hors-lieu
Fragments ou récits écrits depuis un écart — social, politique, mental. Le “hors-lieu” désigne cet espace instable où le narrateur ne se reconnaît plus dans les appartenances habituelles (classe, parti, époque, style) mais ne se fixe nulle part ailleurs. Textes de flottement, de rupture douce, de désaffiliation latente. Ce mot-clé balise les moments où une voix, sans se prétendre marginale, glisse simplement hors du cadre.
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Carnets | août 2025
4 août 2025
Ce n’est pas la nuit du 4 août mais celle du 3. Et rien ne sera aboli. Aucun privilège, aucun désordre. Encore une nuit quasi blanche, à charogner dans ma base de données, à faire, défaire, taper du pied, me raisonner, rire de moi-même, rêver de tout laisser tomber. Puis cet instant d’effroi — plus rien ne me retient. Une chute sans fin, comme dans les rêves d’enfant, suivie d’un effroi plus ancien encore, plus souterrain. Je crois qu’on doit se risquer. Sinon, à quoi bon ? C’est ma conclusion à l’aube. Rien ne fonctionne encore mais j’ai retrouvé le calme. Il n’y a que par là que ça passera. Calme et discipline. Même si ce mot pue l’amertume et la soumission, je n’en ai pas d’autre. On nous veut disciplinés pour servir un but qu’on refuse. Alors on s’arme d’une autre discipline, intérieure, contraire. Ce n’est pas un rapport de force. Je n’ai pas la force. Seulement l’instinct, la main qui s’accroche à la moindre aspérité de la paroi. Et malgré tout, brutalement, je tiens à la vie. Lu la lettre hebdo de François Bon. Oui François, tu as raison, ne lâche rien. Les strates souterraines et obscures sont importantes : c’est là, sans doute, que réside encore un peu de lumière, à rebours. Et oui, aussi, pour Karl Dubost — trois fois oui. « Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue », dit Proust. Mais la nuit, il n’y a pas d’intelligence. Il n’y a que la vie, dans son magma de contradictions, de douleurs, sans issue. Le cerceau de papier était plaque de béton (même si c’est une citation — Se perdre, Annie Ernaux , oui aussi Annie Ernaux). Et oui, aussi, Adrien. Ce ne sont que quelques exemples. On pourrait en citer mille. Tout n’est pas si noir dans les strates souterraines du net. Bonne surprise aussi : Jean-Pierre Balpe, par la bande. Je pensais à dans vingt ans. Tous les universitaires citeront Tiers Livre. Tous les soi-disant dissidents d’aujourd’hui. Comme il se doit. La culture avance par les bords, les fuites, les fissures. Puis elle devient La Culture, et c’est là que d’autres mouvements frémissent ailleurs. Et ça recommence. Et ça continue. Nous ne sommes pas allés marcher aujourd’hui. S. s’était levée aux aurores pour aller vendre ses fripes à Beausemblant. Elle est revenue dépitée. Puis de dépit elle a glissé vers une sorte de léthargie. Puis de la léthargie à une petite déprime. J’avais préparé le repas. Le couvert était mis dans l’attente. Mais elle n’a touché à presque rien. Ce qui fait que moi non plus. Et quand j’ai dit “on va se promener”, elle a dit non, et je n’ai pas insisté. Pas de “ça va te faire du bien”. Non. Rien de tout ça. Les événements vont et viennent comme des loups, par meute. Ils tournent en grondant. Et dans ces cas-là je copie l’arbre mort. Je ne montre rien de comestible. J'ai pris du retard dans les traductions anglaises. J'ai pris du retard quelle drôle de phrase.|couper{180}
Carnets | août 2025
03 août 2025
Qu’allons-nous essayer aujourd’hui. Une écriture frénétique ? Un cri ? Un peu tôt pour la date anniversaire du 18 août 1969, lorsque Jimmy le timide lança, à 9 h du matin, The Star-Spangled Banner à Woodstock. Nous ne sommes que le 3, et mes compétences en cordes ont largement baissé — tant sur le plan vocal qu’instrumental. Non. Pas un cri. Pas ça. Pas encore. Mais l’envie de crier est là. Pas de doute. Sauf que j’ai pratiqué le tantrisme. Il doit m’en rester quelques vagues souvenirs. Comme de ne pas rester dans les bas instincts, ceux liés à la bite ou au trou du cul. Attendre plutôt que ça monte — vers le cœur (pourvu qu’il tienne), et le cerveau, si j’en ai encore un qui m’appartienne. Je pourrais faire une liste de tout ce qui ne va pas dans le monde. Ce serait interminable. Je pourrais faire une liste de tout ce qui ne va pas chez moi. Mais ce ne serait pas très intéressant à lire. Je ne crois pas être si différent des autres. Je pourrais écrire une fiction, faire entrer tout ça dans une métaphore. Mais ce serait encore une redite. Alors voilà un point important : je m’assois à ma table, poussé par une sorte d’injonction, et je m’interroge sur ce que je vais bien pouvoir écrire. C’est déjà un sujet. Car, au fond, qu’est-ce qui me fait répondre toujours aussi docilement à cette injonction ? Pourquoi tant de docilité, alors que j’essaie d’entretenir ce vieux fond de rébellion permanente ? Peut-être que quelque chose bout. Une cocotte-minute siffle et je retarde le moment d’aller éteindre le gaz. J’attends que le contenu refroidisse mais ce ne serait pas logique. Ou peut-être qu’au fond, j’espère que ça pète. Des bouts de cocotte plantés dans les cloisons, des poireaux pendus au plafond, des feuilles de chou collées sur les vitres. Une fin du monde culinaire. Non. J’ai descendu les marches en réfléchissant, j’ai regardé l’heure, et j’ai éteint le gaz sous la poêle où chauffaient les haricots verts. Il y a quelque chose d’apaisant dans l’air depuis quelques jours. Je ne réchigne à rien. Toutes les demandes sont satisfaites dans l’instant. Ce qui est, en soi, une chose à marquer d’une pierre blanche. En général, je louvoie, je tempère, je reporte, j’oublie. Mais là, non. Il