Il y a cette rue, donc, dans le quinzième. Une rue comme les autres au premier regard, deux cent trente-huit mètres de long sur quinze de large, qui relie Dombasle aux Morillons. On pourrait passer à côté sans y penser, comme on passe à côté de tant de choses dans Paris.
C’était en 1912, quelqu’un a eu l’idée de l’appeler Ballery. Pourquoi Ballery ? Personne ne s’en souvient vraiment. Puis on s’est ravisé, on a préféré Jobbé-Duval. Félix-Armand, le peintre. Un type intéressant d’ailleurs, ce Félix-Armand. Breton d’origine qui a passé quarante ans de sa vie dans le quartier. Le genre d’homme qui ne tenait pas en place : peintre le jour, politique le soir, à s’agiter sur les bancs du conseil municipal pour la laïcité, l’instruction gratuite, toutes ces choses qui semblaient importantes à l’époque.
Au numéro 8-10, il y a ce bâtiment massif, l’ancien central téléphonique Vaugirard. Une construction de 1930, tout en béton et en métal, avec ces fenêtres démesurées qui avalent la lumière. On imagine les voix qui transitaient là, les conversations qui se croisaient, s’emmêlaient, se perdaient. Maintenant, le silence. Ou presque. Les plafonds sont hauts, comme si l’air avait besoin de tout cet espace pour circuler entre les étages.
C’est une rue qui ne fait pas de bruit, qui ne cherche pas à se faire remarquer. Une rue qui attend peut-être qu’on raconte son histoire, même si elle n’est pas sûre d’en avoir une qui vaille la peine. Maurice ( qui ne s’appelle pas Maurice) habitait au 35, septième étage.
La rue Jobbé-Duval
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fictions
nom remis en relation
Une fable sèche sur l’adresse, la tenue, et ce que coûte un nom.|couper{180}
fictions
bouffées de clarté
Toujours en éveil, le mot bouffée revient tout à coup, probablement accroché encore à la journée d'hier où sortant dans la cour je levai les yeux au ciel qui venait d'être comme nettoyé de neuf par le vent. Une bouffée de clarté, j'ai alors pensé, comme un éclair de lucidité. Et tout de suite se sont enchaînés les instants semblables où j'avais ainsi levé la tête, éprouvé une sensation semblable. Il ne saurait y avoir de classement chronologique. ce n'est pas ça, c'est plus une idée de fil conducteur de l'éblouissement, un éblouissement du à un trop plein de clarté. Il serait sans doute utile de retrouver les contextes, les lieux, les êtres, les phrases prononcées et qui je n'en doute pas participent tous de la convergence d'un tel moment taxé de spectaculaire par la limpidité que j'y retrouve. Mais cela non plus serait probablement stérile, ce serait raconter des histoires. Une bien meilleure hypothèse serait celle d'un narrateur, un personnage renonçant systématiquement à décrire ou à vouloir expliquer ces infimes moments de grâce. Une forme d'avarice se mélangeant avec une pudeur augmentant au fil des années.|couper{180}
fictions
fait divers
La chaise a dû heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l’évier, deux tasses, marc collé au fond. Courbevoie, cinquième, fenêtre entrouverte, rideau qui remue à peine. Je dis “fait divers” pour me protéger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu’ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arrêter de parler”. Ou qu’elle se taise. Formule pratique. Ce serait plutôt se taire lui-même, mais je retire ce “plutôt”. Ce matin-là, la télévision chuchotait. Sur la table, un couteau à manche de bois, détail inutile, donc important. On aime ces détails quand on n’a plus accès au reste. On dira qu’il a eu peur. On dira qu’elle l’a poussé. On dira tout et son contraire. Est-ce qu’on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c’est souvent la même manie, deux faces du même couteau : clore la scène, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien régler. On croit qu’une phrase finale mettra de l’ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fenêtre. L’air passe. Rien ne conclut.|couper{180}
