2023
Carnets | 2023
personnages 5 ( notes)
Enregistrement du dimanche 5 février 1995 retranscrit par Frances. "...La difficulté surgit presque aussitôt que je cherche des noms de femmes, de filles faciles. Non que j’en aie pas connues. Elles furent pléthore. Elles le sont encore. C’est moi qui suis devenu beaucoup moins facile. Pour toutes les autres je n’aurai jamais assez de pognon sur mon compte pour payer des dommages et intérêts en cas d’indignation, de réclamation. Ce serait une idée d’écrire une liste de tous ces prénoms, la punaiser sur le mur du bureau à côté de l’ordi, et vérifier à chaque fois que je ne commette pas d’impair. Idem pour les tempéraments. Éviter d’avoir recours à des éléments trop autobiographiques reconnaissables. Picorer un peu de ceci ou de cela. Un mixte. Une salade russe. Voilà, j’ai juste à imaginer une salade russe pour qu’un prénom flotte dans l’air, une feuille morte qui virevolte dans la bouillasse de cet hiver et qui vient se poser en travers des touches du clavier. Brita. C’est plutôt marrant, car je suis presque certain de n’avoir jamais connu de Brita. Par contre j’ai très bien connu une Agnès qui ne buvait jamais d’eau du robinet. Elle utilisait cette sorte de pot, de carafe du même nom Brita pour ne pas avaler de calcaire et autres saloperies disait-elle. Par contre question saloperie, elle, cette Agnès, était vraiment sans filtre..." [Le monologue continue sur un ton libre, brut, égrenant les souvenirs mêlés de fantasmes et de statistiques, de misogynie latente et d’autodérision.] Frances appuie sur commande+s puis bascule son corps en arrière, s’étire, regarde par la fenêtre. Personne dans la rue et les devantures des boutiques sont encore fermées. Il est cinq heures du matin à Tobosco, mais pas de camion-poubelle. D’ailleurs, c’est dimanche. Un café sera le bienvenu. Elle se lève du siège de faux cuir noir pour traverser la petite pièce et se rendre à la cuisine attenante. La machine Nespresso est allumée. Elle choisit une capsule de Ristretto, place la tasse qu’elle a rapportée de son bureau sur le plateau, pèse sur le bouton. La Nespresso émet un bruit désagréable pendant que le breuvage coule dans la tasse. Pour l’instant, elle s’est contentée de retranscrire mot à mot l’enregistrement de cette cassette qui porte l’étiquette numéro 10. En revenant vers son bureau, elle avise le carton qui contient toutes les autres, une bonne centaine. C’est à creuser forcément, se dit Frances. Un premier jet. Ce type se mentait beaucoup, pense-t-elle. Encore beaucoup trop de circonstances atténuantes, d’excuses, de prétextes pour ne pas voir en face le salopard qu’il est. Malgré cela, elle était assez admirative du travail effectué. Personne ne s’amuserait à raconter sa vie aussi longtemps sans s’apercevoir à un moment ou à un autre de la nullité de cette démarche. Que cherchait vraiment ce type ? À se réinventer lui-même ? Et si oui, dans quel but ? Retrouver une bonne conscience perdue ? En finir avec sa culpabilité permanente ? Avoir l’air plus humain qu’il ne l’est vraiment ? Au bout de la dixième cassette, Frances commençait à se faire une petite idée. S’il n’avait pas assassiné toutes ces femmes, l’homme qui avait pour nom Alonso Quichano aurait pu devenir romancier. D’ailleurs, qui sait si ce n’était pas une possibilité qu’il essayait d’atteindre. Mais trop de digressions encore, beaucoup trop. Frances découperait dans le tas plus tard. Elle adorait cela, tailler dans le vif. C’était même une vocation. Et elle en avait fait son boulot.|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 4 (notes)