y a quelque chose d’apaisé en moi, que je projette peut-être sur l’air ambiant. Ou l’inverse. Comme si tout ce que je faisais d’habitude — mes stratégies, mes mécanismes — avait soudain perdu son sens. Comme si les manies étaient tombées d’un coup, sans prévenir, me laissant à poil au milieu de la cuisine, et serviable par-dessus le marché. S. n’en revient pas. Elle me le dit trois fois par jour : « Je ne te reconnais pas. » C’est troublant. Moi-même, je ne me reconnais plus vraiment. J’ai l’impression de voir quelqu’un partir — quelqu’un qui est encore un peu moi, mais ne l’est déjà plus tout à fait. Presque un inconnu. Et rien n’est grave. Aucun attachement ne me pousse à le retenir. Je n’ai même pas la curiosité de savoir qui je suis sans lui. C’est bizarre. C’est un sujet d’écriture. Rien n’est grave, et en même temps tout l’est. C’est égal. C’est surprenant. Les choses me regardent en même temps qu’elles ne me regardent pas. Ce qui trouble mon vieux fond de rébellion, car il n’a plus rien à se mettre sous la dent — que lui-même, sans doute. Hier soir, nous avons emprunté un nouveau chemin le long du Rhône, juste après le restaurant du Port (que je déconseille). Les arbres me connaissaient — nous connaissaient. C’est cette pensée qui s’est mise à tourner dans ma tête, et probablement dans le cœur. Une pensée peut-elle, à elle seule, produire un tel moment de grâce ? Je l’ignore. Et puis, pourquoi chercher à tout décortiquer. Je me fais à nouveau cette réflexion — moi qui passe mon temps à tout démonter pour en voir les mécanismes internes, et qui, ensuite, peine à les remonter en bon état. Il y avait un banc, et naturellement, au retour de la promenade, nous nous sommes assis. Nous ne parlions pas. Nous étions là, à contempler ce plan d’eau plus ou moins artificiel. S. a juste dit : « Il y a du courant. » Et j’ai pensé que oui, le temps avait passé comme un songe. Et maintenant, nous sommes là, sans doute totalement des inconnus. Nous sommes assis sur ce banc, et nous allons revenir à la maison. Il sera 19h30, ou à peu de chose près. J’irai donner à manger à la chatte, S. ira prendre sa douche. Est-ce que nous saurons un jour qui est vraiment l’un, qui est vraiment l’autre ? Aucune certitude. Et c’est justement ce manque de certitude, tout à coup, qui me semble être l’unique responsable de ce sentiment bizarre d’apaisement. Cette légèreté de l’air.|couper{180}
Carnets | août 2025
02 août 2025
La prison était parfaite, on n’en voyait pas les murs. Cependant, le mot prison revenait : quelqu’un ou quelque chose étouffait à l’intérieur de murs invisibles. Ce manque d’air, cette oppression, cet accablement n’étaient-ils pas les meilleurs indices d’un enfermement que l’on découvrait peu à peu ? En apparence, tout semblait en ordre. Les rideaux de fer s’ouvraient à l’aube et se refermaient le soir. La pluie, qui tombait drue, donnait une véritable sensation d’être mouillée. Le soleil, en revanche, dispensait une lumière plus froide. Bien qu’on parvienne à l’étouffement lors des nombreuses canicules qui se succédaient, la chaleur contenait quelque chose d’impitoyablement glacé. Trouve ta prison. Plisse les yeux. Patience. F. dit que j’expérimente. Il parle de technique. On se rejoint sur la technique. Sur les outils. Ensuite, ce que chacun écrit avec ces outils a-t-il de l’importance ? Je veux parler du contenu. F. a sans doute viré l’idée de contenu depuis longtemps. De mon côté, impression d’être sur une paroi rocheuse. Je grimpe à mains nues. Je sais qu’en haut il n’y aura plus vraiment d’intérêt pour le contenu. J’aurai certainement une vision d’ensemble. Je verrai, en un seul regard, tous les outils se déployer comme des chaînes de montagnes, avec leurs vallées intermédiaires, leurs plaines, leurs fleuves. Ce que j'écris contient encore trop de contenu. La prison est probablement l'idée de contenu. Ce qui est contenu ne doit plus l'être. Il faut que je demande à S de me donner une claque dans le dos pour changer mon point d'assemblage avec l'idée de contenu. Hors contenu qui a t-il. N'est-il pas erroné de se poser la question alors qu'on est enfermé dans la prison du contenu. Hors contenu y a t'il des questions. La question existe-t-elle en dehors de tout contenu. J'ai écrit hors lieu. Je sentais qu'il fallait un espace différent. J'avais cette intuition qu'il y avait une possibilité d'extérieur. Cependant encore une fois le divertissement l'aveuglait sur l'essentiel. Je cherchais vaguement un extérieur, ce qui me dispensait de songer à l'intérieur. Est-ce que Sei Shônagon n’aurait pas un rapport avec ce que j’écris ce jour ? Est-ce que Notes de chevet serait le lien ? Est-ce que l’on peut encore croire au hasard — que la proposition 11 = 2, comme dialogue, évoque exactement ce genre de mouvement interne ? Est-ce que le temps existe vraiment, tant qu’on reste dans l’illusion du contenu ? Et si l’on sortait du contenu… sortirait-on du temps ? Tant que je me pose ces questions, je sais que je suis encore en prison. Lectures : Signal/Bruit de P.C, reçu par mail. Écho à un autre email de T.C concernant le cancer. Voir aussi D.C, et M., qui va se faire opérer le 6 d’une tumeur à l’amygdale. Pourquoi est-ce que je relève ces détails, que je les rumine parfois durant des jours. Pourquoi je ne m’intéresse pas à des choses plus “joyeuses” ? Trouvé un livre dans la boîte à livres de Molly Sabata : Hymne de Lydie Salvayre. Lu la première page. L’utilisation de “on dit que” m’a sauté aux yeux — c’est probablement la raison pour laquelle je l’ai emporté. écrire est l'outil même|couper{180}
Carnets | août 2025
01 août 2025
