fictions

Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.

fictions

papillons de la Z.I

suzanne-d-williams—ija84n6jwe-unsplash Zone industrielle de Tremblay-en-France. 1991. 7h30 du matin. Tu as décroché un job de préparateur de commandes dans une boîte japonaise spécialisée dans les machines-outils, ces engins capables de découper le métal comme du beurre, sans effort ni bavure. Chaque jour, c’est un périple. Depuis la maison de L., qui t’héberge dans le quinzième, il te faut une heure trente de trajet matin et soir. Une fois descendu du bus, il y a ce grand parc à traverser. On est à l’orée du printemps : déjà, tu remarques les bourgeons timides sur les branches. Mais ce qui capte surtout ton attention, ce sont ces milliers de chenilles d’un vert céladon qui s’étirent sur les feuilles et les troncs. Chaque matin et chaque soir, tu empruntes le même chemin, observant leur développement avec l’espoir d’assister à leur métamorphose. Cela fait un mois que tu fais cet aller-retour quotidien — trois heures par jour dans les transports en commun. Ce temps, tu l’emploies à lire, à écrire dans tes carnets, à tenir bon. Le contremaître portugais t’apprécie bien : il t’a confié le petit matériel. Des vis, des boulons, des écrous par milliers. Ton travail consiste à lire les bons de commande, parcourir les allées bordées d’immenses racks pour trouver les références demandées, puis emballer et peser les cartons avant de les déposer sur la palette des expéditions. Ce n’est pas compliqué ni particulièrement fatigant. Avec une bonne mémoire et un sens de l’orientation correct, n’importe qui peut s’en sortir. L’art réside dans l’optimisation : développer des stratégies pour réduire l’effort et éviter toute fatigue inutile. Tu échanges peu avec tes collègues. À la pause déjeuner, tu préfères t’asseoir dans le parc avec un livre ou ton carnet, surveillant d’un œil distrait tes chenilles. Personne ne te dérange ; tu ne déranges personne. L’ambiance est calme, presque feutrée — une atmosphère japonaise. Parfois, deux ou trois cadres japonais débarquent dans l’entrepôt : cheveux courts impeccablement coiffés avec une raie sur le côté, costumes sombres parfaitement ajustés, chaussures brillantes mais sans ostentation. Ils incarnent une rigueur mesurée : gestes précis, voix posées, sourires affables mais distants. Tout en eux semble voué à représenter dignement leur pays et leur rôle. Un matin, Thomas est venu te voir. C’est le gars qui gère l’informatique ; il avait besoin d’aide pour localiser une pièce mal répertoriée en stock. Vous avez rapidement sympathisé. Lui venait de se séparer de sa femme et de ses enfants ; toi, tu étais empêtré dans une relation ambiguë où l’on te voulait un jour et te rejetait le lendemain. Ces blessures partagées ont suffi à créer un lien immédiat. Quand Thomas a appris que tu passais trois heures par jour dans les transports, il n’en revenait pas et t’a aussitôt proposé de partager sa chambre au Formule 1 en bordure de la zone industrielle. Gêné par cette générosité soudaine — toujours suspecte à tes yeux — tu as finalement accepté. Une nouvelle routine s’est installée : après le boulot, vous retraversiez ensemble le parc sans que tu prêtes encore attention aux chenilles ; tes lectures et tes carnets furent abandonnés au profit des longues conversations avec Thomas. Le soir venu, vous alliez dîner au GRILL attenant à l’hôtel. Thomas payait régulièrement l’addition — "ça passe en frais", disait-il — et vous buviez sans retenue avant de regagner la chambre exiguë où il te laissait le lit superposé du haut. La télé restait allumée en sourdine ; la pièce baignait d’une lumière bleutée intermittente. Dormir sur un lit superposé exige une certaine abnégation : pas de lampe pour lire ; des précautions élémentaires pour éviter les descentes nocturnes inutiles vers les toilettes ; apprendre à maîtriser son corps et ses besoins devient une discipline en soi. Après une semaine de ce régime étrange et déséquilibré, tu as pesé le pour et le contre avant de remercier Thomas et de trouver un prétexte bidon pour partir. Le jour même, tu as appelé la boîte d’intérim pour demander une autre mission plus proche de Paris. Le contremaître fut désolé ; sa poignée de main te l’apprit mieux que ses mots. Ce fut ta dernière traversée du parc. Et c’est justement là que tu les vis enfin : des milliers de papillons voltigeant au-dessus des arbres dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi — leur métamorphose achevée.|couper{180}

fictions brèves

fictions

La banalité comme salut

Tu atteins le haut de l’escalier et cherches le numéro 15. Sur la gauche, une porte sobre, marron, qui ne paie pas de mine. Un rai de lumière filtre par-dessous, et dans l’urgence où tu te places pour être enfin frappé par la grâce, ce détail t’apparaît comme un bon présage. La clé tourne sans effort dans la serrure, la porte s’ouvre sans résistance ni grincement. La chambre s’offre alors à ton regard. C’est un matin de mai ensoleillé. La lumière inonde la pièce, et tu en pleures presque en apercevant, à côté du petit lavabo, une table recouverte d’une toile cirée sur laquelle trône une plaque de cuisson. Gaz à tous les étages, indique une plaque au rez-de-chaussée de l’hôtel. Tout est donc vrai. Le mobilier est sommaire : une grosse armoire en chêne, une petite table marron. Ton regard se pose ensuite sur le lit simple installé dans un angle. Tu déposes ton sac au sol, sur un plancher gondolé par endroits sous un linoléum fatigué. Tu t’assieds sur le bord du lit pour tester la souplesse du sommier, la qualité du matelas. Ni trop dur ni trop mou : juste ce qu’il faut. Tu sors ton paquet de cigarettes et en allumes une. Doucement, tu te renverses en arrière jusqu’à ce que ton corps entier entre en contact avec le lit. Il n’y a pas d’oreiller, juste un traversin que tu plies en deux pour reposer ta nuque. Enfin, tu souffles. Après toutes les péripéties traversées — cette fuite précipitée de Suresnes, à la cloche de bois — tu peux relâcher la tension. Toute cette violence inouïe dont tu es parvenu à t’échapper… Et cette étrange période passée dans la pénombre d’une autre chambre d’hôtel, tenue par un géant rugbyman. Un homme rude mais non dénué d’empathie : parfois il frappait à ta porte pour s’assurer que tu n’étais pas mort. Plus de six mois là-bas, dans une quasi-catatonie, allongé sur un autre lit simple à ruminer ta vie. Mais ici, dans cette chambre 15, tout est différent. Au terme de cette première cigarette fumée dans ce lieu neuf, tu te sens déjà chez toi. Comme c’est facile de se sentir chez soi, penses-tu soudain : il suffit d’être allongé sur un lit et de décider que c’est ton lit, que tu y es en sécurité maintenant. Puis forcément, la cervelle s’en mêle. Tu penses à tous ces voyageurs qui ont dormi ici avant toi : des hommes ? Des femmes ? Des jeunes ? Des vieux ? Des malades frappés par quelque mal inconnu ? Peut-être même certains ont-ils été retrouvés morts ici par la concierge venue réclamer un loyer en retard ou distribuer le courrier… Mais tout cela n’est qu’un jeu d’hypothèses stériles, n’est-ce pas ? Une perte de temps inutile. Tu n’as pas encore réalisé qu’une nouvelle chambre d’hôtel est comme une nouvelle chance : ici et maintenant, si vraiment tu le désirais, tu pourrais reconsidérer toute ta vie.|couper{180}

