fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
fictions
L’Ingénierie du Pouvoir
Le jeune homme s'avance, pas trop vite, pas trop lentement non plus, un tempo juste, étudié mais naturel, savamment composé. Il sait où il va. Depuis toujours, il sait. C'est une question de trajectoire, de lignes bien tracées, d'ornières soigneusement évitées, de portes qui s'ouvrent avec cette fluidité particulière, imperceptible, comme si elles avaient toujours été là, prêtes à basculer sur son passage. Rien de brutal, rien d'ostentatoire. Un mouvement fin, précis, qui l'a mené de l'École au Ministère, du Ministère à la Lumière. Et dans cette lumière, il y a du monde, beaucoup de monde. Ceux qui savent, ceux qui font, ceux qui possèdent. Eux aussi l'ont vu arriver, avant même qu'il ne se signale, avant qu'il ne devienne ce qu'il était déjà en puissance. Ils l'ont repéré, l'ont regardé, testé, pesé, puis ils l'ont choisi. Pas qu'il fût le seul. Il était simplement le plus conforme, celui dont le costume tombait le mieux sur les épaules, celui qui savait déjà parler sans en dire trop, sourire sans s'attacher, se placer au centre tout en évitant d'avoir l'air de vouloir l'être. Il y a eu ces rencontres, feutrées, presque anodines, qui pourtant comptaient. Quelques dîners, des apartés, un murmure entendu, une phrase qui reste. Puis plus tard, une autre invitation, plus marquée, plus claire. Des visages qui s’éclairent à mesure que l’idée prend corps, que l’évidence se dessine. Et là, les cartes sont distribuées. Il fallait lui donner un peu plus d'épaisseur, de consistance, une réalité médiatique. La machine se met en marche, les pages s’ouvrent, les chaînes s’animent. Il devient celui qui manquait, l’homme neuf, l’anti-usé, celui qui traverse le paysage politique en enjambant les obstacles avec une légèreté suspecte. Il a tout. Il a le langage qu’il faut, le sourire mesuré, la posture adaptée. Il n’a rien de clivant, rien d’excessif, juste ce qu’il faut de transgression calibrée, un réformisme docile, une assurance bien tempérée. Alors on y va. Les relais sont là, les voix se synchronisent, le récit s’écrit. Il devient une figure, une image qui circule et qui s’impose, qui se diffuse jusqu’à ne plus laisser de place au doute. On se l’arrache, on le cite, on le met en scène, on s’extasie sur son aisance, sa jeunesse, son destin. On oublie surtout d’où il vient vraiment, ce qui l’a porté jusque-là, les mains qui l’ont poussé dans le dos. Et dans l’ombre, on veille. Il y a cette étrange coalition, ce carrefour de trajectoires où se croisent les intérêts les plus divers, les plus inattendus. Des figures médiatiques, des magnats des télécoms, des gestionnaires de l’image et du silence, des faiseurs et des effaceurs. Des noms qui traînent des histoires avec eux, des passés embusqués derrière des palmarès éclatants. Xavier Niel, roi des réseaux, passé par le minitel rose avant de bâtir son empire. Mimi Marchand, reine des médias souterrains, courtisane des réputations, passée par la case prison avant d’investir les sphères du pouvoir. Ils sont là, autour de lui, pas par hasard, pas par accident. Ils savent que le pouvoir est une question d’alliances, et que ces alliances ne doivent jamais être trop visibles. Et pourtant, tout se fait sans heurts. Pas de scandale, pas d’accroc, tout s’imbrique à la perfection. Comme si le pays entier s’était mis en veilleuse, comme si rien ne pouvait enrayer cette ascension. Il est là, au sommet, et il avance toujours. Devant lui, les regards brillent, les micros s’alignent, les flashs crépitent. Derrière lui, la machine continue de tourner, avec sa mécanique bien huilée, sa gestion des crises, ses ajustements imperceptibles. Il marche, sûr de lui, certain de son cap. Les autres, derrière, suivent. Ou tombent. Et dans un coin de la pièce, quelqu’un note tout cela, sans rien dire, un carnet à la main. Un jour, peut-être, il en fera un livre. On traverse la ville, comme toujours, avec cette sensation d’un déplacement mécanique, sans surprise, une succession de gestes éprouvés qui finissent par se fondre dans le décor. Le matin, la brume s’attarde sur les vitrines, comme hésitante à s’effacer tout à fait. Les rues sont là, inchangées et pourtant plus vides, plus silencieuses, comme si quelque chose s’était éteint sans qu’on sache dire exactement quoi. Ce n’est pas une absence nette, tranchée, mais une sorte de retrait progressif, une diminution presque imperceptible du volume général de la ville. On marche, on regarde. Les visages se croisent mais ne se regardent pas. Une fatigue collective s’est installée, discrète, diffuse, une résignation polie que personne ne prend plus la peine de masquer. On entend parfois des éclats de voix, des échanges vifs entre ceux qui, peut-être, refusent encore tout à fait cette fadeur. Mais la plupart se contentent d’avancer, rivés à leurs écrans, enfoncés dans leur monde privé, protégés du bruit extérieur par une barrière invisible. Les affiches électorales, placardées au coin des rues, semblent avoir été abandonnées là par erreur. Les slogans ne résonnent plus, ils se perdent dans l’indifférence, lettres mortes collées sur des murs défraîchis. On n’attend plus rien, on n’espère plus grand-chose. La ville n’est pas en ruine, elle tient debout, c’est autre chose. Une forme de léthargie, un maintien en équilibre précaire, une inertie qui tient lieu de cap. Là, sur la place où autrefois se retrouvaient les foules, quelques silhouettes s’attardent, le regard absent. On les devine en suspens, pris entre deux directions, hésitant à s’engager dans une rue plutôt qu’une autre, comme si le choix n’avait plus d’importance. Plus loin, les devantures fermées se succèdent, certaines depuis si longtemps que leur existence même semble une anomalie, un vestige d’un autre temps. On marche encore, et la lumière décline. La ville change à peine sous nos pas, ou alors c’est nous qui avons cessé d’attendre qu’elle change. Un dernier café, pris machinalement, les gestes toujours précis mais vides de nécessité. La nuit tombe doucement, sur une ville qui n’a plus très envie de se réveiller. On a vu la ville se figer, d’abord d’un air perplexe, puis de plus en plus sérieusement, dans une immobilité organisée. Depuis la fenêtre, les rues ont pris l’habitude de se vider, et dans ce vide soudain, on s’est mis à observer les choses autrement. Ce chat, par exemple, que l’on n’avait jamais remarqué et qui traverse désormais l’avenue comme un souverain en terrain conquis. L’ombre des branches sur le mur d’en face, si nette à certaines heures qu’elle remplace presque le décor absent. Et puis ce silence, insistant, qui s’est installé sans demander l’avis de personne. Les jours s’enchaînent, identiques dans leur découpe, une géométrie nouvelle du temps qui s’étire, s’étiole, se rétracte selon une logique incertaine. On guette des bruits familiers – une porte qui claque, une conversation sur un balcon – comme pour vérifier que quelque chose subsiste, que tout ne s’est pas totalement dissous. De temps à autre, un promeneur solitaire, un joggeur scrupuleux, un cycliste prudent. Mais globalement, rien. Une ville en veille, réduite à ses composantes minimales, comme un décor que l’on aurait oublié de remballer. On sort, parfois, selon les modalités autorisées. Pas trop loin, pas trop longtemps. Juste assez pour mesurer l’étrangeté de cette situation où chaque passant devient une anomalie, où chaque regard se jauge avec une prudence inhabituelle. À cette heure où d’ordinaire tout s’agite, il ne reste que des rues vides et ce vent léger qui pousse quelques feuilles sur l’asphalte déserté. Tout semble suspendu, à peine réel, comme une répétition générale où les figurants auraient déserté le plateau. De retour à l’intérieur, on reprend le cycle des heures étirées. On s’habitue aux bruits du voisinage, à ces vies parallèles que l’on devine derrière les murs. Un enfant court, on entend des éclats de rire, parfois un morceau de musique étouffé. Rien d’extraordinaire, mais dans ces détails anodins, une forme d’intensité nouvelle, un micro-événement à lui seul suffisant pour structurer la journée. Et puis, un jour, la ville recommencera à bouger. Elle retrouvera ses