hors-lieu
Fragments ou récits écrits depuis un écart — social, politique, mental. Le “hors-lieu” désigne cet espace instable où le narrateur ne se reconnaît plus dans les appartenances habituelles (classe, parti, époque, style) mais ne se fixe nulle part ailleurs. Textes de flottement, de rupture douce, de désaffiliation latente. Ce mot-clé balise les moments où une voix, sans se prétendre marginale, glisse simplement hors du cadre.
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Carnets | août 2025
21 août 2025
Que ce soit pour la musique, la photographie, la peinture ou l’écriture, l’obstacle le plus pénible aura toujours été le jugement des plus proches. Celui qui me coûta le plus cher, puisque, au bout du compte, proche n’est plus rien d’autre qu’un simple adjectif indiquant une distance. Rien n’est plus distant, en mon esprit, que ces fameux « proches ». Ils m’ont imaginé musicien, peintre, écrivain, photographe. Ils n’ont pas supporté l’écart entre l’image qu’ils avaient de moi et celle qu’ils découvraient. Alors ils ont ri. Ce rire, je l’entends encore : toi, artiste ? J’aurais pu m’éviter l’énumération. Dire simplement artiste. Mais le mot est souillé. Chaque fois qu’il a claqué, il a blessé. Artiste : un crachat. Le trop fameux « bon sens », auquel nous essayons tous de nous accrocher dans le naufrage que provoque la confusion, n’est rien d’autre qu’un bâton merdeux. On s’y agrippe malgré tout. Et nos mains sentent la merde, pour reprendre Artaud. Entre ce vide et l’infini, il reste pourtant le signe. Fragile et imputrescible. Fragile comme une empreinte dans le sable. Imputrescible parce qu’il renaît, malgré tout, à chaque instant. ⸻ Puis, se raviser, se risquer dans l'auto-commentaire, l'auto-critique, l'exégèse négative : Ce texte hésite, et cette hésitation le tue. On y sent une blessure réelle — le rire des proches, le mot artiste transformé en crachat. Voilà le cœur, la matière brûlante. Mais immédiatement, au lieu d’appuyer, tu fuis, tu te réfugies dans un discours conceptuel : vide, infini, signe. De la douleur, tu passes à la métaphysique de poche. Résultat : le lecteur se lasse. Tu te lasses en te relisant. Le mélange de registres n’est pas une richesse, c’est une fuite. Le cru d’Artaud et du « bâton merdeux » voisinant avec la méditation sur l’imputrescible, c’est comme mettre du vinaigre dans du vin déjà aigre : ça pique la langue sans nourrir. Les phrases sont trop longues, alourdies de reprises, de justifications. Le texte ne tranche pas. Il veut être Beckett et Blanchot en même temps, mais il n’a ni la sécheresse du premier, ni la rigueur du second. Bref : une matière forte, mais noyée. L’auteur avait une lame dans la main. Il a préféré y coller un gant de velours. ⸻ ou si, au contraire tu te lançais dans l'exégèse empathique, compréhensive, voire affable : Ce texte vit de son hésitation, et c’est ce que d’autres lui reprochent. Mais c’est cette tension — entre l’abstrait et le cru, entre la pensée et la blessure — qui en fait sa vérité. Le rire des proches, le mot artiste jeté comme un crachat : voilà la plaie. Mais aussitôt, le texte se détourne, tente d’élever la douleur en notion : vide, infini, signe. C’est cette oscillation qui dérange les esprits qui veulent du tranchant. Pourtant, n’est-ce pas ainsi que fonctionne la souffrance ? Elle n’est jamais pure, jamais nue : elle se couvre de mots, elle cherche refuge dans l’abstraction, puis elle replonge dans le brut. ( ici tu pourrais parler de Louis Ferdinand Céline moins on souffre plus on étale ce peu cf le père dans Mort à Crédit) L’auteur ne choisit pas, et c’est son choix. Il ne tranche pas, parce que la blessure elle-même ne se laisse pas trancher. Il garde le mélange : la vulgarité d’Artaud et la fragilité de l’empreinte dans le sable. Cela crée un texte bancal, certes, mais c’est le bancal qui est juste ici. Bref : ce que l’on reproche comme faiblesse est précisément la force — l’impossibilité de stabiliser le ton, de figer la douleur dans un seul registre. Le texte reste en suspens, à vif, et c’est là qu’il touche. *Que faire de tout cela ensuite, on pourrait envisager une esthétique de l'hésitation. Le jugement des proches a toujours été l’obstacle. Proches : adjectif de distance. Rien n’est plus éloigné que ceux qui se disent proches. Ils m’ont ri au nez : toi, artiste ? Ce rire m’a frappé plus durement que leurs silences. Depuis, le mot est interdit. Chaque fois que je le touche, il me brûle. Artiste : crachat ancien, toujours frais. Alors je multiplie les détours. Musicien, peintre, écrivain, photographe — comme si l’énumération pouvait remplacer le mot maudit. Mais elle ne fait que l’exposer : une fuite qui se trahit elle-même. Et je retombe dans l’abstraction. Parler du signe, du vide, de l’infini : c’est ma manière de tenir à distance la blessure. Mais l’abstraction n’apaise rien. Elle ne fait que déplacer la douleur, la rendre plus froide. Puis je me rappelle Artaud. Le bon sens comme bâton merdeux, la main qui sent la merde après s’y être agrippée. C’est brutal, ça tâche. Et pourtant ça me soulage. Parce que cette crudité me ramène au réel, au corps, à l’odeur. Alors je reste entre les deux : le concept et l’insulte, l’empreinte fragile dans le sable et le rire moqueur qui la piétine. Cette hésitation, je ne la dépasse pas. Elle est ma forme.|couper{180}
Carnets | août 2025
20 août 2025