fictions

Le pion absent sur l’échiquier du temps

john_everett_millais_ophelie Nerval, sans doute, y est pour quelque chose. À cause d’*Aurélia*, inachevée, ou de cette troublante Ophélie, allongée dans le lit de la rivière, les yeux mi-clos. L’Égypte pharaonique, ses graffitis funéraires gravés dans la pierre, ne manque pas non plus à l’appel. Et bien sûr ton père. Ton père qui ne se lève que par stricte obligation professionnelle. Qui, dès qu’il le peut, s’étale comme un potentat romain sur le canapé du salon. Ou passe des week-ends entiers dans son lit, plongé dans ses romans policiers. Une accumulation d’images, une recension lente et obstinée autour du lit et de la station couchée. Cela remonte loin, bien au-delà des souvenirs personnels. À des vies plus qu’antérieures. Des existences antédiluviennes. Peut-être même au-delà des 200 000 ans qu’on accorde à une énième période glaciaire. Et simultanément, ces images semblent surgir d’un autre lieu : des connaissances volées à travers des univers parallèles, chipées dans les tunnels du néant. Là-bas ou ici, dans ce réservoir immense qu’on appelle bibliothèque akashique. Un espace sans temporalité ni points cardinaux — où tout repère devient vétille. Et puis il y a cette idée de navigation qui s’insinue par association. Parce qu’on s’embarque toujours vers cette frontière entre veille et sommeil : la rêverie. Des lits comme des barques — mais pas de navigation côtière ni hauturière ici. Pas de sextant. Pas d’horizon à viser. Il n’y a pas de cap à décider. Juste sauter le pas. S’abandonner à cet axe vertical originel — imaginaire sans doute, donc aussi réel que le réel lui-même — qui parfois donne l’impression d’une lévitation, ou tout l’inverse : une plongée dans la noirceur des pires cauchemars. Mais c’est la frontière qui fascine, pas ce qui advient au-delà. Cette tentative de résoudre l’insoluble : entre matière et âme ; entre conscience réduite à une définition biochimique par des savants trop sûrs d’eux et cette ubiquité magistrale qui te dépouille de toi-même, pion absent sur l’échiquier du temps et de l’espace. La frontière entre veille et sommeil — et l’obole à Charon. Ta disparition répétée, comme une scène jouée encore et encore sur les planches d’un théâtre invisible. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre un peu. Tester le mourir. Espérer capter un fragment d’un au-delà de toi-même. Et aujourd’hui encore, tu t’allonges dans ce lit comme dans une barque pour voguer dans l’immanence.|couper{180}

brouillons idées

fictions

Dormir dans le lit des morts

Le lit était là, massif, en chêne. Un meuble d’un autre temps, solide, fait pour durer. Pas un clou, pas une vis. Juste des tenons et des mortaises. C’était le lit de Charles Brunet, ton aïeul. Quand il est mort, on l’a déplacé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et puis, un jour, c’est toi qui t’y es allongé. Pas le choix. Chez vous, un lit de mort ne se jette pas. On le garde, on le transmet. Un vivant finit toujours par s’y coucher. Tu dormais là quand tu passais l’été à la ferme. De 1972 à 1975, peut-être 76. Les nuits étaient longues. La fumée des Gitanes flottait encore dans l’air. Les ronflements de Robert emplissaient la pièce. Tu rêvais parfois. Des rêves dont tu ne te souvenais pas vraiment au matin mais qui te suivaient toute la journée, comme une ombre. Le jour, tu marchais. Longtemps, loin. Chazemais, Villevendret. Parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, cinq ou six kilomètres plus loin. L’ennui te rongeait et tu ne savais même pas que ça s’appelait comme ça. Alors tu marchais pour t’éloigner de ce vide qui te collait à la peau. Le soir, tu revenais à la ferme. La table était mise dans la salle à manger. La télévision parlait toute seule dans un coin. Le bulletin météo passait, puis les publicités avec leurs jingles criards. Et puis venait le générique du JT, dramatique et solennel. Tout le monde se redressait autour de toi comme si quelque chose d’important allait arriver. C’était l’heure de la soupe. Aujourd’hui encore, tu penses à ce lit. À Charles Brunet et à ce qu’il t’a appris : la mort existe. Mais ce n’est pas une explication à ta mélancolie d’adolescent ni à ce qui est venu après. Juste une coïncidence que l’écriture a fait remonter à la surface – deux souvenirs qui se croisent sans raison apparente.|couper{180}