L’idée d’un polar vient-elle d’une scène qui surgit en se rasant ? Je ne le crois pas, même si c’est tentant de le penser. Elle doit venir plutôt des personnages. Plus on creusera un personnage, plus on trouvera l’accès à ses motivations, conscientes ou inconscientes — les deux — plus on aura de choix en effectuant un inventaire dans la collection de conneries qu’il peut effectuer. Il est même possible que ce soit cette tension (conscience - inconscience) le moteur de ses actions. Grosso modo, se dire que les êtres humains sont toujours les mêmes, quelle que soit leur condition sociale, l’époque dans laquelle ils s’agitent, leur habillement. Je crois que c’est un fait indiscutable. Ensuite, attirer l’attention du lecteur sur ceci ou cela pour les peindre ; ne serait-ce que pour ne pas tenir compte de ce fait, laisser croire à une quelconque originalité, il y a plus de contre que de pour. En revanche, la façon dont chacun s’exprime pourrait être une clef. En tout cas, c’est surtout cela qui éveille mon attention et sûrement aussi mon désir : créer des personnages crédibles par leur langage avant tout. Donc du dialogue. Il faut que le dialogue prenne plus de place que le monologue du narrateur, voire que ce dernier disparaisse complètement. Au lieu de décrire un décor, le suggérer plutôt par ce que les personnages en disent. Exemple : Alonso Quichano cracha sur le sable et resta quelques secondes ravi en train d’observer l’évaporation fulgurante de son glaviot ; puis il reprit ses esprits et dit d’une voix avunculaire : « Putain, il fait chaud dans votre coin. » -- Et si on en venait au fait, je dis. -- On avait rendez-vous, mais je ne me souviens plus pour quoi précisément, réplique-t-il. Puis il ajoute : « Y a-t-il un fléau chez vous ? Car mon boulot consiste à effacer les individus gênants. Je ne prends qu’une modique somme d’ailleurs, d’où mon retard : beaucoup de boulot en ce moment, avec la crise. Pour 50 euros plus les frais, le taux de clients satisfaits frise le 100 %. » -- Les frais ? je demande. -- Le gîte, le couvert, le tabac, les moyens de transport. Vous êtes au courant que tout a beaucoup augmenté ces derniers temps... -- Et si je vous demande de me descendre tout de suite, ça me coûterait combien ? Alonso sortit son smartphone, ouvrit l’app calculatrice, tapa quelques chiffres puis il dit : -- 250 euros TTC seulement. J’ai déjà eu pas mal de frais pour arriver jusqu’ici. L’idée d’être occis par le plus miteux des tueurs à gages n’avait rien de reluisant. Mon amour propre en prenait un coup. Cependant, je ne discutais pas le prix, je sortis mon pognon et lui tendis. Alonso Quichano se saisit de la liasse de biftons, mouilla un doigt d’un coup de langue et se mit à compter les sous. -- ... et 50, qui font bien 250. Le compte est bon, dit-il, puis il extirpa un Mikoru de sa poche et me mit en joue. -- Qu’est-ce que c’est que ce flingue ? je demande. -- Ça, c’est un Mikoru. C’est japonais, mais ça fait le boulot. Puis il pressa sur la détente, et ma dernière pensée fut pour le nom du flingue. C’était quand même con, mais rien d’exceptionnel non plus. Puis je tombai sur le sol en essayant d’éviter l’emplacement du mollard évaporé — mais ça aussi, ce fut raté. Et ben, me dis-je en me relisant, y a du boulot. Si je veux gagner des sous, va falloir mettre les bouchées doubles. Ou alors changer complètement de genre. Écrire des scènes de cul ? Ça se vend encore, ce genre de truc ?|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 3 (notes)