Si, comme les sciences le disent désormais, le temps n’existe pas, alors nous vivons notre misérable existence à l’intérieur d’une sorte de bande magnétique, ou numérique. Quelque chose d’aussi clos qu’un œuf. Rien de plus cassable que la coquille d’un œuf. Il y a peut-être une marge mince où ce qui se trouve à l’intérieur d’un œuf choisit d’en sortir. La naissance, si elle est aussi inéluctable que la mort, partage avec elle la même incertitude. On ne peut pas prévoir exactement l’heure de la naissance comme celle de notre mort. Même si l’on décide de se supprimer soi-même, un élément essentiel nous échappe toujours : non pas la notion du temps, mais sa réalité ontologique. Hier, dans l’autobus qui nous emportait vers Reus, mon regard fut soudain hypnotisé par les chiffres de la pendule au-dessus du conducteur. Une date, plutôt. Affichage genre réveil à cristaux liquides : « 19.8.2025 ». Et soudain, je fus projeté quelque part au début de la bande numérique. — Que serais-je en l’an 2000 ? m’étais-je alors demandé… Et de revoir la date du jour « 19.8.2025 », j’ai senti que mon temps était passé. J’aurais pu écrire : mon temps était venu, ç’eût été pareil. Je veux dire que ce que j’appelle « mon temps » ne signifie plus rien. Et désormais, il pouvait écrire « désormais ». Car « désormais » était un signal, comme une déclinaison de « il était une fois », et il pouvait le déclencher, à présent, lorsqu’il le désirerait. ⸻ Il existe probablement un yoga de l’écriture, comme il en existe un des corps. Dans le vaste réservoir des idées foutraques, ce serait une façon d’utiliser l’inconfort pour avancer. Privé ces derniers jours de la facilité d’écrire confortablement, si je puis dire, je reviens moi aussi à un autre moment de la bande magnétique : celui du stylo-bille, de la page quadrillée à petits carreaux. Et, d’une certaine manière, aux mêmes difficultés de naguère. ⸻ Cet attendrissement qui me cueillit hier soir, en relisant cette histoire du jeune Carter traversant les bois avec sa vieille clef rouillée ( Contrées du rêve, « The Silver Key », 1926 ), est-il lui aussi inscrit sur le support depuis l’origine ? Et si oui, pourquoi l’émotion n’est-elle pas venue à la toute première lecture ? Ou bien ai-je seulement eu l’impression d’avoir oublié cette émotion ? Et cette possibilité existe-t-elle vraiment : réinventer une émotion déjà éprouvée, puis perdue ?|couper{180}
Carnets | août 2025
19 août 2025
Tant que je n’y pensais pas, les habitudes installées, la contingence avec toute sa sinistre raison, m’empêchaient de voir l’absurdité dans laquelle nous vivions depuis des générations. Une camisole de règles, doublée de ces « bonnes raisons », et, pour combler toute défaillance, la voix monocorde des médias, nous maintenait captifs volontaires d’un système sur lequel l’étiquette « démocratie » avait été plaquée depuis la Révolution française. C’est ainsi que je me rendis, docile, à l’école, à l’église, puis au travail, pendant presque une vie entière. Et ce n’est qu’au soir de cette mécanique, lorsque la fatigue prit la place de l’élan, que je compris le piège. L’absurde n’était pas dans tel détail ou telle injustice isolée, mais dans l’ensemble lui-même : un enchaînement de gestes hérités, répétés sans qu’on sache plus au nom de quoi. On se réveille trop tard, au moment où il n’y a plus rien à défaire sinon le regard qu’on porte sur tout cela. Je m’aperçois alors que, dès que je me mêle d’écrire, le cauchemar fait aussitôt irruption. Car c’est un cauchemar éveillé, à n’en plus douter. La question ainsi posée, plus ou moins clairement, est de savoir comment vivre dans ce cauchemar sans donner l’impression, aux entités qui le peuplent, que l’on sait qu’elles ne sont que des entités peuplant ce cauchemar. Cela me ramène à cette belle notion de vide cerné par l’infini : le vide comme unique moyen de se préserver, en restant vide soi-même. Et puis au foie, naturellement, dont il faut prendre grand soin, puisqu’il demeure l’unique outil, le seul filtre tamisant, au sein de l’absurde — l’absurde réel comme l’absurde artificiel. L’absurde réel, je le connais : il est fait du temps qui passe, de la maladie, de la fatigue qui ronge, de la mort en embuscade, de ce silence du monde qui ne répond pas aux questions que nous posons. Cet absurde-là est brut, minéral, inévitable. Mais l’absurde artificiel est venu se greffer dessus. Fabriqué par les hommes, il s’est imposé avec ses lois, ses règles, ses discours. Ce sont les papiers qu’on remplit sans fin, les sermons répétés, les bulletins d’information débités à heure fixe, les mots d’ordre accolés à de vieilles institutions — démocratie, progrès, ordre — comme des étiquettes fanées recollées sur une marchandise avariée. Cet absurde-là, on aurait pu s’en passer, mais il nous est tombé dessus comme une seconde peau, une camisole redoublée. Ainsi je me trouve pris entre deux couches d’absurde : l’une irréductible, l’autre superflue, mais qui pèse plus lourd encore. Et le corps, ce pauvre corps, n’a pour filtre que le foie — à lui seul chargé de tamiser les poisons de l’un comme de l’autre. Je me rappelle que les anciens savaient déjà ce que nous refusons de voir. La médecine chinoise dit que le foie est l’organe du bois, qu’il règle la circulation de l’énergie et du sang, qu’il gouverne la colère et les yeux. S’il se bloque, tout se trouble, le regard comme la pensée. La médecine indienne, elle, affirme qu’il appartient au feu, à Pitta, et qu’il digère non seulement les aliments mais aussi les émotions et les souvenirs. Trop de feu, et la colère nous dévore ; pas assez, et c’est la lourdeur, la mélancolie, l’épuisement. Je me dis que, dans ce cauchemar qu’on appelle monde, peut-être n’avons-nous pour salut que cette usine silencieuse, cette chambre obscure en nous qui transforme le poison en quelque chose de vaguement vivable. On oublie aussi la rate. La médecine chinoise lui donne la tâche obscure de transformer et de distribuer : elle broie, elle cuisine, elle rend assimilable. Mais si elle faiblit, tout devient lourd, stagnant, englué dans la rumination. La pensée tourne alors en rond, préoccupée, obsédée de détails, incapable de se libérer. En Inde, on dit qu’elle entretient la qualité du sang, qu’elle est une gardienne silencieuse. Quand elle s’épuise, ce n’est pas la colère qui surgit, mais la tristesse, la mélancolie, la perte d’élan. Le foie filtre, la rate rumine. L’un explose, l’autre s’alourdit. Entre les deux, nous essayons