fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Double voyage 01-Profil du voyageur
Un jour, il avait dit : je vais partir en voyage. Pas dans l’intimité d’une confidence, non, il l’avait lancé au beau milieu de la place du village. Une phrase jetée comme une pierre dans l’eau stagnante. Une promesse faite aux autres, et surtout à lui-même. Une promesse qui, dès qu’elle franchit les lèvres, devient un piège. Parce qu’on ne revient pas en arrière après ça. Parce qu’il faut tenir. Parce que reculer, c’est s’avouer vaincu devant tout le monde. L’hiver était là, dur et glacial. Le départ ? Prévu pour le printemps. Mais pour l’heure, il n’était qu’un homme banal, trente ans à peine, perdu dans une vie qui se résumait à quelques lignes : célibataire, sans chat ni chien, sans voiture. Il marchait beaucoup, par nécessité souvent, mais aussi par goût. Marcher pour rêver. Marcher pour fuir. Et dans ces marches solitaires, il construisait son voyage comme on construit une maison en carton : fragile et bancale. Le voyage était un mirage autant qu’une peur sourde. Il n’avait jamais voyagé seul. Les souvenirs de colonies de vacances ou de visites familiales dans le centre de la France ne comptaient pas. Voyager seul, c’était affronter une solitude plus grande encore que celle qu’il connaissait déjà. Une solitude qui n’offrait ni confort ni sécurité. Alors il temporisait. L’argent devenait son alibi parfait : il n’y en a jamais assez. Il travaillait jour et nuit pour accumuler un pécule sans savoir combien il lui faudrait vraiment. Et puis les autres commençaient à poser des questions : Alors ce voyage, c’est pour quand ? Pris au piège de sa propre parole, il lâcha une date au hasard : le 1er mars. Une date qui lui donnait un répit tout en le condamnant à avancer. Mars arriva enfin. On le retrouva à Istanbul, dans une chambre d’hôtel du quartier des épices. Le matin filtrait par la fenêtre entrouverte ; les parfums inconnus s’insinuaient dans la pièce. Sur le lit, un appareil photo et des liasses de billets froissés. Devant le miroir du lavabo, il observait son reflet comme on observe celui d’un étranger. Tout semblait irréel : la ville qui s’éveillait au loin avec ses klaxons et ses bruits de rue ; lui-même, perdu dans un rêve dont il peinait à sortir. Il sortit marcher dans Istanbul, mais la déception s’installa rapidement. La liberté qu’il espérait se heurta à une solitude brutale et à l’ignorance : les enseignes illisibles, les noms inconnus comme celui de Soliman le Magnifique dont il ne savait rien. Dans un café où des hommes moustachus buvaient leurs petites tasses noires, il écrivit une carte postale pour Marie : Bien arrivé à Istanbul. Il fait beau temps. Ces mots lui semblèrent dérisoires ; pourtant il posta la carte. Le voyage continua vers Téhéran avec un groupe d’inconnus rencontrés sur la route. La frontière turque fut marquée par un épisode étrange avec un douanier moustachu qui l’isola dans un bureau sombre avant de finalement le libérer sous la pression des jeunes gens impatients d’en finir avec les formalités. Ce souvenir devint une anecdote qu’il raconterait parfois, modifiée ou embellie selon son humeur. Mais avec le temps, même cette histoire perdit son éclat. Comme tous ces voyages de jeunesse où se mêlaient encore désir et peur. Aujourd’hui, le voyageur est un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où quelques phrases maladroites sont griffonnées — des brouillons écrits pour Marie autrefois. Mais Marie est devenue semblable aux souvenirs de ses voyages : floue et insaisissable comme un rêve dont on ne retient que des fragments avant qu’il ne s’efface complètement.|couper{180}
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Faire quelque chose de soi
Cette année, cela fait des mois que tu te répètes, en boucle, le jour, la nuit : il faut que je fasse quelque chose de moi. Une phrase comme un marteau, une scie qui grince, elle te ronge. Et puis, ça s’est transformé. Une idée de départ. Pas un départ simple, non. Déplacer le corps pour forcer la mue. Comme si le voyage pouvait être ce sas, ce rite de passage entre celui que tu es et celui que tu pourrais devenir. Mais l’idée reste floue, comme une photo surexposée. Alors, cette fois, pas question de juste rêver. Tu as tout préparé pour arracher ton corps à cet appartement d’Aubervilliers. Mais qu’est-ce que tu savais des préparatifs ? Rien. Tu avais juste compris qu’il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Alors tu t’es mis à bosser comme un fou : deux boulots, des journées qui n’en