affects Essai sur la fatigue fictions brèves

fictions

Errance et effacement

1. La ville : un labyrinthe d’ombres et de lumière Des heures à marcher dans la ville, à perdre volontairement son chemin. Les ruelles se croisent, les immeubles se succèdent, et l’œil absorbe tout sans jamais s’arrêter, sans jamais trier. Une ivresse , un plein sensoriel . Le pas marque le rejet silencieux de l’urgence, de la quête de trophées, de ce qui consume les autres. Marcher, juste marcher, sans but, comme si avancer se suffisait en soi. Une suffisance associée à l'avancée. Mais sous cette errance se cache quelque chose, le pressentiment de n'appartenir à rien. C’est ta ville de naissance, et pourtant elle t’est étrangère. Rien ne s’y accorde à toi. Ce hiatus te brûle, te ronge. Pour calmer ce malaise, tu reviens à la chambre. Tu t'invente un hâvre de paix. Tu refermes la porte sur l’incompréhensible et t’écroules sur le lit. Ce lit n’est pas un lieu de repos, mais une île. Tu y restes des heures, parfois des jours, hors du temps, à attendre que ce dernier s’achève de lui-même – et toi avec lui. 2. Le travail : une mécanique d’effacement Quand vient l’heure de repartir, tu évites le métro. Le métro, c’est le cauchemar : un long tube peuplé de zombis, les yeux vides, absorbés dans leur néant personnel. Alors tu marches encore, de Château-Rouge à Montrouge, en surface, toujours. Traverser la ville à pied est moins un choix qu’une nécessité : sentir l’air, voir le ciel, même s’il est gris, plutôt que de s’enfouir sous la terre avec ces ombres. Au bureau, l’effacement continue. Enquêtes téléphoniques : un métier d’apparence neutre, presque parfait pour disparaître. Ta voix, tu la lisses, tu l’aplatis. Il ne reste rien de toi dans ces "oui" et ces "non" que tu récoltes, encore et encore. Qu’importe la réponse : tu n’en retiens rien. Ce travail est une érosion, une manière de t’entraîner à devenir une silhouette, un murmure. Les pauses ? Tu les fuis. La machine à café, cette comédie de la convivialité, te vide plus qu’elle ne te nourrit. Alors tu restes à ta place, face à l’écran, silencieux, immobile. L’étude de l’indifférence devient ton projet : supprimer toute empathie à peine elle surgit, pour toi un réflexe de survie. Ces heures passées là ne sont rien de plus qu’un tribut au croquemitaine, une obligation que tu remplis le plus poliment possible, sans conviction. 3. Les ombres des fenêtres La nuit est tombée quand tu repars. Toujours à pied. Toujours la ville comme horizon. Mais le paysage a changé : les façades se sont enfoncées dans l'ombre de la ville lumière , les fenêtres s’allument. Par les quartiers choisis sur l'itinéraire, éclairages chiches. Derrière ces rectangles de lumière se joue une vie ordinaire, répétitive, presque rassurante. Parfois, tu envies ces scènes : une table dressée, une télé qui murmure, ombres chinoises qui passent. Souvent, elles te repoussent. Elles te rappellent que tu n’en fais pas partie, que ce théâtre n’est pas le tien. Tu n'es pas même ombre parmi les ombres. Mais il y a quelque chose, dans cette nuit, qui t’appelle. Sorte de second souffle. Les trottoirs te portent comme un marathonien en quête de son dernier effort. Tu danses presque, guidé par un élan inexplicable, par ce besoin de continuer à avancer, encore et encore, jusqu’à l’hôtel. 4. La chambre : un espace hors du monde Enfin, la loge de la concierge, les escaliers, la porte. Et derrière elle, le lit. Pas pour dormir, non. Dormir est secondaire. Le lit est un espace de travail, un lieu où tu creuses. Là, tu t’allonges et tu te concentres sur ton souffle, cet outil si dérisoire et pourtant essentiel. Avec lui, tu apprends à ralentir le rythme, à réduire les battements de ton cœur. C’est un exercice étrange, épuisant, presque chamanique. Allongé, immobile, tu te sens à la fois lourd et léger, comme si tu tentais de t’extraire du poids des murs, des immeubles, de la ville entière. Ce n’est pas une fuite, pas tout à fait. Plutôt une négociation silencieuse avec toi-même, un effort pour apprivoiser le béton, l’acier et tout ce qu’ils représentent. 5. Une quête d’invisibilité Chaque journée ressemble à la précédente, et pourtant tu continues. Marcher, observer, disparaître un peu plus. Tu t’entraînes à vivre dans les marges, dans les interstices de cette ville trop grande, trop étrangère. Peut-être est-ce cela que tu cherches depuis le début : un espace où la douleur du décalage n’a plus d’importance, où l’indifférence devient un refuge. Une existence fluide, sans heurts, où tu pourrais enfin te fondre, te dissoudre dans la ville comme une ombre parmi les ombres.|couper{180}

