03 décembre 2025
Il pleut mais ne fait pas froid. Qui donc. Qui pleut, qui ne fait pas froid. Il ne convient pas de placer au bout de chaque question un signe pour l’indiquer. D’ailleurs qui s’adresse à qui ou quoi à chacun, chacune. Et qui cela peut-il bien être que ce chacune, que ce chacun. Cela mérite-t-il vraiment une réponse. Des réponses, autant de blabla. Ce matin, le mot dessillement me dessille. Action de (se) dessiller les yeux, de voir clair au-delà des apparences ; résultat de cette action : « Ses yeux [d’Henriette] humides de larmes annonçaient un dessillement suprême, elle apercevait déjà les joies célestes de la terre promise. » (Balzac, Le Lys dans la vallée). C’est dans En attendant Nadeau que je lis ce mot à propos du béotien qui découvrirait dans ces lignes (celles de l’article ou du livre de Michon ?) les bronzes d’Agéladas. Mais merci pour le mot airain qui suit un peu plus loin. Je l’avais tant aimé, comme à peu près tout ce que j’ai tant aimé, puis fini par oublier. Et Héron, et les statues et les cloches dans les reins, et l’air et le rien, et les machines à vapeur, et les automates grecs ou byzantins. Et Alexandrie et Constantinople. Mais était-ce bien Théophile qui lutta contre les Abbassides ? Pas tant que ça, tout de même, car à cette époque on savait voir à long terme. On savait déjà créer des réseaux par l’entremise du morse optique. Pauvres de nous qui sommes devenus si imbus de nous-mêmes, qu’ignorants et bêtes. Le progrès ne va pas vers un meilleur de l’homme, pas plus que vers celui de la femme. Le progrès va vers quoi. Vers la destruction à plus ou moins long terme. Le progrès est un autre mot pour dire la pulsion suicidaire. Et, comme d’habitude, cela part d’un « bon sentiment », le rêve d’un monde meilleur. Le mieux étant l’ennemi du bien, comme disaient les vieux, et comme j’ai, moi aussi, tendance à mal vieillir. Je pense à l’érudition et à la manière de n’en pas parler ouvertement. L’érudition étant, comme les voyages pour le commun des mortels, chose si extravagante, appartenant au domaine de l’imaginaire, qu’il sied toujours mal de l’étaler (je ne sais pas si on peut dire « sied ou va chier » comme ça, tout simplement parce que ça sonne bien).
Tout ça pour dire que je n’ai pas grand-chose à dire, et de le dire en essayant de ne pas trop m’apitoyer sur mon sort ou de gluxmaniser les gens qui, par hasard, me lisent
Donc, je voulais aussi dire qu’hier soir une sorte de dessillement en essayant d’imaginer d’autres civilisations que la nôtre, soit plus âgées de quelques milliards d’années, dans d’autres galaxies, soit d’autres civilisations ayant existé ici sur Terre mais dont il serait impossible de trouver trace , parce qu’elles n’utilisaient pas les mêmes matériaux ou la même philosophie que la nôtre en matière de civilisation. Bref, un dessillement face à l’insommensurable. Car nous sommes désormais tant dans la mesure que nous filons vers la démesure, mais jamais vers l’impossibilité de mesurer. Ce concept nous est devenu étranger. L’incommensurable devrait pourtant nous interroger, sa notion en tout cas, s’il est impossible de s’en faire vraiment une idée. Comment, nous, par exemple, si nous ne nous détruisons pas avec notre environnement, devrons-nous muter pour affronter les millénaires à venir. L’individualité n’est pas viable, trop fragile, vulnérable. Devrons-nous trouver des solutions hybrides bien au-delà du concept de transhumanisme actuel pour maintenir en état la seule chose, finalement, qui vaille, c’est-à-dire l’information et sa propre conscience. Ceci me ramène évidemment, encore une fois, au peuple fourmi et aux Hopis, sans tomber dans le concept fumeux New Age d’une théorie de la race élue, concept tout aussi fumeux donc que la théorie de la race pure, juive ou nazie, et d’un seul coup — vertige — je n’en dirai pas plus.
