d’un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait pâli. Je reposai la cassette dans sa boîte, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : « Va voir par toi-même. » La berge du Rhône, ce soir-là, n’était pas déserte. Des cyclistes passèrent, amincis par la vitesse. J’attendis. La lumière finit par décroître ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L’objet, enveloppé dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d’algues. Mes chaussures prirent l’eau. La tiédeur me gagna les mains au moment où je dénouai le sac. Elle était moins vive que la première fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajusté sa température à la mienne. Je pensai à la note de 1894, au mot “siphon”, au trait sous l’encre. Je n’avais pas d’explication à donner. Je n’en cherchai pas. Je lâchai l’objet au niveau d’une langue d’eau lente, là où le courant fait semblant de s’arrêter. Il coula tout de suite, sans roulis, sans hésitation. L’eau n’émit aucun bruit différent. Je restai planté là, les mains vides, le sac vide, l’odeur d’algues et de fer. Je ne me sentis pas déchargé, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur résiduelle de mes paumes décroître jusqu’à se confondre avec l’air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle à peine perceptible, comme une pâleur dans la pâleur. Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans mystère. Au-dessus des toits, le ciel n’expliquait rien. J’ouvris le dossier une dernière fois, vérifiai que la lettre inachevée restait à sa place. J’ajoutai une feuille datée, propre, où je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de tiédeur, marque au poignet, restitution nocturne. J’écrivis les mots “retour à l’eau”, puis reposai mon stylo. J’éteignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de tiède sans source. Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n’avait changé. Une famille pique-niquait sur l’herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve répondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son étagère. Je n’attendis aucune suite. J’avais appris ce que je pouvais apprendre sans excès de mots. Le reste ne me regardait plus. — - Texte final : ## REGISTRE 1894 La lettre n’avait pas été postée. Coincée derrière des bordereaux, pochette translucide, en haut d’un classeur que j’avais repris avec la maison. L’écriture de ma tante, droite, posée, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonnée dans la marge. Deux mots restés en plan : « tu verras ». Rien d’autre et pourtant tout, pour me remettre en route. Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, néons qui bourdonnent très fin. Couloir carrelé, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en polyéthylène, table inox, je lis le numéro sur l’étiquette : même racine que sur la lettre. On retire le film. L’objet est là. Ce n’est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouillé. Je la prends à deux mains. Elle est tiède. Pas tiède de soleil. Tiède comme une paume qui a gardé sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : « On a noté un écart léger, voyez en bas de la fiche. » En bas de la fiche c’est écrit : température supérieure à ambiante, observation à confirmer. Sourire administratif, stylo prêt au registre. Je signe, date du jour, créneau d’accès. Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle pâle au poignet, très fin, sans douleur. Je n’en dis rien. On referme le bac. Je rentre avec le dossier du professeur H. — reliure souple, tranche usée, grande écriture : Vercors / Rhône — cultes — objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte spéléo sans gravité ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopiée à l’encre bleue ; des cassettes audio étiquetées au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l’empilement régulier des preuves modestes. Je commence par l’image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l’ovale, exactement calibré. L’ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu’il s’enfonce très légèrement dans la surface, illusion d’optique peut-être, peut-être pas. Le bord brun du Polaroid commence à migrer, chimie fatiguée. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. Ça ne répond pas davantage. L’œil revient toujours au centre. La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j’appuie. Bande qui souffle, voix d’homme avec des « euh » et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remontée par un boyau, l’eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, « un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c’était chaud, on a rigolé, une bouillotte en pierre ». Il rit. On entend un frottement, une table peut-être, un vêtement. Puis : « La pierre était… » Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet — « en rond, comme si j’avais porté un bracelet, ça a disparu » — et la disparition de l’objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas sûre. Il n’insiste pas. La bande poursuit sur des banalités de club, puis s’arrête d’elle-même, clac du ressort. La note de 1894. Écriture serrée, prêtre qui tient ses lignes, pas de débordements. On y parle d’un trouble, d’un rituel villageois dont le nom n’est pas écrit, d’une pierre de « douceur indécente », les mots exactement ceux-là ou presque — l’encre a bu, on devine. Décision prise : jeter l’objet dans l’aven, « où l’eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. a souligné trois fois siphon. L’encre a mordu le papier à ces traits-là. Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d’hypothèse. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d’un autre ordre et reviens au premier, pour vérifier que rien n’a glissé dans la manœuvre. Deux jours après je retourne au magasin. Même couloir. Même bourdonnement de néons. La responsable a la politesse de ne pas s’étonner. Elle m’apporte le bac. Elle plaisante doucement : « Il vous plaît, votre caillou ? » Je hausse les épaules, je dis « Corrélation probable avec un vieux dossier ». On retire le film. Même tiédeur. Je demande une balance. Elle dit qu’il n’y en a pas ici. Je note l’heure, l’angle de lumière, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe à l’endroit exact où hier s’était inscrit le cercle. J’ôte un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d’augmentation. Je remets le gant. On referme. Chez moi, la marque a repris de la netteté, anneau clair, comme après un bijou trop serré, puis s’estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j’ai peur, mais parce qu’on a rangé trop de pièces sur la table, qu’on ne sait plus où poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j’écris en tête : Consultation — objet ovale lisse — cote X — Rhône — juillet. Sous la ligne, je ne résume pas : je liste. Geste d’archiviste sans autorité. Le fleuve, je l’ai dans la tête comme on a dans la tête les rues d’avant, celles où on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d’algues, on marche dedans en écartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit dès qu’ils accélèrent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L’eau se fait dense quand la lumière tombe. Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret héroïque. Juste éviter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu’ils se racontent mal aux passants. L’objet pèse peu, moins qu’on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s’arrête. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense à la note où on dit « reprend ». Je ne pense pas à ce que c’est. J’ai promis à personne, mais la lettre m’avait mis dans ce sens-là. Je lâche. La pierre n’a aucun roulis. Elle coupe l’eau en silence. Je regarde la surface juste après, ce moment où une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l’onde. Les cercles s’ouvrent, se perdent, puis il n’y a plus rien à voir que la marche gluante, l’odeur d’herbe mouillée, une canette écrasée deux marches plus haut, bruit sourd d’une péniche invisible. Je reste un temps qu’on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier à sa place, pas trop haut, pas trop bas, là où on le retrouve sans grimper. Je réécoute la cassette, un court passage. Le « la pierre était… » s’arrête au même endroit, c’est normal, ça ne bougera pas. Je mets la photo en quatrième de couverture du dossier, pour qu’elle apparaisse d’abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j’ajoute : « restitution ». Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d’explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c’est une habitude que j’ai gardée d’elle. Le lendemain je passe exprès par le fleuve. Rien n’insiste. Une famille sur l’herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans mémoire. J’ouvre la main à plat, paume en l’air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une tiédeur ordinaire de peau au soleil, pas plus. Il y a des histoires qui n’acceptent pas la suite. Ce n’est pas une morale. Ce n’est pas une victoire. C’est un point où on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J’écris encore une ligne pour moi seul — « retour à l’eau » — puis j’éteins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d’avoir porté, comme on garde la sensation d’une montre qu’on a enlevée. Cela passe. Je n’ai pas gardé de copie de la fiche du magasin. Je n’ai pas pris de photo. Si on m’avait demandé d’expliquer, j’aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c’est suffisant. Il n’y a pas d’autre merveille ici que cette tiédeur sans raison. Tout le reste est papier, poussière propre, voix qu’on entend mal. On vit assez longtemps avec ça. On range. On ferme la lumière. On laisse l’eau faire son travail.|couper{180}

