fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Gor - chapitre 4
Chapitre 4 Cela commence par une femme qui marche. Pas dans la rue — trop d’aléas, trop de hasards — mais dans un couloir rigoureusement rectiligne, aux parois de verre dépoli, éclairées d’une lueur diffuse, presque aquatique. On penserait volontiers aux couloirs techniques d’un complexe biomédical abandonné ou aux entrailles vidées d’une galerie commerciale oubliée, mais aucun repère précis n’est offert. La femme est nue, détail qui ailleurs éveillerait la surprise, mais qui, ici, semble nécessaire, évident même, en harmonie avec le sol qu’elle arpente. Un sol qui, à chaque pas, libère une vibration subtile, modulée, aux frontières de la musique. Ce n’est pas tout à fait une mélodie — aucun thème précis, aucune structure reconnaissable — mais plutôt un ruissellement sonore délicat, comme des notes étouffées par un voile humide. Ces vibrations échappent aux perceptions ordinaires : elles ne s’offrent qu’à des instruments particulièrement sensibles ou à ceux qui dorment tout près, dans le voisinage du couloir. Dans une pièce adjacente, Jorge dort. Ou il simule le sommeil, rien n’est certain. Ni pourquoi il dort, ni depuis combien de temps. Il ne rêve pas, du moins pas de façon intelligible. Peut-être rêve-t-il dans une langue obscure, jamais décryptée. Pourtant, ce sommeil est traversé par l’étrange musique : sa température baisse imperceptiblement, ses paupières tremblent, épousant involontairement le rythme précis des pas de la femme dans le couloir. Jorge n’en a pas encore conscience — du moins pas explicitement. La femme ne regarde rien, ni le monde indistinct derrière les vitres dépolies, ni le sol translucide s’éveillant discrètement sous ses pieds, ni même son propre reflet fragmenté glissant furtivement à ses côtés. Elle marche avec une régularité hypnotique, exécutant une partition mémorisée sans jamais avoir eu recours à une notation visible. Vingt-deux pas d’un bout à l’autre, puis demi-tour. La vibration du sol change légèrement à chaque retour, portant une nuance presque mélancolique, comme si le couloir lui-même entrait lentement dans un état de mémoire. À son point initial, elle s’immobilise un instant. On pourrait croire à une hésitation. Mais non, elle ne fait que corriger un détail infime — l’alignement précis d’un orteil, une mèche rebelle déplacée par un courant d’air invisible. Puis elle reprend sa marche, parfaitement identique, silencieuse et détachée. Dans sa chambre, Jorge esquisse un sourire discret. Impossible de savoir s’il provient d’un souvenir agréable, d’un inconfort passager, ou simplement de l’écho délicat d’un pas féminin ayant, par inadvertance, franchi la barrière subtile de sa mémoire corporelle. Mais cette fois, une réaction s’enclenche en lui. Jorge ouvre lentement les yeux. Attiré irrésistiblement par le magnétisme sonore émanant du couloir, il se lève, traverse la pièce encore engourdi par le sommeil, et parvient enfin au passage de verre. La femme n’est plus là. À sa place, une vieille porte automatique coulisse lentement, s’ouvrant et se refermant mécaniquement, reproduisant par accident la cadence étrange et envoûtante. Il s’immobilise, saisi par le vertige intime que suscite en lui chaque vibration. Des souvenirs enfouis se réveillent, des désirs refoulés refont surface, comme soulevés par cette pulsation subtile. Jorge distingue alors, flottant comme une aura dans l’air, d’étranges motifs géométriques luminescents qui dérivent lentement, semblables à des entités vagabondes cherchant désespérément une forme tangible sous la surface d’une conscience partagée. Et Jorge comprend soudain, avec une lucidité trouble, qu’il vient de franchir un seuil — pas seulement un seuil physique, mais celui, bien plus intime, d’une révélation intérieure. Quelque chose d’enfoui au plus profond de lui vient d’être réveillé par cette étrange et mélancolique mélodie du couloir.|couper{180}
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03-Gor-Chapitre 3
Il n’avait pas fermé l’œil, mais ce n’était pas de l’insomnie. Plutôt une veille poreuse, comme si son corps persistait à fonctionner sans savoir à quoi. Il n’y avait pas eu de rêve. Seulement une sensation : quelque chose s’était inversé dans la structure même de la nuit. Au réveil — si c’en était un — tout semblait identique. Le module bioguidé avait ajusté sa température à son rythme cardiaque. Les parois ondulaient doucement. L’air avait cette densité particulière, légèrement métallique, propre à Gor. Il se leva. Et c’est là que cela commença. Son transpondeur n’affichait plus aucune donnée. Ni interface, ni cartographie, ni rythme interne. Juste un point clignotant. Non localisé. Il tenta de l’interroger mentalement. Le retour fut immédiat, mais sans syntaxe. Une impulsion. Une image. Fugace, incohérente : une sorte de *masque*, en négatif, dont les contours pulsaient à contre-temps de ses propres pensées. Puis, soudain, un mot. Mais pas un mot affiché. Un mot ressenti. > "Insoluble." Il se figea. Le mot n’était pas adressé. Il n’était pas une réponse. C’était une présence. Quelque chose ou quelqu’un — dans la ville ou en lui — venait de parler sans dire. Une intention, une balafre de sens projetée dans son esprit. Il sortit. Gor avait changé. Non dans sa forme — les structures étaient les mêmes, les rues toujours vides, les bornes nutritives muettes — mais dans leur ntensité. Comme si chaque élément avait été légèrement déplacé dans un autre registre de réalité. Les angles semblaient plus nets. Les ombres, trop longues. L’air vibrait comme une tension mal réglée. Et, surtout, un nouveau son flottait — pas un bruit, mais une **absence de bruit trop précise**. Au détour d’un axe suspendu, il vit l’impossible : Une colonne de texte, flottant au-dessus du sol. Haute d’environ deux mètres. Composée de signes mouvants, instables, qui pulsaient lentement comme une respiration. Aucun support. Aucune logique de projection. Le texte n’était pas projeté : il était. Et à mesure qu’il s’approchait, il comprit : > C’était le récit. > Le sien. Les phrases changeaient au rythme de ses gestes. Chaque clignement, chaque hésitation générait une variation. Il avança encore. Le texte disait maintenant : > "Il lut cette phrase, et comprit que le chapitre avait commencé sans lui." Il recula. Le texte resta en suspens, puis s’effaça. Derrière lui, une silhouette. La femme en obsidienne. Mais cette fois, elle le regardait. Et dans ses yeux, il vit — non pas un message — mais **une fonction**. Elle ouvrit la bouche. Aucun son. Seulement ce mot, inscrit sans voix dans l’air entre eux : > "Fusion." Puis elle tourna le dos et disparut. Il resta là, seul, face à l’espace vide où les mots avaient flotté. Et il sut que Gor venait d’entrer dans une autre phase. Le récit avait pris conscience de lui-même. Et l’observateur n’était plus à l’extérieur.|couper{180}