de tenir debout, oscillant entre la colère et le souci, entre le feu qui dévore et la terre qui englue. Peut-être est-ce cela, au fond, vivre dans l’absurde : se laisser travailler par ces deux organes muets qui, dans l’ombre, digèrent à notre place ce que nous ne savons pas digérer. Comment garder le foie et la rate en état, ces deux gardiens silencieux qui tiennent ensemble la colère et la rumination ? Les vieux savaient : pour le foie, éviter les excès, laisser circuler l’air, marcher, respirer, ne pas s’empoisonner d’alcool ni de rancune. Pour la rate, chercher la chaleur et la simplicité : un repas chaud, régulier, peu de sucreries, peu de froid, peu de dispersion mentale. En somme, faire sobre. Laisser couler quand ça monte trop vite. Ne pas mâcher cent fois la même idée jusqu’à l’écœurement. Rester dans le rythme lent, digeste, presque banal. C’est ainsi qu’on prolonge l’équilibre : en préservant le filtre du foie et la cuisine de la rate. L’un tempère le feu, l’autre soutient la terre. Entre les deux, une mince chance de survivre à l’absurde.|couper{180}
Carnets | août 2025
18 août 2025
Écrire en voyage est plus compliqué cette année. L’iPad fatigue. Le clavier Bluetooth oublié. Les petites péripéties s’enchaînent et rendent l’écriture plus rébarbative qu’à l’ordinaire. Ici, à la Pinada, Vila Sica, la 4G est saturée. J’ai quand même noirci quelques pages, assez pour mener à terme la dernière proposition de l’atelier d’été. Comment écrire tout ce qui s’est passé depuis notre départ ? Rien qu’y penser m’embrouille. Un vieux complexe refait surface : l’école, mon parcours, mon indigence en géographie. Je sais m’orienter dans les villes. Mais distinguer est et ouest, nord et sud, impossible. Je ne me fie pas au soleil. J’ai besoin de repères plus concrets. Génération baby-boomers. Collection de complexes — surtout aux yeux de mon épouse. Ce n’a pas toujours été ainsi. Les intrépidités d’autrefois venaient moins d’une bravoure authentique que de l’ignorance du danger. Une inconscience qui n’envisage pas les conséquences. La machine qui module la pression, emportée pour me prémunir de l’apnée, entraîne des effets inattendus. Je dors plus de sept heures d’affilée. Ce qui ne m’était plus arrivé depuis l’adolescence. Mais ce temps de sommeil me laisse coupable. Contre ce sentiment, j’invente des stratégies. J’imagine une vie parallèle. J’y suis un autre. Pas un hasard si j’ai éprouvé le besoin de relire le cycle des Contrées du rêve de Lovecraft. Et toujours la même question : est-ce suffisant ? Ce doute qui revient. Pas suffisant. Mais dès que j’écris « suffisant », le mot bascule de l’autre côté, celui du fat, de l’arrogance. Entre les deux est probablement l'endroit du carnet.|couper{180}
Carnets | août 2025
14 août 2025
Au moment où il va dire ce qu’il pense, l’image du mime Marceau apparaît. Et il comprend que ce qu’il pense n’a aucune importance. Qu’il vaut mieux aller sur la face cachée de ce qu’on pense toujours penser. Cette colère, cet amour, cette même vieille chose. Parfois ces textes me deviennent hostiles, imbuvables. Je cherche des rubriques. Je n’en trouve aucune qui vaille la peine. C’est comme si être seul me renvoyait à la marge de la marge. Ainsi, d’un seul coup d’œil, je vois les extrêmes comme des mains en train d’applaudir la farce. Le centre ne m’attire pas non plus. Rien. Et dans trois siècles, il faut espérer que toute cette comédie soit achevée. Ne dis pas ce que tu penses, surtout ne le dis pas. Jean-Louis Barrault se superpose à l’image du mime Marceau. Le paradis n’est pas ce que l’on pense. Rare que les choses soient ce qu’on pense. Il est possible d’écourter. De ratiboiser. Au moment de parler, le mime Marceau prend la place. Ce que je pense n’a pas d’importance. Mieux vaut la face cachée de ce qu’on croit penser. Même boucle : colère, amour. Les textes deviennent hostiles. Je cherche des rubriques : rien. Marges des marges. Les extrêmes applaudissent la farce. Le centre, non plus : rien. Souhait pour dans trois siècles : fin de la comédie. Ne dis pas ce que tu penses. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner tout simplement. Dire non. Non merci. C’est souvent le premier mouvement de la valse hésitation. Je pense non mais ma bouche dit oui, machinalement. De toute façon, ce que je pense n’a aucune espèce d’importance. Mais tout de même cette bouche. Il décida de partir dans le Grand Nord… en quelle année déjà ? Il faut des dates, sinon on perd la notion du temps. Des rubriques, des dates. Nous voici bien partis. Équipés pour la journée. Et si tu décides de ne pas écrire plus que ça pour aujourd’hui, si tu décides de ne pas écrire durant toute une semaine, le seul à qui tu manquerais ne serait que toi, toujours toi. Recommence. Écoute le mot. Recommence. Dis-le tout haut. Recommence. Au moment de parler, l’image du mime Marceau me coupe la voix : ce que je pense n’a pas d’importance, mieux vaut longer la face cachée de ce qu’on croit penser — la vieille boucle, colère et amour confondus. Les textes se hérissent, m’éjectent. Je cherche des rubriques, rien. Marges des marges : d’ici, les extrêmes se répondent comme deux mains qui applaudissent la farce. Le centre ne m’attire pas non plus, rien. J’aimerais croire qu’en trois siècles la comédie sera close. Ne dis pas ce que tu penses, surtout ne le dis pas : fais signe. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner, dire non, non merci ; je pense non, la bouche dit oui, par habitude. On me parle de dates pour ne pas perdre le fil : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates : équipés pour la journée. Et si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, le seul à qui je manquerai, ce sera moi — toujours moi. Non, toujours pas. L’histoire de ma vie résumée en trois mots et une pause pour dissocier ce bruit. Parler, ou faire signe. Le mime prend la place et le centre n’est qu’un néant tiède. Je range, je décline, je diffère — et j’espère qu’un jour la comédie s’achèvera. Pas besoin de placer de rubrique. Les cimetières en sont remplis. Cénotaphes, épitaphes, toujours un taff de vouloir enterrer les choses. Tu allais dire « correctement ». Oui, en général, le correct ment — car on sait bien que rien ne l’est véritablement. « Véritable », aussi, je te l’accorde. Le jour où j’ai trimé deux mois pour me payer cette guitare. Ce serait autobiographique encore. Tu y tiens vraiment ? Imagine qu’on tombe, dans mille ans, sur ta fiche de paie d’un de ces deux mois. Ça nous ferait une belle jambe. En revanche, si tu t’extrais totalement de cette histoire, si tu te biffes, tu peux parler des magasins Grizot & Launay de L’Isle-Adam. Mettons dans les années 1975. Tu pourrais trouver de la documentation. Une histoire de vinaigre. Quelles étaient les marques dont tu te souviens encore ? Procter & Gamble ? Des produits qui rendent la vie un peu plus facile. Le mot « solfétique » remonte comme une acidité dans la bouche. Tu cherches de la doc mais grand-peine à en trouver. D’ailleurs tu ne sais même plus exactement ce que c’était. Était-ce l’outil pour placer le rouleau de scotch d’emballage, ou bien le pistolet pour créer les étiquettes de prix ? -- ChatGPT, tu sais, toi ? -- Oui : très probablement les étiqueteuses manuelles — pistolets à étiqueter, pinces à étiqueter — utilisés en GMS pour imprimer et poser de petites étiquettes. (Tailles courantes, molette(s) à chiffres, rouleau encreur, avance et pose en un geste. Exemples de marques : Monarch, Meto, Sato, Blitz.) Et bien voilà. Voilà exactement ce que l’on retiendra de Grizot & Launay. Dans mille ans, pas grand-chose de plus. Et tout sera déformé, comme tout de nos jours l’est déjà. C’est obligé. Au moment de parler, Marceau me coupe la voix : ce que je pense n’a pas d’importance, mieux vaut longer la face cachée de ce qu’on croit penser — vieille boucle colère-amour. Les textes se cabrent, m’éjectent ; je cherche des rubriques, rien. Depuis la marge de la marge, je vois les extrêmes se répondre comme deux mains qui applaudissent la farce. Le centre n’attire pas, rien. J’espère qu’en trois siècles la comédie sera close. « Ne dis pas ce que tu penses » : fais signe. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner, dire non, mais la bouche dit oui par habitude. On réclame des dates : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates ; nous voilà équipés pour la journée. Si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, je ne manquerai qu’à moi. Pas besoin de rubrique : les cimetières en débordent. Le correct ment. Alors je dévie : Grizot & Launay à L’Isle-Adam, années 1975, Procter & Gamble peut-être, et ce mot « solfétique » qui pique la langue — un pistolet à étiqueter ? Peu importe : c’est cela qu’on retiendra, et mal encore. Tout se déforme, forcément. Parler ou faire signe. Depuis la marge de la marge, les extrêmes applaudissent la farce et le centre n’est qu’un tiède néant. On classe, on date, on corrige — et tout se déforme quand même. Le collectif des adorateurs du rien. Celui qui fait tout pour exhumer des archives qui ne disent rien de rien. Il fut crée vers 2025, en France. S'inspire d'Alfred Jarry. A ne pas confondre avec une secte religieuse autrefois nommée Catholique. Eux pronaient que tout est dans tout et surtout tous pour un. Dans quoi je classe ça ? Rubrique "fourre tout " Nous sommes en 5000 après la Simca 1000. De l'eau a coulé sous les ponts. Il ne reste d'ailleurs qu'un mince filet d'eau dans la Seine. Malgré tout les efforts, les décrets, les avenants aux décrets, les dictatures, les années noires, celles des vaches enragées, celles de la farine d'insecte empoisonnée, celles du virus Gog du virus Magog, celles de la révolution des fleurs, celles du départ pour Mars, celles de la découverte du vaisseau fantôme, celles du retour à la terre, celles du revenu universel, celles où l'IA a failli nous détruire. Tu ne devrais pas lire ce genre d'ouvrage idiot , dépèche toi on a encore toutes ces antiquités à télécharger dans nos puces neuronales. Y et X sont dans le même collectif nommé "on garde tout on ne sait jamais". en SIGLE ça donne OGTONSJ et ça se prononce comme on peut. Le vieux livre " the Time Machine" est posé sur un coussin de velours rouge au centre d'une colonne de plexiglas. Tout autour le sable s'étend à l'infini. Un océan lent de dunes. De loin on peut apercevoir un point noir dans le ciel. Ce point noir grossit. C'est un engin volant. A l'intérieur des êtres humanoïdes. What the fuck !? dit une voix en se penchant pour voir le paysage au travers d'un hublot. Naissance d'un nouveau collectif en l'an 11200 après la chûte du Tyran Nosor. Les lecteurs de vieux papier. C'est en fait un jeu de rôle planétaire. Des vieux ouvrages ont été disséminés sur l'ensemble du système solaire. Ceux qui liront le plus seront récompensés par un prix extraordinaire : le droit d'écrire leur vie. On n'en tirera qu'un seul exemplaire que l'on mettra sous globe quelque part dans la galaxie du Centaure, soit sur une île entourée d'une mer de mercure, soit dans une chapelle au sommet d'une montagne de X428 ( voyage à réserver dès la naissance car les files d'attente sont longues comme le bras du géant de Syrius qui en fait est un pouple doté d'une mémoire infaillible, d'une intelligence rare, mais qui en cette année 11202 donne quelques signes de faiblesse. Heureusement la firme je répare tout (JRT) est déjà en train de pomper ses vastes connaissances dans une puce de génération 5.|couper{180}
Carnets | août 2025
12 août 2025