Narration et Expérimentation Technologies et Postmodernité

fictions

Prompt « Réservoir → Tirage » pour générer une histoire

[ voir exemple de réalisation avec ChatGpt](https://ledibbouk.net/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html) **Note d'origine** : Lovecraft a couché une méthode très concrète dans son texte « Suggestions for Writing a Story » (publié à titre posthume dans The Notes & Commonplace Book, 1938). Voici l’essentiel : Synopsis chronologique : dresser d’abord le fil des événements dans l’ordre réel de leur occurrence (pas celui de la narration), assez détaillé pour motiver chaque incident. Synopsis narratif : réorganiser ensuite ces événements dans l’ordre où ils seront racontés, avec notes sur le point de vue, les accentuations et le climax ; modifier librement le premier plan, ajouter ou supprimer des scènes si cela renforce l’effet. Rédaction rapide : écrire d’un jet, sans s’auto-censurer, en restant prêt à reconfigurer intrigue et débuts/fins, puis éliminer tout le superflu. Révision totale : travailler le lexique, la syntaxe, le rythme, les transitions, la proportion des parties, la plausibilité, l’atmosphère. Copie finale propre (tapuscrit) après les dernières retouches. Il ajoute des remarques utiles : on peut parfois commencer par une humeur ou une image sans connaître la fin ; tenir un carnet d’idées (rêves, notations) ; soigner surtout le plan/synopsis, qui est « le cœur créatif » de l’histoire ; rester strictement logique sauf sur l’axe choisi de l’étrangeté. Lovecraft complète cette méthode dans « Notes on Writing Weird Fiction » (1933) : viser d’abord la bonne ambiance ; concentrer l’écart sur une seule “merveille” centrale traitée avec montée émotionnelle ; maintenir un réalisme minutieux partout ailleurs ; privilégier la suggestion (touches imperceptibles, détails associatifs) et éviter les catalogues crus d’événements incroyables. Ce qui est important de retenir c'est que l'ordre réel des faits est différent de l'ordre qu'emploie la narration. Pour résumer on crée un réservoir de faits dans un ordre chronologique par exemple mais ensuite la narration extrait ceux-ci et les réorganise comme elle veut selon le but recherché. Par « ordre réel de leur occurrence », Lovecraft veut dire la chronologie objective des faits dans le monde de l’histoire : ce qui s’est passé, dans quel ordre, pour qui, où, et avec quelles causes/conséquences — indépendamment de la façon dont tu vas le raconter. L’ordre de la narration, lui, est l’ordre dans lequel le lecteur découvre ces faits (avec flashbacks, ellipses, récits croisés, in medias res, etc.). De cette note j'ai tiré un prompt pour tenter de trouver une méthodologie personnelle qui m'aiderait à écrire des fictions. **Avertissement** : il ne s'agit pas de demander à une IA de rédiger des histoires à ma place. Mais de comprendre, d'intégrer un protocole, une méthode, moi qui ai tant de mal avec les protocoles ordinairement. ******************************************************* **Rôle**. Tu es un architecte narratif. Tu vas d’abord construire la fabula (chronologie réelle des faits), puis le syuzhet (ordre de narration), faire des vérifications de cohérence, et seulement ensuite rédiger l’histoire. **Paramètres** GENRE : ex. horreur cosmique / rêve / polar / fantastique sobre EFFET RECHERCHÉ : ex. inquiétude lente / mystère rationnel / vertige onirique LONGUEUR CIBLE : ex. 1200 mots PERSONNE/TEMPS : ex. 1re personne passé simple / 3e personne présent FOCALISATION : interne / externe / variable LEXIQUE/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 10–20 mots CONTRAINTE LOVecraft : une seule “merveille” centrale, réalisme ailleurs, suggestion > exposition. OUTPUT_MODE : plan | histoire | les_deux **ÉTAPE A — FABULA (ordre réel des faits)** Construis la chronologie objective en événements atomiques (5–12 items). Format de sortie : Eid — Date/Laps : … — Lieu : … — Acteurs : … Fait : … Cause : … → Conséquence : … Trace matérielle : lettre / photo / cicatrice / rapport / bruit / odeur Qui sait quoi : Perso A : … | Perso B : … | Lecteur : rien (Ajoute autant d’Eid que nécessaire, en respectant la causalité, même pour les faits hors-champ.) **ÉTAPE B — SYUZHET (ordre narratif pour le lecteur)** Réordonne en scènes. Pour chaque scène : Sn — Point d’entrée : moment précis — POV : … Objectif dramatique : … Puise dans : E3 = allusion | E1 = indice | E7 = révélation Degré d’info : 0 allusion / 1 indice / 2 partielle / 3 révélation Ce que tu tais : … Crochet de sortie : question / image / menace / promesse (Planifie 6–12 scènes, in medias res autorisé, flashbacks ok, mais logique du réservoir intouchée.) **ÉTAPE C — VÉRIFS ÉCLAIR** Causalité : toute action a une cause antérieure dans la fabula. Connaissances : aucun personnage n’utilise une info qu’il n’a pas encore obtenue. Traces : chaque révélations s’appuie sur une trace matérielle déjà présente. Plausibilité : dates/délais/distances cohérents. Merveille centrale : une seule anomalie, le reste réaliste. **ÉTAPE D — RÉDACTION** Ton global : … ; rythme : ralenti sur 2 scènes, sinon net. Évite l’encyclopédisme et les “catalogues d’horreurs” ; privilégie la suggestion. Sortie conforme à LONGUEUR CIBLE. Pas d’explications post-finale. **FORMAT DE SORTIE** Plan : réimprime Fabula puis Syuzhet (brefs). **Histoire** : texte continu prêt à lire, respectant PERSONNE/TEMPS/STYLE. **Exemple ultra-court**(remplissage) GENRE : fantastique sobre EFFET : inquiétude lente LONGUEUR : 900 mots PERSONNE/TEMPS : 1re personne, passé FOCALISATION : interne LEXIQUE : concret, phrases 12–18 mots OUTPUT_MODE : les_deux *Fabula* (résumé) E1 — 1895, grotte : un rituel échoue ; statuette perdue. Trace : cicatrice sur un survivant. E2 — 1926, port : un marin remonte la statuette. Trace : idole + journal de bord. E3 — 1927, ville : un professeur enquête, compile. Trace : dossier, coupures. E4 — 1928, moi : j’hérite du dossier ; le marin disparaît. Trace : lettre inachevée. *Syuzhet* (résumé) S1 (E4/indice) ouverture sur la lettre inachevée. S2 (E3/partiel) notes du professeur ; noms raturés. S3 (E2/récit) voix du marin ; météo, dérive, idole poisseuse. S4 (E1/allusion) cicatrice décrite ; on suggère le rituel sans tout dire. S5 (E4/rév.) je retrouve l’idole, mais seule la trace parle. (Puis rédige l’histoire selon ces balises.) Si tu veux, dis-moi juste les paramètres à remplir (genre, effet, longueur, etc.) et je te génère aussitôt un plan + histoire avec ce prompt.|couper{180}