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Cartographie des muets
Votre navigateur ne supporte pas l’élément audio. L’air suinte comme une salive morte. Ishkan effleure le diaphragme en chitine — il claque mou, respire une fois, puis s’ouvre. Non pas en s’effaçant : en sécrétant sa disparition. La chambre 6 se déplie comme une lèvre traumatisée. Au centre, une membrane d’enregistrement frémit. Surface semi-organique, semblable à l’œil d’un globe abandonné par son regard. — Nom ? Une vibration. Pas d’accent. Pas de genre. Un bruit de langue trop ancienne pour dire je. — Je suis... la dernière forme. La plus inutile. Peut-être. L’encre hésite, puis s’active. Elle s’étale comme une moisissure lettrée, chaque mot crissant, comme si le langage creusait son terrier dans la peau. — Ce que vous quittez ? Silence. Puis : — J’ai quitté la géométrie de mon nom. Perdu mes contours. Vécu la sueur d’un autre. Tout ce que je dis maintenant me rature. Sous les ongles d’Ishkan, une démangeaison. Pas une envie de gratter. Une nécessité de retirer — la peau, le rôle, le silence. Il n’a pas peur. Pas encore. Mais la peur commence à le contempler. Une voix s’élève. Pas celle de l’archive. — Vous êtes prêt ? Non pas entendue. Ressentie. Par les os. Dans la lumière ambiante, une pulsation change de polarité. Le rouge devient d’abord plus rouge, puis autre chose — une teinte que l’œil rejette mais que la paume accepte. Dans sa main, une tache s’allume. Ce n’est pas une lumière. C’est un regard inversé, fixé à l’intérieur de sa chair. Et l’espace répond, en se taisant plus fort.|couper{180}
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02- Gor Chapitre 2
Ferrer sortit du Centre d’Interface Humaine sans savoir s’il avait obtenu des réponses ou seulement des échos. Le fonctionnaire l’avait écouté, noté, puis doucement inversé le sens de la logique. Sa conformité était suspecte. Son exemplarité : inquiétante. On l’observait parce qu’il ne posait pas assez de questions. Et l’assignation ? Une fiction opérationnelle, un test. Le tout enveloppé dans une langue lisse, technico-dissuasive, comme s’il fallait rendre la confusion agréable. Il répéta mentalement ces mots : un haut niveau de non-interférence ; le privilège de l’ambiguïté ; librement affecté. C’était ça, sa mission : être là. Une présence, une absence active. Le rôle d’un silence dans une partition trop pleine. Il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les rumeurs circulaient. Pourquoi certains disaient que Gor était une ville sans but, sans fond, ou pire : un miroir inversé de celui qui y pénètre. Il marcha longtemps. La ville ondulait, comme si elle se rétractait entre ses propres couches. À un moment, il aperçut une silhouette assise sur un socle effondré — une femme, seule, les jambes croisées, un manteau aux reflets d’obsidienne. Elle levait les yeux vers un mur lisse sur lequel rien ne s’affichait. Elle était belle. D’une beauté ancienne, ciselée. Cinquantenaire peut-être. Ou plus. Les rides rares, mais justes. Un regard ayant déjà traversé plusieurs versions du réel. Il s’approcha. -- Vous attendez quelqu’un ? -- Non. J’écoute. -- Le mur ? -- Ce qu’il refuse de dire. Ils restèrent là, côte à côte, sans nom. Ferrer sentait que cette rencontre n’avait pas besoin d’être introduite. Elle faisait partie de Gor, ou elle était venue pour la même raison que lui : sans raison. Il avait faim. La sensation, d’abord vague, devint tenace. Une absence de saveur dans l’air, une crispation au creux du corps. Mais ici, rien ne ressemblait à un restaurant. Pas de devantures, pas d’enseignes. Juste, parfois, un renflement dans un mur, une excroissance douce d’où émergeait une lumière verte. Il en approcha une. Une borne. Sans interface visible. Juste une brève pulsation à son approche. Il posa la main. Un gel translucide s’écoula dans une coupelle organique. Odeur neutre. Texture fluide, tiède. Ce n’était ni bon ni mauvais. C’était... adéquat. Sur Chen, on appelait cela des modules nutritifs de substitution. Ici, sur Gor, le système avait muté. Certaines bornes répondaient au besoin biologique. D’autres offraient des saveurs plus symboliques : une mémoire, une émotion, un goût volé à une époque révolue. Il se souvenait avoir lu un passage dans un roman de l’Ancien Temps, Le Monde du Fleuve : chaque mortel ressuscité y trouvait une borne distributrice pour ses besoins primaires. Sur Gor, l’idée avait été tordue, oubliée, refondue. Ce n’était pas tant une question de se nourrir que de s’adapter à une forme d’appétit neuve. Manger ici, c’était apprendre à composer avec l’ambigu. Il prit une deuxième gorgée. Quelque chose en lui se calma. Mais une autre faim persistait. Moins nommable. Et peut-être que la femme en obsidienne avait un lien avec cela. Ce fut au détour d’un couloir sinueux — pas une rue, pas vraiment — qu’il le vit. D’abord une silhouette. Sa propre silhouette. Ou ce qui en donnait l’impression. Le manteau, les cheveux, même le geste d’une main portée à la nuque, tic ancien, nerveux. L’autre Ferrer — car il fallait bien l’appeler ainsi — marchait devant lui, à quelques mètres, sans se retourner. Comme s’il savait déjà qu’il était suivi. Comme si ce moment avait été anticipé. Jorge s’arrêta. L’espace vibrait à peine, mais quelque chose dans la texture de l’air venait de changer. Une infime distorsion, une hésitation du réel. L’autre tourna dans un repli du mur. Jorge accéléra le pas. Tourna à son tour. Le couloir était vide. À la place, un miroir. Grand, sans cadre, sans distorsion visible. Mais ce n’était pas un miroir ordinaire. Un enfant se tenait de l'autre côté. Ou non — ce n'était pas un enfant, pas seulement. C'était un Jorge plus jeune, à l'âge trouble où le visage hésite encore entre l'innocence et le pressentiment. Il ne bougeait