bruits, son rythme, son brouhaha. Mais elle ne le fera pas tout à fait comme avant. Quelque chose restera, une façon d’avoir vu le temps s’interrompre, d’avoir observé, le temps d’une parenthèse forcée, la mécanique des choses autrement. Peut-être une simple impression. Mais une impression qui colle à la peau, comme une ombre sur le mur d’en face, un peu plus nette qu’avant. L’endroit est calme, pour l’instant. Quelques clients dispersés aux tables, chacun avec sa solitude, son journal, son café refroidi. On se tient là, comme à l’abri, bien que rien ne menace encore vraiment. Mais on sent quelque chose. À travers les baies vitrées, au loin, le mouvement commence. Une vague diffuse, une rumeur, pas encore une tempête, mais une poussée, une densité qui s’accumule dans l’air. Ce sont eux, bien sûr. Ils sont revenus. Depuis des semaines, des mois même, ils errent dans les rues, ils essaient d’occuper un espace qu’on leur a retiré sans qu’ils sachent exactement comment ni pourquoi. Les bruits nous parviennent d’abord de loin, puis se répercutent ici, à l’intérieur du café, relayés par les voix des habitués, des inconnus qui soudain s’animent, eux qui d’habitude ne disent rien, ou si peu. Aujourd’hui, ils parlent. Ils se risquent à la parole, à un balbutiement collectif. C’est hésitant, c’est maladroit, ça tourne autour des mêmes phrases, des mêmes constats, mais c’est là. Une tentative, une sorte d’urgence qui les pousse à formuler quelque chose, même de travers. On pourrait croire que c’est confus, mais ça ne l’est pas. Ça manque de vocabulaire, peut-être, ça trébuche sur des tournures trop lourdes, ça s’emballe sur des raccourcis, mais ce n’est pas flou. C’est clair. Parce que tout le monde sait. Tout le monde en a marre. Du mensonge, de la corruption, des faux-semblants, des salades et des scandales. Plus personne ne veut faire semblant d’y croire, et surtout pas ceux qui ne parlent jamais, ceux qui, d’ordinaire, encaissent en silence. Ils s’essaient à la colère, et ça sonne vrai. Mais quoi ? Qu’est-ce qu’il y a après ça ? Il y a la force du refus, il y a cette chose un peu brute qui surgit, une parole qui s’arrache aux corps, mais il n’y a pas grand-chose d’autre. Pas encore. Une force brute, oui, mais informe, pas tout à fait modelée, pas encore prête à devenir autre chose qu’un cri. Un cri qu’on étouffera, qu’on laissera s’épuiser ou qu’on écrasera s’il dure trop longtemps. Au-dehors, la rumeur enfle. Dans le café, les conversations se chevauchent, personne n’écoute vraiment, chacun dit ce qu’il a sur le cœur comme s’il fallait que ça sorte maintenant, tout de suite, avant que le silence ne reprenne ses droits. Puis quelqu’un paie son café et s’en va. Un autre regarde la rue, inquiet. Un autre hausse les épaules. Le bruit continue, là-bas. Mais ici, on sait déjà comment ça finira. La télévision était allumée par distraction, un bruit de fond parmi d’autres, quelque chose de mécanique, sans enjeu. Et puis l’image, le plan fixe sur ce décor trop grand, ces fauteuils qui semblent avaler leurs occupants, et eux, là, chacun dans son rôle, chacun dans sa peau. L’un, massif, engoncé, se penchant à peine sur l’autre avec cette condescendance trop bien huilée, l’air d’un homme qui a déjà joué cette scène cent fois et qui s’en amuse encore. L’autre, plus petit, plus tendu, cherche une sortie, une réplique, quelque chose qui puisse rétablir l’équilibre, mais il sait déjà que ce sera en vain. Il est là pour être renvoyé à ce qu’il est, un figurant dans un show qu’il ne maîtrise pas. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Un numéro. Une routine bien rodée. Le grand art du rabaissement en mondovision, exécuté avec ce talent particulier qu’ont certains pour humilier en public sans paraître forcer le trait. Trump est dans son élément, il déroule, il ponctue de mimiques grasses et de rictus contrôlés. Il joue avec son invité comme un chat avec une souris qui n’aurait même pas eu la bonne idée de courir. La scène est connue, elle pourrait être archivée avec toutes les autres, celles où il parle trop fort, coupe la parole, s’amuse de la gêne de l’autre. Mais là, il y a un supplément de saveur, une petite jouissance particulière à voir ce président-là, Zelinski, le comédien devenu chef de guerre, réduit à un rôle de second couteau dans une farce dont il n’est pas l’auteur. On feint d’y voir un drame, une tension diplomatique, une gifle symbolique. On s’agite, on dissèque. Mais tout est cousu de fil blanc. L’affaire est pliée d’avance. Rien ne surprend, tout s’imbrique parfaitement dans cette longue série de postures et de faux-semblants. Ce n’est ni une tragédie, ni une crise, c’est une mécanique bien huilée, un cirque savamment orchestré où chacun, quoi qu’il fasse, rentre dans la case prévue pour lui. Et puis, à la fin, on passe à autre chose. L’un repart avec son sourire goguenard, l’autre avec son embarras poli. L’histoire continuera, ailleurs, sous une autre lumière, avec d’autres costumes. Le spectacle ne s’arrête jamais vraiment. Ils sont arrivés dans l’après-midi, comme si de rien n’était. Lentement d’abord, en file bien ordonnée, avançant à un rythme qui n’avait rien de précipité. De lourds blindés, impeccables, rangés comme pour une parade, et dessus, perchées sur les tourelles, des blondes élancées en uniformes impeccables, l’air sérieux, discipliné, presque appliqué. On aurait dit une mise en scène, mais non, il n’y avait pas de caméra. Juste l’air du soir, la lumière qui baissait et ce silence qui enveloppait tout, à peine troublé par le grondement sourd des chenilles sur l’asphalte. Les gens ont regardé. D’abord sans trop comprendre, puis sans trop chercher à comprendre. Certains ont pris quelques photos, par réflexe plus que par conviction. Après tout, il y avait bien longtemps qu’on ne croyait plus à tout ça. Aux grands principes, aux valeurs, aux postures héroïques. Cela faisait des années que la comédie battait son plein, que l’on nous expliquait, du haut des estrades et dans les studios climatisés, ce qui était juste et ce qui ne l’était pas. On nous parlait de démocratie, de liberté, de ces grandes choses qu’on vendait dans les journaux et à la télévision, et que personne n’avait vues ailleurs que dans les éditoriaux bien peignés des spécialistes de la question. Alors on a fini par l’accepter. Après tout, à choisir entre un dictateur bien net, propre sur lui, un vrai, assumé, et cette collection d’hypocrites professionnels qui nous vendaient du vide empaqueté sous blister, le choix était vite fait. Les chars avançaient, lourds, déterminés, mais pas menaçants. Il n’y avait pas besoin. Tout s’était déjà joué ailleurs, plus tôt. Là, ce n’était qu’une formalité, la fin d’un cycle. Sur les trottoirs, une drôle de procession. Les milliardaires en sueur, pieds nus sur le bitume, suivis de près par quelques journalistes encore plus mal en point, en simple chemise, certains en caleçon. Ils couraient maladroitement, leurs peaux trop lisses frissonnant sous l’air du soir. Pas d’invectives, pas de cris, juste cette scène absurde, comme une ultime mise à nu, un dernier éclat grotesque d’un monde qui venait de basculer sans un bruit. Un chien est passé, indifférent, il a pissé contre un arbre, puis il a repris son chemin. Le jour touchait à sa fin, l’air se rafraîchissait doucement. Bientôt, il ferait nuit, et tout cela n’aurait plus d’importance. Illustration : Otto Dix, de sang et d'encre Musique : Dmitri Shostakovich - Waltz No. 2|couper{180}
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Rage et gélatine