documentation Narration et Expérimentation Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

10 juillet 2025

Quand je n’aurai plus rien, j’aurai au moins ça. Ça tourne. Encore. Ce matin, je me le suis dit. Encore. Exulté presque. Puis plus rien. Ça retombe. Plus bas qu’avant. Normal. Sobre. Je le savais. Je le sais. Expérience, disais-je. Je ne suis pas dupe. Toutes les exaltations, toutes les afflictions. Je les aurai faites. Je serai libre, pensais-je. Je l’ai pensé, je crois. Je ne sais plus quand. Mais ça me suit. Rien d’autre ne me suit. Même pas mon ombre. Partie. Un soir de mai. Ras-le-bol. Elle ne voulait plus. Je la montrais. Je parlais à sa place. Je comprends. C’était une erreur. Une faute. Ma faute. Mea culpa. À genoux. Quelques prières. Ave. Pater. Rien. Pas mieux. La foi ne tenait plus. Moi non plus. Seul. Bancs vides. Église. Vent froid. À l’os. Je suis resté là. Figé. À genoux. Longtemps. Rien. Médité. Si on veut. Et là, elle est revenue. La phrase. Toujours la phrase. La première. Peut-être. Je l’ai toujours eue. Je l’aurai toujours. Même mort. Dans la tombe. Même là. Elle sera là. Les bêtes aussi. Elles mangeront. Si elles veulent. Elles l’entendront. Qu’elles la suivent. Si ça leur chante. Et ça continuera. Encore. Jusqu’à la fin. S’il y en a une. Oh, la nostalgie du tout. D’avoir pu, un jour, le penser. D’avoir pu l’être. Oh, la nostalgie, la voilà. Mensonge chaud et confortable. Et surtout plainte, plainte longue plainte, enfin dire — ou le croire — dire la douleur en boucle. Dans le temps, j’étais tout. Pourquoi ne le suis-je donc plus ? Que s’est-il donc passé ? Est-ce vraiment de ma faute ? En boucle. Depuis potron-minet jusqu’à vêpres. Voire au-delà. Dans la nuit noire. Oh, la nostalgie. Comme elle raconte bien là où ça fait mal. Comme c’est sans faille. Enfin, après avoir voyagé du tout au rien, et vice versa, il se leva. Un grand besoin de se raser de près l’avait envahi. Il le fallait. Sa vie, ou ce qu’il en restait, en dépendait. Donc il se leva, fit couler l’eau jusqu’à tiède, enduisit ses joues de mousse, et il se rasa très consciencieusement : une première joue, la moitié de la moustache, puis sous le menton, sous la mâchoire. Ensuite, il passa à l’autre côté et fit, à peu de chose près, exactement la même chose. Enfin calmé, persuadé d’avoir fait le nécessaire, il se recoucha. Sa peau était douce au toucher. Une peau de bébé. Il essaya de vider son esprit, pour retrouver le vide de son crâne de bébé. Il y réussit presque, cette nuit-là. À peu de chose près. Et il n’était pas certain de pouvoir refaire la même chose le lendemain. Au moins avait-il essayé, encore une fois, se dit-il, et il resta ainsi, les yeux grands ouverts, jusqu’à l’arrivée de l’aube. English When I have nothing left, I’ll still have this. And it goes round and round, this story, this hope, all of it. I told myself again this morning, once more, and I was almost pleased — let’s be honest — almost elated. Then I calmed down, because elation crashes lower than when you stay sober, normal, if you can call it that. From time to time, I experiment, while keeping in mind it’s just that : an experiment. I’m not fooled. And when I’ve gone through all the experiments offered by elation, and affliction too, I’ll be a free man, I once told myself. I vaguely remember saying that, sometime in the past. I don’t know when. But it follows me. In fact, if I think about it, it’s the only thing that does. Even my shadow left me, one evening in May. It had had enough — too much hesitation — and most of all, it couldn’t stand me pretending to be it, dragging it into the light. Which I can completely understand. One of those youthful mistakes. And my fault, my biggest fault. Mea culpa. The priest had me kneel, I said some Hail Marys, a few Our Fathers. Didn’t help. I’d hoped it would. But no. Religion had no hold on me anymore, and suddenly I felt alone — alone in the middle of the village church pews. I remember at that exact moment, a gust of wind rushed into the building and chilled me to the bone. I stayed frozen, kneeling like a penitent, for a few hours. Just enough to think. Nothing more. And it was precisely then I remembered that sentence, the one that’s been following me since the beginning. Maybe it’s the first sentence I ever heard in my life : When I have nothing left, I’ll still have this sentence. I think it’ll follow me into the grave. Then it’ll follow the beasts that feed on my corpse, if they care to follow it — if they feel like it. And it’ll go on like that, probably for a long time, to the end, to the end of ends. Oh, the nostalgia of being whole. To have once thought it. To have once been it. Oh, here it is, nostalgia. A warm, comfortable lie. And above all, a complaint — a long one. Finally being able to say it, or believe it. Saying pain on a loop. Back then, I was everything. Why am I not anymore ? What happened ? Is it really my fault ? On repeat, from early morning to nightfall. Maybe longer. Into the black night. Oh, nostalgia. It knows exactly where it hurts. No cracks in it. After going from everything to nothing and back again, he got up. A strong need to shave had come over him. It had to be done. His life, or what was left of it, depended on it. So he got up, ran the tap until the water was warm, lathered his face, and shaved one cheek, half the mustache, under the chin, under the jaw. Then he moved to the other side and did pretty much the same thing. Calmed now, convinced he’d done what was necessary, he lay back down. His skin felt soft. Baby soft. He tried to clear his mind, to return to the emptiness of a baby’s skull. He almost did it that night. Almost. And he wasn’t sure he’d manage the next day. At least he’d tried again, he told himself. And he lay there, eyes wide open, until dawn came.|couper{180}