Pour continuer
Carnets | décembre 2025
27 décembre 2025
Rêve étonnant, qui pourrait être décevant si je m’étais attendu à autre chose qu’à être, une fois de plus, déçu en rêve. Enfin, c’est bien la seule fois que je verrai un hippopotame noir, c’est à espérer. Ce bruit horrible de ferraille qui me suit alors que je cours devant me reste au petit matin. Bien avancé sur l’Atlas Mnémosyne. J’ai réalisé plusieurs « planches », c’est-à-dire des prélèvements, des carottages dans la matière du site, et j’ai tenté de les organiser. Au début, les fichiers d’export en Markdown étaient imposants. La difficulté était de choisir peu de choses, mais qui fonctionnent. Le problème à résoudre est celui des images. Il va falloir aller puiser dans la boîte en fer, ressortir les photographies, les cartes postales, et, comme toujours, n’en sélectionner que quelques-unes. Et aussi scanner celles qui sont écrites au dos en estonien. Je ne sais pas combien de temps va durer ce projet. Tant de projets commencés en parallèle, et aucun n’a abouti encore. Est-ce que je travaille vraiment, ou est-ce que je me donne l’impression de travailler ? Encore une matinée où je ne pourrai pas m’enfoncer, où il faudra rester le menton hors de l’eau. Deux heures de cours sans boire la tasse. Ensuite, tout l’après-midi devant soi et la grande journée du dimanche. Ce qui ne veut d’ailleurs strictement rien dire puisque j’ai beau avoir tout le temps devant moi, il arrive que je n’en fiche rien du tout. Je n’ose pas gâcher ce genre de plénitude. illustration Gemini Flash|couper{180}
Carnets | décembre 2025
26 décembre 2025
Cette histoire de planches (Aby Warburg) pourrait faire penser à un cercueil. Enfin, j’ai le squelette que je cherchais : un code qui me permet de chercher l’occurrence d’un mot dans tous les billets du site, et surtout de pouvoir appuyer sur un bouton pour obtenir une exportation de l’ensemble des occurrences en Markdown. Cela me permet de suivre ainsi l’utilisation de ce mot depuis le début des textes (2018) jusqu’à la fin de cette année. Ensuite, ce n’est que la première opération, car la matière est énorme, même en extrayant seulement un paragraphe contenant le mot. J’ai donc créé une rubrique racine nommée « Atlas Mnémosyne » (Mnémosyne n’appartenant pas, à ce que je sache, à A. W.). Le projet est de créer ensuite des sous-rubriques à partir des mots recherchés (ex. : Voix, Gestes, Objets, Lieux, Typographie, Rêves, etc.). Une fois une série de planches terminée, on peut construire quoi : le cercueil (joke), des systèmes solaires, avec quelle étoile et quelles planètes, avec quels satellites (à méditer). Le soleil, c’est le mot, de toute façon. Ensuite, les rotations sont intéressantes à étudier. Images : rouvrir la boîte en fer ; reprendre chaque carte postale (écrite au dos en estonien), faire traduire par IA ; associer les cartes aux textes. Présentation : idéalement par planche, avec textes et photographies. Difficulté : les sélections. Comment décider qu’un extrait vive ou non sur une planche ? Et aussitôt l’image des camps revient. Agitation très forte du dibbouk. Règle : ne rien montrer tant qu’une planche n’est pas totalement achevée. Et possible qu’une fois tout ce boulot terminé, il sorte complètement autre chose. S’y préparer. À moins que je ne me fasse, au final, interner, et que, pour sortir de l’enfermement, je sois sommé, comme A. W., de produire une « preuve » que je ne suis pas complètement fou. Ciel bleu aujourd’hui, mais froid sec. Il faut que je me prépare : j’ai cours. S’enfouir pendant deux heures. Hâte de revenir à ces sélections. illustration planche de l'Atlas Mnémosyne d'Aby Warburg|couper{180}
Carnets | décembre 2025
25 décembre 2025