Août déjà, voici maintenant trois semaines que nous sommes en connexion partagée à la maison suite à une panne de fibre. Hier, nous sommes allés chez Orange pour essayer de changer d’opérateur. Mais Isère Fibre, la société qui s’occupe de l’installation des câbles optiques, interdit de nouvelles commercialisations à tous les opérateurs dans notre quartier. La raison est principalement une sous-évaluation, par la communauté de communes, des besoins de sa population. Lorsque nous avons été branchés, il y avait encore de la place ; maintenant, la demande dépasse l’offre. Ce qui fait que nous n’avons aucune visibilité sur un retour à la normale. J’ai essayé de contacter Isère Fibre, mais en vain. Ensuite, on peut se demander comment nous vivions avant d’être autant asservis à cette connexion, qu’elle soit dispensée par un câble ADSL ou par la fibre optique. Je crois que je m’en fichais pas mal avant. Ce qui me donne l’envie de revenir en arrière, de me dire bof, ce n’est tout de même pas un malheur, sois raisonnable. Le problème est que l’asservissement ne passe absolument pas par la raison, ça se saurait. Il y a des comportements compulsifs qu’on voudrait bien retenir. Comme d’aller se planter devant la box voir si, des fois… mais non, toujours bloquée à 4, en boucle. Est-ce que tu débrancherais ? Ce serait un acte plutôt sain. Ben non. Tu attends Godot, mon petit vieux. Depuis lors, j’ai décidé de ne plus m’énerver mais d’appeler régulièrement le service client de Free. Je chronomètre la durée de mes appels pour essayer de battre mon record précédent. Histoire de mobiliser l’interlocuteur le plus longtemps possible. Je demande si tout a bien été scrupuleusement enregistré. Oui ? Tant mieux. N’hésitez pas à le faire écouter, surtout, et même à Xavier Niel. Du coup, nous avons repris le rythme de nos promenades en bord de Rhône. Le pont de Serrières a été coupé après celui de Condrieu. L’effet que ça produit, c’est d’être sur une île. Une île d’où l’on pourrait partir quand bon nous semble par la RN7. Déconseillé en ce début d’août. Du coup, j’ai codé encore une partie de la matinée. Puis, en voulant vider un cache, j’ai commencé à avoir des messages bizarres, et ensuite, impossible d’enregistrer dans la base un simple logo d’article. Et puis, encore un peu plus tard, j’ai voulu écrire un article test et j’ai reçu un nouveau message comme quoi ce n’était pas possible. Bref. La base de données rend son tablier. Ce qui fait froid dans le dos puisque c’est un clone de la base distante. Du coup, il va falloir que je supprime toutes les tables, que j’installe un énième SPIP pour que celui-ci me recrée une base saine, et que je réimporte mes données dans les nouvelles tables en évitant les tables problématiques comme spip_plugins, spip_meta notamment, car je crois que c’est d’elles que viennent les difficultés. À voir aussi la table spip_documents, car j’ai relevé des anomalies d’auto-incrémentation d’identifiant. Bref, du pain sur la planche encore. C’est agaçant, car j’avais presque finalisé tous les templates de la nouvelle version du site. Il ne me restait que quelques aside à améliorer. En arrivant à la hauteur de Molly Sabata, à Sablons, nous avons entendu des chants, de la musique portée par l’eau, à cet endroit où le fleuve est très large juste avant le barrage. C’est une communauté chinoise qui vient régulièrement sur un terre-plein de l’autre côté du Rhône. Nous les croisons souvent en allant nous promener de l’autre côté, au bord des champs de vigne. Ces chants chinois apportaient quelque chose de très apaisant à l’atmosphère déjà très calme du paysage au crépuscule. Je m'imaginais la nostalgie de ces gens quant à leur pays. D'ailleurs je dis chinois mais je n'en sais rien. Peut-être sont ils vietnammiens. Chinois utilisé ainsi est péjoratif. S a discuté avec un vieil homme qui s’occupait de ses rosiers. Il lui a raconté que, dans les vignes, c’était la coutume de planter des rosiers près des ceps afin que les insectes aillent sur eux plutôt que sur les vignes. À vérifier.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
29 juillet 2025
Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
28 juillet 2025
Peu à peu, il s’enfonce dans ce que l’on peut nommer une certaine morbidité. Les nuits sont agitées. Malgré l’appareil respiratoire, elles restent morcelées, agitées, ces nuits. Et surtout, il n’en loupe pas une pour prendre à partie le ou la première qui entre dans sa périphérie. -- Vous avez vu ce scandale ? Ce mensonge ? Mais c’est l’apothéose, l’apocalypse, ne le voyez-vous pas ? Le technicien Free, cette fois, ne sait pas. Il a fait trois fois le tour du pâté de maisons, soulevé une plaque de bronze dans la rue, sorti de l’eau des paquets de câbles. Puis il a tout refermé en secouant la tête. Il ne sait pas. Il le dit, le répète. Puis, soudain, il te demande où est le n° 3 de la rue. C’est l’épicerie turque, fermée depuis des mois. Le problème est sûrement là. Même si tout fonctionnait encore il y a deux semaines. Bref. Nous restons encore en connexion partagée quelques jours. On a l’habitude. Tellement qu’on se demande pourquoi on garderait cet abonnement fibre, au bout du compte. Ce qu’il y a de rigolo, quand vous prenez à partie les gens, c’est que chacun va parler pour son propre parti. Ainsi, la pharmacienne me fait-elle signer une pétition pour les pharmacies. -- Les petites pharmacies sont en train d’être dévastées, vous savez. Et tout ça pour maintenir le niveau de vie de nos députés à presque 8000 euros par mois. Les pauvres. Eux, ils n’ont pas, eux, de pétition qu’on pourrait aussi signer en passant. Après tout. Bref, tout ça crée une