Narration et Expérimentation

Carnets | juillet 2025

Jour de fête

Ferme ta gueule essaie essaie de ne rien dire si tu y arrives c'est le 4 juillet merde jour de fête tu pourrais au moins essayer de faire semblant. Pour les enfants. ça commence comme hier avec la fraicheur qui détend la peau qui te rappelle que tu as une peau et des os en dessous la peau et les os et du sang qui coule encore un peu dans tes veines dans tes artères et la pompe d'un vieux coeur badaboum badaboum et l'inquiétude qui te meut. Où va le monde sinon à sa perte chasse cette idée de ton esprit profite de la fraicheur tout à l'heure il fera de nouveau chaud tu seras englué dans la chaleur comme un insecte fossilisé dans l'ambre couleur soleil vue à travers les abysses de la Baltique. tu giseras par grand fond héberlué de soleil et d'immobilité tu pourrais en profiter un peu avant de plonger te calmer te rassurer te dire que c'est un truc pas frais que t'as mangé hier soir ou avant hier et qui te fais voir les choses en noir des fois ce n'est que ça tu sais des fois c'est purement mécanique ou moléculaire sans raison aucune pas de métaphysique à rajouter. Il fait si frais ce matin comme c'est bon tu pourrais aller donner à boire aux fleurs ça te donnerait l'impression de participer à quelque chose un peu tu pourrais même en être joyeux et pratiquer le jeûne au moins pour cette journée pour voir rien que pour voir si demain ça ne va pas mieux. Translated in a style inspired by Rachel Cusk and Anne Carson. * Shut up.Try.Try to say nothing.If you can.It's the fourth of July, for god’s sake.A day to celebrate.You could at least try.Pretend.For the children. It begins like yesterday—with cool air loosening the skin,reminding you that you have skin,and bones beneath it,and blood still moving a littlein your veins,in your arteries,and the pump of the old heart,badaboom badaboom,and the unease that carries you. Where else could the world be goingif not toward its own ruin ?Shake that thought from your mind.Enjoy the coolness.It will be hot again soon.You’ll be stuck in the heat like an insect,fossilized in amber,sun-colored,seen through the depths of the Baltic.You’ll lie at the bottom,stunned by sunlightand stillness.You could use the time before the plungeto calm down,to soothe yourself,to say it’s just something bad you ateyesterday or the day before.That’s all.Sometimes it’s only that,you know ?Sometimes it’s mechanical, molecular,without cause.No need for metaphysics. It’s so cool this morning, how good it feels.You could go water the flowers.That might give you the senseof taking part in something,a little.You could even feel joy.Try fasting—just for today.Just to see.To see if tomorrow is better. Illustration : James Ensor Entrée du Christ à Bruxelles 1888|couper{180}

