hors-lieu
Fragments ou récits écrits depuis un écart — social, politique, mental. Le “hors-lieu” désigne cet espace instable où le narrateur ne se reconnaît plus dans les appartenances habituelles (classe, parti, époque, style) mais ne se fixe nulle part ailleurs. Textes de flottement, de rupture douce, de désaffiliation latente. Ce mot-clé balise les moments où une voix, sans se prétendre marginale, glisse simplement hors du cadre.
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Carnets | juillet 2025
D’où viennent-ils, qui sont-ils
D'où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Silhouettes à peine. Tu les aperçois, ils disparaissent déjà. "Bonjour", "Bonsoir", à peine murmurés dans ce boyau que forme la rue, entre la déviation de la RN7 et la grand-rue. Elle, elle sort souvent sur le pas de sa porte pour fumer. C’est presque systématique : quand elle t’aperçoit te diriger vers le parking Schneider, elle écrase sa cigarette. Tu te dis qu’elle le fait pour ne pas avoir à te parler, à te dire bonjour. Tu arrives à cinquante mètres, elle te voit, se dit probablement "oh non, merde", écrase sa clope et rentre. Claquement léger de la porte en PVC. Ici, presque tout le monde a une porte en PVC blanc. Encore que, peu à peu, ça change. Des portes blindées en métal apparaissent. Ça progresse doucement. Il paraît que c’est parce que l’insécurité augmente, dit le type à la grosse voix avec son chien-loup. Il est copain avec le député du Rassemblement National – il disait encore "Front National" l’année dernière. Lui, il est en longue maladie. Il travaillait à l’usine chimique un peu plus loin. Maintenant, il vit au rez-de-chaussée et passe son temps à promener son chien. À dire que l’insécurité augmente. Quand tu le croises, il te tombe dessus. Il sait tout de toi : que tu es peintre, que tu vis là, que tu as exposé à telle ou telle date. Cet homme sait tout, c’est fou. Et il ne se gêne pas pour partager ces informations avec le quartier. Les prénoms fusent, il connaît tout le monde par son prénom. Voilà donc la stratégie : se mettre bien avec tout le monde, avec "la population". Mais bon dieu qu’il parle fort. J’ai regardé son oreille pour voir s’il avait un sonotone. Tu as remarqué que, pour certains vieux modèles, les porteurs ne s’écoutent plus parler. Ils hurlent. L’autre jour, le sujet c’était le gendarme couché de la rue. Il est urgent de le faire, il dit. Ça fait des mois qu’il en parle. Il l’a signalé à X, son copain député RN – pardon, "R-haine", comme tu l’écris parfois, mais tu te demandes si tu devrais. Parce qu’ici, presque un voisin sur deux vote R-haine. Peut-être trois sur quatre. Peut-être bien toute la rue. Sauf peut-être celui que ton épouse appelle "voisin", parce qu’ils se croisent souvent. Il fait des vide-greniers, lui aussi. Elle était embêtée : elle lui avait donné l’adresse du chirurgien pour sa prothèse du genou. Sa femme devait passer sur le billard aussi. Elle était très inquiète. Résultat : elle est restée presque deux mois à l’hôpital. Ça ne s’est pas très bien passé, a dit le voisin. En fait, ce n’était pas le genou mais une prothèse de hanche. Ton épouse s’est sentie responsable, mais ça s’est arrangé autour d’un thé. Chez eux, c’est "comme là-bas", a dit ton épouse. Ils ont tout fait pour que ce soit comme en Algérie. C’est là-bas aussi qu’un de leurs fils est mort l’année dernière, à une trentaine d’années, dans un accident de voiture. Tu n’es pas allé à la cérémonie. Ton épouse, si. "Entre voisins, ça se fait." Ils avaient organisé une veillée ici, mais le corps était là-bas. Il a été enterré en Algérie. Toi, tu vas rarement à ce genre de cérémonie. Ton épouse, oui. Elle est plus sociable que toi. Tu as quand même présenté tes condoléances au voisin, quelques jours après, en allant au parking. Il fouillait dans sa voiture, sa femme était devant le portail. Tu as dit "Bonjour, mes condoléances", ils t’ont remercié, et ça s’est arrêté là. Il fallait que tu partes bosser. Un peu plus haut, au portail blanc, une dame avait dit qu’ils habitaient là. "Ce n’est pas loin, L. pourra venir à pied, presque tout seul." Enfin, pas encore : il n’a que six ans, et ici les voitures foncent. Cela fait dix ans qu’on attend ce fichu gendarme couché. Pour l’instant, c’est elle ou son père qui l’accompagne, une semaine sur deux : ils sont séparés. L. a une petite sœur, E. Ils arrivent ensemble le samedi. E. trépigne : elle voudrait rester pour dessiner avec L., mais elle est trop petite. "Elle ne tiendra pas une heure, madame, croyez-moi. J’ai essayé plus d’une fois." Ils arrivent, ils repartent. On ne crée pas de lien. Pour toi, ce sont des clients. Pour eux, tu es une activité à laquelle L. est inscrit. Et puis, a dit ton épouse, "le mari est blanc, la femme est noire – tu as remarqué ?" "Ah bon, tu as remarqué ça ?", ai-je répondu, sans insister. Et elle a enchaîné sur l’épicerie turque. On s’attendait à une démolition complète de l’immeuble – c’était décidé par la mairie. Mais ils ont fait appel, et ils ont gagné. Depuis mi-juin. Ils se sont engagés à faire les travaux eux-mêmes, paraît-il. Tu as soufflé : tu imaginais déjà une sorte de terrain vague devant la maison. En même temps, ça traîne. Mi-juillet, toujours rien. Rideau baissé, barrières en place. On ne sait pas quand ça commencera. Ton épouse a demandé aux voisins d’à côté, l’ingénieur miraculé du cancer du foie. Ils vivent juste à côté. La femme ne sort jamais. Elle a de longs cheveux blancs, et elle chante très bien. On l’entend parfois derrière la cloison de la cuisine. L’ingénieur doit bien avoir dépassé les quatre-vingts. Tu as discuté une seule fois avec lui en dix ans. Pas faute de les avoir invités chaque année à la fête que tu organises pour les élèves. Ils ne sont jamais venus. Une fois, il t’a confié qu’il avait acheté une imprimante 3D en kit, venue de Chine. Il avait passé des jours et des nuits sur des forums pour comprendre comment la monter. Tu as hoché la tête, signe que tu comprenais. Et puis il est parti à la pharmacie, ça s’est arrêté là. Tu ne sais pas qui ils sont, d’où ils viennent. Ce sont des silhouettes. Des acteurs de ton petit théâtre personnel, en somme. Sans doute ne sont-ils rien de ce que tu peux dire ou imaginer sur eux. Très certainement, ils ne sont pas ce que tu penses ou dis d’eux. Tu as juste besoin de dire que ce sont des silhouettes, comme tu dis à ton épouse. Des entités que tu inventes, jour après jour, pour te faire croire que tu n’es pas irrémédiablement le seul habitant de cette rue, de ce village, de ce monde après sa disparition. english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
The Time of Writing