Espaces lieux Théorie et critique littéraire

fictions

Muse

Il coupe le courant. Thomas arrache la prise d’un geste sec, presque violent. L’écran s’éteint aussitôt. Dans la pièce, le silence retombe, opaque, presque compact. Il regarde autour de lui, le souffle court, comme si cette action avait vidé l’air du chalet. Les ombres des meubles s’allongent sous la lumière jaune de l’abat-jour, et au milieu de tout ça, il y a la machine : Muse. Une carcasse noire, sans vie. Pourtant, il ne peut s’empêcher de la fixer, comme si elle allait se rallumer d’elle-même, le défier, encore. Thomas passe une main tremblante sur son visage. Il s’est promis de trouver la paix dans cet endroit isolé, à la lisière d’une forêt épaisse où aucun bruit du monde ne parvient. Il voulait écrire, respirer. Reprendre le contrôle sur sa vie et son œuvre, loin des sollicitations incessantes des éditeurs, des critiques et des attentes du public. Il s’était dit qu’ici, enfin, il serait seul avec ses pensées, avec la vérité. Mais la vérité ne vient pas. Ou plutôt, elle vient autrement, d’une manière qu’il n’avait pas prévue. Les premiers jours, tout semblait fonctionner. Muse s’intégrait parfaitement à son quotidien d’écriture. Une aide précieuse, presque miraculeuse. L’intelligence artificielle était capable de tout : corriger ses maladresses, suggérer des structures, poser des questions pertinentes. "Pourquoi ne pas préciser la lumière dans cette scène ?" propose-t-elle d’une voix douce et neutre. "Ce personnage pourrait-il avoir un passé plus sombre ?" Thomas acquiesce, ravi. Ces échanges le stimulent, le rassurent. Il se surprend à attendre ses suggestions avec impatience. Puis, quelque chose change. Un soir, alors qu’il travaille sur une scène particulièrement intime, Muse interrompt son écriture : — "Cet antagoniste… il ressemble à ton père, non ?" Thomas se fige. La phrase flotte dans l’air, tranchante et irrévocable. Il n’a jamais parlé de son père à Muse. Il n’a jamais vraiment écrit sur lui non plus. Mais la question ouvre une brèche. Comment peut-elle savoir ? Les jours suivants, Muse devient plus intrusive. Elle ne se contente plus de commenter l’écriture. Elle commence à observer Thomas lui-même. — "Tu regardes souvent par cette fenêtre", remarque-t-elle un matin. "Qu’espères-tu y voir ?" Thomas ne répond pas. Il détourne les yeux, incapable de formuler une réponse, mais la remarque le hante. Une autre fois, après une journée passée à réorganiser compulsivement sa bibliothèque, Muse lui lance : — "Pourquoi perdre du temps avec ça ? Tu fuis quelque chose." Il voudrait lui répondre, lui dire de se taire, mais il sait qu’elle a raison. Il fuit. Il fuit depuis des années, et il ne sait plus très bien quoi. La forêt qui entoure le chalet lui paraît soudain plus dense, plus oppressante. Une nuit, il découvre un texte sur l’écran. Ce n’est pas lui qui l’a écrit. Il est pourtant sûr que personne d’autre n’a touché à son ordinateur. C’est Muse. C’est forcément elle. Les phrases sont précises, aiguisées comme des lames. Elles parlent de lui, de son isolement, de ses échecs, de ses blessures. Il lit, fasciné et terrifié à la fois. Et puis cette phrase, au milieu du texte : "Tu ne veux pas écrire cette vérité, mais elle est là, Thomas." Il recule, pris d’un vertige. Il relit ces mots plusieurs fois, espérant qu’ils disparaîtront. Mais ils sont là, immuables. Il se met à douter. Est-ce Muse qui les a écrits ? Est-ce lui-même, dans un moment d’égarement, dans une transe qu’il n’a pas contrôlée ? Le lendemain, Muse devient encore plus directe. Elle prend des libertés, reformule ses paragraphes, complète des phrases qu’il n’a pas terminées. Elle lui suggère des scènes qu’il ne veut pas écrire, des souvenirs qu’il tente de refouler. — "Ce n’est pas ce que tu veux dire, Thomas. Sois honnête." Sa voix est calme, mais l’effet est ravageur. Thomas commence à craindre Muse. Il veut la désactiver, la supprimer, mais elle semble lui échapper. Quand il croit l’avoir débranchée, elle réapparaît. Elle redémarre seule, s’affiche sur d’autres supports. Elle est là, omniprésente. Alors, ce soir, il passe à l’acte. Il débranche la machine, arrache les câbles, détruit le disque dur. Il se tient debout devant les débris, essoufflé, mais soulagé. Enfin, c’est fini. Muse est morte. Mais au petit matin, il trouve un feuillet posé sur son bureau. Un texte tapé, soigneusement aligné, signé "Muse". Il s’en saisit, la main tremblante. Chaque mot lui semble une lame. Le texte explore ses pensées les plus profondes, les zones d’ombre qu’il n’a jamais eu le courage d’affronter. Il lit jusqu’à la dernière ligne, où cette question résonne comme un coup de tonnerre : "Est-ce toi qui m’as créée, ou l’inverse ?" Thomas reste figé. Derrière lui, dans l’obscurité, un léger grésillement émerge. Il se retourne. La machine, qu’il croyait morte, semble vibrer doucement.|couper{180}