Narration et Expérimentation peintres

Carnets | juillet 2025

4 juillet 2025

ça commence comme ça en cherchant comment écrire en inclusif ça commence par iels et là je ne sais pas ce qui se passe mais ça sort d'un seul coup on le garde on le garde pas la belle affaire on s'en fout Iels écrivent, toustes. Celleux se congratulent, s’applaudissent, se lappent, se bijent, se clap clap clap, avec des “oh !”, des “ah !”, des “comme j’aime” et des “encore… j’en peux plus… continue.” Et bon… ça rappelait quelque chose — mais quoi ? Si ça m’revient… la cour de récré, jadis, il y a longtemps, des lustres, belle lurette. Les billes, les calots, les bonbecs. Les escaliers, les jupes, les socquettes. les couetttes. Les dents qu’on montre quand on sourit — incroyable, comme ça sourit, avec des dents en avant, des dents pointues. vampires, hémoglobine, les dents de l'amer à flots. Des dents à déchirer la viande. À ronger l’os. À mordre tout c’qui bouge. Des dents de cour de récré, pas pour sourire, mais pour survivre. Des rictus de gosse carnivore. Des crocs sous les bonbecs. Et personne qui voyait rien. Les aime pas. Les déteste. Les vomis. Les piétine. Ces pourris, en rang par deux. Donnez-vous donc la main. Avancez. Vers le perron, vers la classe, vers le stade, vers la piscine, vers la cantine, vers l’entreprise, vers la guerre, vers le cimetière, vers l’oubli. Donnez-vous la main, bon dieu. Serrez-la fort. Qu’on n’en perde pas un seul. Tout compte, tout comptera, c’est le contrat. chez les verrats, les porcs, les truies, d’Ivry à Porentruy. TVA et recettes fiscales obligent mon petit, cires bien tes pompes, montre papatte blanche, remonte ta braguette, peigne-toi bordel, peigne-toi. et cours, cours, servir le petit café bien chaud à monsieur le directeur, madame la secrétaire de direction, monsieur le curé, monsieur le maire, monsieur l’abbé. et surtout, surtout, surtout — ne dis pas bonjour à cette pouffiasse de madame la pute, madame la gourde, madame l’agent, madame l’institutrice, madame la bibliothécaire, madame l’agent, madame qui joue à la dame, madame bouffe la reine, échec et mat. La colère a du bon a dit machin, c'est bien vrai ça, opine machine, oui pine la pine la donc. Encore une petite pinacollada je vous prie. Et l'autre bouche en cul de poule qui dit oui oui oui encore s'il vous plaît. iels écrivent se gargarisent s'enchantent tous ça pour se dire quoi ? mais rien, rien, rien, et encore rien — sauf qu'ils ne sont pas seuls. les conconnes. ce n'est pas politiquement correct me dit la charcutière en me montrant la tranche avec la tranche de son couteau plus fine. et j'ajoute que le politiquement incorrect est le politiquement correct de demain, avec trois saucisses de Strasbourg si c'était un effet de vot' bonté. ce que je veux dire c'est qu'à force de chauffer de chauffer de chauffer l'eau bout et que quand ça bout il faut y aller il faut mettre les pâtes les mains dans le camboui. alors bon je les regarde je les lis très attentivement entre les lignes et qu'est-ce que je trouve ? encore plus de vide donc ils mettent du vide en paravent du vide c'est ça la mode. vous savez, non pas de croissant aujourd'hui je n'ai plus la queue d'un désolé. excusez je vous en prie à genoux pardonnez-moi d'être à sec si sec C'est vert, vous pouvez y aller. si vous avez la ferraille le menue monnaie c'est mieux on m'a cloqué cette machine c'est le progrès disent-ils mais c'est pire donnez-moi l'apoint je vous prie s'il vous plait pitié ça m'évite d'ouvrir le tiroir caisse. et pourquoi tu dis bonjour et pourquoi tu ajoutes toujours bonjour bonne journée tu te le demandes ce matin. pour une fois tu dis je veux une baguette pas trop cuite tu paies et tu te tires. ni bonjour ni merde ni veux-tu