the time of writing I find it difficult to say exactly what I’ve learned from the writing workshops I’ve attended since 2022. And perhaps it isn’t even necessary to make a list. So many things, and so many ways of looking at the same things. And at the same time, strangely, the sense that I haven’t learned anything I didn’t already know — more or less. That, in itself, confirms what I believe about any form of real pedagogy : we don’t teach — we help people remember. To become aware of what they already carry within them, if only faintly. To gain confidence in that awareness. It’s often so fleeting that one might mistake it for an illusion or a fantasy. But it isn’t. What we absorb when reading a book, visiting an exhibition, going to the cinema or the theatre — we can’t measure its unconscious impact, but it’s there, undeniably. The art of teaching lies in building bridges between our constrained, conditioned consciousness and that wider reservoir of unprocessed, felt experience. Writing is a way of teaching myself these things. It is being both the student and the teacher. And in the act of writing, time changes shape. Past, present and future collapse into a single space-time — often indeterminate, hard to locate from within. I often look up from the screen, astonished at the time, because the experience of writing seems to belong to another rhythm altogether. The time of writing is not the time of the world — and entering that time carries a certain risk. Since 2019, I’ve noticed how much more I’ve withdrawn into it. Maybe because that date marks, for many, a kind of shift : the COVID-19 pandemic, the lockdowns, the quiet collapse of one version of reality into another. But I could just as easily mention 2008 and the financial crisis, or 1973–74 and the oil shocks. These ruptures shape our era. What they bring to light is a kind of collective time — punctuated by successive shocks, which affirm its presence, or its fragility. Writing might begin within this shared time, but it quickly moves beyond it. You come to see that these events — far from being definitive — are merely portals : entry points into deeper layers of perception, of the world, of the self. Layers far more complex than what general information allows us to imagine or believe. Yesterday, I was listening to the writer Pierre Jovanovic speaking about his latest book, 2008, while putting some order back into the studio. Lately I’ve been training myself to listen to podcasts or recordings while doing tasks that require little attention. In that state, my attention is neither fixed nor scattered. It floats. I’m not absorbed by what I hear, nor by what I do. My focus is suspended — vacant but receptive, hovering somewhere in between. It’s what I call floating attention. I have the feeling that, in this mode, more information sinks in. Not in the usual way, but as if differently tagged. Each piece comes with a faint trace of awareness — a filament — which makes it easier to retrieve later, should I ever need it. I had read Jovanovic long ago, probably in one of those red J’ai Lu paperbacks on the supernatural. An Inquiry into the Existence of Guardian Angels. I didn’t retain much from it. I was fifteen, maybe. I quickly moved on to Robert Charroux’s books — in the same genre but more substantial, or so they seemed to me then. That was the time — adolescence — when everything wobbles : the world, reality, and of course, oneself. My interest in the supernatural matched that moment of doubt, that passage beneath the Caudine Forks, when something from childhood has to be surrendered — the sense of omnipotence, the security of certainties — in order to step, however awkwardly, into what is called adulthood. But to pass through, one must first yield. One must be humbled. One must recognise that the world is not made in our image. Perhaps that’s what those early readings were for : to test the boundaries of what I thought was real, to peer over the edge of belief, before accepting that nothing holds — or rather, that everything holds only through the stories we choose to inhabit. And so I was surprised to find Jovanovic again, years later, in a series of interviews now branded “conspiratorial,” talking about the 2008 crash. But what struck me wasn’t the label. It was a question. Listening to him, I found myself asking : what was I doing in 2008 ? I remembered only in fragments — how I lived through that crisis with people around me. While tidying the studio, I came across some old drawings and paintings from that period. Things I had never thought worth showing. But in them, something persisted. The chaos, the disorder — it returned me to that moment. The drawings remembered. But me ? Not really. I couldn’t retrieve the texture of my life back then. Everything blurred. I hadn’t kept a journal. I had no way to locate those micro-events buried in the shadow of History — all the tiny, lived details that are the real substance of a life. So I thought about the notebooks I keep today. About what I put in them. About what I leave out. And I wondered : ten years from now, if I reread them, will they help me recover what I’m living now ? I’m not sure. visual : Prague 2008 français|couper{180}
Carnets | juillet 2025
15 juillet 2025
Le temps de l’écriture Difficile de dire exactement ce que j’ai appris au fil de ces ateliers d’écriture commencés en 2022. Et d’ailleurs, est-ce vraiment nécessaire d’en dresser un inventaire ? Tant de choses, et tant de manières de considérer ces mêmes choses. Et en même temps, parfois, l’impression de n’avoir rien appris que je ne sache déjà, plus ou moins. Cela rejoint ce que je pense de toute pédagogie digne de ce nom : on n’enseigne pas, on aide les gens à se souvenir. À prendre conscience de ce souvenir, un peu plus attentivement. À leur donner confiance dans cette prise de conscience. Souvent, cela peut être si furtif qu’on le prend pour une illusion, un fantasme. Mais ce n’en est pas un. Ce que nous absorbons en lisant un livre, en allant voir une exposition, un film, une pièce de théâtre — nous ne pouvons pas en mesurer l’impact inconscient, et pourtant il est bien là. L’art de l’enseignement, c’est cela : créer des passerelles entre notre conscience souvent restreinte, et ce vaste réservoir d’impressions non décryptées mais bel et bien éprouvées. Écrire, c’est une manière de s’enseigner à soi-même ce genre de choses. Être à la fois l’élève et l’enseignant. Dans le geste d’écrire, le temps se métamorphose étrangement. Passé, présent, futur ne forment plus qu’un seul espace-temps, souvent indéfinissable pour qui écrit. Il m’arrive souvent de relever les yeux de l’écran, et d’être effaré par l’heure qu’il est, alors que l’impression du temps passé à écrire est tout autre. Le temps de l’écriture n’est pas le temps du monde — et pénétrer dans ce temps-là n’est pas sans danger. Depuis 2019, je constate à quel point je me suis peu à peu replié dans cette temporalité singulière. Peut-être parce que cette date résonne, pour beaucoup, comme un point de bascule : l’épidémie de Covid-19, les confinements, ce glissement d’une réalité vers une autre. Mais j’aurais tout aussi bien pu évoquer 2008 et la crise financière, ou encore 1973-74 et les chocs pétroliers. Autant de secousses qui marquent notre époque. Ce qu’elles impliquent, c’est une prise de conscience : le temps commun est rythmé par des déflagrations successives, qui viennent nous rappeler son existence — ou sa fragilité. L’écriture, elle, peut bien s’ancrer dans ce temps partagé, mais assez vite elle le traverse. On comprend alors que ces événements, loin de se suffire à eux-mêmes, ne sont que des portails : des seuils vers des couches plus profondes de perception, du monde, de soi-même, bien plus complexes que ce que l’information générale tente de nous faire croire. Hier, j’écoutais l’écrivain Pierre Jovanovic parler de son dernier livre, 2008, tout en mettant un peu d’ordre dans l’atelier. Depuis peu, je m’entraîne à écouter des podcasts ou des vidéos pendant que j’effectue des tâches simples, qui ne mobilisent pas trop mon attention. Mon attention, alors, n’est ni concentrée, ni dispersée. Elle est flottante. Elle ne se fixe sur rien — pas hypnotisée par ce que j’écoute, pas absorbée par ce que je