ambiance… Comment dit-on déjà ? Délétère ? Nuisible, donc, qui vient du grec. On peut trouver aussi des synonymes comme étouffante, négative, pesante. Ensuite, tout ça ne vient sans doute que de moi, me dis-je soudain. Ce sur quoi ma moitié renchérit, trop contente : -- De toute façon, tout vient de toi. Il n’y a pas à tortiller. Mais quelle vie, se dit-il en se frappant le front, sans que le moindre eurêka ne sorte de sa bouche. Calme-toi. Le recours au mot d’ordre comme le recours au rituel. Comme si l’espoir qu’il puisse encore résider un espoir dans ces recours convoquait quoi, dans le fond ? Le collectif ? Un sentiment d’appartenance à un collectif ? Presque aussitôt, une bouffée de désespérance face à l’espérance. Toujours ces étranges phénomènes binaires qui t’assaillent. Tu n’en veux pas, mais ils te collent aux basques. Cela fait partie du "c’est plus fort que toi". Merde. Qu’attends-tu du collectif encore ? Tu dois bien en attendre quelque chose, encore, pour t’enfoncer systématiquement dans cette image en noir et blanc. Les autres et moi, moi et les autres. Tu peux aussi botter en touche. Tu en as parfaitement le droit. Te dire que tu t’en fous. Ce qui, en général, ne résout rien mais crée une sorte de "temps mort". Quarante ans de temps morts. C’est presque une vie entière. Merde. Est-ce que le fait de dire simplement que tu n’en attends rien te dédouane véritablement ? Il y a une sorte de politesse glacée qui existe pour marquer le fait que tu es bel et bien là, mais pas collé à tous. Pas du tout collé. C’est-à-dire que tu adhères poliment à un certain nombre de règles de bienséance. Sauf quand tu n’y adhères plus. Quand ces règles te paraissent si débiles — surtout la violence qu’elles recouvrent en général — qu’elles te font péter un plomb. À cet instant, plus rien ne peut sortir de ta bouche. Tu restes résolument muet. Comme tétanisé par l’absurdité ou l’injustice. Et si l’injustice est citée, c’est parce que tu trouves véritablement injuste que l’on te prenne pour un imbécile à ce point. Tu veux bien passer pour un imbécile, pas de problème pour ça. Mais en être un véritablement, non. Ça, c’est injuste. Observation en passant. J’ai reçu environ une douzaine de commentaires pour l’atelier Rectoverso. Auxquels j’ai répondu par mail, en m’appliquant à lire les textes de chacun et même en y faisant référence. Une seule personne m’a répondu par mail en retour. Ce qui conforte mon intuition première : que ces commentaires qui s’échangent ne sont que de l’esbroufe, du paraître, et pas grand-chose d’autre. Je prends un malin plaisir à régresser ainsi, parfois. J’observe que le commentaire est un bon déclencheur pour régresser rapidement. Ensuite, est-ce que je m’intéresse à la façon dont je suis perçu par ce collectif ? Non, je m’en fiche. Évidemment que je m’en fiche. Le décalage est tellement énorme entre ces textes qu’on se partage et ces commentaires, souvent ridicules, que je m’étonne que nul n’en parle jamais. Cela me rappelle mon père. Tiens. Des trempes magistrales, puis quelques minutes plus tard le fameux "c’était pour rire", "viens me faire un câlin"… Ce modèle de double bind appliqué aux ateliers d’écriture. Mais je suis peut-être véritablement cinglé. La plupart des gens sont à des années-lumière de mes raisonnements. Il ne faut pas oublier ça aussi. Mais quand même, si on écrit et qu’on ignore ça… merde.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
25 juillet 2025
Pas possible d’écrire durant ces trois derniers jours. D’une part parce que j’étais en déplacement, d’autre part même lorsque j’obtiens, en jouant des coudes, un peu de solitude, la teneur de la proposition d’écriture, qui s’appuie sur Enfance de Nathalie Sarraute, me paralyse. Je ne cherche pas à brusquer les choses. Patienter plutôt. Tenter de remonter à l’origine du malaise. Le silence. Nous sommes beaucoup moins volubiles que les années précédentes. Comme une lassitude. Nous sommes capables désormais de partager un repas à quatre sans pratiquement dire un mot. Ce qui m’effrayait beaucoup les années précédentes, ce silence, ne me fait plus rien. Je crois même être parmi les premiers à me jeter dedans. S’il fallait conserver en mémoire deux spectacles de ces trois jours passés en Avignon, je placerais Pour un oui pour un non en tête de liste, puis Enfance de Nathalie Sarraute. Pour le reste, plutôt que d’en dire du mal, je préfère me taire. Nous sommes rentrés hier dans l’après-midi. Il fait frais. Ciel couvert. C’est pareil ce matin. Allongé dans le lit, j’ai même eu froid au petit matin. Des sensations d’automne ont pénétré dans la chambre. Des sensations d’automne associées à l’enfance, sur lesquelles on serait bien en peine de poser des mots. Le seul, surnageant à peu près net quand tous les autres se réfugient à présent dans le flou : inéluctable. Enfin, après avoir tourné toute cette masse confuse, j’ai rallumé l’ordinateur. Je me suis assis et j’ai pu écrire ma proposition 08. C’est venu d’une façon tellement bizarre que j’ai bien le sentiment que ce soit juste. En tout cas pour moi.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
22 juillet 2025
Arrivés près de la gare. Rue de la République, la bible, les pass. Repas rue des Teinturiers. Formule à 18. Flâné un peu. Cherché un square. Attendre. Pas avant 17 heures pour entrer dans les lieux. Montfavet. Rase campagne. Petit chemin défoncé, encore inondé. Maison vaste, propre, tranquille. Le propriétaire parle beaucoup. Accent supportable. S. et J. aux courses. Spectacle choisi : L’ouverture des Hostilités. Quatre places. 56 euros avec les cartes. D. paie. Parking des Italiens. Bondé. Marche. Théâtre des Doms, bas des escaliers. Salle pleine. Jeunes. Belges. Pas dormi. Assez admiratif. Envie de me laisser emporter par la transe collective, presque, séance de Gospel. Mais non. Tenu bon. Retour tard. Pas faim. Salade tomates, pâtes. Couché 1h30. Machine, casque, sommeil direct. matin, Montfavet, frais à froid. Petit vent. Égouttement de la rosée. Croassements. Coq enroué. Colombes. Moineaux.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