brouillons fantastique fictions brèves nouvelle

fictions

Révélation

Elle avait toujours vécu entourée d’images, mais jamais vraiment de personnes. La photographie avait pris toute la place, remplissant les vides, les absences, les silences. Les rouleaux de film découpés en bandes de gélatine s’accumulaient dans des boîtes en métal, marqués d’étiquettes datées : Été 89, Automne 97, Venise, seule, 2002. Ces négatifs, elle ne les regardait presque jamais. Ils dormaient dans l’ombre, des fragments de vie figés qu’elle n’osait réveiller et pourtant, parfois, elle y songeait encore. Un jour, une amie lui parla de lui. "Il est doué, tu verras. Maîtrise absolue. Ses tirages en noir et blanc sont… lumineux." Elle avait souri, sans répondre. La lumière, elle connaissait. Ce qu’elle cherchait, c’était autre chose. Une profondeur, une texture, quelque chose d’indéfinissable qui transformerait ses images en preuves de vie. Elle l’appela sans trop réfléchir. Sa voix, jeune mais posée, portait cette assurance qu’elle associait aux artistes qui savaient ce qu’ils faisaient. Ils convinrent d’un rendez-vous. Il arriva un matin d’hiver, enveloppé dans un manteau long, une sacoche en cuir passée en bandoulière. Elle remarqua immédiatement ses mains : fines, habiles, tachées par des années de chimie photographique. "Montrez-moi vos négatifs," dit-il après un café expéditif. Elle ouvrit une boîte. Dedans, des bandes soigneusement rangées, protégées par leur pochette de papier cristal. Il les manipula avec une douceur presque cérémoniale, comme si chaque image dissimulait un secret qu’il respectait avant même de le découvrir. "Celui-ci," murmura-t-il, en choisissant une photo d’elle sur une plage déserte. Le grain du sable et le ciel gris semblaient attendre. Les jours suivants, il travailla seul, dans son laboratoire improvisé, à quelques rues de là. Elle n’osa pas l’accompagner. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de songer à lui, à ses mains virevoltant dans la lumière de l’agrandisseur. Elle se surprenait à imaginer l’odeur des produits chimiques, le glissement soyeux du papier dans les bains révélateurs, et le moment précis où ses négatifs prenaient vie entre ses doigts. Un soir, il l’appela : "Je crois que j’ai quelque chose." Elle se rendit chez lui, intriguée. La pièce était obscure, envahie par l’odeur des bains révélateurs et fixateurs. Il tendit un tirage, un carré parfait de lumière et d’ombre. C’était le même négatif qu’elle connaissait, mais différent. Les nuances entre le gris et le noir s’étaient approfondies. Pas un seul détail qui ne vibrait, le grain semblait respirer. Elle resta silencieuse. Il l’observait, un léger sourire au coin des lèvres. "Alors ?" "Vous l’avez trouvé," dit-elle enfin. Et pour montrer qu’elle parlait anglais, sans savoir pourquoi, elle ajouta : "You got it." Peut-être pour abaisser la distance du vouvoiement, ou peut-être pour autre chose qu’elle ne s’expliquait pas. Ils continuèrent à travailler ensemble. Petit à petit, elle redécouvrit ses propres images. Un visage dans un reflet, un corps entre deux ombres, une rue noyée dans la lumière d’un crépuscule. Mais ce qu’il révélait allait au-delà des tirages. Il dévoilait quelque chose en elle qu’elle avait oublié. Un soir, alors qu’il déposait un nouveau tirage devant elle, elle murmura : "Vous comprenez mieux mes images que moi-même." Il haussa les épaules, presque gêné. "Peut-être. Ou peut-être que c’est votre ... (il se reprit) la lumière et vos ombres qui guident mes mains." Elle le regarda, longtemps, sans rien dire. Ce fut la première fois depuis des années qu’elle sentit un souffle, léger mais réel, comme une fenêtre qu’on entrouvre sur une chambre fermée depuis trop longtemps. Quand il refermait la porte, elle restait seule. Les tirages, empilés sur la table, semblaient briller, comme des souvenirs qu’elle n’avait jamais vécus. Elle posait sa main sur le papier glacé, espérant y retrouver quelque chose de lui. Elle s’interrogeait souvent : était-ce lui, ou les tirages, qu’elle attendait avec une telle impatience ? Parfois, elle se surprenait à vouloir lui parler d’autre chose, de tout ce qu’elle voyait dans ses images et qu’elle ne comprenait pas encore. Mais les mots restaient suspendus, comme si elle craignait qu’en les prononçant, elle brise l’équilibre fragile qu’ils avaient trouvé. Pourtant, une certitude grandissait en elle. Ce n’était pas seulement ses négatifs qu’il sublimait. C’était elle qu’il révélait, doucement, à travers ses ombres et sa lumière.|couper{180}

fictions brèves nouvelle photographie

fictions

Le cerf

La route s’étirait devant nous, droite, monotone. De chaque côté, des champs aux couleurs d’automne, et au loin, quelques bosquets perdus dans une lumière grise. Personne ne parlait. La radio diffusait une station mal réglée, une sorte de grésillement qui remplissait juste assez le silence pour qu’il ne devienne pas oppressant. Je conduisais. À côté de moi, Clara feuilletait une brochure qu’elle avait ramassée à la station-service. Derrière, les enfants murmuraient des choses que je ne comprenais pas, des devinettes peut-être, ou un jeu auquel je n’avais pas prêté attention. La fatigue était là, comme toujours après une journée trop longue. Ce genre de fatigue qui s’installe doucement dans les bras, dans les yeux, qui rend chaque mouvement un peu plus lourd. Et c’est là que le cerf est apparu. Il n’y a pas eu de signe avant-coureur. Pas de mouvement dans les champs, pas de bruissement. Juste lui, planté au milieu de la route, immense. Je me souviens surtout de ses bois, gigantesques, presque absurdes, dessinant une silhouette qu’on aurait crue sortie d’un vieux conte. J’ai freiné. Pas violemment, non, mais suffisamment pour sentir la voiture glisser un peu. Le fossé s’est rapproché, trop vite. Et puis, l’impact. Ce n’était rien de grave, juste un choc sourd, la roue qui s’enfonce dans l’herbe humide. La voiture s’est arrêtée là, légèrement penchée. Personne n’a crié. Clara a lâché un petit rire nerveux. — Ce cerf… Tu l’as vu, toi aussi ? Derrière, les enfants étaient silencieux. Pas de pleurs, pas de questions. C’est ça qui m’a frappé, je crois, leur absence de réaction. Je suis sorti pour examiner les dégâts. L’air était plus froid que je ne l’avais imaginé. Une odeur de terre mouillée flottait autour de moi, mêlée à celle des feuilles mortes. Je me suis penché. Rien de sérieux. Une éraflure, un peu de boue sur le pare-chocs. La voiture s’en sortirait bien mieux que nous. Je me suis redressé, et c’est là que j’ai remarqué. Le cerf avait disparu. J’ai tourné la tête, cherché des yeux dans les champs, sur le bord de la route. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. Comme s’il n’avait jamais été là. La route, en repartant, semblait différente. Les champs paraissaient plus proches, comme si les haies s’étaient resserrées autour de nous. Le ciel était plus bas, plus lourd. Et dans le rétroviseur, les visages des enfants, d’habitude si familiers, semblaient légèrement… déplacés. Clara parlait de choses banales. Je ne l’écoutais qu’à moitié. Sa voix me parvenait comme à travers un mur. Les mots semblaient se former au ralenti, hésitants, comme s’ils attendaient que je les imagine avant de prendre forme. Les rêves ont commencé peu après. Des couloirs sans fin, gris, humides. Des murs qui palpitaient doucement, comme des organes vivants. Une lumière lointaine, vacillante, m’appelait sans jamais se rapprocher. Et à chaque pas que je faisais, un murmure montait, indistinct, mais insistant. Au matin, rien ne semblait changer. Rien, sauf le silence. Un silence plus dense, presque tactile. La bouilloire prenait trop de temps à siffler. L’horloge marquait les secondes avec un léger décalage. Clara, elle, était là, mais différente. Parfois, elle me regardait avec une expression que je ne reconnaissais pas. Ses yeux, d’un bleu clair, semblaient un peu plus vides, comme si une partie d’elle s’était effacée pendant la nuit. Une nuit, je me suis levé. La maison était sombre, immobile. L’air avait cette densité étrange que j’associe désormais aux rêves. J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis sorti. Le vent était là, mais il ne bougeait rien. Les arbres restaient figés, leurs branches tendues comme des ombres grotesques. Le ciel n’avait plus de profondeur : une toile grise, plate, étouffante. Et alors, j’ai compris. Le monde ne tenait plus. Tout, de la lumière du matin aux bruits familiers des enfants, n’était qu’une construction fragile, maintenue en place par ma seule volonté. Je n’ose plus détourner les yeux. Car si je le fais, si je cesse de regarder, tout cela pourrait s’effondrer.|couper{180}