fais. Elle reste vacante, légèrement ouverte, comme en arrière-plan. Je ne sais pas si c’est très clair, mais c’est ainsi que je définis ce que j’appelle l’attention flottante. J’ai le sentiment qu’en pratiquant ainsi, bien plus d’informations pénètrent l’inconscient. Mais elles ne s’y inscrivent pas comme d’habitude. Elles sont, disons, taggées autrement. À chacune est attaché un petit résidu d’attention consciente — une trace, un fil. Et ce fil permet, plus tard, de retrouver l’information si besoin. Elle remonte plus facilement à la surface, comme un souvenir dont on n’aurait pas su qu’il était là. J’avais lu Pierre Jovanovic il y a très longtemps, probablement dans la collection J’ai Lu rouge, celle dédiée au surnaturel. Enquête sur l’existence des anges gardiens. Je n’en ai pas gardé un souvenir impérissable. J’avais à peine quinze ans. Très vite, je m’étais tourné vers les écrits de Robert Charroux, dans le même genre, qui me semblaient plus substantiels, plus riches en hypothèses vertigineuses. C’était cette époque si particulière — celle de l’adolescence — où tout vacille : le monde, la réalité, et bien sûr, soi-même. L’attrait pour le surnaturel correspondait à ce moment de doute nécessaire, ce passage sous les fourches caudines, où il faut perdre quelque chose de l’enfance — sa toute-puissance, ses certitudes naïves — pour entrevoir ce qu’on appelle, faute de mieux, l’âge adulte. Mais pour passer, il faut plier. Il faut d’abord être humilié. Constater que le monde n’est pas à notre mesure. Et c’est sans doute à cela que servaient ces lectures : tester les limites de ce que l’on croyait possible, éprouver le vertige d’autres récits, avant d’accepter que rien ne tient — ou plutôt que tout ne tient que par les récits que nous choisissons d’habiter. Et j’ai été surpris, ces derniers jours, de retrouver Jovanovic dans des émissions classées aujourd’hui "conspirationnistes", autour de la crise de 2008. Mais ce qui m’a arrêté, ce n’était pas le décor. C’était une question. En l’écoutant, j’ai pensé : et moi, qu’est-ce que je faisais en 2008 ? Je me suis souvenu que je traversais cette crise comme tant d’autres, avec mes proches. Et, en rangeant l’atelier, je suis tombé sur des dessins, des peintures de cette même période. Des choses que je n’avais jamais exposées, que je jugeais sans intérêt. Et pourtant, elles savaient. Le chaos, le désordre dans ces images m’a brutalement ramené là. Les dessins, eux, se souvenaient. Mais moi ? Impossible de remettre des dates, des lieux, des gestes sur ces jours. Je ne tenais plus de journal. Je n’avais donc aucun appui pour retrouver les micro-événements du quotidien — ces faits minuscules, nichés dans l’ubac de la grande Histoire. Et j’ai pensé à mes carnets d’aujourd’hui. À ce que j’y dépose. À ce que je choisis de dire. Et je me suis demandé : si je les relis dans dix ans, me redonneront-ils accès à ce que je vis maintenant ? J’en doute. illustration : Prague 2008 english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Autoroutes : la rente privée sur un bien public déjà payé
La France aime ses routes. Elle les chérit à coups de milliards, les politise, les sacralise, les vend aussi. On a bâti des kilomètres d’autoroutes en promettant qu’un jour elles reviendraient aux citoyens. Qu’elles seraient, en somme, comme des ponts gratuits entre les régions, des traits d’union. Ce jour n’est jamais venu. Les autoroutes françaises, initialement financées par l’État, donc par les contribuables, ont été confiées dès 2006 à des sociétés privées dans le cadre d’une privatisation annoncée comme temporaire. En réalité, c’était un passage de témoin définitif. Vinci, Eiffage et Abertis (le trio gagnant) ont récupéré pour 14,8 milliards d’euros un réseau estimé à plus du double de sa valeur réelle par la Cour des Comptes [1]. Depuis, ces groupes engrangent des bénéfices confortables sur le dos des usagers, sans devoir réinvestir proportionnellement dans l’entretien ou la modernisation. En 2022, les sociétés d'autoroutes ont enregistré près de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, avec des marges nettes dépassant 20 % [2]. Le prix des péages, lui, augmente deux fois plus vite que l’inflation. Depuis 2006, les tarifs ont grimpé de 35 %, alors même que les coûts d’entretien ont stagné. La dette publique, elle, n’a pas diminué. On nous avait promis que cette vente allégerait les finances de l’État. Mais ce que l’on a perdu, c’est le contrôle. Les contribuables ont payé pour construire, souvent à travers des prêts garantis par l'État, via la Caisse des Dépôts ou les contrats de concession. Aujourd’hui, ils payent encore pour circuler, et demain, ils paieront probablement pour récupérer ce qu’ils ont cédé, si l’État devait résilier les concessions ou racheter les infrastructures. Le plus sidérant, c’est l’opacité des contrats. La Cour des Comptes dénonce régulièrement des clauses léonines, des marges exorbitantes, des mécanismes de revalorisation automatique des tarifs. En 2023, une mission sénatoriale a confirmé ce que tout le monde soupçonnait : ces concessions sont une rente à long terme [3]. Les extensions de concessions sont négociées en catimini, sans débat parlementaire. On prétend moderniser le réseau, on étend surtout la durée des profits. Et les régions traversées ? On a exproprié des terres, abattu des forêts, déplacé des hameaux, parfois des cimetières. Des années de concertation souvent fictive. Des recours administratifs épuisés. Et maintenant ? Des portions abandonnées, inutilisées, comme sur l’A45 entre Lyon et Saint-Étienne, un chantier fantôme suspendu indéfiniment après avoir englouti des millions en études et en concertation [4]. Nous avons construit des routes jusque dans les angles morts du pays, puis abandonné certaines portions en cours de route, autant de morceaux d’infrastructures suspendus entre promesse et oubli. A585 (Digne-les-Bains – A51) : projet d’antenne autoroutière de 20 km, initié dans les années 90, destiné à désenclaver la vallée de la Bléone. Abandonné en 2012 pour des raisons écologiques et financières, l’audit de 2003 estimait le coût à 226,8 M€ [6]. A147 (Limoges – Poitiers) : projet de liaison autoroutière à 2×2 voies d’environ 150 km, chiffré entre 842 M€ et 1 168 M€ selon le scénario [7]. Malgré concertation de 2022, le dossier a été abandonné en 2023 au profit de la modernisation ferroviaire [8]. A831 (La Rochelle – Fontenay-le-Comte) : déclarée d’utilité publique en 2005, la liaison a été abandonnée en 2015 en raison d’enjeux environnementaux majeurs dans les marais littoraux, après étape préparatoire. A32 (Metz – Luxembourg) : 90 km envisagés pour désengorger l’A31. Projet suspendu dès 2002, coût estimé à 1,5 milliard €. Forte opposition locale et transfrontalière, destruction d’écosystèmes. A45 (Lyon – Saint-Étienne) : déjà évoquée. Coût estimé à 1,2 milliard €, abandonnée en 2018 après mobilisation d’associations et élus locaux. Projet jugé redondant avec A47. A51 (Grenoble – Sisteron) : tronçon manquant entre Monestier-de-Clermont et La Saulce. Projet morcelé, suspendu depuis les années 90. Coût global projeté à plus de 2,2 milliards €, contestations environnementales et rendements faibles. A54 (Contournement d’Arles) : 24 km. Projet prévu pour achever un corridor européen. Abandonné temporairement en 2019. Coût prévu 450 M€. Résistances locales, études d’impact négatives. Chaque tronçon a engendré des études, des acquisitions foncières, des premiers