baiser mon cul. ET VOUS FAITES QUOI DANS LA VIE ? -- j'me d'mande. et puis qu'est-ce que ça peut bien vous faire à la fin ? c'est pas comme si ça vous intéressait vraiment. mais mais mais — si tu veux pas entendre ce genre de réponse ne pose pas de question à la con. Translated in the spirit of Allen Ginsberg and Kathy Acker : part beat monologue, part punk incantation. It starts like this— trying to write inclusive, it starts with "iels," and then I don’t know what happens, but it comes out in one rush, all at once. Do we keep it ? Do we trash it ? Big deal. We don’t care. They write, all of them. Themz. They clap each other’s backs, tongue each other’s cheeks, bite love into the neck, clap clap clap, with “oh !” with “ah !” with “I love this !” with “don’t stop—I can’t—keep going—yes—go.” And then— it reminded me of something— but what ? If it comes back— the schoolyard, a long time ago, ages, forever and ever ago. Marbles. Slings. Candies. Stairs, skirts, socks, ponytails. Teeth we show when we smile— unbelievable, how we smiled, with teeth out front, pointed teeth. Vampires. Hemoglobin. The bitter bite of saltwater, flowing. Teeth to tear meat. To gnaw bone. To bite anything that moves. Schoolyard teeth, not for smiling, for surviving. Snarling kid grins. Fangs behind the sweet. And no one ever saw a thing. I don’t love them. I hate them. I puke them up. I trample them. Those bastards, in rows of two. Hold hands now. Move forward. To the front steps, to the classroom, to the field, to the pool, to the cafeteria, to the office, to the war, to the graveyard, to forgetfulness. Hold hands, goddammit. Grip tight. Don’t lose a single one. Everything counts. Everything will count. That’s the deal. With the swine, the hogs, the sows, from Ivry to Porentruy. VAT and fiscal blessings, my dear. Shine your shoes, show your clean paws, zip your fly, comb your fucking hair, comb it. And run, run, serve the steaming hot coffee to Mr. Director, Ms. Executive Assistant, Father Priest, Mr. Mayor, Monsieur l’Abbé. And above all, above all, above all— don’t say hello to that bitch Madame Slut, Madame Fool, Madame Officer, Madame Teacher, Madame Librarian, Madame again, Madame playing the lady, Madame gobbles the queen— checkmate. Anger’s good, said so-and-so. Damn right, nodded what’s-her-face. Yeah, fuck yeah, one more piña colada, please. And that other one, fish-lipped, whispers “yes, yes, yes, please, more.” They write, they gurgle it up, they delight themselves— all to say what ? Nothing, nothing, nothing, and more nothing. Except they’re not alone. The dumbcunts. “This ain’t politically correct,” says the butcher woman, showing me the cut, a sliver thinner than truth. And I say, politically incorrect is tomorrow’s righteous cause, with three Strasbourg sausages if you’d be so kind. What I mean is— heat it, heat it, heat it— till it boils. When it boils, drop the pasta, get your hands greasy. So I read them. I read between the lines. And what do I find ? More void. So they pack their voids in front of the void. That's fashion. “No croissants today.” “I’m out, sorry.” “Green light, go ahead.” “Got coins ? Better. Saves me the register.” And why do you say hello ? Why always add, hello, have a nice day ? You ask yourself that today. Just this once, you say, I want a baguette, not too crusty. You pay. You leave. No hello. No fuck you. No want to lick my ass ? WHAT DO YOU DO FOR A LIVING ?—I wonder. And then— what the hell does it matter to you ? It’s not like you care. But, but, but— If you don’t want to hear that kind of answer, don’t ask dumb fucking questions. Illustration Georges Grosz " Piliers de la société" 1926/Illustration : George Grosz, Pillars of Society, 1926.|couper{180}