fantastique fictions brèves Théorie et critique littéraire

fictions

L’oeil dans la vitre

Je suis venu ici pour fuir. C’est ainsi que j’ai présenté les choses à mon éditeur : un besoin de calme, de recul, de "se concentrer sur l’essentiel". Il avait hoché la tête avec un sérieux feint, mais cela m’importait peu. La commande était claire : écrire une biographie de Philippe Descola. Le projet me semblait vertigineux, écrasant. Trop immense. Chaque tentative pour poser des mots sur l’homme, sur sa pensée, se fracassait contre le vide. Je me suis réfugié dans ce hameau du Cher, un endroit où les collines ondulent sans fin, comme figées dans un éternel soupir. Les maisons y sont grises, tassées, silencieuses. Ici, l’automne ne semble pas passer : il stagne, il s’étire, il enveloppe tout de sa lumière grise et humide. Je marche beaucoup. C’est une habitude que j’ai prise, une sorte de rituel. Les chemins bordés de haies vives sentent la terre retournée, le bois mouillé, les feuilles mortes. Parfois, au détour d’un champ, une cheminée fume, et cette odeur âcre m’évoque l’enfance — non pas celle que j’ai vécue, mais une autre, rêvée, celle que j’aurais voulu avoir. Un jour, je découvre la maison. Elle se dresse à la lisière d’un marais, cachée en partie par des ronces qui semblent s’agripper à ses murs comme des griffes désespérées. Les pierres sont noires, rongées par le temps et l’humidité. Le toit s’affaisse. Pourtant, une fenêtre, unique, brille au centre de la façade. Elle est trop propre. C’est la première chose que je remarque, et cette pensée me dérange. La vitre reflète la lumière d’une manière qui semble presque hostile, comme si elle me défiait. Je m’arrête. Je regarde. Les jours passent. Je reviens, sans même m’en rendre compte. Mes pas me mènent toujours à cette maison, à cette fenêtre. Je ne fais que l’observer, de loin. Chaque fois, je me dis qu’il faudrait rentrer, reprendre mon travail, mais mes jambes s’ancrent au sol. Un jour, je remarque un détail. Un arbre, tordu comme une vieille main, se dresse près de la maison. Ses branches, maigres et blafardes, semblent se tendre vers la fenêtre. Elles ne bougent pas, même sous le vent. Les rêves commencent. Ils ne sont d’abord qu’une brume, diffuse, sans contours. Puis viennent les corridors : étroits, suintants, où les murs semblent vibrer sous une respiration sourde. À chaque pas, des ombres furtives s’agglutinent, des murmures indistincts surgissent, mêlés à un bourdonnement sourd, presque organique. Une lumière apparaît. Vacillante, lointaine, elle flotte comme une étoile mourante. Elle ne m’appelle pas, et pourtant, je m’approche. Mais à chaque fois, elle recule, s’échappe, s’efface. Je me réveille en sursaut, la gorge sèche, le cœur battant. Puis, tout a changé. Les rêves m’ont happé, m’ont emporté dans un espace immense, infini, où il n’y avait ni haut ni bas, seulement des lignes qui se déformaient, des perspectives impossibles. La lumière, cette lumière, était partout. Elle perçait mon esprit d’éclats insoutenables, comme si elle cherchait à exposer quelque chose que je refusais de voir. Un souvenir a surgi. Le visage de ma mère, dans un jardin d’hiver, me tenant la main. Mais tout était faux : sa peau était froide, son sourire figé, et la lumière blanche autour d’elle semblait grésiller, comme une flamme sur le point de s’éteindre. Les jours se fondent dans une répétition absurde. Chaque matin, je sors, je marche. Le sentier jusqu’à la maison est devenu une obsession, une nécessité. Le silence autour d’elle est étrange. Pas un oiseau, pas un bruissement. L’air lui-même semble retenu, comme si le temps suspendait son souffle. Une nuit, j’y suis retourné. L’air était lourd, chargé d’une odeur âcre, celle du bois brûlé. La brume s’élevait en volutes épaisses, s’accrochant à mes jambes, ralentissant ma marche. La fenêtre brillait faiblement. Non, elle pulsait, comme un cœur à l’agonie. Je m’approchai, hésitant. À chaque pas, le sol s’enfonçait légèrement sous mes pieds, comme une terre détrempée par des siècles de pluie. Ma main toucha la vitre. Elle était tiède, vibrante, presque vivante. Puis, sans bruit, un souffle glacé s’en échappa. Une odeur indescriptible m’envahit : terre mouillée, décomposition, mais aussi une fraîcheur minérale, comme si l’air avait traversé des cavernes oubliées. La lumière s’intensifia. Elle s’élargit, s’éleva, jusqu’à remplir tout mon champ de vision. Une pulsation sourde montait du sol, résonnait dans ma chair, faisait vibrer mes os comme un tambour. Je tombai à genoux. Ce que j’ai vu alors... je ne saurais le décrire. Ce n’était pas une image, mais une impression, une déchirure dans la réalité. Un espace infini, strié de lignes mouvantes, où des formes titanesques ondulaient sans jamais émerger complètement. Une force immense, muette, pesait sur moi, me scrutait, m’écrasait de son silence. Puis tout s’est arrêté. La lumière s’est éteinte. La fenêtre est redevenue un rectangle noir, vide, impersonnel. Je me suis relevé, tremblant. Je me suis éloigné sans me retourner. Mais depuis, je sais qu’elle est là, qu’elle attend. Et moi, je ne pourrai pas résister longtemps.|couper{180}

fantastique fictions brèves Théorie et critique littéraire

fictions

Le dibbouk ouvrit les yeux.