terrassements parfois visibles encore aujourd’hui, le tout chiffré à des centaines de millions d’euros. Ces sommes, injectées dans des projets jamais achevés, s’ajoutent à la facture globale déjà décrite. Personne ne demande de remboursement. Et bien sûr, personne ne consulte les citoyens en amont : on vous oblige à payer le péage, mais pas à décider du projet. Les collectivités locales, elles, doivent souvent entretenir les raccords, gérer les impacts environnementaux ou sonores, sans recevoir la juste part des recettes générées. Les sociétés autoroutières, elles, versent des dividendes records à leurs actionnaires. Vinci seul a reversé 1,7 milliard d’euros en 2022 [5]. Ce pillage légal a ses complices. L’État d’abord, par son inaction et ses arbitrages. Mais aussi des hauts fonctionnaires passés dans le privé, d’anciens ministres devenus lobbyistes ou consultants. Les conflits d’intérêts sont fréquents, documentés, et rarement sanctionnés. On pourrait penser à une tragédie moderne. Ce n’est pas le cas. C’est une gestion froide, comptable, technocratique. Le drame, c’est l’acceptation. On a transformé un bien commun en niche fiscale. Un outil de désenclavement en machine à cash. Et on vient ensuite nous expliquer que nous devons nous serrer la ceinture pour combler une dette que nous n’avons pas contractée. La vérité est là : on nous a dépossédés. On nous vend notre propre pays à la découpe. Et à chaque péage, chaque ticket, chaque badge sans contact bipant à l’entrée d’une bretelle, une minuscule part de responsabilité collective s’évapore, discrètement. Sources : [1] Cour des Comptes, Rapport Public Annuel 2009. [2] Autorité de régulation des transports, données 2022. [3] Sénat, Rapport n° 667 (2022-2023). [4] Ministère des Transports, Dossier A45, 2021. [5] Rapport financier Vinci, 2022. [6] Forum WikiSara – coût A585 (226,8 M€) [7] Dossier Nouvelle-Aquitaine – coût A147 (842–1 168 M€) [8] Wikipédia A147 & communiqué Clément Beaune (abandon 2023)|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Cabine 32567 – Dernier appel
Cabine 32567 – Dernier appel Les cabines téléphoniques ont été conçues, financées et déployées par France Télécom, entreprise publique jusqu’en 1997, date de sa transformation en société anonyme. Pendant plus de 40 ans, les investissements liés à : la conception du réseau, l’installation sur le territoire (urbain + rural), l’entretien courant et la supervision, ont été entièrement portés par l’État, donc par les contribuables. Ce sont des milliards d’euros cumulés, non détaillés poste par poste, mais intégrés aux grands budgets télécoms publics d’après-guerre. À partir de 1997, France Télécom devient entreprise privatisée, puis deviendra Orange SA. L’entretien du réseau de cabines reste une obligation via le service universel, imposé à Orange, mais financé indirectement par : les opérateurs télécoms (contributions obligatoires), les usagers finaux, à travers leurs abonnements. En 2016, par décret officiel, cette obligation est levée. Orange est autorisé à démonter les cabines, car jugées obsolètes. Orange missionne des sous-traitants pour démonter les cabines. Les matériaux sont récupérés et recyclés par Veolia, souvent via contrats de traitement des déchets. Ce démantèlement devient un marché discret, potentiellement rentable (aluminium, câblage, acier, verre...). Le service public est ainsi démantelé à bénéfice net pour certains opérateurs privés, sans débat démocratique notable. Le retrait du service universel a été acté par décret, sans vote parlementaire spécifique. Le suivi a été confié à l’ARCEP, qui valide la conformité mais ne surveille pas la logique de démantèlement commercialisée. Aucune enquête d’impact globale n’a été publiée sur : les pertes d’emploi des prestataires techniques locaux, la destination exacte des matériaux, ou la revalorisation économique des cabines. “Ce que les contribuables ont financé pendant 40 ans a été discrètement démantelé par le privé, avec recyclage à profit – sans concertation, ni mémoire.” Et ce, avec la collaboration active d’Orange, des prestataires techniques, et de Veolia, sans protestation massive, dans un vide politique et émotionnel. Jusqu’en 2017, les cabines téléphoniques faisaient partie du service universel des télécommunications en France, imposé à Orange (anciennement France Télécom). Ce service était défini par le Code des postes et des communications électroniques (CPCE), article L.35-1 et suivants. Il garantissait à toute personne l'accès à un téléphone public, en particulier dans les zones rurales ou isolées. Mais : le décret n° 2016-1536 du 16 novembre 2016 est venu modifier le périmètre de ce service. Il a mis fin à l'obligation de maintenir les cabines téléphoniques. Ce décret s'appuyait sur la baisse drastique de leur utilisation. Moins de 1% des Français s'en servaient encore à cette date. Rapporté à une population de 65 millions, cela représente encore environ 650 000 personnes — chiffre modeste, mais pas insignifiant. Le coût d’entretien était jugé disproportionné : plusieurs millions d’euros par an. On notera qu’en 1997, près de 300 000 cabines étaient encore en service. En 2016 : moins de 40 000, dont beaucoup en panne ou inutilisées. À partir de 1997, France Télécom devient entreprise privatisée, puis deviendra Orange SA. L’entretien du réseau de cabines reste une obligation via le service universel, imposé à Orange, mais financé indirectement par : les opérateurs télécoms (contributions obligatoires), les usagers finaux, à travers leurs abonnements. En 2016, par décret officiel, cette obligation est levée. Orange est autorisé à démonter les cabines, car jugées obsolètes. Orange missionne des sous-traitants pour démonter les cabines. Les matériaux sont récupérés et recyclés par Veolia, souvent via contrats de traitement des déchets. Ce démantèlement devient un marché discret, potentiellement rentable (aluminium, câblage, acier, verre...). Le service public est ainsi démantelé à bénéfice net pour certains opérateurs privés, sans débat démocratique notable. Le retrait du service universel a été acté par décret, sans vote parlementaire spécifique. Le suivi a été confié à l’ARCEP, qui valide la conformité mais ne surveille pas la logique de démantèlement commercialisée. Aucune enquête d’impact globale n’a été publiée sur : les pertes d’emploi des prestataires techniques locaux, la destination exacte des matériaux, ou la revalorisation économique des cabines. “Ce que les contribuables ont financé pendant 40 ans a été discrètement démantelé par le privé, avec recyclage à profit – sans concertation, ni mémoire.” Et ce, avec la collaboration active d’Orange, des prestataires techniques, et de Veolia, sans protestation massive, dans un vide politique et émotionnel. À partir de 2017, Orange a été légalement autorisé à démonter ces cabines, selon une logique progressive : d’abord les zones urbaines, puis les zones rurales, avec information des mairies. Certaines ont été conservées à titre patrimonial, ou reconverties — en boîtes à livres, micro-bibliothèques, mini-musées. Structure extérieure Matériau principal : aluminium anodisé ou acier galvanisé peint → souvent gris clair, bleu pâle ou blanc cassé → finition lisse, striée ou satinée Montants verticaux : profils métalliques creux (aluminium), angles arrondis → sabots en fonte à la base pour stabilisation Parois vitrées Matériau : verre trempé ou plexiglas épais (PMMA), 6 à 10 mm Aspect : souvent