Alonso Quichano dit : — Salut, je suis Alonso Quichano. C’est lui qui parle le premier. Ce n’est pas parce qu’il m’adresse la parole que je vais lui répondre ; je ne suis plus cet homme qui répond à la première sollicitation qui surgit. En attendant, d’un œil je regarde le mouvement de ses lèvres, et d’une oreille j’écoute la tonalité de son bonjour. Ensuite, j’attends que l’information parvienne à ma cervelle, ce lieu commun. J’attends que ces infos soient décryptées en langue vulgaire. Peut-être qu’ensuite je répondrai un bonjour adapté. Ses lèvres bougent en silence, comme une télé dont on a coupé le son. Voilà ce que je vois : de petites lèvres rose pâle, peu charnues. L’inférieure se tortille comme un lombric tandis que la supérieure reste immobile. Entre les deux lèvres, il y a la forme mouvante et sombre du néant que tente d’exprimer Alonso Quichano. On ne voit pas de dents, ce qui pourrait m’extirper une légère empathie, car sur ce point nous nous ressemblons. Mais c’est un piège, l’empathie, un filet à morue ou à papillon. L’empathie, c’est une espèce de prétexte qu’on avance pour s’autoriser, avec une saleté de bonne conscience, toutes les exactions. Puis ses lèvres se rejoignent. La forme mouvante rétrécit pour ne plus être qu’une ligne sombre, presque parfaitement horizontale. Un son de maracas seul parvient à mon oreille. Je reconnais vaguement Melody for Melonae de Jackie Mac Lean ; ça doit provenir du mot transistor auquel je viens de penser, ajouté à bungalow, serveuse charmante, et comptoir. Enfin, j’ai déchiré et chiffonné la feuille, en ai fait une boulette, et j’ai visé la corbeille pour l’expédier. Je me suis demandé ce que cette rencontre serait si je retirais tout ce qui ne sert à rien. Réduire ce charabia à une simple action dans une phrase simple : Alonso Quichano me dit bonjour et je ne lui réponds pas. Les arbres s’en tirent indemnes, mon avenir d’écrivain devient incertain.|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 2 (notes)
Je te le dis, tu voudrais qu’un sens relie tout et tu t’y reprends chaque jour — non pas un plan, une ficelle, une hypothèse qui tienne assez pour traverser la matinée où tu écris qu’Alonso Quichano arrive dans ta vie, puis quinze heures où tu empiles des émissions sur Manchette à écouter à la suite dans la voiture, puis la nuit d’autoroute où la voix de François Bon, décrivant la photo du bureau de Lovecraft, te fait comprendre qu’une vidéo devient des pages si tu l’écoutes comme un livre (on dirait un écran, non, pas un écran, une page qui s’écrit en parlant) ; alors tu reviens à Alonso, tu tentes la description et tu cales, tu ouvres L’Affaire N’Gustro “pour te lancer”, et ce sont des mots qui t’attrapent à la place de l’homme : dankali (tu vois un dromadaire, non pas par science, par facilité d’image), brandebourgs (passement ou boutons ? tu choisis selon ce que ta vie a su voir), imperméable Royal Navy (tu googles, tu dis caban, tu remontes un souvenir, manches trop courtes, boutons dorés à l’ancre), puis Melody for Melonae (tu avais mal entendu, ce n’était pas “Melanie”), et déjà les DS, les routes brumeuses des Yvelines défilent dans ta tête ; tu tiens une piste, non pas sur Alonso, sur toi qui tournes autour, parce que dès que tu écris Don Quichotte l’ombre de Picasso tombe sur la page — on dirait le tien, non, pas le tien, celui des autres qui recouvre le tien — et tu hésites : user du cliché (rassurer le lecteur : “c’est bien lui”) ou ruiner le cliché (l’arracher pour inventer), le vieillir, le rajeunir, et tu sais que surprendre pour surprendre ne vaut rien, alors tu notes quand même une phrase trop lourde (tu le sais) où l’autoportrait de Picasso démolit son propre masque comme on abat un quartier de pavillons, où passent des types en caban et cigares — non pas pour poser, pour déplacer — puis tu la laisses, tu la laisses venir, parce que vouloir finir c’est parfois s’assécher ; tu redescends au plus simple : il est là, contre-jour, la silhouette se précise, te surplombe, et tu te demandes non pas qui il est, mais combien de mots tu possèdes pour le tenir sans mentir — un nez, une bouche, un œil, une oreille, un front, une main, un doigt, un ongle, un pore (tu comptes pour gagner du vrai et tu n’attrapes que l’énigme), tu te dis qu’on croit vouloir dire, mais qu’on avance avec des hypothèses qui se ramifient et mangent le but (La Havane, Quetta, Sonora — variations d’un même désir), tu te redis que le lecteur lit ce qu’il peut, l’écrivain écrit ce qu’il peut (merci Borges dans la voiture), que la page change en même temps que celui qui la regarde, et tu t’aperçois que ce que tu appelles décrire Alonso, c’est peut-être seulement rester au bord : tenir la silhouette sans la fixer, écouter une vidéo comme un livre, un livre comme une vidéo, et laisser, à la fin, le vide entre vous deux faire son travail — non pas le combler, le maintenir assez ouvert pour que, demain, la même page ne soit déjà plus la même.