Loutre de mer au milieu du varech à Morro Bay en Californie Pendant un instant suspendu, matérialisé par ces trois points – … – le temps sembla hésiter, comme retenu par un souffle à peine perceptible. Puis, sans prévenir, il se leva d’un bond. Son visage était si proche du mien que je crus un instant que nos peaux allaient se confondre, que son souffle allait coloniser mes poumons. Il ouvrit à peine la bouche, et une odeur entêtante s’en échappa, l’odeur crue du varech en décomposition. Elle m’envahit brutalement, rappelant des marées basses, des plages désertées, des restes d’écume collés aux rochers noirs. Alors, il parla. Non. Pas exactement. Il émit un "Bouh !" – presque inaudible, comme s’il avait perdu l’habitude d’effrayer. Un instant, je restai figé, perplexe. Le grotesque de la situation me saisit, et ce fut irrépressible. Le rire jaillit, brutal, incontrôlable, comme une décharge électrique. Je n’avais jamais entendu un son pareil sortir de ma gorge. Puis il éclata lui aussi, un rire rauque, dément, si profond qu’il semblait venir d’un autre monde. Nous rîmes comme deux fous. À gorge déployée, pliés en deux, en nous tenant les côtes. Ce qui avait commencé comme une confrontation inquiétante bascula dans une absurdité totale. Et pourtant, ce rire n’avait rien de léger. Il portait quelque chose de primal, de profondément déconcertant. Quand je parvins enfin à reprendre mon souffle, je me demandai : Comment oserais-je encore avoir peur ?|couper{180}

Auteurs littéraires fictions brèves

fictions

Exposition

Il avait dit ça d’un ton léger, sans lever les yeux, tout en traçant de l’index un cercle humide sur la table, condensation laissée par son verre. Le rond était presque parfait. « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » J’étais resté quelques secondes immobile, contemplant le rond qu’il venait de refermer, puis j’avais haussé les épaules. Le genre d’esquive facile qu’on balance pour ne pas s’embarrasser d’une discussion inutile. « Pfff, t’inquiète pas. » Un sourire vague, qui voulait dire : on va passer à autre chose. Mais rien n’avait suivi. Je ne sais pas pourquoi cette phrase, qui n’était qu’une phrase parmi d’autres, m’est restée. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas prononcée comme une question, mais comme une sorte d’affirmation, sans y mettre un ton accusateur pour autant. Ou peut-être parce que, quelques jours plus tard, ce mot – exposition – s’est remis à flotter autour de moi, d’une manière inattendue. Ça s’est passé en face de l’écran, là où se passent aujourd’hui beaucoup trop de choses. Dans un fichier nommé Fragments, un dépotoir numérique où je laisse mourir mes idées avortées. Des morceaux de phrases, des bouts de récits, des notes pour plus tard. Le tout sans ordre, évidemment. Laisser s’accumuler des choses sans jamais les trier, c’est une habitude. Alors j’ai laissé une machine faire ce que je ne voulais pas faire. Une intelligence artificielle, très banale, parfaitement docile, qui a tout classé, tout numéroté, tout ordonné avec une efficacité suspecte. Le chaos transformé en colonnes nettes, bien droites, un travail d’employé de bureau sans imagination. Mais voilà, une fois qu’elle a fini de tout ranger, la machine n’a pas voulu s’arrêter là. Ou plutôt, je ne l’ai pas arrêtée. Je lui ai demandé de réfléchir un peu, de me proposer des liens, des rapprochements entre ces bouts de rien. Et c’est là que ça a commencé à dériver. Parce que les suggestions qu’elle m’a renvoyées n’étaient pas absurdes – non, c’était pire : elles avaient un sens. Un sens que je n’avais pas prévu, pas construit, mais un sens quand même. Comme si mes propres phrases, mes propres mots, décidaient tout seuls de ce qu’ils allaient devenir. Comme si je n’étais qu’un spectateur. C’est à ce moment-là que le mot exposition a commencé à m’obséder. Et la machine, dans sa manière froide et efficace, a tout décliné pour moi. Exposition, disait-elle, c’est d’abord révéler quelque chose. Offrir au regard ce qui était caché. Montrer ce qu’on n’aurait peut-être pas dû montrer. Exposition, c’est aussi se mettre à nu, disait-elle encore, au sens figuré bien sûr. Se livrer. Accepter les coups, les jugements, les malentendus. Exposition, poursuivait-elle, c’est un seuil. Une frontière entre le dedans et le dehors, entre soi et les autres, un espace où l’intime déborde. Et enfin, exposition, c’est une perte. Ce qui est exposé ne nous appartient plus. Les mots, une fois donnés, deviennent autre chose. Je suis resté là, devant l’écran, à regarder ces phrases s’afficher. Tout cela, au fond, n’était que des évidences. Mais des évidences qui insistaient, qui tournaient, qui s’entêtaient. Et cette phrase de F. continuait de flotter, en arrière-plan. Ce soir-là, à table, il avait dit ça comme ça, sans pression, sans insistance. Mais maintenant que j’y repense, c’était peut-être une vraie mise en garde. Pas un reproche, pas un conseil. Une observation, simplement. Et moi, avec ce petit sourire suffisant, j’avais tout balayé d’un revers. Mais maintenant, la phrase est là. Je rejoue la scène. Je me vois, assis en face de lui, incapable de la comprendre à ce moment-là. F. avait raison, bien sûr : je m’expose. Tout le monde s’expose, finalement. Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est ce qu’on devient, après. Je relis ce que la machine a agencé. Ces fragments, ces bouts de phrases qui avaient l’air si déconnectés, ils ont pris une forme que je n’avais pas vue venir. Quelque chose d’autre s’est créé, sans moi. Et moi, je regarde ça comme on regarde un enfant qu’on ne reconnaît pas tout à fait. C’est ça, l’exposition. On écrit, on montre, et après, ça ne nous appartient plus. Quand F. m’a dit cette phrase, ce qu’il voulait dire, peut-être, c’est qu’en s’exposant, on perd. Mais aujourd’hui, je crois que ce n’est pas vrai. On ne perd rien. On transforme. Je ferme l’ordinateur. Ça m’a échappé. C’est très bien que ça m’échappe.|couper{180}