pas. Il regardait Jorge comme on regarde une chose ancienne oubliée sur un rivage. Non pas avec crainte, mais avec cette curiosité grave que seuls les enfants sincères et les doubles temporaires peuvent manifester. Et dans ses yeux, Jorge crut voir une forme de décision. Comme s’il venait, lui, d’initier le point de contact. La voix de la femme, encore, dans sa mémoire : -- Ce qu’il refuse de dire... Il s’approcha. Le miroir ne renvoya rien. Puis il se sentit observé. Derrière lui, peut-être. Ou en lui. Un murmure se leva, indistinct. Peut-être un souffle. Peut-être un mot. Il ne s’en souviendrait que plus tard. Mais il comprit, à cet instant précis, que la ville — ou ce qu’il en restait — l’avait reconnu. Et que l’observation pouvait devenir interaction. Ou assimilation. Ce soir-là, dans le module bioguidé d’Enclave 17.4, il ressortit un vieux volume qu’il traînait depuis Chen : Le sexe dans le mythe de Cthulhu, signé d’un certain Borrie. Un ouvrage ancien, étrange, presque dissous par le temps. Il y était question de rituels, de peurs sexuelles, de la manière dont Lovecraft, malgré lui, écrivait le désir à travers le refus. L’enfoui, le non-dit, le trop-caché. Il lut jusqu’à ce que les mots se mélangent aux pensées. Et que la femme, le double, le miroir, les murmures, Gor tout entier, deviennent un seul et même phénomène. Pas une ville. Pas une mission. Une transition. Il ne dormait pas encore, mais il n’était plus éveillé. Et quelque chose — en lui, autour de lui, ou par lui — attendait d’être réveillé.|couper{180}
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Balzac toujours
Lire Balzac et se rendre compte que rien, vraiment rien, n’a changé. Les personnages, les décors — vaguement repeints, vaguement usés — passent à peine inaperçus. Et fort à parier que dans cent ans, ce sera pareil. C’est peut-être comme ça que ça fonctionne. À chaque centenaire, une couche de vernis, un coup de pinceau à la va-vite, et on rejoue le drame de la pension Vauquer, le père Goriot, l’ascension et la chute de Rastignac, les illusions qu’on égare. On y croit à peine. Mais on fait semblant. On dit que tout a changé. Pincez-moi. Rien n’a bougé. Rien. Je les observais hier. Assis, bien plantés dans le canapé, sûrs d’eux, pleins de certitudes. Et pourtant — parfois — un vacillement du regard, le blanc de l’œil qui surgit, un tressaillement de la mâchoire dans cette posture résolument cool, presque bouddhiste. Ils étaient des personnages. Nous le sommes tous. Des personnages de Balzac, évidemment. De cette comédie humaine, sans le moindre doute. Reprenons, si tu veux bien, en mettant de côté l’hystérie. C’était le mot d’ordre tacite, le tropisme familial : éviter les sujets qui fâchent. On ne sait jamais. Des fois qu’on explose en plein vol avant la fin de l’apéro — ce serait dommage. Non, le mot d’ordre, c’est jouir. Le jouir avant tout. Voilà. Le jouir. Je n’ai rien contre. Mais avec un peu de tenue. Pas n’importe où, pas n’importe quand. Lui, d’ailleurs, ne disait pas grand-chose. Il économisait le fond de son verre — des fois qu’il faille en ouvrir une autre. L’autre n’avait pas mis tous les beignets à la crevette dans le plat, ni les samosas. Quant aux biscuits Belin, un ou deux sachets. Pas plus. Il faut prévoir pour demain. On ne sait jamais. Chez eux, c’est comme ça. Comme cette histoire d’arnaque. Des types qui se font passer pour des banquiers. Et là, on vous vole deux mille euros, là, maintenant, sous vos yeux. Il a essayé de se retenir. Mais c’est sorti d’un coup. — Qu’ils m’appellent, moi, je m’en fous, j’ai jamais eu deux mille euros après le cinq du mois. Silence. Blanc. Malaise. Il regrette déjà. Il n’a pas pu s’empêcher. Elle enchaîne, vite. Mais pas directement. Elle dit : Et les petits-enfants alors, comment vont-ils ? Et parfois, l’autre glisse un œil vers la pendule. Un quart d’heure pour les petits-enfants, un autre pour les voitures électriques, encore un pour les projets de vacances… et doucement, on se dirige vers la sortie, sans rien s’être dit de fatal. Une fois de plus. Et surtout, on fixe une nouvelle date. C’est important, les dates. Lui, ça l’ennuie, les dates. Il traîne des pieds le jour venu. Mais lui, on s’en fout. Quantité négligeable. Il faut tenir jusqu’au bout, faire bonne figure. Il a déjà assez de problèmes comme ça. D’ailleurs, coupez-lui la parole, juste pour voir. Il se renfrognera. Il s’éteindra. Faites-le, juste pour voir. Non mais vraiment, reprenez donc de la tarte aux pommes, elle est délicieuse. Ah non, vous n’allez pas tout nous laisser. On partage ce qu’il reste. Et je vous rends votre plat propre. Illustration : Huard, Charles (Poncey-sur-l'Ignon, 02–06–1874 - Poncey-sur-l'Ignon, 30–03–1965), dessinateur / Goriot, Vautrin et Eugène à la pension Vauquer|couper{180}
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Le Roi sans sujet
On pourrait l’intituler Le roi sans sujet. Titre un peu trop accrocheur, mais allons-y. Cela commence ainsi : un matin, le roi se réveille seul. Non pas seul dans le sens sentimental du terme, non. Seul au sens politique. Son dernier sujet est parti. Le plus fidèle, le plus tordu aussi, le plus tyrannique peut-être : lui-même. Il a attendu que le roi parle. Le roi n’ayant rien dit, le sujet a pris la porte. Il l’a même claquée, après avoir déclaré, sans se retourner : « Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais ». Le roi, placide, s’inspectait les ongles. Le silence était son domaine. Désormais seul, le roi se mit à la photographie. C’était une manière comme une autre de tuer le temps, surtout celui du vide. Il avait un Leica , cadeau d’une reine italienne de passage (l’histoire, épuisante, n’a pas lieu d’être racontée ici). Il déambula dans son palais, l’oeil vissé à l’oeilleton, traquant on ne sait quoi. Deux jours plus tard, lassitude. Que pouvait-il bien avoir transmis à la machine ? Mystère. Il entreprit de développer les pellicules. Trois cuvettes, révélateur, fixateur, eau. Il avait déniché un vieil agrandisseur dans un placard. Premiers constats : les noirs montent plus vite que les blancs. Révélation technique et symbolique. Sur les tirages : rien. Des perspectives tordues, des formes indéfinies, des flous obstinés. Rien qui mérite l’attention d’un souverain, même sans royaume. Alors le roi tenta la peinture. Il claqua des doigts, obtint