Il s’avance, Marronne, tempête sous brushing, torse bombé, sourire carnassier. La lumière des projecteurs l’engloutit aussitôt, sculptant son ombre sur le fond criard du plateau. Devant lui, les caméras pivotent, les techniciens s’agitent, un assistant lui tend un oreillette qu’il rejette d’un revers de main. Pas besoin. Il sait déjà ce qu’il va dire, comment il va frapper. Le plateau s’électrise aussitôt, un mélange de nervosité et de cette sidération vaguement honteuse qu’on éprouve face à quelqu’un qui n’a plus de limites. Il n’entre pas, il surgit. Le plateau s’électrise aussitôt, un mélange de nervosité et de cette sidération vaguement honteuse qu’on éprouve face à quelqu’un qui n’a plus de limites. Sa chaîne ? Massacrée. Lui ? Victime. Tout ça ? Une ignominie. Il brasse l’air, foudroie les visages autour de la table d’un regard vissé sur l’injustice dont il serait le martyr. Il faut comprendre, il faut mesurer, il faut trembler : on lui a tout pris, et il ne laissera pas passer ça. Son poing s’abat sur la table, coup de semonce théâtral. Un silence tendu s’abat sur le plateau, figé dans un mélange de sidération et de crainte contenue. Certains détournent les yeux, d’autres échangent des regards furtifs, espérant ne pas être la prochaine cible. L’un d’eux, une main crispée sur son stylo, sursaute imperceptiblement. Marronne les jauge, les savoure, sent leur soumission latente et jubile intérieurement. Il est l’ouragan, ils ne sont que du vent. Qui d’autre a porté la parole du peuple comme lui ? Qui d’autre a osé donner à voir le réel, le brut, l’évident ? On l’a coupé, muselé, on veut l’enterrer vivant. Mais il est toujours là, plus fort, plus bruyant. Président ? Évidemment. Puisqu’ils ne veulent pas de lui ici, il ira là-haut. Parce que les grands destins ne s’effacent pas d’un revers de main, les hérauts du vrai ne disparaissent pas sous une simple chape de censure. Pachidarme l’a prouvé : rugir plus fort que les autres, c’est la clé. Écraser la concurrence sous une pluie de sentences, c’est la loi. Lui, Marronne, a compris depuis longtemps que la vérité ne tient pas dans les faits, mais dans la manière dont on les éructe. L’histoire appartient à ceux qui la gueulent le plus fort. Là, il se lève, invective, bras tendus comme un prédicateur de fin du monde. L’air vibre de ses certitudes, ses mâchoires claquent les syllabes comme des pièges à loup. Il ne parle plus, il vocifère, éructe, crache ses mots en mitraillette. Ses yeux roulent, sa cravate se tend sous l’effort. Il convoque la trahison, le complot, la machination des élites qui veulent sa peau. Ils l’ont banni des ondes, mais il ne se taira pas. La nation a besoin de lui. C’est un cri, c’est une croisade. Les autres, ces médiocres, ces lâches, ces tapis dans l’ombre, ils peuvent trembler : Marronne n’a pas fini. "Vous savez ce qu’ils veulent, les gens ? Ils veulent qu’on leur dise que c’est la faute des étrangers, des gauchos, des wokistes qui foutent tout en l’air !" Il rit, ce rire de hyène en costume trois-pièces. "Mais c’est ce qu’ils demandent ! Ils veulent qu’on leur raconte la même histoire en boucle, qu’on leur donne un coupable clé en main. Et moi, je leur sers sur un plateau, bien emballé, avec un joli nœud, exactement ce qu’ils ont envie d’entendre. C’est pas de l’info, c’est du spectacle, et moi, je suis leur vedette !" Il pointe du doigt un chroniqueur qui tente un sourire crispé. "Toi, tu me fais chier !" Il se tourne vers un autre, lève le doigt : "C’est de la merde ce que tu dis ! Tu me fatigues, bordel, ça m’épuise !" Il jubile de leur soumission rampante, de leur silence crispé. Un éclat de rire déchire l’air, moqueur, carnassier. "Vous avez peur, hein ? Ben ouais, vous avez raison !". Il tape sur la table, s’adresse au producteur qui tente d’intervenir : "Toi, ferme ta gueule, t’es là grâce à moi, OK ?!". Son plaisir est total, jouissif. C’est lui le patron, le seigneur, le maître absolu. Et pourtant, il y a un autre dieu dans son panthéon, un seul devant lequel il s’incline. Vardelin. L’ami, le bienfaiteur, le milliardaire qui lui a tout donné. L’homme qui a perdu des millions à cause de lui, à force de procès, de condamnations de l’Artcom, d’amendes exorbitantes. Mais Marronne sait flatter, sait ramper quand il le faut. "Vardelin, c’est un visionnaire, un génie ! L’argent, ça va, ça vient, mais un homme comme lui, ça n’a pas de prix !". Il répète cette phrase à qui veut l’entendre, à qui pourrait la rapporter. Il sait que les riches aiment être cajolés. La soirée s’étire, le show touche à sa fin. Il quitte le plateau sous les acclamations de ses propres sbires, s’engouffre dans une voiture aux vitres teintées, monte dans son duplex clinquant. Une fois la porte refermée, le grand fauve s’éteint. Plus d’éclats, plus d’emportements. Il se laisse tomber sur son canapé, attrape une manette de console et, le regard rivé à l’écran, commence une partie de son jeu favori, un jeu de petites voitures où il s’amuse à faire des embardées absurdes. Une main plonge dans un paquet de bonbons acidulés, l’autre gratte paresseusement son ventre. Il mord dans un ourson gélifié avec une application enfantine, mâchonne en plissant les yeux, pousse un petit grognement satisfait. Sur la table basse, traînent un cahier de coloriage et des feutres fluo, vestiges d’un passe-temps nocturne inavouable. Il en attrape un distraitement, griffonne un soleil en coin de page avant de le jeter négligemment au sol. Il murmure un "vroum vroum" en secouant légèrement la tête, concentré sur sa course imaginaire. Et soudain, il pousse un cri de triomphe. Sa voiture pixelisée fonce à toute allure, détruit les barrières de sécurité du circuit, explose dans le décor. Il éclate de rire, un rire plein de morgue et de suffisance. "Les cons…" murmure-t-il en enfournant un bonbon. "Ils mériteraient que je sois leur président, tiens… Ah, mais vraiment ! Il ricane, la bouche pleine de sucre, un filet de salive collé à sa lèvre. Et pourquoi pas, après tout ? Un frisson d’excitation lui traverse l’échine. Il resserre son plaid sur ses épaules, balance un coup de manette rageur. Ces crétins n’ont encore rien vu." Illustration : Francesco De Goya, Saturne dévorant un de ses fils (entre 1819 et 1823) Musique : Guns N' Roses - Welcome To The Jungle 1987|couper{180}
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L’éblouisssement et la chute
L’hiver dernier, on a eu froid. Rien de bien méchant, un froid modeste, mais suffisamment là pour imposer ses petites manies : superposer les pulls, allumer un radiateur d’appoint, souffler dans ses mains. À l’atelier, il s’agissait aussi d’atténuer cette vieille odeur de tabac qui s’incrustait partout, dans le bois, dans les tissus, dans l’air lui-même. Alors, j’ai allumé une bougie parfumée. Parfum indéfinissable, quelque chose entre le santal et l’agrume fatigué. Je relisais des notes, c’était studieux, concentré, méthodique. Et puis, l’ombre a surgi. Une petite masse en mouvement, projetée sur le mur du fond, zigzaguant, hésitante, vibrionnante. J’ai levé les yeux, suivi la trajectoire jusqu’à son origine et découvert le fauteur de trouble : un papillon de nuit, minuscule, fonçant vers la flamme avec l’élan d’un kamikaze à court d’inspiration. Ça n’a pas raté : embrasement, chute, disparition immédiate sur l’étagère, puis sur le sol. Rideau. J’ai eu une pointe de tristesse, mais fugace, une sorte de constat résigné : encore un qui n’avait rien compris. Une andouille, ce papillon, ou alors un idéaliste trop pressé, ce qui revient au même. Sa vie était déjà un sprint contre la montre, mais là, il avait sérieusement accéléré le processus. Mauvais augure, pensais-je, ces insectes qui choisissent la combustion spontanée comme échappatoire. Mauvais présage, mauvais goût même. J’ai attrapé pelle et balai, plié l’affaire en deux gestes précis, direction la poubelle. Mais impossible de retourner à mes notes. Quelque chose clochait. Ou plutôt, quelque chose insistait. Je sais que j’ai cette tendance, ce penchant incurable à zoomer sur l’infime, à extirper du néant un détail dont tout le monde se moque, et à lui chercher un sens. Une obsession qui frise l’indiscrétion avec le réel. À cet instant précis, j’avais raté l’occasion de me censurer. Un papillon qui se jette dans la lumière au point de s’y dissoudre, voilà une image qui s’accroche, qui insiste, qui refuse de s’éteindre. D’un côté, l’idiotie aveugle, de l’autre, l’absolu du geste, la radicalité fascinante. Admirable, en somme, cette façon d’aller jusqu’au bout. Et puis, j’ai cherché à me glisser dans la tête du papillon – exercice périlleux, je le concède. La lumière devait être son chef-d'œuvre, son obsession, son équivalent d’une symphonie ou d’un roman. Qu’importe si ça finit en cendres. La passion ne s’accommode pas de demi-mesures. Première réflexion : les philosophes ont raison, la passion est suspecte, mieux vaut ne pas plonger tête baissée. Prudence, mesure, équilibre. Deuxième réflexion : les philosophes sont des rabat-joie, il faut plonger, tête la première, avec enthousiasme, quitte à y laisser quelques plumes. Et c’est là que me revient cette question absurde, comme un écho incongru à cette histoire de papillon. Parce qu’au fond, tout tourne autour d’un choix, d’une manière de se précipiter vers ce qui nous attire irrémédiablement. Une de celles que j’aime poser aux mangeurs de mille-feuilles. Comment t’y prends-tu ? Tu attaques directement le glaçage ou tu le gardes pour la fin ? Un jour, une fille m’a répondu : d’abord le glaçage, on ne sait jamais, je peux me faire renverser par une voiture ou claquer d’un AVC. Nous avons vécu une passion effrénée. C’était fulgurant, un grand brasier. Et puis j’ai fini par partir. Trop intense. Trop fatiguant. J’avais d’autres choses à faire. Illustration : James Turrell See Colour de Järna, Amrta 2011, Ganzfeld, Suède – Photo : Florian Holzherr Musique : Miles Davis Blue in Green 1959 réecriture d'un texte de septembre 2021|couper{180}