21 juillet 2025
voix d'os Souffle dans un tibia. Suis l’intention d’origine. Va plus loin. Attrape l’os, brise-le. Vois s’il reste un peu de moelle. Quelle est l’espérance de vie de la moelle dans l’os ? Bonne question. Mais pense : plus de soixante-cinq ans ont passé. La moelle s’est durcie, desséchée, recroquevillée. Ce n’est plus que poussière. Un fantôme de moelle. Et même une fois la comédie traversée, au-delà du vrai, il faut encore descendre. Sous la parole, sous le ridicule, sous l’inertie, sous la mort. S’il te reste un peu de force dans les doigts, dans les poignets, utilise-la pour briser les os encore intacts. Hume la moelle. Goûte-la si tu veux. Cendre ? Ou bien une étincelle, vaine ? Prends ce risque. Ouvre l’œil. Sans comédie. Même si ça en devient une. Ça l’est toujours, pour ceux de dehors. Et dehors, ce n’est que ça : la comédie. Un pansement sur une jambe de bois. Personne n’est dupe. On sent bien. C’est le naufrage collectif dans le ridicule. Tu crois t’en sortir. Plus tu t’agites, plus tu es risible. Pauvre chose. Regarde-toi. Tu te débats. Ne cligne pas. Ne bouge pas. Devient inerte. Tu crois savoir ce que c’est ? Tu n’as encore rien vu. Tant que tu n’es pas un tas d’os brisés, tu n’as rien vu. Il faudra être prêt à tuer encore, encore. Combien de bains de sang ? De nausées ? Pourquoi ? Que veux-tu résoudre ? Le savoir ? La gloire ? Non. Trouve une pierre. Assieds-toi. Attends. Essaie le minéral. Pas de jeu de mots, je t’en prie. Ça ne compte plus. Les jeux, les blagues, les calembours : finis. Il ne reste que ça : le corps, la pierre, l’attente. Et quand tu y seras, dans ce futur rêvé depuis des décennies, tu seras déçu. À cause de tous tes espoirs. Des espoirs comme des girls, distractions bourgeoises pour tromper l’ennui de ton ventre. L’Amérique, le Nouveau Monde : toujours cette idée sale de découverte. De ne pas supporter la virginité. De tout vouloir déflorer. Ignorance insupportable, mystère misérable. Tu flottes dans le vide, entouré de graines muettes. Chaque graine : un monde que tu n’atteindras jamais. Ton temps s’épuise. Il s’achève. Il est fini. Il faut encore tuer cette tendance-là : la psychologie. Tu l’as encore plein la bouche. Crache-la. Vomis-la. Sors toute ta psychologie de bazar. Entre dans l’idiotie. Danse avec elle. Baise-la. Meurs en elle. Laisse-la t’emporter. Te dissoudre. Entièrement. Idiot. Le réel nu, comme un corps, de chair, de sang, d’os. Désir incarné. Tangible. Non réconfortant, mais violent. Répugnant. Vomitif. Hors de toi. Fusion. Totalité. Juste une fois : pousse un cri de bête. Laisse-le sortir. Qu’il envahisse l’espace. Que le son se rue vers la limite, l’enclos, le mur. Regarde ce qui se passe là, au pied du mur. La trompette n’est pas ce qu’on croit. Ni Jéricho. Ni ce qu’elle contient. Peut-être rien, qu’un vide cerné de murs. Souffle dans un tibia. Ne joue pas du clairon. Va vers la flûte, le fifre. Deviens bois mort, déjà silex avant même d’avoir été tourbe. Souffle dans le creux, dans le vide. Remplis-le de ton propre vide. blow into a tibia Blow into a tibia Track the original intention. You’ll still have to go further. Grab the bone. Break it. See if any marrow’s left. What’s the life expectancy of marrow inside bone ? Good question. But think : it’s been over 65 years. The marrow has hardened, dried, curled inward. It’s powder now. Marrow dust. A ghost of marrow. And even once the comedy’s been crossed, even beyond truth, you still have to go down. Beneath speech. Beneath ridicule. Beneath inertia. Beneath death itself. If there’s still any strength left in your fingers, in your wrists, use it to shatter the bones still intact. Sniff the marrow. Taste it if you must. Is it all ash, really ? Or is there still some vain flicker left ? Risk that risk. Open your eye. Without comedy. Even if it becomes one. It always is one—for anyone on the outside. And the outside is nothing but comedy. Comedy, that bandage on a wooden leg. Nobody’s really fooled. We feel it clearly. Collective shipwreck in ridicule. You think you’ll make it out. The harder you try, the more ridiculous you get. Poor thing. Look at yourself. You’re flailing. Don’t even blink. Don’t move. Go inert. You know inertia. Or you think you do. Wait. You haven’t seen anything yet. Until you’re a pile of broken bones, you haven’t seen anything. You’ll have to be ready to kill again and again. How many more bloodbaths ? How many more nauseas ? What for, exactly—what is it you think you’re solving ? Knowledge ? Glory ? Of course not. Find a stone. Sit on it. Wait. Try the mineral. No wordplay, I beg you. I know, it was tempting. But it doesn’t matter. It doesn’t do anything anymore. Wordplay, jokes, grubby spoonerisms—over, finished. Nothing left. Just that : the body, the stone, the waiting. And once you’re there, in that future you’ve dreamed of for decades, you’ll be disappointed. Because of all the hopes you entertained. Hopes like showgirls. Bourgeois pastime to smother the boredom of lugging around your fat belly. America, the New World. Always that filthy idea of discovering something else. Of finding virginity unbearable. Of deflowering everything that