chevalet, toile, pinceaux. On le vit un moment, campé devant la toile blanche, en tenue beige à poches multiples, faux air de Rembrandt déclassé. Le pinceau en l’air, il se prit vaguement pour Vélasquez. Puis il eut une crampe. Changea de jambe. Vira le tabouret. Et, dans un geste flou entre la colère et la grâce, barbouilla la toile. Il recula, contempla son œuvre, et comme personne n’était là pour discuter, il décréta : « Voici un tableau sans sujet. C’est ça, l’art. » C’est de l’art, et c’est unique puisque c’est royal. Sur cette pensée un peu brûlée, il se creva les yeux, par souci d’authenticité. Il voulait éviter de devenir le faussaire de lui-même. Puis il alla s’asseoir à une petite table, dans une pièce minuscule et sombre, pour souffler. Un effort royal, après tout, n’est pas une mince affaire. C’est là qu’il se mit à écrire, non pas pour dire quelque chose, mais pour vider ce qui encombrait. Il avait vu, avant de perdre la vue, une vidéo expliquant qu’il fallait débuter tout rangement par les placards. Peut-être était-ce cela. Il écrivit. Des pages et des pages. Cela lui faisait du bien, il le sentait. Il resta là, à sa table, royale bien que minuscule, pendant cinq ans. Parfois il mangeait une biscotte beurrée. Quand il n’y eut plus de beurre, il la mangea nature. Quand il n’y eut plus de biscotte, il mangea l’air. Comme le font, dit-on, certains yogis hindous. Et c’est ainsi que le roi, sans sujet, sans image, sans regard, vécut encore longtemps. Presque heureux. illustration Rouaut : Ubu Roi|couper{180}
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01 Gor - Chapitre 1
Il n’avait pas vraiment choisi de venir à Gor. Ou alors comme on cligne des yeux : sans y penser, sans savoir si c’est la lumière ou la fatigue qui commande. Il y avait eu un message, ou une note, ou un signal — il ne savait plus. Une injonction brève, venue du réseau interne de Chen : Inclusion assignée. Lieu : Gor. Rôle : observation passive. Reconfiguration éventuelle. Aucune date. Aucun détail. Pas même un accusé de réception. Il avait montré le message à un agent, quelque part dans un corridor de transit, un homme au regard voilé, accroupi sur une console désactivée. Celui-ci avait scanné le code sans un mot, hoché la tête, puis repris sa veille. Depuis, Jorge était là. À Gor. La nuit de son arrivée, il avait trouvé un abri. Pas un hôtel, pas vraiment. Une sorte d’enclave suspendue, à mi-hauteur d’un axe urbain désaffecté, entre deux niveaux de circulation. La plateforme portait un nom incomplet, clignotant sur un totem gris : Enclave 17.4. L’écriture était composée de glyphes mixtes, lisibles seulement par transposition vocale via son transpondeur personnel. Il avait traversé un sas de matière souple. Une voix l’avait accueilli sans émettre de son — une impulsion cérébrale directement captée par l’implant auditif gauche. Il n’avait pas appris la langue locale, mais son transpondeur, hérité de Chen, opérait une traduction contextuelle en continu. Mieux encore : il relayait ses pensées en phrases adaptables. Il avait appris à s’en méfier. Le module était sobre, bioguidé. Les murs se rétractaient légèrement à son passage, la lumière modulait selon sa température corporelle. Des structures végétales non identifiées poussaient en arches translucides, respirant doucement. Certaines semblaient le suivre du regard. D’autres diffusaient une buée tiède à peine perceptible, un parfum de sel et d’ambre. Il s’était couché sur une couche mouvante, générée à même le sol. Aucune draperie, aucune frontière entre son corps et la matière. Une chaleur dosée s’était répandue contre ses membres. Puis un sommeil induit avait pris le relais — profond, sans rêve. Il s’était réveillé plus tôt que prévu, sans alarme. Son transpondeur lui indiquait un point de rendez-vous, une unité administrative rattachée à l’UVC-A — Cellule de Régulation Chrono-Anomalique. Il était sorti. La ville ne s’éveillait pas. Elle persistait. Les rues ne conduisaient à rien. Elles étaient des interstices. Le sol variait : parfois dur, parfois poreux, parfois lentement ondulant sous ses pieds. À un moment, il marcha sur une dalle qui se mit à pulser en rouge, comme un refus. Il continua tout de même. Mais quelque chose ne collait pas. Il n’aurait su dire quoi exactement — un rythme, une absence de retours, un trop grand silence dans les protocoles. Alors, en fin de matinée, Jorge avait fait ce que font ceux qui croient encore au fonctionnement des choses : il s’était rendu dans un bureau. Le Centre d’Interface Humaine le plus proche s’annonçait par une fresque fractale, usée, sur laquelle le mot Accueil se dissolvait à intervalles réguliers. L’intérieur était propre, désert. Une lumière verte tremblotait au-dessus d’un guichet opaque. Un homme y siégeait, raide dans un fauteuil semi-organique. Il portait l’uniforme neutre des Fonctions Réactives. Visage pâle, exempt d’expression. Un filet translucide reliait sa tempe à un module de traitement. Jorge s’approcha. — J’ai reçu une assignation à Gor, dit-il. Observation passive, sans date ni justification. Je suis là depuis trois jours. Aucun contact. Aucune instruction. L’homme sourit — un pli strict, mathématique. — C’est la procédure. — Je ne remets pas en cause… je veux dire, j’ai toujours respecté les orientations. Jamais une infraction, ni même un retard de mise à jour. J’ai même participé aux audits d’éthique participative, deux années de suite. Le sourire s’élargit. Il eut un petit rire sec. — Justement, monsieur Ferrer. — Jorge, corrigea-t-il, par réflexe. — Justement, Jorge. Votre conformité exemplaire a attiré l’attention. Il n’existe pas de citoyen parfait. Ce serait statistiquement absurde. La perfection dissimule toujours un déséquilibre. En l’occurrence : un excès de docilité. Un zèle silencieux. — C’est absurde. — Exactement. Et tout ce qui est absurde mérite observation. Vous êtes là pour ça. — Pour être observé ? — Pour observer. Éventuellement. Mais surtout : pour être là. C’est la chose essentielle, voyez-vous. Être là. — Et combien de temps cela doit durer ? — Autant qu’il faudra pour confirmer votre innocuité. Ou le contraire. Nous n’avons aucun intérêt à prolonger inutilement votre assignation. Du moment que vous ne posez pas de questions. L’homme cligna des yeux deux fois rapidement. Son interface émit un cliquetis léger, comme un rire étouffé