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Détaché
L'organe est le contraire de la vie, tout comme le membre. Je ne suis ni membre ni organe, je suis tout autre, l'inorganisé. Non plus que je ne suis cerveau, cœur, rate, ou couille ou bite. Ce n'est toujours pas ça. Parce que ça déborde au-delà, au dehors. Ça envahit tout le vide et s'y confond sans s'y conformer de trop comme de l'eau, libre avant tout de s'enfuir, d'emprunter une pente, de se tirer comme on tire l'eau d'un puits sans fond. Mais dans le langage encore trop — corps constitué de règles syntaxiques, orthographiques, grammaticales, etc. Si je m'amuse à penser le désordre d'un langage, je pense en creux son ordre, ça ne va pas. Il ne faut pas que ça vienne du cerveau, je ne le crois pas, mais de la plante du pied lorsqu'elle arpente la braise ardente du sens et du non-sens. -- Tu es tellement détaché... C’est tombé comme ça, sans préméditation. Ce n’était sûrement pas un reproche, juste une phrase, un constat. Pourtant, ça s’est logé en moi immédiatement, avec la précision d’une lame. Détaché. Ça voulait dire quoi ? La distance, l’éloignement, presque une fuite. Une lâcheté. Alors que depuis le début c’était bien cela : je m’étais senti décalé, inapte, en marge. Mais je ne m’étais jamais dit que cela pouvait être vu comme du détachement. Pourtant j’avais toujours été là. Je ne m’étais pas vraiment enfui. J’étais dans cette sorte de méta-position qui donne l’impression d’être une présence, mais qui n’appartient à rien ni personne. Ce fut une agression physique. Une douleur réelle. Un mal de dent qu’on ne veut pas voir. Une pulsation sourde contre laquelle il est interdit de réagir à chaud. Parce que la responsabilité m’incombait avant tout. Comme toujours. Il fallait chercher des circonstances atténuantes. Il fallait adoucir, comprendre, justifier. Comme on va chercher des clous de girofle pour calmer un nerf à vif. Réaction de pansement qui panse et pense et repense mille fois toutes les réponses possibles à la douleur, à l’agression. En fait un tour complet. Puis, éreinté, laisse filer. Le résultat est toujours à peu près le même. L’anéantissement. À cet instant, l’envie de fuir est un réflexe, comme le silence, comme l’envie de disparaître sous les radars. Une réaction qui intervient comme un fusible qui lâche, un programme dont le bug est l’ultime sécurité avant l’autodestruction. Mais cette fois, quelque chose a changé. La répétition crée parfois la faille, l’interstice. Je la voyais s’élargir de plus en plus cette faille dans mon raisonnement si tant est qu’on puisse ici parler d’un raisonnement. La curiosité commença à prendre le pas. En même temps que ma respiration se calma, que mon pouls ralentit, j’avançais prudemment un bras vers cette béance, puis engageais le corps tout entier à l’intérieur. Illustration : Francesca Woodman, Identité Musique : Ben Frost, Théory of Machines|couper{180}
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Au bout du cri
Le cri s’est détaché de la gorge, mais ce n’était plus une voix humaine. Ce n’était plus rien qui puisse être ramené au langage. Une onde. Un râle inversé, aspiré par l’invisible. Et pourtant, ce cri ne disparaissait pas. Il se réfractait sur lui-même, se propageait en dehors du temps et de l’espace, trouvant un point d’ancrage dans la matière. Il devenait autre. Il s’arrachait de sa source, se dédoublait, s’emplissait d’une présence qui n’était plus celle du corps qui l’avait émis. Son double naissait dans l’ombre projetée des parois du souterrain, une silhouette mouvante faite de l’écho d’un cri qui ne voulait pas mourir. Une matière vocale qui n’était plus la sienne, plus celle d’aucun organisme. Quelque chose de refoulé par la réalité même. Là où tout s’écroulait, où la chair s’effondrait sous le poids des siècles accumulés, l’ombre se détachait lentement. D’abord un frisson, puis la silhouette se coagula, noire sur le béton craquelé, dans ce labyrinthe où les voix humaines étaient mortes depuis longtemps. Elle s’extirpait du cri, le déchiquetait de l’intérieur, le recomposait en un son non terrestre, un écho d’une époque où l’humanité n’avait pas encore prétendu à son propre mythe. Les bottes marchaient quelque part au-dessus, mais ce n’étaient plus des bottes humaines. Elles faisaient vibrer la terre comme si l’univers se rétractait à chaque pas, une pression insoutenable contre les parois de la raison. Les dirigeants là-haut, ces entités décharnées, hurlaient des ordres qui se transformaient en poussière avant d’atteindre la moindre oreille. La langue du pouvoir n’était plus audible, noyée dans un ultrason de décomposition. Le double grandissait sur la paroi, d’abord flou comme une réminiscence mal encodée, puis net, affûté comme une lame. Il tournait lentement sa tête sans visage. Il ne parlait pas. Il ne pensait pas. Il était l’inversion du cri, la négation de toute parole, une présence qui ne cherchait rien, sinon à être. Et cela suffisait à pulvériser tout ce qui se tenait encore debout. Le narrateur, s’il en restait un, s’effaçait. Sa gorge était une cicatrice d’où ne pouvait sortir qu’un râle brisé. L’ombre était passée de l’autre côté, derrière les murs, infiltrant la structure de la réalité elle-même, et avec elle, le cri devenait un trou dans le monde. Un vortex inversé, aspirant le dernier semblant de narration. Les murs tremblaient sous l’impulsion du cri, une déflagration muette qui parcourait la matière comme un virus à la recherche de son hôte. La structure du réel se fissurait lentement, libérant dans l’air une odeur de métal brûlé, un goût d’électricité statique sur la langue. On aurait dit que le souterrain lui-même essayait d’expulser quelque chose de trop ancien, de trop énorme pour être contenu. Et puis, une lueur. Une irisation étrange, spectrale, suintant des interstices du béton. Ce n’était pas la lumière telle qu’on la connaissait. Ce n’était pas non plus une ombre. C’était l’interstice, la ligne fragile entre la substance et son reflet. Là, une forme se dépliait, longue, ondulante, comme si elle était tissée dans la trame même de l’espace. Elle se détachait du mur lentement, surgissant du cri lui-même, un écho matérialisé qui refusait de s’éteindre. Sa texture fluctuait entre le solide et le liquide, entre le tangible et l’illusion. Elle n’avait ni yeux ni bouche, et pourtant elle était là, consciente, entièrement tissée de ce cri qui ne voulait pas mourir. Les murs s’effritaient autour d’elle. Quelque chose se rétractait, une force inconnue refaisant surface après des millénaires d’oubli. Ce cri avait traversé le temps, s’était imprimé dans la structure même de la réalité, et maintenant, il appelait à lui son propre double, sa propre essence détachée du monde matériel. Les bottes continuaient de résonner au-dessus, mais elles semblaient de plus en plus lointaines. Comme si elles n’avaient jamais eu de substance. Comme si elles n’avaient été qu’un vestige, une hallucination collective imposée par un système à bout de souffle. Il n’y avait plus de dirigeant, plus d’ordre, plus de structure sociale. Seulement l’ombre grandissante sur la paroi, tissée dans la vibration même du cri, prête à s’effondrer sur le monde. Le narrateur n’avait plus de corps. Il était passé de l’autre côté, aspiré par l’onde. Il n’était plus qu’un regard suspendu dans l’éther, un témoin d’une apocalypse qui n’avait pas besoin de feu ni de cendres. Une apocalypse de l’être, un effondrement du moi, une chute libre dans l’abîme où les concepts mêmes se dissolvaient. Et puis, plus rien. Juste l’écho du cri, étiré à l’infini, réverbérant contre les parois d’un monde qui n’existait plus. Mais dans ce vide, une vibration. Une pulsation à peine perceptible, suspendue dans la matrice éteinte du réel. Une contraction, un battement primitif. Et puis, une forme embryonnaire, baignée dans un éclat blanc aveuglant, flottant dans un liquide sans origine. Quelque chose renaissait, en attente, tapi dans l’interstice du néant. Pas encore. Pas tout de suite. Mais bientôt. Illustration : Francis Bacon, Trois études pour une crucifixion, 1962 Musique : György Ligeti – Requiem, Lux Aeterna, Atmosphères|couper{180}