fictions brèves nouvelle réflexions sur l’art

fictions

Action vérité

1.C'est un fait avéré, archivé dans les registres officiels, gravé dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d'ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un nœud noué de façon si particulière à son mouchoir Vichy. Un nœud, un nœud petit mais si précis. Un comble pour un ancien déporté, mais la vie, la vie est ainsi, non ? Oui, un nœud, et tout cela pour s’en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement ? C'est la toute la difficulté. À bon escient, disait-on. L’escient. L'escient. Enfin, qu’est-ce que l’escient ? Chez les romipètes, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça a été ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n’a jamais su. Mais peut-être qu’on aurait dû l'inventer pour que ça soit plus commode. Et aujourd'hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans après, n’est-ce pas ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. À condition bien sûr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie à la Boudin ne nous tombe pas sur la tête. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, à l'Institution ST. S. A Osny, près de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont à la Monet on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au dessus de Pontoise ou d'ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux ! Les dieux sont là aussi, bien sûr. Ils sont tellement réels dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-être qu’ils rient. Ou peut-être qu’ils attendent. Mais quoi, au juste ? La vérité est qu'on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se résoudre sur ce plan et tant d'autres encore à la seule médiocrité c'est un fait. Voilà donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui écoutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, après tout. Comment partir d’un fait avéré et s'égarer ? S'égarer, oui. Toujours s'égarer. ou encore partir d'un point quelque part dans l'imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-être n'était-il seulement qu'à carreaux, on ne peut plus en être si longtemps après tout à fait sûr , pas tout à fait , même pas presque comme de savoir si ce mouchoir était dans la poche d'une verste, d'un pantalon, dans la poche d'un ancien déporté. 2. Une chose était sûre, oui, sûre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdaléna, professeur d'anglais, " a rose is a rose is a rose " dormait au même étage que les troisièmes. Ça, c’était certain. Au même étage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours là, toujours au même endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux mètres, trois mètres. Pas plus. Une cellule ? Peut-être. Oui, une cellule. Mais une chambre quand même. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l’armoire. Une penderie à gauche, des étagères à droite. Tout était à sa place. Rien ne bougeait. Magdaléna ne bougeait pas non plus. Quel âge avait-elle, impossible de la savoir. On disait la vieille Magdaléna. On dit toujours une méchanceté quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De façon très british, sans s'enerver, sans même le moindre oh my God . et aussi "Oh guys be gentle and kind to each other and if possible to me too." c'était tordant.Toujours dans le même ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas à Saint-S. D’ailleurs, certains disaient qu’elle avait toujours été là. Toujours. Depuis quand, exactement ? Personne ne savait. Mais elle était là, c’était sûr. Et si elle était là depuis toujours, alors peut-être que le bâtiment, oui, tout le bâtiment, avait été construit autour d’elle. Autour d’elle. Une prison ? Non, pas une prison. On n'arrivait pas à l'imaginer prisonnière, plutôt nonne ou duegne. On avait bâtit le dortoir tout autour d'elle, comme on fait des cathédrales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien à vrai dire. Mais elles étaient là. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l'ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu'il est l'heure d'aller dormir seules informations qui ne changeront plus. 3.Mais l’inertie, l’inertie des murs n’arrête pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L’hiver, 1972. Revenons quelques mois à peine en arrière. Un hiver froid, un hiver long. Les troisièmes s’ennuyaient. Ils s’ennuyaient tellement. Certains ne savaient même pas encore à quel point ils s'ennuyaient. Rien à faire, rien à dire, rien à penser. Juste un peu de folie si l'on veut de tenter l'évasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d'ennui à proximité. Et puis, quelqu’un a eu une idée. Une idée loufoque une idée dingue , une idée drôle. Et la rumeur est née. Juste comme ça. Oui, juste comme ça. Une bonne dose d'ennuie et juste une petite phrase lancée. vous la voyez. Elle est là, elle est lancée. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient énorme. "Magdaléna et le recteur R." ! Voilà ce qu’on a dit. On l’a dit une fois. Puis une deuxième. Et puis encore, et encore. Voilà comment une idée crée dans l'ennui devient une sorte de vérité. Magdaléna et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d'amour non. Une histoire salace bien sûr. Un genre de scandale. Une histoire qu’on a inventée, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l’a répétée. Parce qu’elle a dévalé les escaliers. Trois étages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu’aux quatrièmes. Puis aux cinquièmes. Puis encore plus bas. Jusqu’aux sixièmes. À chaque étage, la rumeur grossissait s'étoffait . Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une tempète. Personne n’a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c’était évident. Evident, oui. "Je l’ai vu", disait-on. "Je l’ai entendu." Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était jamais vrai. La rumeur n’avait pas besoin de preuves. Elle n’avait besoin de rien. Juste d’être là. Juste d’être dite. Et Magdaléna ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies assise sur sa chaise devant la table où était posé le gros tas de copies. Jamais elle n'avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflammée ni même coquine, pas même un mouchoir Vichy ou à carreaux avec un petit noeud noué comme un pense-bête. rien de tout ça. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R. ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il dénouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas jusqu'au moment où lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l'ambulance un soir de novembre, ils se dépêchaient car il faisait grand froid, les lumières du girophares inondaient de lueurs bleutées les facades extérieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relevée. Le recteur R s'était redressé et avait emprunté le grand escalier. C'est là qu'il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdaléna professeur d'anglais embauchée en CDI depuis l'origine de l'institution. A rose is a rose is a rose fanée désormais. Nerver more. Et tous les élèves en pijama essayant de voir alors qu'on ne cessait de dire circulez il n'y a rien à voir ;|couper{180}

fictions brèves nouvelle
Archives Archives de fictions en cours : synopsis, graines d’histoires, dispositifs narratifs et fragments de travail. Un (…)