Il a pleuré. Dans son coin je l'ai regardé et je l'ai vu pleurer. C'est un passage aussi nécessaire. Puis il a sorti un mouchoir d'une poche, preuve qu'il prévoyait ce moment depuis longtemps déjà. Enfin, il a repoussé le clavier. Il a chercher un stylo dans un tiroir, une feuille de papier et il a dit : tu es un corps, écris. Se déplier. S’offrir ingénu. Silence. Non, ce n’est pas le moment, tu comprends. Peut-être une autre fois. Se replier, savant. Sache que de toi ils ne feront pas grand cas. Tituber. Aller seul sur quatre pattes. Tenter de se redresser. Retomber. Tenter encore. Retomber encore. Rire étrange. Il n’est pas volontaire. Sort de la gorge au mauvais moment. On serait tenté de dire : le pire. Tous se retournent. Qu’est-ce donc que ce rire. La question les rassemble et t’isole. Encore. Qu’une grille de contraintes ouvre sur une nouvelle grille — et ainsi de suite. Visiter ainsi, à ta façon, les abîmes. Ce n’est pas un jeu. C’est dire autrement le traumatisme. Parvenir au face-à-face, déjà, l’art n’a rien à voir. L’art ne voudra surtout rien voir. L’art dépassera de cent coudées ce que tu crus un jour avoir vu. À force de rabâcher, le silex se fend. Puissance de la redite. Du répété. Vacillement : entre ce qui fut ressenti et mal dit, et ce qui sera dit autrement, moins l’affect. Peu de chance, ou beaucoup, si tu parviens déjà à t’en sortir. Mais la chance n’est qu’une marche. Creuser n’est pas un choix : c’est la prise de conscience d’une nature. Tu ne peux faire autrement. Danger sur l’intersection. N’aie pas l’air. Étouffe en toute conscience. Ne négocie plus. Arrête avec tes mots d’ordre, tes mantras, ton chapelet, tes paris stupides. Si les mots soudain manquaient… Mais lesquels ? Ceux qui font obstacle au profond étranger. Peut-être le vacillement ne s’interrompt-il jamais. On voudrait un équilibre stable, définitif. On le fantasme. Fausse piste de la volonté. Offusqué, il se replie après s’être déplié. Les animaux marins. Les sensitives. Les pattes d’un insecte qui fait le mort. Tu fais le mort pour qu’on ne t’achève pas. Jamais. Dans le même temps, c’est un souhait secret. Avoue-le. — - Par la mort passer. En sortir, s’en sortir, sang sortir, sans sort ire. Rêver un désir neuf. Une étincelle. Une toute petite aspérité sur la paroi changée mentalement, physiquement, en levier. Grimper. Dépasser quelque chose. Prendre conscience du gouffre, du vertige, de la peur. Les affronter. Grimper encore. Tu n’as pas le choix. Dépasser quoi ? Il s’efface quand tu le dépasses. Tu ne sais plus ce que c’était. — - Arrivé au sommet : le ciel, l’air, les poumons se déploient. Respirer. Battements du cœur réguliers. Le rythme, la musique t’ont calmé. Par quoi es-tu passé pour que tout soit si vite, un jour, oublié ? Pas de réponse hâtive. Aujourd’hui, tu as seulement le droit de dessiner ce mouvement. Tu te donnes ce droit, et la contrainte afférente. Et tu verras bien demain si tout ça tient encore. — - Naïveté. Ne la répudie pas. La catharsis n'est pas un drame. C'est seulement un coquillage. Tu peux vivre à l'intérieur et dire voici mon monde, voici ma vie. T'en convaincre. Tu peux oublier le paradis, la terre promise, comme tu peux aussi oublier la malédiction d'avoir été élu. Car ce sont les élus qui parlent seuls d'élections. D'affinités élèctives. Tu n'es pas Goethe. Ou si tu l'as été cela suffit. tu ne l'es plus. Comme tu n'es plus Artaud, Van Gogh, Bataille, Duras, Pizarnik. Naïveté de penser le refuser, le choix. Naïveté et espoir toujours la petite musique infernale, celle des comptines des ritournelles, on fait feu de tout bois quand on se perd dans la forêt, petit.|couper{180}
Carnets | août 2025
11 août 2025
" Là, j’ai repris les labyrinthes bien aimés et tortueux que j’ai décrits dans tant de récits d’excursions antérieures, recroisant fréquemment ma route et m’imprégnant de l’atmosphère coloniale qui est pour moi synonyme de vie mentale — vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes et toits à rampants en bâtière et se découpant en silhouette noire sur le ciel à demi nuageux." H.P LOVECRAFT ( lu dans sa correspondance de 1925 pour sa tante Lillian Clark) source : une année avec H.P. LOVECRAFT La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Quand je dis nouveau mot, j’entends bien sûr un mot que je ne connaissais pas encore. Accueillons donc ost, astérisme et algide dans la bande. C’est mon hommage à la soirée d’hier, passée à me replonger dans Les Contrées du rêve de Lovecraft." Si j’y suis revenu, c’est pour relire attentivement certaines pages, les passer au crible et relever ces mots que d’autres lectures n’avaient pas su — ou voulu — faire surgir. Ainsi un livre est-il un vaste ensemble réflexif. C’est l’effet. Cela pourrait être une ville avec ses quartiers, ses habitants, son fleuve, son climat, sa nourriture, son odeur, ses bruits, son ambiance — mais aussi son énergie, en résonance avec la mienne au moment où je l’arpente. Je ne me souviens pas, dans la ville, m’être souvent arrêté sur un passant pour l’examiner sous toutes les coutures, comme je peux le faire avec un mot. C’est à peu près la seule différence. S’enfoncer dans un livre comme on s’enfonce dans une ville inconnue. Ou même en soi, à condition d’admettre qu’on ne sait plus rien de ce soi. L’arpenter — ce qui n’est pas la même chose que le parcourir ou y errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. Sans doute a-t-il un but précis, ou au moins une manière régulière de se déplacer : dans la ville, en soi, dans un domaine de pensée, dans une bibliothèque, dans une œuvre. De fil en aiguille, cette première réflexion me conduit à la notion de vie privée. Peut-être parce que parfois, j’ai l’impression d’écrire une lettre à quelqu’un. J’y livre des choses d’autant plus personnelles que je n’imagine jamais avoir à en débattre avec cet inconnu. Et quand bien même m’en demanderait-on compte, j’aurais probablement tout oublié. Ce n’était qu’une simple lettre adressée à un inconnu. Une photographie passée : regardez comme elle est devenue jaune, cornée, obsolète. Donc oui, la vie privée — l’oikos des Grecs qui, chez Aristote, semblait avoir moins d’importance que la vie publique. On n’était véritablement citoyen qu’à partir du moment où l’on excellait