par le réseau. — Je peux repartir ? demanda Jorge. Rejoindre une autre unité ? Juste demander un transfert temporaire ? — Vous êtes libre, Jorge. Librement affecté. Ce statut vous garantit un haut niveau de non-interférence. Et le privilège de l’ambiguïté. Il est très recherché, croyez-moi. La plupart n’ont jamais accès à ce genre de zone. Trop de variables. Trop de risques. Vous avez de la chance. Il y eut un silence. Puis Jorge s’inclina légèrement, remercia d’un murmure — vieux réflexe civil — et sortit. Au bout d’une heure encore, il atteignit le bâtiment indiqué. Une masse basse, enveloppée de capteurs morts, hérissée d’antennes inutiles. Sur la façade, encore lisible en filigrane : UVC-A // Cellule de Régulation Chrono-Anomalique Mais les lettres semblaient avoir été effacées de l’intérieur. Il frappa. Aucun écho. Il attendit. Rien que le vent. Un vent tiède, inerte, qui sentait le fer chaud. Il fit le tour du bâtiment. Rien. Un escalier latéral menait à une plateforme supérieure, recouverte de mousse électronique. Il y monta. Il s’assit. Il observa la ville s’effriter à l’horizon. Un drone passa, silencieux, puis un autre. Aucune transmission. Le transpondeur ne disait rien. Aucune mise à jour. Aucun protocole de repli. Aucune erreur signalée. En fin d’après-midi, il redescendit. Et regagna Enclave 17.4. Ce soir-là, il comprit. Il n’y avait pas d’unité. Il n’y avait pas de mission. Il était assigné à une absence. Et cette absence avait la forme d’une ville.|couper{180}
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Gor-Prologue
Les sons ne franchissaient pas la porte. Mais on pouvait les sentir. Une vibration suspendue, compacte, presque palpable — comme si l’air, juste avant le seuil, se chargeait d’une tension muette. Une densité sourde, un signal sans onde, contenu là, contre le battant. C’était un silence fébrile, saturé de l’absence même du bruit. Le monde de Gor, disait-on. Mais Jorge, encore imprégné des résonances de Chen, ne comprenait pas vraiment ce que cela signifiait. Il venait d’arriver dans la ville. Ses sens étaient encore engourdis par les flux continus de la station-orbite monde, Chen, où la foule circulait par nappes d’informations croisées, et où les rumeurs contradictoires, projetées en boucles depuis la Terre, formaient un brouillard mental permanent. Là-haut, Jorge passait des heures à écouter des débats enregistrés — confrontations hystérisées, dialogues sans issue, frictions verbales où l’on répétait les mêmes antagonismes, les mêmes figures. Un jour, un visage avait capté son attention : un jeune homme au ton prophétique, sec et galvanisant, Breno Kart. Il parlait d’effondrement, de soulèvement, d’un monde à reprendre de force. Jorge avait voulu y croire. Il avait cru, un moment. Puis le soupçon s’était insinué. Et si cette voix-là aussi faisait partie du programme ? Et si le système, à force de résilience, avait appris à simuler ses propres oppositions, à inventer ses dissidents pour neutraliser toute réelle révolte ? Le doute avait d’abord été intellectuel. Puis il était devenu organique, comme un vertige chronique. C’était un après-midi calme — peut-être un dimanche — dans une cellule de méditation de Chen. Jorge avait sombré, lentement, dans une sorte de veille flottante, entre hypnose et assoupissement. Et c’est là que ça avait commencé. Trois voix. L’une affirmait : blanc. L’autre ripostait : noir. La troisième, très faible, résumait d’un souffle : gris. Ce n’était pas une conclusion. C’était une fin de cycle. Depuis ce jour, le son s’était amplifié, bien que personne ne l’entende. Il avait pénétré les esprits comme un brouillard progressif. Une grisaille. Elle ne se déposait pas sur les murs ni sur le ciel, mais dans les zones molles de la conscience. Elle n’affectait ni la vue ni l’ouïe, mais l’orientation du jugement, la perception du vrai. Le son — ou ce qu’il désignait — n’était pas une fréquence. C’était une saturation. Un voile posé sur le monde. Et maintenant, face à cette porte close, Jorge percevait sa présence. Ce n’était pas une hallucination. C’était l’inverse. Une lucidité si précise qu’elle en devenait étrangère. Il ne savait pas encore s’il allait l’ouvrir. Seulement qu’il était déjà dedans. Fragment I Certains, encore, tentaient de résoudre ce qu’ils appelaient l’énigme des boucles. Ils parlaient d’un texte ancien — Le Sentier des chemins qui bifurquent — attribué à un écrivain de l’Antiquité, un certain Jorge Luis Borges, ou peut-être un autre. Les noms, avec le temps, s’étaient émoussés. On l’évoquait maintenant comme on nomme un seuil, pas une personne. Il aurait écrit que le passé n’est pas derrière mais à côté, qu’il se répète, se dédouble, se superpose. Des chemins bifurquants, disaient-ils. Mais en 3025, on ne cherchait plus à infléchir la trajectoire. On savait que rien ne pouvait être changé. Ce qu’il restait, c’était la possibilité d’y retourner. De contempler, immobile, ce qui avait eu lieu. Le regard stoïque. Une manière de revisiter sa propre ligne de durée sans interaction, sans parole, sans espoir. Un luxe pour ceux qui supportaient l’immobilité intérieure. Jorge y était retourné une fois. Il s’était retrouvé, enfant, dans une pièce aux murs souples, une lumière blanche tombant du plafond comme d’un sommeil. Il s’était assis, à quelques mètres de lui-même. L’enfant jouait avec des pièces translucides. Ne l’avait pas vu. Jorge l’avait observé longtemps, sans émotion nette. Quelque chose entre l’attente et la résignation. Rien n’était triste, rien n’était doux. C’était seulement là. Et dans le fond de l’air — presque imperceptible — le son était déjà là. La voix qui disait : blanc. L’autre qui disait : noir. Et l’ombre vocale, fluide, indéfinissable : gris. Fragment II On savait désormais que le temps n’existait pas. Ou du moins qu’il ne passait pas. Ce n’était pas lui qui nous entraînait — c’était nous qui tombions en lui, comme dans un fluide fixe. Chaque conscience ne faisait que glisser le long de sa propre ligne, une vibration unique, tendue entre deux extrémités figées. Le point A. Le point B. On ne connaissait pas la distance, mais la direction ne faisait plus de doute. Toute horloge ne comptait que sa propre histoire. Elle ne battait pas le temps. Elle battait contre lui, pour se maintenir en cohérence. Un cœur mécanique, une illusion entretenue. On ne mesurait rien, on s’ancrait. Les derniers rêveurs parlaient encore de libre arbitre. Mais même eux, à voix basse. La certitude s’était installée comme une poussière : nous étions des processus. Des séquences. Des fonctions. Nous déroulions notre code vers sa propre extinction. Et chaque tentative pour en accélérer l’exécution, pour "aller plus vite", pour "gagner du temps", ne faisait que contracter la durée. Ce n’était pas un avertissement. C’était une observation. Certains pensaient encore tricher. Mais chaque raccourci menait plus vite au point final. Et le point final, lui, ne bougeait pas.|couper{180}