finissent pas. De 7h30 à 17h dans un entrepôt à Bobigny, à préparer des commandes de matériel informatique. Puis de 19h à 6h du matin comme gardien au siège social d’une autre boîte informatique, place Vendôme. Le luxe glacé des halls vides te nargue pendant que tu piques du nez sur un canapé quand tes collègues ferment les yeux sur ta fatigue. Tu dors par miettes : une heure sur des rouleaux de papier bulle dans une réserve, deux heures volées dans le silence doré du siège social. Et toujours cette phrase qui cogne : il faut que je fasse quelque chose de moi. Mais elle ne mène nulle part. Pas d’image claire du futur pour te motiver. L’avenir pour toi, c’est comme les déclinaisons latines ou les équations : abstrait, incompréhensible. Tu vis au jour le jour et ça t’a déjà coûté cher. P., ta compagne depuis dix ans, est partie. Une nuit avant son départ pour le Brésil, vous avez fait l’amour comme jamais. Une offrande totale qui t’a effrayé, comme un présage. Le matin venu, elle t’a dit qu’elle s’en allait. Un autre homme. Une vie qui lui correspond mieux. Et toi ? Tu ne sais plus si tu te rappelles ses mots ou ceux que tu veux entendre. Et puis il y a la photographie. Tu ne sais plus ce que tu veux faire avec ça, mais tu sais ce que tu ne veux pas : plus de photos d’architecture glacée ou de mariages fades ; plus de books pour ces gens qui se rêvent mannequins ou acteurs et qui suintent l’arrogance. Alors tu fais des boulots minables qui te gardent ancré dans le réel des autres : ceux qui prennent le métro à six heures du matin pour nourrir leurs gosses et payer leur loyer. L’appartement est prêt pour ton départ : propre comme jamais, chaque détail réglé jusqu’à la cafetière prête pour demain matin. Tu as empaqueté l’agrandisseur photo dans un sac poubelle ; les bacs empilés à côté sont les derniers vestiges d’un atelier abandonné. Demain matin, tu appuieras sur le bouton de la cafetière, boiras ton café en regardant une dernière fois cet espace immaculé avant de partir. Avec ton sac sur l’épaule, tu longeras le canal jusqu’à La Villette et trouveras le bus qui t’emportera ailleurs — vers cet incertain mille fois préférable aux certitudes usées que tu traînes depuis trop longtemps.|couper{180}
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La vie des animaux
Il y avait cette émission, La vie des animaux ou Nos amies les bêtes, je ne suis plus sûr du titre. Je la regardais quand j’étais gamin. C’était du voyeurisme en quelque sorte. Et puis, l’anthropocentrisme, sans que je connaisse ce mot à l’époque, me procurait une excitation trouble. J’aimais cette sensation portée par la voix de Frédéric Rossif. Il y avait un non-dit magistral, bien que je n’aie pas non plus connu ce terme à l’époque. Mais je parvenais tout de même à en détecter l’essence. La famille était réunie autour du téléviseur noir et blanc : les bêtes, le petit écran et la voix radiophonique de Frédéric Rossif. On s’attendrissait forcément sur l’œil humide d’un castor filmé en gros plan, et maman ne manquait pas de commenter, avec des sous-entendus que je ne comprenais pas encore, cet animal qui construit sa maison avec sa queue. Elle en riait toute seule. Papa ne la regardait même pas, il devait être plongé dans ses pensées sur sa propre vie. Je ne crois pas qu’il fût vraiment attentif à ce genre d’émission. Anthropocentrique, il l’avait toujours été de nature. Il n’y avait qu’à l’écouter parler à la chienne ou aux oiseaux pour comprendre qu’il interprétait tout ce qui rampe, vole ou cavale d’un point de vue humain. Humain dans ce qui l’arrangeait que ça le fût. Car, envers les humains qui l’entouraient – nous, par conséquent –, il ne fut jamais tendre. Je crois qu’il préférait les animaux, au bout du compte. Il interprétait leur langage, leurs comportements, comme une réalité qu’il regardait avec un regret enfantin. Mais pas question de le contredire ou d’exprimer une réserve sur sa traduction. Il se braquait, entrait dans une colère soudaine, démesurée, que nous ne comprenions pas et qui nous effrayait, mon frère, ma mère et moi. Elle nous tétanisait. Ma mère lui faisait front de temps à autre, mais à quel prix... Une énergie colossale devait lui être nécessaire. Mon frère se planquait derrière son enfance : il était mon cadet, et on avait fini par le considérer comme un handicapé mental, ce qui l’arrangeait assez bien. Et moi, je me vengeais régulièrement de tout ce que je subissais en adoptant un statut de cancre patiemment élaboré dès les classes maternelles, et aussi en prenant un malin plaisir à emmêler les fils de ses cannes à pêche, à flanquer le feu au poulailler, à fuguer, à m’esquinter par tous les moyens possibles et imaginables. Je n’ai jamais, sur ce point, manqué d’imagination. Et bien sûr, nous nous aimions. C’était obligé. Et lorsqu’on voulait trouver des excuses à tout un chacun, on se souvenait de la voix radiophonique de Frédéric Rossif. Ça venait comme ça, presque comme un réflexe. On pouvait s’excuser ainsi les uns les autres, comme si on évoquait la vie des bêtes, cette sorte de paradis où les castors n’ont besoin que de leurs queues pour construire des foyers.|couper{180}