fictions
Bon qu’à ça
C'était une station-service comme les autres. Aire d’autoroute, enseigne fatiguée, quelques pompes, un panneau publicitaire pour un menu burger-frites affreusement agrandi, pixels visibles, comme si quelqu'un avait pris la photo avec un téléphone des années 2000. Il s’était garé sans réfléchir, découpé la route en tronçons pratiques, en unités de temps mesurables : un plein d’essence, une pause pour manger, repartir. Répéter l’opération jusqu’à destination, sauf qu’il n’avait pas de destination. Il entra dans le restaurant de la station, toujours ce même décor générique : tables vissées au sol, éclairage blafard, affiches d’offres spéciales pour des plats que personne ne choisissait jamais. Il y avait peu de monde. Un routier enfoncé dans son plateau-repas, un homme en costume froissé qui fixait un verre d’eau comme s’il venait de recevoir une mauvaise nouvelle. Il prit un plateau, commanda une viande trop cuite et un accompagnement flasque, puis s’installa près de la baie vitrée. L’homme en face apparut comme un fait accompli. Cinquante ans, veste en cuir usée, visage à la fois anonyme et marqué. Une de ces présences qui vous paraissent insignifiantes, mais qui, une heure plus tard, pourraient vous obséder sans raison. Il posa un sac plastique froissé sur la table, sortit un sandwich triangulaire encore sous cellophane, et déclara après quelques bouchées : — Vous allez loin ? C’était dit sans curiosité, comme on pourrait demander l’heure. — Aucune idée, répondit-il. L’homme hocha la tête, termina son sandwich en silence, puis ajouta : — Et vous faites quoi ? — Je peins. Il aurait pu dire autre chose, n’importe quoi, mais c’était sorti ainsi. L’homme mâcha lentement, posa son sandwich, lissa le plastique vide sur la table. — Peintre en bâtiment ? — Non. — Alors quoi ? — Des toiles, des trucs. Rien d’utile. — Ah. Silence. Un bruit de friteuse au fond de la salle, une serveuse qui reniflait sans discrétion. Puis, comme une distraction : — Pourquoi vous peignez ? Le ton n’était pas moqueur, ni sérieux, ni même franchement intéressé. Plutôt un jet de mot pour remplir l’espace, comme d’autres tapoteraient du doigt sur la table en attendant leur addition. Il aurait pu expliquer, développer. Mais il haussa les épaules. — Bon qu’à ça. L’homme hocha la tête. Peut-être qu’il comprenait. Peut-être que non. Il ouvrit son sac plastique, en sortit un objet qu’il posa sur la table. Une boussole. — Vous savez lire ça ? — Bien sûr. — Moi non. Il la fit tourner, comme s’il s’attendait à ce qu’elle pointe autre chose que le nord. — Parfois, je me dis que ça m’aiderait. — À trouver quoi ? Il haussa les épaules. — Aucune idée. Il rangea la boussole, termina son soda. L’addition arriva. Il chercha dans son portefeuille, en sortit une carte de fidélité Total et la tendit au serveur. Le serveur la regarda, puis lui, puis la carte. — C’est pas une carte de paiement, ça. Il regarda la carte, l’examina comme si elle venait d’apparaître dans sa main sans explication. — Ah. Il fouilla encore, trouva un billet, paya. Dehors, il faisait froid. Il marcha jusqu’à sa voiture, une vieille Citroën aux portières cabossées, à l’autoradio mal réglé, à la peinture écaillée qui dessinait involontairement une sorte de carte du monde, des continents invisibles formés par l’usure. Il s’installa, mit le contact. La radio grésilla, une voix lointaine annonça la météo pour une région qu’il ne connaissait pas. Il roula. L’autoroute était un long couloir de phares rouges et blancs. Il passa quelques aires de repos, puis prit une sortie au hasard. Un bar était là, une télévision allumée en fond, un barman qui lisait un journal. Il s’installa, commanda un whisky. Il venait à peine de poser son verre qu’une voix dit derrière lui : — Alors, pourquoi vous peignez ? Il se retourna. L’homme de la station-service. Même veste en cuir usée, même air légèrement absent. Il était là, posé à une table, une bière devant lui. Il soupira, fit tourner son verre entre ses doigts. — Vous me suivez ? L’homme haussa les épaules. — Pas vraiment. C’est ouvert, j’avais soif. Il hésita. Puis se leva, prit son verre et vint s’asseoir en face. — Vous tenez vraiment à une réponse ? L’homme haussa les sourcils. — Pas sûr. — Bon qu’à ça. Ils restèrent silencieux un moment. La télévision montrait un joueur de foot qui s’écroulait sur la pelouse, l’arbitre sifflait. — Y’a faute, dit quelqu’un au comptoir. L’homme vida son verre. — Vous allez où, alors ? demanda l’autre. Il haussa les épaules. — Aucune idée. L’homme hocha la tête. — Moi non plus. Ils restèrent là encore quelques minutes, puis l’homme se leva. — Bonne route. Il hocha la tête. L’homme sortit. Il attendit encore un peu, regarda la télévision sans vraiment la voir, puis fit signe au barman. — Un autre whisky. Le silence revint. Illustration Edward Hopper, Automat 1927 Musique : Ray Cooder, Paris Texas|couper{180}
fictions
Variations sur un silence
K. était assis près de la fenêtre, une tasse de café tiède devant lui, regardant distraitement la pluie. Les gouttes coulaient lentement sur la vitre, suivant des trajectoires imprévisibles. Il aurait pu s'intéresser à autre chose, mais non. Il se laissait porter par cette dérive aqueuse. L'autre homme arriva sans qu'il s'y attende. Un mouvement, un manteau qui glisse sur un dossier de chaise, un sourire large, un salut ample. Puis la question, légère et inévitable : — K. ? Mais qu'est-ce que tu deviens ? K. leva les yeux, esquissa un sourire incertain. Il avait vu venir beaucoup de choses dans sa vie, mais pas celle-là. Il haussa vaguement les épaules. — Oh, pas grand-chose. L'autre homme s'installa plus confortablement, fit rouler une cigarette entre ses doigts. Il prit son temps, souffla la fumée en l'air, observa K. comme s'il s'agissait d'une œuvre en cours d'évaluation. — Pas grand-chose, ça veut dire quoi ? K. sentit une chaleur lui monter à la nuque. Il aurait pu répondre n'importe quoi. Donner une profession précise, n'importe laquelle. Il aurait pu, mais il ne le fit pas. Il regarda sa tasse, en traça le contour du doigt. — Je fais un peu de tout, dit-il. L'autre plissa les yeux. — Un peu de tout ? — Oui, un peu de tout. La conversation aurait pu s'arrêter là. Il suffisait que l'autre se lasse, qu'il détourne le regard, qu'il enchaîne sur un sujet plus neutre. Mais non. — Et à côté ? K. sentit une légère crispation. Il aurait pu être ailleurs, ça n'aurait rien changé. Il eut un geste vague de la main. — Rien de très intéressant. L'autre eut un sourire. Pas un sourire narquois, non, plutôt une curiosité patiente. — Rien d'intéressant ? Mais encore ? K. tenta d'esquiver, de renverser la question. — Et toi ? L'autre se redressa, prêt à dérouler le fil de son histoire. K. l'écouta distraitement, acquiesça au bon moment. Une stratégie de diversion. Mais elle était vouée à l'échec. — Et toi, alors ? Ce que tu fais, en vrai. K. sentit son corps se raidir. Un instant, il crut qu'il allait répondre autrement. Dire « j'écris ». L'affirmer, simplement. Mais il n'en fit rien. — J'écris un peu, mais bon, rien de sérieux. L'autre haussa les sourcils. — Tu écris ? Un