écriture onirique Narration et Expérimentation peintres

fictions

Baby Bud, ou le roman inachevé

Se mettre à dos parce qu'on est beau tout un équipage. Les anges bégaient lorsqu'ils tombent du ciel mais tout le monde s'en fout. Toute l'attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L'affreux manque ingérable qui rend sourd aux bégaiements. Était-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachevé c'est-à-dire qu'il bégaiera lui aussi et on dira que ce n'est pas fini. Voici qu'un roman tombe du ciel et qu'il est bien empêtré. La marée sert à cela. Elle monte puis redescend. Après les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu'un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s'est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on déteste la perfection, autant on l'adore — vieux veau d'or qu'on vénère à genoux. Ce qu'une histoire raconte le mieux c'est quand il n'y a pas d'histoire. Circulez il n'y a rien à voir, rien à entendre à part ce bourdonnement personnel, ce minuscule théâtre de poche. Il distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n'ont plus que le désir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de cohérence. Vous vouliez un début un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m'en souviens a dit quelqu'un, puis il s'est tu pour laisser le silence donner du sens à la question. Les gens n'ont pas fait attention, évidemment ils voulaient un début, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons était ce vieux Baby Bud qui a échappé à son destin. Il a une sale gueule mais son œil est d'un bleu limpide — ça pourrait faire penser à une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser à une histoire, pas la peine d'en faire toute une histoire. ***************************************************************************************************** Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud ? We'll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we'll say it's not done. Here's a novel falling from the sky and it's all tangled up. The tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We'd kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it—old golden calf we worship on our knees. What a story tells best is when there's no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater. He dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it's hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence. You wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn't pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue—could make you think of a story, but we'll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it.|couper{180}

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