moves. Intolerable ignorance, miserable mystery. You float in the void, surrounded by mute seeds, and you know each is a world you’ll never reach, because your time is running out, your time is ending, your time is done. You still have to kill off that tendency. Psychology. Your mouth’s still full of it. Spit it. Vomit it. Heave out all your dime-store psychology. Enter idiocy. Dance with idiocy. Fuck idiocy. Come, die in it. Let it take you. Let it unmake you. Entirely. Idiot. The real, naked, like a body of flesh and blood and bone, incarnated desire, tangible, not comforting in the least but instead stunning, triggering disgust, vomiting, outside-yourself, union, totality. Just once—scream like an animal. Let it out. Let it flood the space. Let the sound rush toward the boundary, the fence, the wall. See what happens, there, at the foot of the wall. The trumpet isn’t always what you think. Nor Jericho. Nor whatever Jericho contains. Maybe there’s nothing in Jericho but emptiness surrounded by walls. Blow into a tibia. Don’t play the bugle. Lean toward the flute, the fife. Become dead wood, truly dead, already flint before ever having been peat. Blow into that hollow, that void. Fill it with your own emptiness.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
20 juillet 2025
Je ne supporte pas l’attention. La sollicitation est une torture. Je veux disparaître. Pas qu’on me voie fuir. Juste ne plus être là. Je l’ai tant cherchée, l’ai quémandée, suppliée. Le dégoût est arrivé d’un seul coup. Tout me revient. La fatigue. Tension, gouffre, rien pour s'accrocher. C’est enfantin. Nommer ne sauve pas. Pas de salut. Pas d’explication. Pas d’adieu. C’est perdu. Mais ce matin tu réponds par mail. Tu prends le temps. Tu déroules la liste des auteurs. Tu lis. Pas tous. Tu cherches quelque chose à dire. Pas une formule. Tu termines. Tu envoies. Ce ne sera pas visible. C’est ce que tu veux. Tu estimes en avoir déjà trop montré. Il faudrait que je me calme. Je pars avec ça à la station de lavage. Cinq minutes passent. Puis elle s’énerve. Des mots sortent. Je ne réponds pas. Je dis : à tout à l’heure, quand tu seras calmée. Je sors. Je ne la vois plus. Je m’assois sur un muret, devant l’EHPAD. Un insecte surgit. Un éclat sur son dos attire l’œil. Il file en zigzag. Un mètre cinquante entre lui et la route. Si moi je devais faire ça à son échelle, ce serait un kilomètre. À ce rythme, phénoménal. Relativiser aide. Le vent se lève. Les drapeaux claquent. Des voitures passent. Je pense que je dois avoir l’air bizarre, assis là. Je pense ce qu’ils peuvent penser. Moi, je ne sais pas quoi en penser. Je relis ce passage de C.D. deux fois. Malaise. Je peux être celui qui ne se rend pas compte. Malgré tout ce que j’accumule, je ne vois pas ce que ça produit sur l’autre. Il faut que je me calme. Si je pense à ça, je n’y arriverai pas. L’avant du véhicule apparaît. Elle a dû me voir. Elle roule au pas, s’arrête quelques mètres avant. Puis repart. Alors tu es calmée, je dis. Elle rigole : tu montes, on va faire le plein. On achètera aussi des pommes de terre, plus tard, à Super U. Et des tomates grappes. Et une baguette déjà un peu molle. Elle sortira de son porte-monnaie un ticket de réduction. Un euro vingt-neuf en plus sur la cagnotte. Lire les autres. C’est là qu’il faut mobiliser quelque chose. Une attention, au sens fort. Mais en as-tu encore. Le constat est implacable. Il faut se lobotomiser pour entrer dans le bain. Faire comme si c’était un autre toi, encore capable de lire sans réflexivité, sans jugement, sans l’intolérable qui te talonne. Épuisant. Comme courir autour d’un stade. Encore un tour, dit le moniteur. Toi, tu ne sais même plus ce que tu fous là. Et sitôt que cette incongruité devient palpable, c’est fini. Tu t’arrêtes. Tu te replies. Tu te refermes. Tu rumines. Tu penses qu’une bête est sur ton ventre, en train de te dévorer la cervelle. Manger ce qu’il reste de ton attention. De ton cœur. Une façon d’espérer, peut-être, que tu possèdes encore un cœur. N’espère pas. Essaie seulement de faire le calme. D’être calme. I can't stand attention. Solicitation is torture. I want to disappear. Not to be seen running away. Just not be there. I looked for it so much, begged for it, pleaded. Disgust came all at once. Everything comes back. Fatigue. Tension, void, nothing to hold on to. It's childish. Naming doesn't save. No greeting. No explanation. No goodbye. It's lost. But this morning you reply by email. You take the time. You scroll through the list of authors. You read. Not all. You try to find something to say. Not a formula. You finish. You send. It won’t be visible. That’s what you want. You think you’ve already shown too much. I need to calm down. I take this with me to the car wash. Five minutes pass. Then she gets angry. Words come out. I don’t answer. I say : see you later, when you’ve calmed down. I leave. I don’t see her. I sit on a low wall in front of the nursing home. An insect appears. A glint on its back catches my eye. It runs in a zigzag. About five feet from the road to where I sit. If I had to cover that distance at its scale, maybe a kilometer. At that speed, phenomenal. Perspective helps. The wind picks up. The flags with the car wash emblem flap. Cars go by. I think I must look strange, sitting there. I think what they might think. But I don’t really know what to think. I reread that passage from C.D. twice. Unease. I could be the one who doesn’t realize. Despite all I pile up, I don’t see what it does to the other. I need to calm down. If I think about that, I won’t make it. The front of the vehicle appears. She must’ve seen