silence. K. avait déjà trop dit. Il aurait voulu reprendre ses mots, les défaire, les effacer. — Oui, enfin, vite fait. — Des romans ? De la poésie ? K. sourit, mais sans conviction. — Rien de tout ça. Juste des trucs comme ça, pour moi. L'autre le scruta. Pas de jugement apparent, juste un constat. — Tu écris, donc. K. observa sa tasse. Il pouvait parler. Il pouvait dire que l'écriture occupait tout, qu'il empilait des pages, qu'il n'osait pas les montrer. Il pouvait dire qu'il était écrivain. Il ouvrit la bouche. Puis il renonça. — C'est un passe-temps, rien de plus. L'autre opina lentement. Le moment était passé. La conversation reprit un cours plus banal, plus sûr. Mais K. savait. Dehors, la pluie avait cessé. Il referma la porte derrière lui. L'appartement était silencieux, une lumière artificielle blafarde accentuait le décor vide. Il posa ses clés sur la table, laissa son manteau glisser sur le dossier d'une chaise, resta un instant debout, immobile, avant de se diriger vers son bureau. Il alluma la lampe, ouvrit son carnet. Il écrivit. D'abord, la scène telle qu'elle s'était passée. Puis, une autre version, une où il aurait dit ce qu'il fallait dire, une où il aurait assumé. Il observa les deux textes, sentant un léger vertige devant ces réalités parallèles. Il referma le carnet, posa ses mains sur la couverture noire, fixa un point vague devant lui. Puis, dans un souffle presque imperceptible, il murmura : — Je suis écrivain. Personne ne l'entendit. Musique : David Bowie Ashes to ashes|couper{180}
fictions
Contagion
K. savait bien qu’il y avait un problème, mais il préférait ne pas y penser. Ce n’est pas tant qu’il avait changé, non, c’est juste que ses pensées – qui jusque-là circulaient tranquillement, dans un ordre satisfaisant, linéaire, prévisible – avaient pris une tournure… disons, plus erratique. Ce n’était pas dramatique. Il ne s’inquiétait pas vraiment. Juste un dérèglement passager. Un bruit de fond. Tout avait commencé un mardi, ou un jeudi, il ne savait plus très bien. Peut-être un dimanche, peu importe. Ce matin-là, il avait ouvert son ordinateur comme on ouvre un frigo en espérant y trouver quelque chose de bon, machinalement, sans même avoir faim. Les pages s’étaient enchaînées toutes seules, les liens cliqués par une main indépendante de sa volonté. Et voilà qu’il lisait un article. Un article dont il aurait ri, autrefois. Un article qu’il aurait démonté en trois phrases. Mais cette fois, non. Quelque chose accrochait. Pas le fond, bien sûr, mais une tournure, une logique sous-jacente. Il fronça les sourcils, referma l’onglet. Il s’en voulut aussitôt d’y avoir prêté attention. Il se resservit un café, vérifia l’heure sur son téléphone, consulta ses mails, relut ses notes. Tout était normal. Il sortit acheter un journal, parcourut les gros titres avec une moue d’ennui, rentra chez lui. Rien d’inhabituel. Si ce n’est ce curieux arrière-goût. Un truc tenace. Une petite distorsion dans l’engrenage. Le lendemain, il n’y pensa plus. Mais le surlendemain, il retomba – par hasard, bien sûr – sur un texte du même genre. Un autre ton, mais la même mécanique. Il haussa les épaules. Il pensa à autre chose. Puis il ouvrit un livre, mais les phrases dansaient mal, quelque chose clochait dans les mots, il n’arrivait pas à fixer son attention. Et surtout, il y avait ces idées qui revenaient, qui traînaient dans un coin de sa tête comme des objets oubliés sur une table. Des idées qu’il ne reconnaissait pas comme siennes. Des idées qu’il n’avait jamais pensées et qui pourtant étaient là, familières, anodines, presque confortables. Il se mit à marcher. Sortit dans la rue, histoire d’aérer son cerveau. Croisa une vieille dame qui donnait à manger aux pigeons, un livreur qui pestait contre son GPS, un homme en costard qui dictait un message en marchant trop vite. Tous ces gens avaient-ils aussi des pensées parasites, eux ? Ressentaient-ils, eux aussi, cette étrange sensation de contamination lente, cette impression que la réalité avait pris un demi-degré d’inclinaison sans prévenir ? Il s’arrêta à un feu rouge. Il pensa à l’article. Il se demanda s’il était en train de changer. Et il s’en étonna à peine. K. essaya de se tenir occupé. Ranger son appartement, faire des listes, tout structurer. Mais, il fallait bien l’admettre, il ne parvenait plus à hiérarchiser ses pensées. Ce n’était pas qu’il réfléchissait trop. C’était que tout lui semblait à la fois flou et trop net. Comme ces images numériques mal compressées : les contours grossiers, les détails exagérés, et au milieu, un vide étrange. Il prit un livre au hasard. Un classique, un truc dont il connaissait chaque phrase avant même de l’avoir lue. Il se força à avancer dans le texte, un mot après l’autre. Tout était normal, les phrases s’enchaînaient comme il se souvenait. Puis, soudain, il tomba sur une ligne qui n’avait jamais été là. Il relut. C’était impossible. Il avait lu ce livre plusieurs fois. Ce passage-là, ce mot-là, cette construction-là… jamais il ne les avait remarqués. Il referma le livre brusquement. Inspira. Expira. Il posa les mains sur la table pour vérifier qu’il était bien ici, dans son appartement, dans la réalité. Tout était à sa place. Et pourtant. Il ouvrit son ordinateur. Juste une minute, pour vérifier. Il retourna sur des sites qu’il connaissait par cœur. Il lut quelques articles. Puis il eut un choc. Les phrases lui paraissaient différentes. Pas dans leur sens – non, ça aurait été trop facile. Mais dans leur tonalité. Dans les mots choisis. Comme si quelqu’un avait légèrement modifié le texte pendant qu’il avait détourné les yeux. Il s’éloigna de l’écran. Est-ce que c’était lui qui lisait autrement ? Ou bien… ? Non. Non. Il refusait d’entrer dans ce raisonnement. Il regarda l’heure. 16h42. C’était absurde, il était persuadé qu’il était encore le matin. Quelque chose en lui venait de dérailler. Il s’habilla, sortit. Dans la rue, il se força à observer le monde extérieur. Des passants, des klaxons, une odeur de café et de gaz d’échappement. Tout était normal. Et pourtant, il avait l’impression d’être décalé d’un millimètre sur la réalité. Comme une radio mal réglée. Comme une phrase légèrement retouchée. Comme une pensée qui n’était pas la sienne. K. se força à parler à quelqu’un. Un collègue, un ami, n’importe qui. Il avait besoin d’une interaction pour s’ancrer dans le réel, pour confirmer qu’il était toujours lui-même. Il choisit Antoine. Parce qu’Antoine était un type stable. Solide, carré. Pas du genre à s’embarrasser de pensées inutiles. Ils se retrouvèrent dans un café. Antoine commanda un expresso, comme toujours. K. hésita une seconde de trop avant de commander le sien. D’habitude, il prenait un allongé. Pourquoi hésitait-il maintenant ? Antoine parlait de tout et de rien. Un projet de boulot, des vacances à organiser. K. faisait des efforts pour suivre, hochait la tête, ponctuait de quelques « oui, bien sûr », mais quelque chose n’allait pas. Les mots d’Antoine lui arrivaient avec un léger décalage. Comme s’ils avaient été préalablement filtrés par un intermédiaire invisible, légèrement reformulés avant d’atteindre son cerveau. Antoine disait exactement ce qu’il devait dire. Chaque phrase sonnait juste, parfaitement placée, dénuée de la moindre ambiguïté. Trop nette. Trop fluide. K. en était sûr maintenant : quelque chose dans le monde était en train de s’aligner. Il fixa Antoine. -- Ça va, toi ? demanda son ami. Question banale. Mais la manière dont il la posa… non, c’était trop parfait. -- Oui, oui, mentit K. Il fit glisser son doigt sur le bord de sa tasse, son regard fixé sur un point vague. -- T’es sûr ? insista Antoine. Il insista trop vite. Comme si la question avait été prévue dans le script. K. sentit une vague d’inconfort monter en lui. -- Bien sûr, pourquoi ? -- Tu fais une tête bizarre. K. avala une gorgée de café. Il était amer, plus amer que d’habitude. Il leva les yeux. Antoine le fixait, la tête légèrement inclinée, l’air d’attendre une réponse précise. Et c’est à cet instant précis que K. comprit. Il était en train d’être testé. K. laissa un silence planer. Antoine continuait de le fixer, l’air de rien. Son café fumait encore, mais il n’y touchait