dans la sphère publique, collective. C’était assez simple : on appelait “privé” tout ce qui n’appartenait pas à l’État. J’ai appris récemment, non sans surprise, que la notion juridique de vie privée est en réalité assez récente. En 1890, deux juristes américains, Samuel Warren et Louis Brandeis (futur juge à la Cour suprême), publient dans la Harvard Law Review un article intitulé The Right to Privacy. C’est la première formulation claire d’un droit à la vie privée comme droit distinct, non réductible à la propriété ou à la diffamation. Warren et Brandeis constatent que les nouvelles technologies de l’époque — la photographie instantanée et la presse à grand tirage — permettent une intrusion sans précédent dans la vie des individus. Ils dénoncent les “invasions de la vie privée” par les médias, notamment dans les mondanités et les affaires familiales. Cet article a eu un impact immense sur le droit américain et international. Il est considéré comme l’acte de naissance du droit moderne à la vie privée, inspirant ensuite les législations sur la protection des données, la diffamation et la liberté individuelle. Le contexte compte : les journaux américains venaient de passer à l’impression rapide et bon marché, avec photographies. Les élites urbaines (dont Warren) étaient excédées par les intrusions dans leurs mariages, dîners et réceptions. The Right to Privacy est né dans un milieu très bourgeois, pour protéger réputation et intimité sociale. À la fin du XIXᵉ siècle, les États-Unis expérimentaient beaucoup sur le plan juridique : protection des consommateurs, droit du travail, nouveaux droits civiques. La Constitution ne mentionne pas explicitement la vie privée, mais des doctrines comme le right to be let alone (droit d’être laissé tranquille) ont comblé ce vide. Une tranquillité… bourgeoise, peut-être. Le droit américain protège fortement la vie privée domestique contre l’État (4ᵉ amendement : protection contre les perquisitions abusives), mais la culture américaine valorise aussi l’exposition de soi, la liberté d’expression et l’accès à l’information — tension permanente. Cette conception a influencé d’autres réformes dans le monde, y compris en Europe, où la vie privée reste souvent liée à la dignité humaine (héritage du droit romain et des droits de l’homme), plus qu’au simple droit d’être laissé tranquille. Cela me rappelle une matinée d’automne où nous nous étions rendus chez le notaire pour signer l’acte de vente de la maison. Tout se passait dans ce climat de gravité polie propre aux études notariales : gestes mesurés, phrases calibrées, mobilier lourd. Et soudain, dans la lecture appliquée de l’acte, le mot jouir surgit. Le notaire continua imperturbable, mais moi, je l’entendis comme une intrusion. Dans sa bouche et sur le papier, jouir signifiait l’usage paisible d’un bien immobilier, un droit inscrit noir sur blanc, garanti par la loi. Rien à voir avec ce que j’y mets, moi, en privé : le trouble, la secousse, le corps, l’instant qui fait dérailler la pensée. Là, au milieu de la solennité publique, un mot m’avait rappelé que tout le langage juridique est une traduction appauvrie, policée, de la langue intime. Bref, il est possible que j’écrive toujours ces lettres à l’inconnu en général. Ce qui me convient assez : je n’aurai jamais à en débattre. Et cela me confère, par ricochet, la même aura d’inconnaissable — une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur dont je peux parfois faire preuve. note pour aller plus loin dans la profession de notaire voir ce lien et aussi celui-ci|couper{180}
fictions
l’odeur
Encore une fois, le bruit courut. Les poubelles avaient gagné. Et probablement le syndic, ou l’on ne savait qui encore. Peut-être le réparateur d’ascenseurs, qui ne se pressait plus de venir. Les vieux restaient en hauteur. Et comme ils ne descendaient plus, les poubelles non plus. C’est la police qui enfonça la porte du 6ᵉ droite. Un certain monsieur Richard. Comme il n’y avait plus de gardien ni de gardienne dans l’immeuble, on frappa aux portes voisines. La seule qui s’ouvrit fut celle du voisin qui avait téléphoné à cause de l’odeur. -- Vous sentez cette odeur ? dit-il en levant le nez au beau milieu du couloir. Parquet ciré, encaustiqué, petit paillasson devant les portes. Murs tapissés d’un papier peint neutre. Minuterie pour l’éclairage. La porte céda assez facilement. Un sac poubelle fit irruption sur le parquet. Puis un second. Et encore un troisième. Les policiers se frayèrent un passage dans l’appartement en faisant la chaîne. Au grand dam du voisin prévenant, qui voyait les sacs d’ordures envahir le couloir. Les brancardiers ne tardèrent pas, l’un d’eux avec une sorte de pulvérisateur. Une odeur chimique, assez neutre. Puis tout ce petit monde redescendit : les brancardiers avec leur brancard, les policiers avec leurs talkies-walkies. Le voisin prévenant fit des allers-retours pour emporter les ordures au local poubelle. Le lendemain, le propriétaire fit venir une équipe de nettoyage. En quelques heures, l’appartement était remis au propre. Le voisin prévenant se hâta de répondre « je ne sais pas » lorsqu’on lui posa la question de savoir si le vieux qui était décédé avait de la famille.|couper{180}
fictions
Inventaire des malentendus