fictions
Ressassement
Il ne répondait plus. Ce qui pouvait se comprendre. Après tout, il n’avait jamais été explicitement tenu de répondre, à moi ou à qui que ce soit d’autre, d’ailleurs. Mais pourquoi, alors, cette sensation de malaise qui commençait à peser, là, sur la nuque, cette gêne presque physique, comme si j’avais commis un impair majeur dont la sanction était précisément ce silence ? C’était ridicule, évidemment, mais je n’arrivais pas à me départir de cette étrange culpabilité. D’abord, ce n’était qu’un doute fugace, une perplexité vague. Puis, au fil des heures, cela s’était épaissi, chargé d’un poids singulier, s’était infiltré dans ma journée jusqu’à devenir une inquiétude nette, un petit tourment installé. Alors j’envoyai un autre mail. Une relance, neutre, mesurée. Et rien. Pas un mot, pas un accusé de réception. Rien. Le soir tombait. J’ouvris une nouvelle fois ma messagerie, constatai que des publicités avaient envahi ma boîte, qu’un logiciel obscur m’assurait pouvoir doubler mes revenus en deux semaines et qu’un prince nigérian me promettait encore une fois une fortune. Dans les spams, rien non plus, à part un message douteux vantant une pilule miracle. Le reste, un silence impeccable, propre, lustré. Alors, sans en avoir vraiment conscience, je me surpris à rafraîchir la page. Encore. Puis encore. Le lendemain matin, l’angoisse s’était reconstituée à l’identique, indéformée, aussi compacte qu’une veille valise mal rangée. Je me précipitai sur mon écran, une fois encore, vérifiant, actualisant, scrutant ma messagerie avec une ferveur absurde. Rien. Le néant, toujours le même, obstiné, comme une porte qu’on pousse et qui résiste, parfaitement close. L’effet fut immédiat : je retombai d’un bloc dans l’état exact où je m’étais couché, avec cette sensation de boucle interminable, ce sentiment confus d’une injustice, d’une contrariété exaspérante. Comment se débarrasser de cette tension, comment la diluer, la dissiper ? J’écrivis, beaucoup, des lettres, des articles, des paragraphes que je raturai aussitôt, tout cela jusqu’à la mi-journée, comme pour noyer cette attente dans un océan de caractères imprimés. Mais rien à faire : l’absence de réponse restait en arrière-plan, une présence négative, indéracinable. J’essayai de me raisonner. Ce genre de chose arrive, après tout. Mais plus j’essayais, plus l’échec était net. Soudain, l’idée m’effleura : et s’il lui était arrivé quelque chose ? À nos âges, un accident, une défaillance cardiaque, une chute idiote, tout cela va si vite. Je m’en voulus instantanément de ne pas y avoir pensé plus tôt, pris d’un accès de honte spectaculaire. Quel égoïste. Je me fustigeai donc avec application, méthodiquement, à intervalles réguliers, toute l’après-midi. La réponse arriva finalement, tard, bien après l’heure où j’avais cessé de l’espérer. Mais je n’éprouvai rien. Absolument rien. Juste un petit vide supplémentaire. Un mot, seul, détaché sur l’écran, minuscule et froid : "ok". Voilà. C’était donc ça. J’en étais pour mes frais. Illustration PB Attente 2003|couper{180}
fictions
Au-delà du doute
Il suffit parfois de s’allonger. De laisser la pesanteur faire son office, d’appuyer l’arrière du crâne contre une surface plane, de s’assurer que l’on est bien réparti de façon homogène, comme une pâte à tarte trop travaillée. Il suffit ensuite de suivre sa respiration, en bon spectateur, sans interférer. L’air entre, l’air sort. Tout se passe bien. Enfin, normalement. Avant cela, bien sûr, il y a la résistance. L’esprit s’agite, fait du bruit, remue des archives entières de conversations passées, ressasse d’antiques préoccupations administratives et tente d’ouvrir un dossier classé sans suite depuis trois ans. Il veut prouver son existence. Mais il suffit d’attendre. On le laisse parler, il finira bien par se lasser. Puis, sans tambour ni trompette, on le débranche. C’est alors que l’on traverse sa propre bulle. On passe d’un espace exigu, saturé de réminiscences inutiles, à une sorte d’expansion floue, comme une salle d’attente où il ne se passe rien mais où l’on est bien. Rien de mystique, juste une légèreté bienvenue, une fluidité inhabituelle. La pensée n’a pas disparu, elle est là, mais en version atténuée, en sourdine, comme un téléviseur qu’on aurait oublié d’éteindre. Et puis parfois, dans cet état de flottement, quelque chose bascule. La conscience s’efface presque totalement, le corps devient un simple contour. C’est précisément là que tout s’emballe. Un fourmillement électrique gagne les extrémités, le cœur s’emballe comme s’il venait de rater une marche. Une sensation idiote, en somme, mais d’une efficacité redoutable : en une fraction de seconde, on se retrouve à donner un coup de poing sur le sol ou le matelas, avec l’élégance d’un boxeur sans adversaire. Juste pour s’assurer que l’on est bien toujours là, que l’on n’a pas définitivement glissé de l’autre côté, où que ce soit. La peur de crever, probablement, ou pire : la peur de ne pas revenir. Mais si l’on ne donnait pas ce coup de poing ? Si, au lieu de réagir, on laissait faire ? Si l’on se laissait couler, traverser l’instant sans le heurter, sans chercher à se récupérer ? Peut-être que le corps, au lieu de se raidir, finirait par s’étirer à l’infini, que la pensée se dissoudrait sans heurt, comme une plume qui se laisse porter par le vent. Peut-être que rien ne se passerait, ou au contraire, tout. Peut-être que l’on découvrirait que la chute tant redoutée n’en était pas une, qu’il n’y avait pas d’autre côté, juste une continuité imperceptible. Peut-être. Et si cette continuité menait ailleurs ? Si, une fois la paroi traversée, on s’apercevait qu’il y avait un espace derrière l’espace, un silence sous le silence, une absence qui