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Echange standard
Je gagne ma vie en tant que peintre. Ou, plus précisément, j’échange des fragments de ma propre existence contre quelques unités numériques qui, elles-mêmes, me permettent d’acquérir des objets censés avoir une valeur. On pourrait dire que je troque du temps contre des conseils, des cours, et parfois une toile que j’ai peinte contre un chèque. Vu sous cet angle – et il vaut mieux ne pas trop incliner l’angle – je suis un commerçant, bien que ce mot ne soit qu’une approximation. Le problème, c’est la fluctuation. Le temps n’a pas de valeur fixe. C’est une donnée glissante, comme un rêve que l’on oublie au réveil. Une institution pose un contrat sur la table, des chiffres apparaissent en bas du document, et voilà, on m’assigne une équivalence en minutes et en sommes abstraites. C’est peu, je trouve que c’est peu, mais qui pourrait dire ce que vaut vraiment une heure de conscience ? Il ne faut pas trop penser à tout ça. À force d’y réfléchir, on peut sentir quelque chose s’effriter sous ses pieds. On commence à voir le vide sous l’échafaudage de chiffres et de conventions. Alors j’imagine. Je me fabrique un artiste, un double qui se moque de l’argent, qui poursuit une quête pure, qui offre aux autres un peu de plaisir, une infime dose de joie filtrée à travers la matière et la couleur. Ce n’est pas une illusion, pas vraiment. Juste un mécanisme d’adaptation. La réalité n’est pas simple. L’argent manque, et ce qui manque crée un champ de tension. Ce n’est pas de la tristesse, c’est autre chose, un phénomène oscillatoire qui ressemble à de la colère mais qui n’explose jamais vraiment. Peut-être parce que cette colère se retourne contre moi-même. Contre mon incapacité à structurer une autre solution, à fabriquer un meilleur système. Par exemple, cela fait des mois que j’essaie de concevoir une page pour vendre des formations en ligne. Une simple interface, un échange automatique, mais je n’arrive pas à m’y mettre. Quelque chose coince, une résistance invisible. Peut-être parce qu’en vendant ce savoir, je deviendrais entièrement commerçant. Peut-être parce qu’en acceptant cet échange, je contribuerais à un déséquilibre plus grand. Ou alors c’est juste une excuse. Peut-être que tout cela n’est qu’une immense distraction. Il y a des forces en mouvement que l’on ne perçoit pas. L’économie, les transactions, ce ne sont pas de simples équations. Elles s’infiltrent dans le tissu du monde, créent des tensions, des déformations dans l’équilibre des choses. Les premières sociétés humaines savaient cela. Elles avaient compris que donner sans recevoir créait un vide, une faille où quelque chose d’imperceptible s’engouffrait. Un déséquilibre que personne ne savait vraiment nommer. Alors je fais autrement. Je ne compte pas uniquement les transactions visibles. J’observe les échanges invisibles. Ceux qui ne s’opèrent pas dans la sphère monétaire mais dans un réseau plus vaste, un système qui dépasse le simple cadre des humains. Ce sont ces micro-déséquilibres qui m’apportent un retour, une forme de compensation qui échappe aux calculs comptables. Vendre une toile ? Pas de problème. Vendre du temps ? Non plus. Parce qu’une partie de moi reste dans ce système, mais une autre fonctionne ailleurs. Dans une réalité parallèle où le temps, l’argent et l’individu ne sont que des abstractions passagères. Un monde où seul compte l’équilibre, cette oscillation constante entre le plein et le vide. Une mécanique déréglée, auto-régulée, qui tourne encore et encore sur elle-même, perpétuellement alimentée par l’attention de ceux qui savent regarder. Illustration : Alberto Giacometti, L'Homme Qui Marche|couper{180}
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L’anomalie