griffé, jauni, tagué Fixation : joints en caoutchouc noir dans les montants Détails : sérigraphie “France Télécom”, logo spirale orange ou motifs géométriques Porte Type : battante ou coulissante (dans les modèles récents) Matériau : rail en aluminium ou inox Poignée : plastique moulé ou aluminium, parfois absente Vitrage : identique aux parois, parfois partiellement opaque Poste téléphonique Boîtier : métal émaillé (gris, bleu, vert), bombé, avec trappe de maintenance Fente : pour carte téléphonique, parfois pour pièces Combiné : résine noire, cordon spiralé en acier gainé → lourd, solide, prise large et ergonomique Sol Matériau : plaque de métal strié ou caoutchouc texturé État courant : sale, humide, rouillé Détails : chewing-gums, mégots, parfois grille d’évacuation Éclairage Type : tube néon horizontal sous cache plastique Lumière : blanche froide, souvent clignotante Activation : détecteur de présence ou interrupteur centralisé Signalétique Plaque supérieure : “Téléphone” en capitales, fond blanc/bleu Logo : spirale France Télécom, ou pictogramme combiné Instructions internes (sur PVC rigide) : Composez le 0 pour la France Urgences : 112 / 15 / 17 / 18 Insérez votre carte téléphonique Caractéristiques d’ambiance Odeur : métal chauffé, poussière, urine, plastique ancien → parfois désinfectant ou humidité rance Usure typique : → vitres rayées → combiné suspendu ou manquant → chewing-gums, autocollants syndicaux → inscriptions griffonnées à l’intérieur Elle était là. Imposante et vide. Elle n’appelait plus personne. Et pourtant, c’était bien elle qu’on venait visiter — comme on visite une tombe familière qu’on n’a jamais vraiment connue. Implications, pertes et profits On ne se retourne pas quand une cabine téléphonique disparaît. Pas comme pour une école. Pas comme pour un bistrot. Et pourtant, pendant des décennies, elle était là. Au bord des routes, dans les parkings des supérettes, sous les arbres des places de village. Le temps a plié autour d’elle. Puis l’a recouverte. En 2017, Orange obtient le feu vert pour les démonter. La France n’en a plus besoin, dit-on. Moins d’1 % de la population y a encore recours. C’est négligeable, 1 %, sauf quand on le convertit en voix. En gens. En gestes qu’on n’entend plus. Au total, 300 000 cabines en 1997. Moins de 40 000 en 2016. Beaucoup déjà mortes. Débranchées. Certaines ont été recyclées. D’autres vandalisées, vidées, fondues dans l’oubli. Une poignée ont survécu — transformées en boîtes à livres, en mini-bibliothèques, en curiosités locales. Ce qu’on appelle un “réemploi”, quand on ne veut pas dire “fantôme”. Il n’y a pas eu de grève. Pas de chaîne humaine. Mais dans certains villages du Morvan ou du Limousin, les cabines ont été défendues par les maires, à l’ancienne. Une lettre à la préfecture. Une motion municipale. Un “non” qui n’arrête rien, mais qui dit qu’on était là. Pas de barricades. Juste des silences. Et parfois des larmes. Du côté des entreprises, la logique est comptable. Orange envoie des équipes. La sous-traitance suit. Les techniciens démontent, pièce par pièce, ce que d'autres avaient installé vingt ans plus tôt. Les prestataires locaux — électriciens, nettoyeurs, poseurs — perdent leur contrat. Certains seront redéployés sur la fibre. D’autres non. Ils disparaissent dans les interstices du récit économique, là où ne poussent ni chiffres ni monuments. Véolia récupère les matériaux. Aluminium, verre, câbles spiralés. Ils sont recyclés proprement. C’est l’époque qui veut ça. Dans certaines communes, les plaques "Téléphone" sont arrachées à la meuleuse. Dans d’autres, elles restent là, suspendues à rien, comme les vestiges d’un service qui croyait encore à la présence humaine. Mais ce n’est pas l’histoire d’un objet. C’est l’histoire d’un glissement. D’un effacement opéré sans conflit. Un monde où l’on décide désormais à distance, où même la disparition se fait à huis clos. On pourrait parler de profit. De ce que coûte une cabine. De ce que rapporte son absence. On pourrait aussi parler de Veolia, dont le nom revient dans bien des marchés publics. On pourrait s’interroger sur les liens entre ce recyclage technique et le recyclage des élites. Sur le fait que dans la fusion Veolia–Suez, l’Élysée ait joué un rôle discret mais décisif. Sur le fait qu’Alexis Kohler, bras droit de Macron, soit visé par une enquête du Parquet national financier pour trafic d’influence. Mais ce serait déjà une autre histoire. Une histoire où les cabines ne sont plus que le décor d’un théâtre administratif dont les spectateurs ont quitté la salle. Alors, pour cette fois, on laissera la lumière allumée. Peut-être qu’un dernier appel viendra.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Théâtre
-- Il n’est pas rare de nos jours de voir des châteaux devenir des masures, des océans des flaques d’eau, et le nectar d’hier ? de la piquette. (temps) Ne parlons pas du reste, non, surtout pas du reste. (saut de carpe, salto avant, pirouette arrière) Décor : un fond gris, une table ronde, une chaise. Sur le côté, des chaises en attente. Si spectateurs il y a. Si budget il y a. Si théâtre il y a. -- Vous vous prenez pour Beckett ? -- Qui parle ? -- Vous. Vous parlez. -- Pourquoi faut-il se prendre pour quelqu’un pour devenir quelqu’un d’autre ? -- Je vous le demande. -- Je me prends pour personne. -- Après Beckett, Joyce. Logique. -- La charrue avant les bœufs. Joyce est avant Beckett. Homère est avant tout cela. -- J’en ai ma claque de vos références. (Un applaudissement. Unique.) (L’acteur boit un verre d’eau. S’incline.) -- C’est une voix enregistrée. Que pensez-vous du stratagème ? (Le spectateur — ou son simulacre — sourit. Il croit que cela fait partie de la pièce.) (L’acteur regarde sa montre-bracelet, s’assoit. Une bande-son émet un bourdonnement agaçant.) -- Vous savez que c’est 700 hertz pour un moustique ? Vous le saviez ? (Il parle à la salle, évitant soigneusement de croiser le regard du spectateur.) (Silence.) -- Un jour je vous décrirai la chambre à coucher de mon enfance. Ce sera grandiose. Un spectacle de six heures. Je n’avais pas grand-chose dans cette chambre. C’est ce qui m’a permis d’observer chaque chose sous toutes les coutures. Je pourrais en parler durant des heures. Des journées entières. (Temps. Il se tourne soudain vers le spectateur.) -- Encore faut-il que ça vous intéresse. -- Lui, vous pensez que ça va l’intéresser ? (Le bourdonnement cesse. Des bruits de tuyauterie prennent le relais.) -- Je pourrais aussi vous raconter ma toute première nuit dans une chambre d’hôtel. Je n’ai pas fermé l’œil. Des bruits dans les murs, dans les plafonds, dans les sols. Partout. (Il sort une longue-vue de sa poche et la braque sur le spectateur.) -- Je vérifie que vous ne roupillez pas. On ne sait jamais. -- These days it’s not so rare to see castles become shacks, oceans puddles, and the nectar of yesteryear ? Swill. (pause) Let’s not even talk about the rest. No, especially not the rest. (carp leap, forward flip, backward pirouette) Stage : gray backdrop. One round table, one chair, center stage. Off to the sides : extra chairs, stacked loosely. If there are spectators. If there is a budget. If there is a theater. -- You think you’re Beckett ? -- Who’s speaking ? -- You are. You’re speaking. -- Do I have to think I’m someone to become someone else ? -- That’s what I’m asking. -- I think I’m no one. -- After Beckett comes Joyce. Makes sense. -- Cart before the horse. Joyce came first. And