n’en est pas une ? On sentirait d’abord une étrange légèreté, un flottement sans direction, une absence de repères qui, loin d’inquiéter, inviterait à l’exploration. On percevrait peut-être des formes floues, des couleurs jamais vues, des textures impossibles à nommer. Mais parfois, à l’orée de cette frontière, surgissent des images hypnagogiques monstrueuses. Des fragments de visages difformes, des silhouettes indistinctes, des visions qui ne semblent appartenir à aucun rêve connu. Pourtant, elles ne me voient pas. Je les fixe, avec un détachement étrange, comme si j’étais une caméra posée sur un monde qui ne m’appartient pas. Je flotte dans cet univers sans en être acteur, simple témoin d’un chaos silencieux, un spectateur invisible d’un théâtre où personne ne joue pour moi. Et d’autres avant moi ? Ont-ils traversé cette paroi ? Ont-ils osé aller plus loin ? Certains témoignages le laissent entendre. Des descriptions de mondes dissous, de perceptions fragmentées, d’une présence sans identité, diluée dans l’inconcevable. Des récits où l’on ne revient pas tout à fait le même, où l’on porte avec soi un éclat de l’indicible, une impression fugace d’avoir effleuré quelque chose que le langage ne sait pas nommer. Parfois, il m'arrive de penser à mon père, ou à cette galaxie de sentiments contradictoires en moi qui forme encore l'image rémanente d’un père. Peut-être que cette "chose" se tient là, derrière la paroi, et attend que j’effectue ce pas en avant. Peut-être que ce n’est pas un inconnu qui guette derrière, mais une silhouette familière, floue, émiettée par le temps, mais toujours là. Comme une présence sans présence, un regard sans regard. Mais justement, est-ce que l’intimité, la filiation, ne sont pas elles aussi de simples constructions mentales ? Une illusion réconfortante derrière laquelle se cache une entité informe, une mémoire figée, un spectre né de ma propre hésitation. De là cet effroi, et ce désir d’aller à la rencontre de "la chose". Car peut-être que franchir la paroi, c’est aussi affronter ce doute, dissiper enfin l’illusion et voir ce qui demeure, s’il demeure quelque chose. Mais encore faudrait-il que quelqu’un demeure. Que moi, par exemple, j’existe bel et bien. Voilà un point qu’il serait bon de clarifier. Car après tout, qui raconte ? D’où parle cette voix qui, sans trop savoir comment, en est venue à douter de sa propre assise ? Ce n’est pas la première fois que ce vertige me prend. Il y a longtemps, un professeur d’astronomie nous avait demandé d’imaginer le néant avant le Big Bang. Je m’y suis appliqué, un peu trop consciencieusement, et j’ai sombré dans une terreur sans nom avant de m’évanouir. Une autre fois, dans le jardin de notre maison, un après-midi d’enfance, j’ai eu cette intuition foudroyante : et si j’inventais tout ? La maison, le jardin, mes parents, mes amis, le monde entier – et même moi. Là encore, le vide a été trop brutal, et mon corps a rendu les armes. Il semblerait que j’aie toujours eu cette propension à jouer avec les limites de la réalité, et qu’à chaque fois, la réalité réagisse en me jetant dehors. Alors ce doute revient. Comme un portail qui s’ouvre sans prévenir, un piège mental qui ne demande qu’à m’engloutir. Mais peut-être y a-t-il autre chose ? Une force contraire, une résistance opposée, une volonté qui refuse la dissolution ? Peut-être que cette oscillation perpétuelle entre doute et foi, entre effacement et ancrage, n’est autre que le mouvement fondamental de l’univers. Comme la force centrifuge et la force centripète, l’expansion et la gravité, Dieu et Lucifer, la plume et le coup de poing. Un équilibre fragile, où l’on hésite éternellement entre se dissoudre dans l’infini ou s’accrocher désespérément à la moindre certitude. Peut-être que le doute est la seule divinité qui nous reste. Ou peut-être est-il le complice de quelque chose d’autre, d’un reflet inversé, d’une foi qui persiste même quand on ne veut plus y croire. Et quand on ouvre les yeux, tout est exactement pareil. Pourtant, tout a changé. Illustration :Francisco José de Goya y Lucientes , The sleep of reason produces monsters (No. 43), from Los Caprichos Musique : Sophie Agnel, cordophone et objets / Philippe Foch, percussions, peaux, pierres et métaux, Le non_Jazz au Café de Paris, 2023|couper{180}
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Erreur Système
Tout s’était lentement délité dans la douceur anesthésiante des écrans. La matière, jugée encombrante, s’était évaporée derrière la surface lisse des interfaces, la parole s’était aplatie en un murmure filtré par des correcteurs automatiques, et les gestes s’étaient réduits à une chorégraphie d’index effleurant des surfaces tactiles. Une mécanique irréprochable dictait tout : le matin, l’algorithme recommandait un bleu pétrole pour harmoniser la tenue à l’humeur du jour, ajustait la luminosité selon l’amplitude des cernes et proposait un petit-déjeuner optimisé à la courbe glycémique. Les réseaux sociaux ne se contentaient plus d’exister, ils formaient la structure osseuse du monde, une sorte de squelette invisible qui dictait la marche à suivre. Il n’était plus question de vivre, seulement de publier. On s’interpellait en messages filtrés, on s’échangeait des émotions sous forme de pictogrammes, on mesurait l’amitié en flux d’engagement. Les gouvernements, las de leurs propres discours, avaient migré vers des instances virtuelles où les lois s’adoptaient à coups d’emojis. Quant aux professions, elles avaient suivi le mouvement : les médecins dispensaient des recommandations sous sponsoring, les enseignants maximisaient leur taux de viralité au détriment des notions essentielles. Elias, lui, faisait ce qu’il pouvait. Graphiste, il travaillait au service des caprices des algorithmes, réglant des contrastes avec la ferveur d’un peintre en bâtiment scrutant une façade défraîchie. Pourtant, un léger malaise subsistait en lui, quelque chose de diffus, un soupçon d’inadéquation qu’il ne parvenait pas à évacuer, comme un pied qui dépasse d’une couverture trop courte. Un soir, il observa la valse ininterrompue des icônes sur son écran et, pris d’un moment d’égarement, eut une pensée saugrenue : et si tout cela s’arrêtait ? Il haussa les épaules, ouvrit une nouvelle fenêtre et retourna à ses contrastes. Ce genre de pensées était improductif. Tout commença par une