me. She rolls slowly, stops a few meters ahead. Then drives on. So you’re calm now, I say. She laughs : get in, we’re going to fill the tank. Later we’ll buy potatoes at Super U. And vine tomatoes. And a baguette, already a bit soft. She’ll take out a coupon from her purse. One euro twenty-nine more on the loyalty card. Reading others. That’s where you need to summon something. Attention, in the full sense. But do you still have any. The fact is clear. You have to lobotomize yourself to enter the flow. Pretend it’s another you, still able to read without reflexivity, without judgment, without the unbearable always close behind. Exhausting. Like running laps. One more round, says the coach. But you no longer know why you’re there. And the moment that absurdity becomes tangible, it’s over. You stop. You withdraw. You shut down. You brood. You think some beast is on your belly, eating your brain. Feeding on what’s left of your attention. Of your heart. Maybe a way to hope you still have a heart. Don’t hope. Just try to be calm.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Débordement
La colère déborde . Ce qu’elle fait dire est inimaginable. La contrôler nécessiste quelque chose dont je ne dispose plus. J’ai perdu tout recul, tout discernement. En débordant la hargne m’entraîne dans son courant. J’en prends conscience, je me débats, je barbote lamentablement. Bouchon, pauvre petit bouchon. Est-ce que l’on va te plaindre, certainement pas. tout est encore de ta faute. Mais oui. Mais bien sûr que ça t’incombe. Rappelle-toi ça. Le mot comme une tombe. Sinon tu as aussi la possibilité comme beaucoup de te fourrer la tête dans le sable. N’a pas su n’a pas souffert. Après tout. Pourquoi pas. Essayons. Admettons. Tu tiens pas plus de vingt secondes. La bouche pleine de terre. Tu craches, tu dégueules, et hop ça repart forcément, tellement c’est intenable. Et le pire dans tout ça c’est que les gens tout autour eux continuent à avoir la tête dans le sable. Tu ne vois que leur plumet, leur croupion qui s’agite lascif à l’apéro. Oui, peut-être, tu es sûr, il fait chaud pour parler de tout ça. Quand je dis que ça ne va pas ce n’est vraiment pas de la blague. Cette nuit j’ai dormi sept heures. Incroyable. Impression désagréable. Celle de rentrer dans le rang. Alors c’était bien la peine de résister tant que ça pour en arriver là Oui mais si je prends ma tension je ne suis qu’à 10.9 comment expliquer ça. La chaleur. La lassitude. Les médocs. La difficulté insupportable de supporter tout ce qu’il y a à supporter. En attendant Annie Saumont. C’est marrant comme idée. En attendant de trouver ma voix je voulais dire et je pensais à Annie Saumont en même temps. ça se sera télescopé sans doute en raison du mot considération qui vient s’ajouter à la masse critique. Ce qui signifie que ce n’est pas encore ça mon petit vieux. tu cherches encore trop à rentrer dans une foutue case. Tu lis Annie Saumont et ce putain d’enfoiré de dibbouk te susurre à l’oreille tu vis dans une simulation géante mon p’tit gars, Annie Saumont n’est qu’une partie de toi que tu as laissé filer en raison de ton ignorance crasse. Tu sens qu’elle est de ta famille et ça t’embête toi qui ne cesse de te revendiquer orphelin Il y avait longtemps que tu ne m’avais pas brandi moi la tête de turc la voix remonte comme un remugle. vieille voix chevrotante. vieux con. La voilà sans doute ma vraie voix. Elle me rappelle quelque chose mais quoi. Je cherche. Je ne trouve pas. En fait je ne veux pas trouver, je ne veux pas le savoir. Il y a tant de façons de se fourrer la tête dans le sable English version — “Head in the Sand” Anger is spilling over. What it makes me say is unimaginable. Controlling it would require something I no longer have. I’ve lost all sense of distance, all judgment. Once it overflows, the rage pulls me along with it. I’m aware of it, I try to fight back, but I just flounder like an idiot. A cork, a pathetic little cork. Do you think anyone’s going to pity you ? Of course not. It’s all your fault. Again. As always. Yes, of course it’s your responsibility. Remember that. The word like a gravestone. Otherwise, you can always do like everyone else : shove your head in the sand. Didn’t know, didn’t suffer. Why not ? Let’s try. Let’s suppose. You last twenty seconds. Mouth full of dirt. You gag, you spit, you retch, and of course it all starts again. It’s unbearable. And the worst part is that people around you still have their heads firmly buried in the sand. All you see is their tail feathers wiggling at cocktail hour. Yeah, maybe it’s just too hot to talk about all this. When I say I’m not okay, I’m really not joking. Last night I slept seven hours. Incredible. Unpleasant. Felt like I’d fallen into line. So that’s what all this resistance was for ? Just to end up here ? But when I check my blood pressure — barely 109. That’s low. Why ? The heat ? The fatigue ? The meds ? Or just that — the unbearable strain of having to bear what has to be borne. Nothing else adds up. Just that weight, again and again. Meanwhile : Lucia Berlin. Funny thought. While waiting to find my own voice, I thought of her. It must have overlapped in my head with that damned word : “consideration.” Which basically means : you’re still not there yet, old man. You’re still trying to squeeze into a stupid box. You read Lucia Berlin and some bastard Dibbouk whispers in your ear : “You’re living in a giant simulation, buddy. Lucia Berlin is just a part of you you let slip away because of your own thick ignorance. You feel like she’s family, and it pisses you off. You, who never stop calling yourself an orphan.” It’s been a while since you pulled me out — your old scapegoat. The voice comes back like a stench. Old man voice. Maybe that’s the real one. It reminds you of something, but what ? You search. You don’t find. In truth, you don’t want to find. You don’t want to know. There are so many ways to bury your head in the sand.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Where Do They Come From, Who Are They