pas. K. sentit une étrange pression dans l’air, comme si la réalité elle-même s’était resserrée autour de lui. Comme si tout ce moment était un test de calibration, une expérience dont il était le cobaye. Il eut un léger vertige. Lentement, il posa sa tasse sur la table. -- Tu sais, commença-t-il, j’ai lu un truc intéressant l’autre jour. Antoine haussa un sourcil, attentif. Trop attentif. K. improvisait, testait à son tour. -- Une expérience cognitive. Des chercheurs ont montré qu’on peut implanter des souvenirs faux chez quelqu’un, juste en lui répétant des versions légèrement modifiées de la même histoire. Antoine ne répondit pas immédiatement. Il touilla son café, mais sans réelle intention de le boire. -- Mmh, fit-il finalement. -- Et du coup, continua K., comment tu sais si ce que tu penses aujourd’hui, c’est vraiment ce que tu as toujours pensé ? Une fraction de seconde, le regard d’Antoine changea. Un micro-hésitation. Une imperceptible latence. Puis il sourit, et ce sourire… K. ne sut pas pourquoi, mais il le sentit préfabriqué. -- Mec, t’es en train de me parler de manipulation mentale, là ? Sérieusement ? Il avait dit ça avec légèreté. Presque comme une blague. Presque. K. l’observa attentivement. Il voulait croire qu’Antoine réagissait normalement, qu’il se moquait de lui avec son ton habituel, que tout allait bien. Mais quelque chose n’allait pas. Le timing. L’intonation. L’enchaînement des phrases. Tout sonnait trop juste. Trop lisse. Trop exactement comme il fallait. Il baissa les yeux sur la cuillère qu’Antoine tenait encore entre ses doigts. Elle vibrait légèrement contre la porcelaine. Un détail insignifiant. Et pourtant, K. sut, à cet instant précis, que quelque chose l’observait à travers Antoine. Que son ami n’était peut-être plus… tout à fait son ami. Et alors, il prit la seule décision qui lui sembla logique : se lever et partir. K. marcha vite. Puis plus vite encore. Il ne savait pas où il allait, mais il fallait qu’il s’éloigne. Antoine était resté assis au café, sans chercher à le retenir. Normal. Tout était toujours trop normal. Dans la rue, les passants avaient l’air ordinaires. Des piétons traversaient en vérifiant leur téléphone. Une femme attendait son bus en tapotant ses ongles sur la barre métallique de l’abribus. Des adolescents riaient fort devant une boulangerie. Tout était normal. Mais tout sonnait faux. K. s’arrêta au coin d’une rue. Il devait faire quelque chose. Agir. Se raccrocher à un élément réel. Une preuve. Alors il sortit son téléphone. Ouvrit son historique de recherche. Tout était là. Tout ce qu’il avait lu ces dernières semaines. Mais ce n’était pas exactement ce dont il se souvenait. Des titres légèrement différents. Des formulations qu’il ne reconnaissait pas. Des dates modifiées. Comme si quelqu’un avait réécrit le passé sous ses yeux. K. sentit un frisson glacé lui traverser l’échine. Et c’est alors qu’un message apparut sur son écran. « VOUS ÊTES DÉCONNECTÉ. » Pas d’expéditeur. Pas d’application associée. Juste ces trois mots, suspendus là, comme une sentence. Il releva les yeux. Le monde était figé. Les voitures ne bougeaient plus. Les passants étaient arrêtés en plein mouvement, certains le pied en l’air, d’autres la bouche ouverte sur une phrase inachevée. Tout était immobile. Et lui, le seul à encore bouger. Un silence absolu s’abattit. K. fit un pas en arrière. Puis un autre. Son cœur battait à une vitesse absurde. Puis il comprit. Ce n’était pas lui qui s’éloignait du monde. C’était le monde qui s’éloignait de lui. Un bruit blanc envahit ses oreilles. Pas un son. Pas un signal. Juste un silence trop parfait. Et, avant qu’il n’ait le temps de hurler, tout s’effaça. Musique : Gyorgy Ligeti Lux Aeterna Image d'illustration Giorgio De Chirico Intérieur Métaphysique avec Biscuit ( 1916)|couper{180}
fictions
Ce qui est proche se doit de rester loin
La phrase m’a réveillé en sursaut. Je la voyais presque s’inscrire sur le mur en face de moi. Ce qui est proche se doit de rester loin. Quelqu’un me l’avait soufflée. Ou alors c’était ma propre voix, mais désynchronisée. Trop distincte pour être un simple écho mental. J’ai regardé mon téléphone. Un appel manqué. Numéro inconnu. 2h03. Un frisson me parcourt. J’avale un Doliprane effervescent, observe les bulles crever la surface du verre. Puis j’ouvre Les Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, pensé-je. Mais mon esprit bifurque. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce dernièrement. The Trial, Orson Welles, Anthony Perkins dans le rôle de K. Je fouille, retrouve, visionne une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer.. Un vertige s’installe. L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. Je suis dans la chambre. Non, dans un couloir. Une seconde avant, c’était ma chambre. Une seconde après, c’est autre chose. Un espace sans mur défini. Mais la porte est toujours là. La poignée tourne d’elle-même. À l’intérieur, une table. Je la connais. Je l’ai déjà vue. J’en suis sûr. Mais où ? Je ferme les yeux. Me retrouve dans un réseau de galeries souterraines, où la roche suinte d’une humidité minérale, l’odeur de soufre et de fer rouillé envahit mes narines. Le sol est instable, friable sous mes pas, une croûte de schiste éclaté qui cède par endroits, révélant des strates sédimentaires enfoncées dans la pénombre. Des veines de quartz luisent faiblement, réfléchissant la lueur d’un néon mourant accroché à une voûte de basalte. J’avance entre les formations calcaires, les piliers naturels rongés par le temps, et là, dans une cavité plus large, des centaines de corps nus sont entassés sur des lits superposés de pierre taillée, creusés à même la roche. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. J’entends un bruit derrière moi. Un froissement. Un pas. Une respiration retenue. Mais la pièce est vide. Ou du moins, elle l’était. Je vérifie mon téléphone. L’appel manqué est toujours là. Mais la date a changé. Nous sommes en 2135. Je rouvre les yeux. Ce n’est ni un rêve ni un souvenir. C’est autre chose. La douleur est encore là. Supportable. Une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Peut-être ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine, après une correction magistrale. Le froid collé à ma peau, le corps immobile, incapable de pleurer. Mais étrangement détaché. Comme si je n’étais plus dans la scène. Bourreau et victime ne formaient plus qu’un, un ensemble flou, indistinct. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, me projetant contre la terre avec une violence inattendue ? L’impact, la douleur vive, la respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. Mais en revoyant la scène, quelque chose cloche. Tout ne tombe pas au même rythme. Un résidu reste en suspens, en dehors de l’événement. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. J’ai dû m’endormir dans ce rêve lui-même, m’enfoncer dans sa trame comme un corps glisse dans une faille souterraine. Puis un autre rêve s’est formé, à l’intérieur du premier. Un rêve dans le rêve. Le mot dent s’est modifié. Il s’est effrité, recomposé, jusqu’à se métamorphoser en autre chose. Mal de dent est devenu mal dedans, puis s’est encore transformé. Adama. accompagné d'un dégoût envers une expression méprisante sans-dent. Alors, une silhouette a émergé. Une forme noire, indistincte d’abord, à la lisière du réel. Puis elle s’est précisée, condensée, comme sculptée à même la terre. Une figure d’argile noire, craquelée, dont la peau semblait vivante, suintante. Son regard était un gouffre, sans reflet, sans profondeur. Il ne marchait pas, il avançait, glissant lentement vers moi. Il me connait. Une épouvante encore jamais vécue m’envahit, glaciale, absolue. Elle s’enroule autour de moi comme un linceul, me prend à la gorge. J’essayai de me détourner. Impossible. L’être avançait toujours, et dans ma poitrine, un battement s’accélérait, non pas le mien, mais le sien. Musique : Ludsmord Goetia|couper{180}
fictions
La quête sans fin