légère lenteur, un hoquet technologique à peine digne d’intérêt : un message qui ne s’envoyait pas, une vidéo suspendue dans un éternel chargement. On rafraîchissait, on soupirait, on pestait. Rien d’alarmant, pensa-t-on, jusqu’à ce que les fils d’actualité se fassent muets, les notifications s’évanouissent, et que l’immense toile du monde numérique se dissolve en une vacuité déconcertante. Dans la rue, on vit des passants relever la tête, d’abord perplexes, puis franchement inquiets, comme des oiseaux de mer privés de boussole. La situation prit rapidement une tournure plus embêtante : plus de paiements en ligne, plus de transactions bancaires. Devant les distributeurs de billets, de longues files se formèrent, comme si le simple fait d’attendre allait suffire à ressusciter le monde d’avant. Bientôt, la panique prit le relais. Privés de boussoles numériques, les citadins s’entre-regardaient, circonspects, découvrant que leurs voisins possédaient des visages. Certaines initiatives tentèrent de ramener le calme : quelques drones survolèrent la ville, débitant des injonctions vagues sur un retour imminent à la normale. Mais au bout de trois jours, la normale s’était envolée. L’attente, d’abord impatiente, se mua en fébrilité nerveuse, puis en une angoisse plus consistante. Les commerces s’aperçurent que sans interfaces de gestion, ils ne savaient plus vraiment ce qu’ils possédaient en stock. Les cartes bancaires n’étant plus que de fins rectangles en plastique sans utilité, on fouilla dans les tiroirs, exhumant d’anciens billets froissés, reliques d’une époque où l’on se passait encore du numérique. Dès le troisième jour, la tension devint palpable. Les magasins, d’abord ouverts avec un pragmatisme tranquille, commencèrent à baisser leur rideau sous l’assaut des clients trop entreprenants. Elias observait le spectacle d’un monde qui tentait de fonctionner sans son fil conducteur, une pantomime absurde où chacun jouait un rôle qu’il ne maîtrisait plus. Il nota aussi un détail troublant : privés de filtres et de retouches, les visages apparaissaient plus creusés, plus réels, moins photogéniques. Les premiers jours furent remplis d’attentes absurdes, de tentatives infructueuses pour rallumer l’ancien monde. Mais bientôt, des solutions de fortune émergèrent : trocs improvisés dans des arrière-cours, échanges de renseignements griffonnés sur des carnets. Elias observait ce monde bricolé avec une curiosité nouvelle, comme si l’on redécouvrait un vieux meuble oublié sous une bâche. Il croisa une femme assise sur le trottoir, inscrivant des adresses dans un carnet écorné. Lorsqu’elle leva les yeux, elle lui tendit un crayon : -- Écris quelque chose. Il la regarda, pris au dépourvu. Depuis combien de temps n’avait-il pas écrit autrement qu’en tapotant sur un clavier ? Il hésita, puis traça quelques mots hésitants. Ce fut maladroit, presque laborieux, mais indéniablement réel. Elias avait tranché. Tandis que d’autres attendaient le grand retour des serveurs et des interfaces bienveillantes, lui se mit à écrire. À écrire pour occuper le vide, à écrire pour retrouver une forme de présence dans ce monde soudain trop tangible. Peut-être qu’il y avait là une chance. Une chance fragile, incertaine, mais réelle. Et surtout, pour la première fois, aucun algorithme ne viendrait corriger ses phrases. illustration : Pieter Brueghel l'Ancien La tour de Babel Musique Vangelis , Blade runner blues|couper{180}
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Gor-Premier jet
Influence Philip.K. Dick Analyse du style : Immersion immédiate : Le récit plonge directement dans une situation angoissante, en introduisant un personnage déjà en conflit avec un système oppressant. Ce procédé est caractéristique de Dick, qui ne perd pas de temps à poser un contexte linéaire mais nous projette dans un monde déjà en cours de fonctionnement. Style direct et fonctionnel : Le texte privilégie une narration fluide, des phrases souvent courtes et précises, parfois entrecoupées d’énoncés plus denses lorsqu’il s’agit de descriptions technologiques ou psychologiques. On retrouve ici une proximité avec le style de Dick, qui sait alterner entre une prose efficace et des passages plus introspectifs. Focalisation interne : On suit Alex Mercer à travers son point de vue, avec un accès à ses pensées et sensations, notamment son anxiété face à l’évaluation et son sentiment d’injustice. Cette immersion renforce la tension et le malaise, un procédé clé chez Dick. Usage du dialogue : Les dialogues sont froids, déshumanisés, marqués par une logique bureaucratique absurde et inflexible (ex. "Votre défenseur algorithmique a déjà compilé tous les éléments pertinents de votre dossier"). Cela renforce le sentiment d’isolement du protagoniste face à un système qui le dépasse, un motif récurrent chez Dick. Thématiques : Manipulation des souvenirs et contrôle mental L’idée que l’État peut modifier ou effacer des souvenirs est centrale dans l’œuvre de Dick (ex. Souvenir, Total Recall, Ubik). Le passage où Alex tente de se raccrocher à ses souvenirs est particulièrement dickien : la mémoire devient la dernière frontière de l’individualité, et sa réécriture est une forme ultime de contrôle. Bureaucratie déshumanisante et autorité impersonnelle Les personnages du Dr Cohen et du gardien incarnent une administration omniprésente et froide, où la justice est automatisée et le libre arbitre inexistant. L’absence de véritable procès et la délégation des décisions à un algorithme renforcent cette critique d’un futur technocratique cauchemardesque. Technologie oppressante et omniprésente La "caméra émotionnelle" et les implants cérébraux qui surveillent et jugent les détenus rappellent les thématiques de Minority Report (prédiction du crime) et Blade Runner (mesure des émotions pour déterminer la nature humaine). La question sous-jacente est : jusqu’où une société peut-elle aller pour prévenir le crime ? Et, implicitement, que reste-t-il d’humain si nos pensées mêmes ne nous appartiennent plus ? La vérité dissimulée L’idée qu’Alex détient un secret qui dépasse son propre sort (le document trouvé lors du casse) est un ressort classique chez Dick. Souvent, ses héros sont des pions qui découvrent qu’ils sont impliqués dans un complot plus vaste qu’eux (ex. Substance Mort, Les Clans de la Lune Alphane).|couper{180}