Homer came before them all. -- Enough with the references. I’m full. (A single applause. Just one clap.) (The actor sips water. Bows to the room.) -- That was a recording. Thoughts on that little trick ? (The spectator — or the idea of one — smiles. Doesn’t answer. Thinks it’s part of the show.) (The actor looks at his wristwatch. Sits. A low droning hum begins — annoying.) -- Did you know it’s 700 hertz for a mosquito ? You knew that, right ? (He speaks toward the room, carefully avoiding the spectator.) (Silence.) -- Someday I’ll describe my childhood bedroom to you. It’ll be a grand event. Six hours at least. There wasn’t much in that room, which made it possible to study each thing in great detail. I could talk about it for hours. Days, maybe. As long as someone cares, of course. (Now addressing the spectator directly, pointing at them.) -- You think he’ll care ? (The drone fades. Pipes begin clanking, rattling somewhere offstage.) -- I could tell you about my first night in a hotel room. I didn’t sleep at all. There were noises in the walls, in the ceilings, in the floors. Everywhere. (He pulls a small telescope from his coat pocket, aims it at the lone spectator.) -- Just making sure you’re still awake. You never know.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
A House Like Any Other
Recto It was a simple house. One storey, plus an attic. Like most of the houses along Charles Vénuat Road, in the La Grave district of Vallon-en-Sully. Nothing special from the outside, unless you knew. In the cellar, crates of potatoes laid on old sheets of La Montagne, the local paper. Shelves, uneven and makeshift, lined the walls — jars of green beans, peas, cherries soaked in liquor, syrupy prunes. It smelled faintly of damp earth and vinegar. It wasn’t used often, but everyone knew what was there. Upstairs, the attic held what no one dared to throw away. A trunk of letters with no names. A biscuit tin filled with faces no one could place. The dust had settled over generations. There were hats in round boxes, gloves in pairs or alone, scarves too thin to be useful. It was all left as it was. Maybe another time. Charles Brunet lived on the ground floor. Eighty-five. Retired schoolteacher. Former town clerk. He said things like that, as if they mattered. He walked to the village each morning to buy his paper, no matter the weather. Back home, he did his crossword. He said it gave structure to the day. Above him lived a family. The father sold asphalt for a roofing company. The mother sewed from home. Two children — seven and four — had picked up the local accent. “It’s better that way,” she’d said once, “they fit in better.” Nothing changed much. That was part of its comfort. verso We were coming back from Saint-Bonnet. Lunch in Hérisson, cheap, nothing special. I pointed to the house as we drove past. “Stop,” my wife said. I hadn’t meant to. I slowed down, but I hadn’t meant to stop. I pulled over. From the outside, it was the same house. But something had gone. The ivy was gone from the bricks. The row of apple trees behind — gone. Even the old cherry tree had been cut down. Everything looked new. Clean. Too clean. I crossed the road alone. I didn’t want to stay. “Wait,” my wife said. A woman arrived by bicycle. She looked at us. Not rude. Just cautious. She opened the gate. My wife spoke. “Are you the owner ?” “Yes,” the woman said. Her voice was sharper now. “My husband grew up in this house.” That made it worse. She spoke of the purchase. “Your father was an unpleasant man,” she said. I wanted to leave. I didn’t want to know why. I already knew, I suppose. Or feared I did. I felt ashamed. Of him, and then, quickly, of myself. “Let’s go,” I said. Another man appeared. Moped. Blue. The kind we used to call les bleues. The woman’s voice hardened. “We have nothing to say to you.” We left. I haven’t been back since. français|couper{180}
Carnets | juillet 2025
une maison parmi d’autres
recto C’est une maison simple. Elle ressemble à tant d’autres, le long de la rue Charles Vénuat, quartier de La Grave, à Vallon-en-Sully. Un rez-de-chaussée, un étage. Une cave, un grenier. Au rez-de-chaussée vit Charles Brunet. 85 ans. Ancien instituteur et secrétaire de mairie. Il dit que sa vie est réglée comme du papier à musique. Chaque matin, il trempe le pain de la veille dans un bol de café noir, sans sucre. Il se lave le visage dans l’évier de la cuisine, s’habille lentement, et part, à pied, jusqu’au village, à quelques kilomètres. Qu’il pleuve ou qu’il gèle, il va chercher son journal. Ensuite, il fait ses mots croisés. Le reste de la journée. À l’étage vit une famille. Le père est voyageur de commerce pour une société de revêtements bitumineux. Il part tôt, revient tard. La mère est couturière à domicile. Elle reçoit dans la salle à manger, les volets souvent à demi clos. Les enfants ont sept et quatre ans. Ils parlent avec l’accent du coin, pour ne pas qu’on les traite de Parisiens. C’est mieux, disent-ils, pour avoir des copains. Dans la cave, les pommes de terre sont rangées dans des cagettes tapissées de feuilles de La Montagne. Sur des étagères bricolées : haricots verts, petits pois en bocaux. Cerises à l’eau-de-vie, prunes au sirop. La cave est une réserve. On n’y va pas tous les jours, mais on sait ce qu’il y a. Le grenier est en désordre. On y monte par un escalier large. En dessous, une penderie : parkas, manteaux, costumes de laine. Au-dessus, des boîtes en carton et en métal : chapeaux passés de mode, chaussures, foulards, gants. Dans le grenier lui-même : des lettres sans signature, des photos sans noms. On imagine des visages, des noms oubliés. Puis on referme la malle. verso J’ai garé la voiture devant la maison. Nous revenions de Saint-Bonnet, nous avions déjeuné à Hérisson, au pied du château. Un petit établissement, repas à moins de 15 euros. -- Arrête-toi donc, m’a dit mon épouse quand je lui ai montré la maison. J’allais passer sans m’arrêter. J’avais ralenti pourtant. Mais je me suis arrêté. C’était la même maison en apparence, mais comme vidée de quelque chose. Quelque chose d’indéfinissable. Le lierre avait été arraché de la façade. La rangée de pommiers, celle qui séparait la cour du jardin potager, avait disparu. Même le vieux cerisier n’était plus là. Tout était propre, net. Trop. Je regardais ça de l’autre côté de la route. J’avais envie de repartir. -- Attends, a dit mon épouse. C’est là qu’une femme est arrivée, à vélo. Elle nous a regardés, méfiante. Elle a ouvert le portail, a fait entrer son vélo. C’est mon épouse qui a parlé. Moi, je ne pouvais pas. -- Vous êtes la propriétaire ? -- Oui, a répondu la femme, mais son visage s’est encore durci. Elle ne comprenait pas ce qu’on faisait là. -- Mon mari a vécu dans cette maison, enfant, a dit mon épouse. Alors c’est devenu pire. La femme a parlé de l’achat de la maison. -- Votre père était un type infect, elle a dit. Je voulais repartir. Ça n’avait plus aucun sens. Je ne voulais pas savoir. Je savais déjà, ou je me doutais. Honte de lui. Et, tout de suite, honte de moi. Honte de tout. -- Viens, j’ai dit. On s’en va. Ça ne sert à rien. Un autre type est arrivé. À mobylette. Une bleue. Comme on disait autrefois. -- On n’a rien à faire avec vous, a dit la femme, quand elle l’a vu. On est repartis. Je ne suis jamais repassé devant la maison depuis. english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Et tout continue