Chute. D’abord, il n’enregistre pas l’information. Son cerveau refuse de classer ce qui est en train de se produire. Une fraction de seconde plus tôt, tout était stable, sous contrôle, plus ou moins. À présent, son centre de gravité a disparu, son bras droit s’agrippe à ce qui semble être une corde poisseuse – poisseuse non pas d’une humidité neutre, mais d’une substance plus visqueuse, plus suspecte, possiblement une résine végétale ou un dépôt huileux laissé par une autre main avant la sienne. C’est une corde de chanvre grossier, tressée à la va-vite, déjà effilochée en plusieurs endroits, marquée par un vieillissement inégal, certaines fibres étant plus détendues que d’autres, ce qui indique qu’elle a été utilisée de façon intermittente, probablement mal entretenue, possiblement grignotée par des insectes xylophages, et quoi qu’il en soit en fin de vie. Sous lui, la jungle. Mais pas une jungle de cinéma, pas une jungle d’illustration de guide touristique, pas une jungle romantisée à la Conrad ou Kipling, avec des explorateurs moustachus en casque colonial avançant héroïquement sous des lianes perlées de rosée. Non. Une jungle laide. Un fouillis opaque de végétation mal organisée, où les branches ne forment pas des arabesques photogéniques, où les fleurs exotiques n’apportent pas de respiration colorée à la scène, où l’ensemble ressemble à un potager laissé en friche pendant cinquante ans. Le vent siffle dans ses oreilles. Ce détail l’agace, car il ne devrait pas entendre le vent. Il y a trop de végétation en contrebas, trop de masses feuillues pour que l’air puisse s’engouffrer ainsi. Quelque chose cloche. Puis son téléphone vibre. Il pense d’abord à une hallucination, puis non. C’est bien une vibration, une alerte, une connexion qui ne devrait pas exister ici. Il décroche. — Félix, c’est le syndic. Vous avez oublié de régler vos charges. Porte. Elle est grande, métallique, austère. Une porte conçue pour résister aux âges, aux pillards, aux éléments, probablement coulée dans un alliage robuste, un mélange d’acier et de nickel pour limiter la corrosion, renforcée par des rivets industriels du type utilisé dans la construction des sous-marins nucléaires. Elle est rouillée. Ce qui est un problème, car cela signifie que son entretien a été négligé. Or, ce genre de porte ne se néglige pas. Une rouille avancée sur une porte censée être inviolable remet en question son inviolabilité même. Ce qui suggère deux hypothèses : 1. Elle a été abandonnée il y a longtemps et son mystère n’en est plus un. 2. Quelqu’un voulait qu’elle semble abandonnée, pour mieux décourager les curieux. Dans les deux cas, ça ne sent pas bon. Félix pose une main sur la poignée, teste la résistance du mécanisme. — Attends, dit Sophie. Il attend. À ce stade, il sait que ça va mal tourner. Elle ajuste ses lunettes, l’air de celle qui ne demande rien d’extraordinaire. — L’amulette. Il plisse les yeux. — Quelle amulette ? — Celle du temple. — Quel temple ? — Le temple aztèque. — Les Aztèques avaient des amulettes ? — Évidemment. Il réfléchit. — Ils avaient aussi des portes métalliques ? — Non, ça, c’est un ajout récent. Il soupire. — Où est cette putain d’amulette ? Elle vérifie son carnet. — Dans les ruines aztèques. À deux jours d’ici. Ruines aztèques. Ce ne sont pas des ruines spectaculaires, du moins pas à la manière des temples de Chichén Itzá ou de Teotihuacán. Elles sont mal dégagées, peu mises en valeur, comme si personne n’avait jugé utile de les promouvoir. La mousse y pousse sans discipline, les marches en pierre sont inégales, bancales, traîtresses, et le seul panneau d’information disponible est un vieux panneau de bois avec un texte à moitié effacé, un pictogramme signalant qu’il est interdit d’uriner ici, et un graffiti en espagnol dont la traduction littérale serait "Sergio est un chien". L’amulette est là, posée sur un socle de pierre noire. Elle est petite, terne, anodine, avec au dos une étiquette indiquant "Made in China". Félix ne dit rien. Retour au bunker. Il pose l’amulette sur la serrure. Rien ne se passe. Il ferme les yeux. Il sait déjà ce que Sophie va dire. Elle le dit quand même. — Il faut une clé. Collectionneur. Un homme au front luisant, aux lunettes fines, vivant dans un appartement feutré, tapissé de livres jamais ouverts, dont l’odeur se mélange à celle d’un whisky de bonne facture et d’un vieux cuir anglais. Il tend une clé minuscule, en cuivre patiné. Félix la prend sans poser de questions. Retour au bunker. Il insère l’amulette. Puis la clé. Un clic. La porte s’ouvre. Un piédestal. Une boîte. Félix ouvre la boîte. Un papier. Trois mots. "Trop tard. Essayez ailleurs." Rue de l’Arcade. Pluie fine. Une porte rouge. Sur la porte, une photo en noir et blanc, un torero figé au moment où un taureau lui ouvre la poitrine. Un frisson traverse Félix. Il lève la main. Frappe deux coups secs sur la photo. Un silence. La porte s’ouvre. Une femme brune. Elle sourit. — Tu en as mis du temps. FIN. Ou début.|couper{180}
fictions
Impasse du Labrador
Drôle d'endroit que cette impasse du Labrador. On se demande bien ce qui a pris à ce Chauvelot - personnage aussi improbable qu'un roman mal ficelé - d'aller chercher ce nom-là. Comme si Paris manquait de banquise. Un type étonnant d'ailleurs, ce Chauvelot, qui s'est mis en tête de jouer les démiurges immobiliers après avoir tâté de la rôtisserie. Le genre à passer du poulet grillé à la spéculation foncière sans transition, avec cette désinvolture qui caractérise les aventuriers du XIXe siècle. Il avait de ces lubies, Chauvelot. Un "Village de l'Avenir", qu'il voulait faire. Rien que ça. L'avenir, en 1850, c'était encore quelque chose d'optimiste, quelque chose qui faisait rêver les gens. Aujourd'hui, l'avenir s'est un peu tassé, comme le toit de la petite maison du fond de l'impasse qui persiste à défier la verticalité ambiante avec une sorte d'insolence tranquille. C'est une impasse qui fait semblant de ne pas être à Paris, qui joue les villages de province avec une application touchante. Une sorte de pied de nez urbanistique, planqué entre les barres d'immeubles comme un secret mal gardé. Le genre d'endroit où même les oiseaux ont l'air de chanter avec un accent de banlieue, histoire de ne pas trop se faire remarquer. Et puis il y a ce portail, au fond. Derrière, la maison survivante fait sa résistante. Elle aurait pu être ailleurs, dans un autre temps, un autre lieu. Mais non, elle est là, obstinément là, comme une virgule mal placée dans une phrase trop longue. Une virgule jaune, d'ailleurs, ce qui ne arrange rien à l'affaire. Maurice ( qui ne s'appelle pas Maurice) vécu dans cette petite maison plusieurs fois au cours de sa vie. Mais de façon sporadique. Un mois par-ci trois mois par-là. Un peu plus loin il y a une boulangerie. On y vend du pain Poilâne qui se conserve bien mieux que la baguette blanche.|couper{180}
fictions
La rue Jobbé-Duval
Il y a cette rue, donc, dans le quinzième. Une rue comme les autres au premier regard, deux cent trente-huit mètres de long sur quinze de large, qui relie Dombasle aux Morillons. On pourrait passer à côté sans y penser, comme on passe à côté de tant de choses dans Paris. C'était en 1912, quelqu'un a eu l'idée de l'appeler Ballery. Pourquoi Ballery ? Personne ne s'en souvient vraiment. Puis on s'est ravisé, on a préféré Jobbé-Duval. Félix-Armand, le peintre. Un type intéressant d'ailleurs, ce Félix-Armand. Breton d'origine qui a passé quarante ans de sa vie dans le quartier. Le genre d'homme qui ne tenait pas en place : peintre le jour, politique le soir, à s'agiter sur les bancs du conseil municipal pour la laïcité, l'instruction gratuite, toutes ces choses qui semblaient importantes à l'époque. Au numéro 8-10, il y a ce bâtiment massif, l'ancien central téléphonique Vaugirard. Une construction de 1930, tout en béton et en métal, avec ces fenêtres démesurées qui avalent la lumière. On imagine les voix qui transitaient là, les conversations qui se croisaient, s'emmêlaient, se perdaient. Maintenant, le silence. Ou presque. Les plafonds sont hauts, comme si l'air avait besoin de tout cet espace pour circuler entre les étages. C'est une rue qui ne fait pas de bruit, qui ne cherche pas à se faire remarquer. Une rue qui attend peut-être qu'on raconte son histoire, même si elle n'est pas sûre d'en avoir une qui vaille la peine. Maurice ( qui ne s'appelle pas Maurice) habitait au 35, septième étage.|couper{180}