Reçu en cadeau une bouteille de Whisky provenant du Pays de Tronçais, marque Aumance, et ce matin ça parle de mots-croisés chez Lovecraft. Comment faire quelque chose avec ces signes ? Car de toute évidence, ce sont des signes. L’écrire perce un mur. Les morts répondent parfois, peut-être même qu’ils ne cessent de nous parler. En ressortant de chez E. hier, surprise de voir la neige. De gros flocons qui déjà recouvrent les arbres, la rue, les voitures, la ville. Nous sommes rentrés prudemment. Dans mon for intérieur, je me suis posé la question si j’avais finalement opté pour les pneus toute saison ou non la dernière fois — c’est-à-dire il y a six mois, lorsqu’on les a changés. Par chance, les déneigeuses étaient devant nous et ouvraient la voie. Tant que je conduisais dans ce blanc, la neige m’imposait sa trêve. Elle recouvrait tout, et ce silence visuel me faisait un bien immense ; c’était comme une parenthèse, un apaisement du regard qui mettait enfin le crâne au repos. Mais c’est une fois de retour à la maison, une fois franchi le seuil de l'abri, que la trêve a volé en éclats. Comme si le corps attendait le calme pour hurler, ma rage de dents s’est déclarée. Je me suis replongé dans Notes dans un souterrain. Cette traduction de Markowicz est vraiment bonne. Grand plaisir de lire Dosto dans « sa vraie voix », si je peux dire. J'ai lu une bonne dizaine de pages en m’arrêtant sur chaque phrase pour les retourner, tandis que la douleur se réveillait pour de bon. Suis descendu pour prendre un cachet. Mais les idées tournaient trop. Cette histoire de traduction me trottait. Et voilà que je suis reparti sur cette manière de ruminer, de toujours contredire, propre à ce narrateur dostoïevskien. Cette façon de ne jamais laisser une affirmation tranquille, de l'épuiser par le commentaire, cela m’a mené droit à l'exégèse de la Torah. Et au bout du compte, dans cette fièvre, je me suis demandé si Dostoïevski n’était pas juif lui aussi, au fond, sans le savoir. Juif par cette syntaxe qui bégaye, par ce refus de conclure, par ce génie du sous-sol qui préfère la plaie ouverte à la belle sentence. Tout comme moi. Puis j’ai repensé à ma mère face à mon père. À la difficulté que peut avoir un esprit slave à pénétrer dans un crâne gaulois — d’autant plus si ce crâne crâne, et de manière totalement hypocrite prône les valeurs du drapeau français pendant que, de l’autre côté, il baise tout ce qui bouge. Et surtout ce que ça fait à la langue personnelle, ce « hachis » face à la contrainte de devenir lisse, claire, efficace, élégante, qui distingue le français de n'importe quel salmigondis sur cette terre. Cette élégance, j'ai dû la payer cher. Je me suis souvenu du jour où nous dûmes quitter la campagne, la chère forêt, le cher pays de Tronçais, pour la banlieue saumâtre de cet affreux Val d’Oise. J’avais alors un accent bourbonnais incroyable que j’ai dû dissimuler, puis effacer le plus rapidement possible pour simplement oser ouvrir la porte du collège. Un camouflage, un premier lissage pour survivre. Puis je me suis dit encore cette idée récurrente : il serait temps que tu en finisses avec ça. J’ai cherché par mot-clé Estonie, juif, mère, et j’ai vu qu’il y avait encore de quoi faire pour mettre tous ces textes en forme. C’est-à-dire ne pas les « mettre en forme », mais trouver la forme qui leur correspondra le mieux. À la fin, j’ai pensé à Aby Warburg, à ses « séries ». Ma rage de dents m’ayant, malgré le médicament, emporté vers le matin, c’est à cet instant où j’ai retrouvé ce mot, série. Ce mot qui coïncide avec l’un de mes leitmotivs de peintre, mais qui résonne surtout de plus loin. C'était l'accent lamentable de ma grand-mère estonienne quand elle disait « mon chéri ». « Ma séri », disait-elle, « je ne comprends pas pourquoi t'acharnes, c'est un enfant il ne comprend rien. » C’est sur ce mot, à la fois méthode et caresse lointaine d'une langue hachée, que j’ai pu enfin trouver le sommeil.|couper{180}