Et tout continue. Je ne sais même pas si l'on peut ajouter "comme avant". Je ne suis pas certain que cette continuité se soucie d'un quelconque avant. Pas plus que d'un "après". Je devrais plutôt écrire : "ça continue c'est tout, c'est un fait." Ce matin je suis parti bille en tête avec une idée de nouvelle. Est-ce que je sais ce qu'est véritablement une nouvelle maintenant en juillet 2025. Je préfère m'avouer que non je ne le sais pas. Et que ne le sachant pas j'imagine une sorte de possible, une invention. Inventer une forme qui puisse ressembler à une nouvelle mais qui ne serait pas une forme habituelle, fatigante, fatiguante tant elle est attendue et que lorsqu'on la voir arriver on s'endorme déjà parce qu'on la tellement attendue, qu'on est déjà repu pas sa seule imagination. Non tout continue certes mais pas comme avant et sans penser au lendemain. tout continue aujourd'hui même et pas besoin de se dire jusqu'à quand. Il n'y a que Laéticia Bonaparte qui s'en soucie encore de nos jours, à rebours. Donc je pensais à Balzac, à Zola, et à ces heures passées à les lire pour dans un premier temps obtenir de bonnes notes à mes devoirs de français. A cette époque j'avais trouvé cela initiatique je suppose. Ces grands auteurs allaient m'apprendre le monde sans nulle doute puisqu'ils étaient au programme. Jusqu'à ce que je referme la dernière page du dernier ouvrage de chacun et que je me dises non je n'en sais guère plus sur ce monde, tout ça est trop bien ficelé pour que ce soit vrai. C'est à partir de ce constat que je commençai à ne plus être aussi docile, à ruer dans les brancards. Je m'étais farci pas moins de dix millions de mots dans la comédie humaine et environ cinq millions dans les Rougon Macquard et qu'en avais-je vraiment retenu sinon un sérieux doute sur la véracité des récits, des romans, des intentions de ceux qui les écrivent et de ceux qui les utilisent ensuite pour nous former ce qu'est la "réalité du monde"|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Le masque n’est plus étanche/ We Have a Leak
le masque n'est plus étanche J’ai coupé la machine vers une heure du matin. Le masque n’est plus étanche. Il y a ce sifflement léger de l’air qui s’échappe, insupportable. Comme une métaphore, sans doute — quelque chose fuit, se dégonfle, lâche prise, et bien sûr, l’agacement que ça provoque me fixe droit dans les yeux, comme un psy suffisant qui demanderait : « et ça te fait ressentir quoi, ça ? » J’ai scrollé sur YouTube. Ça m’a énervé aussi. En fait, tout m’énerve en ce moment. Même lire Beckett m’énerve. L’existence, dans toute sa grande platitude, m’exaspère profondément, viscéralement. Et ce n’est pas une histoire de regret, ni de nostalgie, ni de désir de jeunesse — pas question de rembobiner la cassette, de retrouver une version antérieure de moi-même. Juste foncer droit dans le pire, puis dans le plus pire encore. Je crois que Cioran a écrit quelque chose là-dessus — cette espèce d’élan vers le désastre. Je ne me souviens plus exactement. Et j’ai pas envie de vérifier. À quoi bon ? Pour faire le malin ? Franchement. Si c’est tout ce que j’ai à offrir, alors on est déjà jusqu’aux genoux dans la tragi-comédie. Entre deux et trois heures du matin, j’ai fini par somnoler, allez, quarante minutes tout au plus, et j’ai rêvé d’une idée de nouvelle. À propos d’un type — persuadé d’être radicalement à gauche, progressiste jusqu’à la moelle — qui glisse lentement, imperceptiblement, vers l’extrême droite. Ironie, détachement, et une petite dose de Now™. Le genre de truc qu’on entend partout en ce moment — dans la rue, au supermarché, même dans ton salon pendant l’apéro. C’est devenu d’un banal lassant. Comme une performance d’identité et de conviction, emberlificotée, à la limite du porno. Les gens s’emmerdent à mourir ou flippent leur race. La vieille question « qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre de moi-même » refait surface. Parfois je me dis que le mieux serait de tout couper. Boucher les fissures, sceller les aérations, empêcher la moindre goutte de ce foutu Dehors™ de s’infiltrer. Peut-être même inventer un nouveau nez. Ou une sorte de délicatesse artificielle — comme ces ultra-riches qui font semblant d’avoir du goût tout en écrasant les gencives des pauvres édentés, la masse crade, tu vois le genre. La délicatesse, ça n’a jamais été mon truc. J’ai essayé. Mais je sais trop bien d’où ça vient, et ce savoir-là me la rend insupportable. Alors je me retire. Quelques taches de sauce sur le torse, presque rassurantes. Comme des petites médailles de résistance à la grâce. L’élégance, par contre — c’est autre chose. Diogène était élégant à sa manière, même s’il était répugnant. Mais aujourd’hui, tout est brouillé. Les mots, les idées, les gestes, les identités — tout balancé dans un wok conceptuel. On ajoute un peu de sauce soja, de ciboulette, de persil, de coriandre, on touille bien. Puis on verse dans un verre et on sirote à la paille comme un cocktail post-genre. Faire semblant, en gros, pile au moment où le genre — et peut-être même le sens — s’effondre. L’ironie est totale. we have a leak I turned off the machine around 1 a.m. The mask isn’t airtight anymore. There’s this faint hiss of escaping air, maddening. Like a metaphor, probably — something is leaking, deflating, giving up, and of course the irritation it causes looks me dead in the eyes, like some smug therapist saying “so what does that make you feel ?” I scrolled through YouTube. That pissed me off too. Honestly, everything pisses me off right now. Even reading Beckett pisses me off. Existence, in its grand dull totality, is just deeply, profoundly aggravating. And this isn’t about regret or nostalgia or longing for youth — no rewinding the tape, no yearning for an earlier version of me. Just full throttle into worse and worser. I think Cioran might’ve had a thing like this — this momentum toward disaster. I don’t remember exactly. Don’t feel like looking it up either. Why bother. Showing off my knowledge ? Please. If that’s all I’ve got, then we’re already knee-deep in tragicomedy. Between 2 and 3 a.m., when I managed to doze off for, like, forty minutes max, I dreamt up this idea for a short story. About a guy — totally convinced he’s hard-left, progressive to the core — who slowly, imperceptibly, slides to the far right. Irony, detachment, and a touch of Now™. The kind of thing you overhear everywhere lately — in the streets, supermarkets, even in your own living room during the pre-dinner drinks. It’s all become tediously normal. Like a convoluted performance of identity and belief, bordering on the pornographic. People are bored stiff or scared shitless. The age-old what to do with myself question flares up again. Sometimes I think the best move would be to shut it all off. Seal the cracks, block the vents, just keep the whole festering mess of Outside™ from oozing in. Maybe invent a new nose. Or a kind of artificial delicacy — like the ultra-wealthy pretending to have taste while standing on the necks of the toothless poor, the dirty masses, you know the type. Delicacy’s never really been my thing. I’ve tried. But I know too well where it comes from, and that knowledge makes it unbearable. So I pull back. A few sauce stains on the chest, almost comforting. Like little badges of resistance to grace. Elegance, though — that’s something else. Diogenes was elegant in his own way, despite being utterly disgusting. But these days, everything’s blurred. Words, ideas, gestures, identities — all tossed into the same conceptual stir-fry. Add some light soy sauce, chopped scallions, parsley, coriander, and stir well. Then pour it in a glass and sip it through a straw like it’s a post-gender cocktail. Fake it, basically, right at the point where gender — and maybe meaning — collapses entirely. The irony couldn’t be more thorough.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