You see them, and already they’ve vanished. Figures, outlines really, glimpsed in the narrow channel of the street between the bypass and the main road. A “hello,” a “good evening,” barely whispered as they slip past. She, the woman, often comes out to smoke on the doorstep. Most times she stubs out her cigarette when she sees you heading towards the Schneider car park. That’s what you think. She sees you coming, fifty metres off, calculates, mutters oh no, not again, crushes the cigarette underfoot and disappears behind the plastic door. Soft click of PVC. Everyone around here has white PVC doors. Though it’s changing, bit by bit. More and more metal security doors now. Things creeping in. “Because insecurity’s rising,” says the man with the loud voice and the Alsatian, the one who’s friendly with the far-right MP — sorry, “National Rally,” though he still calls it the old name. He’s on long-term sick leave. Used to work at the chemical plant down the road. Now he lives on the ground floor, walks his dog, tells anyone who’ll listen that the area’s not what it used to be. When he sees you, he pounces. He knows everything : that you’re a painter, that you live here, that you’ve had exhibitions on this date or that. It’s uncanny. He doesn’t keep it to himself either — names fly when he talks. He knows everyone. First name terms. That’s the tactic, you think : get in good with everyone. Be seen, be loud, be useful. But my God, he shouts. You looked at his ear once, checking for a hearing aid. With the old models, they can’t hear themselves talk. They shout instead. The other day it was about the speed bump. “Needs doing,” he said, “been years.” He’s spoken to the MP. You call him “R-Hate” in your head — you shouldn’t. Almost every other neighbour votes for them. Maybe more than that. Maybe the whole street. Maybe not the one your wife calls “our neighbour” — they cross paths a lot. He does the flea markets too. Your wife had given him the name of her knee surgeon. His wife was due for surgery as well, was terrified. As it turned out, she stayed in hospital for nearly two months. “Didn’t go well,” he said. It wasn’t even a knee, in the end — it was her hip. Your wife felt guilty. But they had tea together and it settled. “It’s like over there,” she told you after. “They’ve made it like over there.” Over there meaning Algeria. One of their sons died last year, in a car crash. He was in his thirties. It happened there. You didn’t go. Your wife did. "It’s what you do, as neighbours." They held something here, a gathering, but the body was there. That’s where he was buried. You don’t go to things like that. Or very rarely. Your wife does. She’s more social. Still, you did offer your condolences, a few days later, crossing the car park. He was rummaging in his car. She stood by the gate. “Hello. My condolences,” you said. They thanked you. That was it. You had to get to work. Up near the white gate, a woman had said, “It’s close. L. can walk soon, almost by himself.” Not yet though — he’s only six, and cars speed down your street. Ten years you’ve waited for that damn speed bump. One week it’s the mother, the next it’s the father — they’re separated. L. has a little sister, E. They come on Saturdays. E. wants to stay and draw with L., but she’s too small. “She won’t last an hour, madam, believe me — I’ve tried.” They come, they go. You don’t keep in touch. For you, they’re clients. For them, you’re an activity. Something L. is signed up for. Also — “the husband’s white, the wife is Black, did you notice ?” your wife said. “Really ? You noticed that ?” you replied, noncommittal. Then she switched to the Turkish grocery. It was meant to be demolished — that’s what the council had planned. But they appealed, and won. Since mid-June, apparently. They’ve promised to do the renovations themselves. You sighed. You’d imagined a vacant lot in front of the house. But things take time. Mid-July now, and nothing’s changed. The shutters are still down. Barriers still in place. No one knows when it’ll start. Your wife asked the neighbours next door — the engineer, the cancer survivor. They live just next to you. The wife never goes out. Long white hair, sings beautifully. Sometimes you hear her through the kitchen wall. The engineer must be past eighty. You’ve spoken to him once, in ten years. Not that you didn’t try — you invite them every year to the party for your students. They never come. One morning, he told you about the 3D printer he ordered from China. In pieces. Spent days, nights, on internet forums figuring out how to assemble it. You nodded, showing you understood. Then he left — the pharmacy was closing soon. You don’t know who they are, or where they come from. They’re silhouettes, really. Actors in your own little stage play. Likely they’re nothing like the people you imagine them to be. Almost certainly they’re not who you say they are. But you need to call them something, need to say they’re silhouettes. That’s what you tell your wife. They’re entities you invent, day by day, so you don’t have to admit that you’re perhaps the only one left on this street, in this village, in this world — after it’s all disappeared. français|couper{180}