Ils me parlent. Je ne comprends rien. Ce n’est pas parce que je ne veux pas les comprendre. Je ne les comprends pas. Autrefois, il y a de cela bien longtemps, j’ai cru que je comprenais ce qu’ils disaient. Mais c’était une impasse. Il y a eu bien des malentendus. Tellement qu’au bout d’un temps, j’ai dû accepter le fait établi : je ne les comprendrai pas, même si je faisais des efforts, il manquerait toujours un petit quelque chose. Ils disent : ceci est un banc. Un banc public. Ils sont deux assis sur ce banc. Je crois comprendre ce que signifie public. Public, c’est à tout le monde, non ? Alors je m’assieds. Ils me regardent m’asseoir. Leur visage se déforme, traversé par la peur de me voir m’asseoir. Je donne un verre de sueur à la dame qui vend le pain. Elle refuse. Elle dit : donne ton fric ou rien. Elle a l’air triste en disant cela. Je le vois bien. N’y a-t-il donc aucune échappatoire ? Le fric ou rien ? je demande. J’ai des clients, elle répond. L’homme qui collecte les impôts, le percepteur, intercepte une partie de mes émoluments. Parce que, dit-il, c’est comme ça, c’est la loi. Va y comprendre quelque chose quand c’est présenté comme ça. Il m’aurait dit : il faut que tu paies pour ne pas crever comme un chien dans la rue, ou pour savoir écrire une phrase sans faute, peut-être que j’aurais mieux compris. Mais moi, quand je ne comprends pas, je me cabre. L’homme qui collecte les impôts, s’il se réfugie derrière la loi, ne me sert à rien. J’irais bien voter si voter pouvait changer les choses. Mais là aussi je ne comprends pas grand-chose. J’ai cru comprendre, jadis, qu’on votait pour quelqu’un qui défendait des idées. Mais en y regardant mieux, à deux fois, ce sont des privilèges qui sont préservés, pas vraiment les gens. J’ai cru qu’il fallait vivre, vivre une vie bien remplie. Et au final, je me suis retrouvé avec des tonnes de souvenirs qui ne me servent à rien. J’essaie désormais de m’en débarrasser : ne plus penser à rien, devenir amnésique, ne plus parler de rien.|couper{180}
Carnets | août 2025
10 août 2025
Avant, quoi avant, avant qui a-t-il. Avant il y a le bruit brut du souffle, le craquement des tendons, des cartilages, des os. Avant le vent souffle dans une flûte de roseau et on dit Pan, tu diras que c’est de la musique tiens. Avant la musique, avant la parole, avant le jour, il y a la nuit, disent les présocratiques pas encore trop bourrés de tics. Avant qu’il y ait un après, qu’était donc l’avant ? Un infini avant ; ce n’était pas un long silence, rien ne nous le dit. C’est un bruit qui ne dit rien sauf qu’il est bruit. C’est après que ça se gâte, quand on veut lui faire dire ce qu’il ne veut pas dire. Parle ! Parle ! nous avons les moyens de te faire parler, sale petit bruit de merde qui nous gâche la vie, notre vie qu’on rêve si belle, si longue, si remplie d’actes et de paroles. Avant quoi qu’il y ait qu’on ne retrouve pas après tous ces actes, tous ces bruits, et où l’on comprend enfin la bienveillance des parenthèses. L’amplification sonore d’une suite de sons vaut exactement l’agrandissement d’une photographie 24x36 quand on la tire au-delà d’un 9x13 sur papier. L’effet choc — auditif ou visuel — demeure longtemps en écho dans l’ouïe, la rétine. Ce pourrait être un nom : Louis La Rétine, Louis de l’Ouïe. Oyez ce que vous voudrez ouïr, et que la foudre vous réveille de votre esprit en forme d’entonnoir. Il se trouva soudain qu’une phrase isolée, marchant seule sous un réverbère sur les quais de Seine, m’attira à un point tel que je demeurai comme en suspension. avavant quaquoi avant kikqui a’t’il boubruit brut sousouffle cracraque ment tendons carti lage ossoss souffle fluflûte roseau Panmuzique tiens avavant muzique avavant parole avavant jour nuinuit présocratiques paspas trop bourrés tictic avant qu’y ait après avant infini pas long silence rienneledit bru bruit quedit rien parle parle nous avons mo moyens sale bruit mer mer gâche lavi vie belles parenthèses|couper{180}
Carnets | août 2025
07 août 2025
« Le pli n’est pas une chose compliquée, c’est une complication. » — G. Deleuze Tout mouvement rencontre des complications. Ce serait une erreur de les nommer obstacles. Elles sont plutôt des vecteurs de forme. Je pense à l’eau, au fleuve, à la rivière, au ruisseau. Je pense aussi aux fourmis : quand elles rencontrent un cours d’eau, elles sacrifient parfois une partie de leur population pour former un pont vivant. Le mouvement se prolonge, coûte que coûte. Souvent, je nomme complications ce qui ne sont que des modifications : un contretemps, une habitude à déplacer, un automatisme à décaler. Ces complications-là me sortent des clous, m'obligent à entrer dans un inconnu que je ne suis pas toujours prêt à explorer. « Toutes les misères des hommes viennent de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » — B. Pascal Pascal disait que nous fuyons la simplicité d’être. Et Wittgenstein ajoutait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Pour lui, la complication ne vient pas des choses, mais du langage : c’est la confusion qui engendre le nœud, pas la réalité elle-même. Dans L’Homme sans qualités, Robert Musil dessine un être empêtré dans les détails, les systèmes, les valeurs multiples — comme si une vie trop pensée devenait une vie entravée. Sartre, avec Roquentin, montre comment l’obsession du sens encombre le réel. Camus, au contraire, oppose à l’absurde du monde une lucidité nue, dépouillée de complication. Mais qu’est-ce que la complication face à soi-même ? Proust nous en offre une forme : ses longues phrases, où le souvenir, l’émotion, l’amour deviennent des objets essentiellement compliqués. A l’inverse, David Foster Wallace dénonce la simplification médiatique et la paresse intellectuelle, en proposant une littérature volontairement difficile. Comme chez Lovecraft, l’hermétisme devient une esthétique. Derrida le résume : la pensée n’est jamais linéaire, jamais transparente. Toute simplification est une violence faite à l’ambiguïté. Chez lui, la complication devient une forme de justesse. Il y a un malentendu autour de ce mot. Je le porte encore en moi, douloureusement, à l’approche de ce qu’on peut honnêtement nommer la fin de ma vie. Je ne cherche pas à le résoudre — simplement à en prendre la mesure. Car il est désormais clair que le parcours d’une vie et celui d’une époque sont étroitement liés. Après nous être jetés à corps perdu dans la complication au XXe siècle, le XXIe cherche à la nier farouchement — quitte à infantiliser les populations. Cela me rappelle une méditation sur l’invisible. J’en étais venu à croire que plus nous refusons une chose, plus elle revient — avec force, par des voies inattendues.|couper{180}