le lit de la chambre 15
Tu parviens au haut de l'escalier et tu cherches le numéro 15, sur la gauche cette porte qui ne paie pas de mine, sobre, marron, mais sous laquelle un rai de lumière passe -ce qui dans l'immédiat ou l'urgence dans laquelle tu te places pour être enfin frappé par la grâce, t'apparaît de bon augure. La clef dans la serrure fonctionne sans effort, la porte s'ouvre sans difficulté ni grincement, puis s'offre la chambre au regard. C'est un matin de mai ensoleillé, la pièce est baignée de lumière et tu en pleures presque d'apercevoir à côté du petit lavabo, une table recouverte d'une toile cirée et sur laquelle trône une plaque de cuisson. Gaz à tous les étages indique une plaque sur l'un des murs, au rez de chaussée de l'hôtel. Ainsi donc tout est vrai. Comme mobilier encore une grosse armoire de chêne, une petite table de bois, marron. Puis ton regard se porte sur le lit simple installé dans un angle. Tu déposes ton sac au sol, un plancher avec relief qui gondole par endroit le linoléum. Tu t'assois sur le bord du lit pour tester la souplesse du sommier, la qualité du matelas. Tu notes avec plaisir que le couchage n'est ni dur ni mou. Tu sors ton paquet de cigarettes, en allumes une et tu te renverses doucement pour que ton corps tout entier entre en contact avec le lit. Il n'y a pas d'oreiller juste un traversin que tu plies en deux pour reposer ta nuque. Tu peux souffler après toutes les péripéties traversées, l'urgence avec laquelle,tu as déménagé à la cloche de bois de Suresnes. Toute cette violence inouïe de laquelle tu es parvenue à t'échapper, comme aussi de cette étrange période passée dans la pénombre de cette autre chambre, dans cet hôtel-restaurant tenu par un géant rugbyman Un soupçon d'empathie toutefois car de temps en temps l'homme frappait à ta porte pour s'enquérir que tu ne sois pas mort. Plus de six mois passés là-bas dans une presque complète catatonie. Allongé sur un autre lit simple à ruminer ta vie. Au terme de cette toute première cigarette fumée dans la chambre 15, tu te sens déjà chez toi. Comme c'est facile de se sentir chez soi penses-tu soudain. Il suffit d'être allongé sur un lit, de te dire que c'est ton lit que tu y es en sécurité à présent. Puis la cervelle s'en mêle forcément et tu penses à tous ces voyageurs qui ont dormi ici avant toi dans ce même lit. Étaient-ce des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des personnes en bonne santé ou des malades frappés par un mal quelconque-peut-être même que certains ont été retrouvés morts par la concierge qui sera montée là pour exiger le terme en retard, ou distribuer le courrier... Mais tout cela n'est que supputations et perte de temps inutile n'est-ce pas. Tu n'as pas encore réalisé qu'une nouvelle chambre d'hôtel est comme une nouvelle chance, que tu pourrais -si vraiment tu le désirais- reconsidérer toute ta vie dans l'instant même où cette idée surgirait.|couper{180}
Photographie
Le train
Train pour Karachi Photographie : Patrick Blanchon Parti de Quetta la veille au soir, j’ai décidé de prendre le train pour Karachi. Cela fait deux mois que je végète dans ma chambre d’hôtel miteuse. J’ai installé un train-train dans l’attente d’une réponse du groupe avec lequel je dois traverser la frontière afghane. Dès que les premières voix lancinantes de femmes envahissent la rue, projetées par les haut-parleurs dès tôt le matin, je descends dans la grande salle pour prendre mon thé. J’échange quelques mots brièvement avec les jeunes qui aident à la manœuvre de l’établissement, et une fois le breuvage amer bu, je sors me balader vers le centre-ville, mon Leica à l’épaule. Il y a un camp de réfugiés le long de la route poussiéreuse. Des gamins jouent avec un rien, et les femmes discutent en préparant le repas à même le sol de terre battue. Un peu plus loin, le centre-ville avec le grand bazar dans lequel j’aime m’enfoncer, porté par les odeurs fortes d’épices et les couleurs bigarrées. Je termine régulièrement ma promenade par l’Intercontinental, perché sur la colline. Je bois un Nescafé dans une jolie tasse en porcelaine, puis je redescends vers l’hôtel Osmani. Le train arrive en gare avec une demi-heure de retard. Je m’engouffre dans la cohue qui grimpe dans les wagons et m’installe près d’une fenêtre. Enfin, quelque chose de neuf à regarder : une femme entre deux âges pèle méticuleusement une orange. Cela va m’occuper une bonne vingtaine de minutes au moins. Je reste fasciné par l’extrême dextérité et l’élégance de ses gestes. Des conversations naissent peu à peu dans le roulis du train qui vient de s’ébranler. Je ne comprends rien à cette langue si rapide, qui me paraît presque enfantine — une sorte de gazouillis accéléré. Je me sens bien, emporté à nouveau vers l’inconnu. Je continue à observer. Il y a de nombreuses haltes jusqu’à Karachi. Peu à peu, le crépuscule tombe vers 17h30, et les gares sur le trajet ressemblent à des décors hollywoodiens. De petites baraques éclairées de lampions, des vendeurs de chapatis qui gesticulent en souriant. Je n’avais pas vraiment remarqué jusque-là, mais dans ce pays, tout le monde sourit pour un oui ou pour un non. Ce sourire n’a sans doute pas la même valeur qu’en France. Du reste, en France — quand j’y pense — on ne sourit pas vraiment. C’est bien pour ça que je l’ai quittée il y a trois mois. Toutes ces micro-histoires que je pourrais m’inventer ici, dans le train, me paraissent extraordinaires. Et pourtant, à aucun moment je n’ai la force, ni l’envie, de saisir mon calepin pour noter quoi que ce soit. Une nouvelle station encore. Toujours le même rituel. D’abord les vendeurs de thé à la cardamome, en premier. Il faut qu’il soit brûlant. Un passager, tout à l’heure, a engueulé un vendeur à un autre arrêt parce que le verre servi était tiède. Après les vendeurs ambulants, les mendiants grimpent. Il y en a de toutes sortes : des culs-de-jatte, des aveugles, des manchots, qui tendent leur sibylle de wagon en wagon. Étrangement, aucun ne trébuche. Ils traversent mon champ de vision avec une rapidité formidable pour redescendre agilement sur le quai quelques secondes avant que le train ne reparte. Je m’assoupis enfin quelques heures. Au matin, je vois un homme en pleine prière juste devant moi. Je lui souris et, sans lui demander, je le photographie. Il ne me regarde même pas, concentré dans sa connexion. Je me souviens alors que, comme ici au Pakistan ou en Inde, le tourisme est souvent vu comme une sorte de bestiole exotique sans intérêt véritable. Je regarde défiler le paysage par la fenêtre. Une terre rouge et aride, avec parfois des trouées de verdure et d’eau qui concentrent la population. Je vois les hommes travailler dans les champs à mains nues. Ici, pas de grosses machines, pas de tracteurs. Enfin, nous arrivons en gare de Karachi. Je descends sur le quai. Il fait une chaleur étouffante. Il me faut trouver une nouvelle chambre d’hôtel. Peut-être arriverai-je enfin à écrire toutes ces impressions de voyage que je laisse filer, accompagné par la peur de ne pas pouvoir les retenir.|couper{180}