|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 1 (notes)
réecriture Je te le dis, tu ne sais rien d’Alonso Quichano, rien que ce point que tu guettes parce que tu l’as inscrit dans l’agenda à midi pile (oui, midi, pas avant), et tu t’obstines, non pas pour découvrir un homme, mais pour tenir l’attente en joue, et comme le point ne vient pas — non, il ne vient pas, il avance à peine, plutôt il demeure — tu changes de casquette, tu te parles à toi en lecteur, tu prétends qu’à force de te lire tu verras mieux la silhouette, alors tu écris canapé et tu t’y allonges, tu écris parasol, petite table, bière ambrée (qu’on sent fraîche au goulot), tu temporises, tu rectifies (ce n’est pas de l’impatience, dis-tu, plutôt une manière d’être exact), le point devient silhouette, et comme elle prend son temps, tu ajoutes des jours, puis des semaines, et les mots font un lieu : une oasis, des palmiers, un restaurant, une serveuse charmante qui apporte des huîtres, puis le vin blanc, les profiteroles, le café italien, et tout cela tient ensemble non pour combler, mais pour déplacer — on dirait que tu attends toujours, non, pas attendre, habiter l’attente ; et quand enfin Alonso Quichano apparaît, midi déjà passé (tu le sais, tu regardes la page), tu lèves la tête et tu t’aperçois que l’agenda est resté ouvert à une autre date, que la silhouette s’est effacée dans le confort de tes mots, et qu’il ne reste, sur la nappe (mousseline jaune, oui, qui pend sur les côtés), qu’un rond d’eau sous le verre.|couper{180}
Carnets | 2023
Le lecteur
Je te le dis, tu entends Borges sur la route — non pas une leçon, une fêlure dans la voix du poste — et tout s’ouvre : chaque lecteur lit ce qu’il peut, chaque écrivain écrit ce qu’il peut, c’est l’accord minimum pour ne pas tomber, et pourtant l’abîme vient quand même, il vient par la page qui n’est plus la même, par la main qui change en la tenant ; tu te dis qu’un seul livre, relu, peut devenir galaxie (âge après âge), et que ce que tu appelles “but” n’est qu’hypothèse en marche, non pas destination, ramifications qui mangent la carte jusqu’à ce que La Havane, Quetta, Sonora ne fassent plus que varier l’orthographe du désir ; tu conduis, les bandes blanches défilent (non pas preuve de mouvement, métronome de l’hésitation), puis l’atelier, la feuille, l’autoportrait : on croit se voir, on se lit seulement, et l’on se lit différemment chaque fois, tu le sais, tu le sais depuis ce singe dactylographe qui finit par écrire le Quichotte — non pas Cervantès retrouvé, Pierre Ménard encore, c’est-à-dire personne ; ce que tu voudrais dire, tu le sais ? non, tu crois le savoir et cette croyance suffit pour tendre la phrase comme on tend une corde entre deux arbres, juste assez pour ne pas s’asseoir par terre ; alors tu écris : hypothèse, abîme, page, et tu retires aussitôt, non pas par prudence, pour laisser place — à l’autre qui lit, à l’autre que tu es quand tu relis, aux scènettes rejouées par la mémoire qui n’obéissent à personne ; l’autorité, s’il t’en faut une, c’est l’hésitation : non pas se dédire, tenir au bord, là où le livre change en même temps que le lecteur ; tu poses le crayon, la radio grésille, la nuit monte, et sur le pare-brise l’essuie-glace trace une parenthèse qui s’efface.|couper{180}