Carnets | août 2025
Au bout du raisonnement
Grande musique, chansonnette à cinq sous. Quelle est la différence, vraiment ? Sur quoi s’appuie-t-on encore ? Même chose pour le roman de gare et le prix Nobel de littérature. Qui distingue, qui décide, qui juge, et selon quels critères ? Il arrive un moment où plus rien ne se distingue. J’ai connu cela en animant des ateliers de dessin avec des enfants. Au bout d’un certain temps, je ne savais plus dire si un dessin était bon ou mauvais. J’étais parvenu à un plateau, une ligne d’équilibre où tous les anciens critères s’étaient effondrés. Ce qui comptait, c’était qu’un geste ait eu lieu, que quelque chose surgisse, peu importe quoi. Ce qui comptait, c’était de ne pas oublier que je ne savais plus juger, et que je ne le voulais plus. Mais les parents, eux, attendaient autre chose. Ils attendaient la gloire, la reconnaissance, les preuves visibles du talent. Et je me suis souvent demandé si je n’avais pas simplement glissé. Si, au lieu d’avoir atteint un état de clarté ou de paix, j’avais doucement dévalé une pente sans m’en rendre compte. Peut-être que cette équanimité n’était pas un sommet mais un effet secondaire de la fatigue, de l’âge, de cette forme d’indifférence qu’on développe face à l’agitation fébrile des vanités narcissiques. Avec les adultes, ce fut la même chose. J’appris à quoi servaient la flatterie, le compliment, l’encouragement — non pas pour mentir, mais pour aider à tenir. Car les adultes aussi perdent confiance. La technique devient alors un prétexte, une béquille pour retrouver un peu de cette confiance égarée. Et un jour, Schwab m’a demandé : Et l’envie dans tout cela ? Le mot me parut d’une formidable ambiguïté. De quelle envie parlait-il ? L’envie de transmettre, de partager, de continuer à enseigner ? Ou bien cette autre envie, plus trouble — celle d’intégrer une sphère, une chapelle, d’être reconnu, accepté, adoubé ? Ce que j’avais longtemps nommé envie n’était-il pas en réalité un désir de reconnaissance maquillé ? Une ruse ? Une tentative de me faire une place, moi aussi, dans le grand théâtre de la légitimité ? Je ne pouvais plus le nier : la célébrité me dégoûtait. Elle aussi s’était vidée de tout ce que j’y avais projeté. Elle me semblait aujourd’hui creuse, automatique, produite à la chaîne, comme un mauvais geste appris par cœur. Elle subissait le même effet que tout le reste : celui d’une médiocrité devenue norme. La célébrité n’était plus guère attribuée qu’à des médiocres ayant fait preuve d’une médiocrité exceptionnelle. L’institution ne récompensait plus le génie ni l’invention, mais la conformité brillante, la soumission habile, la répétition bien emballée. L’échelle de valeurs qui avait, jadis, permis au monde de progresser — ou du moins de croire qu’il progressait — s’était inversée. Le sommet et le bas s’étaient confondus. Ce n’était pas une décadence visible, spectaculaire. C’était un renversement silencieux, une torsion interne. Un monde debout qui s’était mis à ramper, tout en gardant l’apparence de la verticalité. Et je ne pouvais m’empêcher de voir le même mécanisme à l’œuvre ailleurs. Le fait que je me sois rendu compte du mensonge qu’est devenue, pour beaucoup, la démocratie. Le fait que la France est peut-être le pays où l’on voit défiler les dirigeants les plus corrompus sans que cela n’émeuve plus personne. Le fait que l’abêtissement collectif semble désormais poursuivi avec constance, méthode, détermination. Le fait que tout ce que j’ai connu jadis n’était sans doute pas plus noble, mais qu’on n’avait pas encore le recul nécessaire pour le comprendre. Le fait que les lois, les gouvernements, les institutions n’ont jamais eu pour but de rendre les peuples plus libres ou plus heureux, mais simplement plus dociles. Le fait que je sois parti vivre à l’étranger, puis revenu, et que j’aie vu une monnaie multipliée par six virgule soixante sans que personne ne bronche. Le fait que j’entre dans une boulangerie et voie que le pain suit, lui aussi, ce même trajet, dans une hypnose générale où nul ne se révolte. Et pourtant, malgré tout cela, il reste quelque chose. Ce n’est pas une envie flamboyante, une volonté d’agir ou de changer le monde, non. C’est à peine une vibration. Un reste de mouvement. Une oscillation ténue. L’envie, peut-être, de ne pas m’éteindre tout à fait. De continuer, en silence, à tenir bon dans ce retrait, à faire apparaître, de temps en temps, un mot juste, une phrase claire, une lumière sur un mur. Ce quelque chose qui reste, vous l’appelleriez comment ? m’interrompit Schwab. Est-ce qu’on peut parler de compassion, d’une forme de spiritualité, d’amour ? Quelque chose qui se situe derrière “il n’y a rien, cela ressemble au néant, mais malgré cela” ? Je ne sais pas, ai-je murmuré. Je crois que les mots que vous proposez sont trop vastes pour moi. Trop chargés. Trop exposés. Ce n’est pas de l’amour. Ce n’est pas de la foi. C’est plus pauvre, plus petit. Une forme de fidélité, peut-être. Une fidélité sans objet. Une fidélité à rien. Ou à tout. Une obstination muette. Pas même une espérance, non. Une manière de rester là, à l’endroit même où le langage s’effondre. Une manière de ne pas fuir. C’est tout. Schwab regarda sa montre et je vis qu’il m’avait déjà accordé plus de temps qu’il ne l’avait prévu. Bien que son visage n’en exprimât pas un traître trait. Il referma son carnet, remit son stylo dans la poche intérieure de sa veste, récupéra son chapeau qu’il avait posé sur la chaise de paille de la cuisine. Puis il se leva. Nous reprendrons la conversation, me dit-il, car je pense que vous n’avez pas encore été tout au bout de votre raisonnement. Vous ne l’avez pas totalement épuisé. À cet instant ses lèvres dessinèrent un maigre sourire et son regard voulait dire : non, je ne me moque pas du tout. Continue.|couper{180}