Quand prendre conscience ? Décider de prendre conscience ? La formulation elle-même est suspecte. Elle implique qu’il y aurait un moment précis, une bascule, une erreur de code dans la simulation. Peut-être une simple défaillance, ou au contraire, une mise à jour volontaire. Le brouillard était là. Depuis toujours. Pour certains, il signifiait inconscience, pour d’autres, ignorance. Dans tous les cas, il servait à masquer. Puis, sans préavis, il se lève. Alors on voit. Alors on sait. Mais savait-on déjà avant ? L’anomalie ne vient-elle pas après la prise de conscience, plutôt qu’avant ? Un phénomène quantique où l’observation modifie l’objet observé. Sur une ligne s’étirant d’un point A (l’origine) vers un point B (la fin, incertaine, hypothétique), il y a un instant où l’on devient conscient. Ce moment précis où quelque chose cloche. On peut tester la chose. Prendre une rue. La rue Laurent Nivoley. Une artère banale, sans aspérités, que j’ai empruntée des dizaines de fois sans y penser. Aujourd’hui, pourtant, je fais attention. Je décide de suivre son tracé. De la voir en pleine lumière, sans filtre, sans programme de correction automatique. Et c’est là que cela arrive. Sans transition, sans panneau, sans avertissement, la rue Laurent Nivoley devient la rue Émile Zola. Une rupture brutale dans le système de coordonnées. Comme si, d’une seconde à l’autre, une couche de réalité en recouvrait une autre. Aucun panneau. Aucun repère précis. Juste une transformation imperceptible. Je m’arrête. Personne autour. Juste un silence trouble, un vent faible qui soulève une feuille de papier froissée sur le trottoir. Une publicité périmée, une promotion pour une enseigne qui n’existe plus. Puis, soudain, une voix derrière moi : -- Vous avez remarqué. Je me retourne. Un homme est là. Un type en imperméable beige, trop long, trop usé, comme sorti d’un autre temps. Il fume une cigarette qu’il ne semble pas avoir allumée lui-même. -- Excusez-moi ? -- Vous avez vu, dit-il en me regardant intensément. Je ne réponds rien. -- Ils effacent les repères, poursuit-il en exhalant un nuage de fumée qui ne se dissipe pas tout à fait. Les noms, les transitions, les interstices. Les passages entre les zones. Je recule d’un pas. L’homme secoue la tête et écrase sa cigarette contre un lampadaire. -- Trop tard, de toute façon. Maintenant que vous savez, vous allez voir d’autres choses. Puis il s’éloigne, disparaît dans une ruelle adjacente. Je reste là, immobile. Je regarde autour de moi. La rue semble normale. Mais maintenant, je sais qu’elle ne l’est pas. Au loin, un véhicule blanc est garé près du trottoir. Il ressemble à une fourgonnette des services municipaux. Deux hommes en uniformes bleus sont assis à l’intérieur, ne bougeant pas. Ils m’observent. Je me remets en marche, feignant l’indifférence. Mais je sais. Je sais que la rue ne s’appelle ni Laurent Nivoley ni Émile Zola. Elle a peut-être toujours eu un autre nom, un nom que je ne suis pas censé connaître. Un nom qu’ils ont effacé. Illustration : Giorgio de Chirico, Mystère et mélancolie de la rue|couper{180}
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Je ne me sens pas tranquille
Je ne me sens pas tranquille. La gouttière crisse sous les rafales de vent. Une branche d’olivier en pot la frotte, à intervalles irréguliers. Ce n’est pas grand-chose, un simple bruit métallique, mais il me dérange. Et puis, il y a la musique. Une musique que je n’ai pas choisie, qui s’infiltre dans la cour, qui s’impose. Les voisins. Un couple, la trentaine, un enfant. Le bébé vagit, hurle, rit. Eux aussi crient, rient, s’engueulent. Un flot de sons qui déferle. Impossible d’y échapper. Impossible d’être tranquille. Je ferme les yeux. Je veux m’y habituer, je tente de reléguer ce vacarme au second plan, de ne plus y prêter attention. Mais l’effort est épuisant. Ce bruit exige que je l’entende. La chaleur écrase la cour. L’air est lourd, stagnant. Une torpeur qui n’endort pas mais qui agace, qui s’accroche à la peau. Le vent revient, fait claquer une persienne, remue la branche d’olivier. La gouttière grince. Un petit bruit, ridicule à côté de la musique. Pourtant, il m’irrite autant. Et puis, soudain, la musique monte d’un cran. Un coup de poing sonore. Du rap. Des basses qui cognent. Une voix saccadée, mâchée, agressive. Je ne distingue pas les paroles, mais je ressens leur violence. Une musique qui attaque, qui cherche une cible. Moi. Je suis ce quelqu’un à qui elle s’adresse, celui qu’elle veut déranger. La colère monte. Une colère bête, incontrôlable. Ils n’en ont rien à faire des autres. Ils savent qu’ils dérangent, et ils s’en foutent. Le voisin est un roi qui tourne son bouton de volume comme on donne un ordre. Un tyran sonore. Je serre les poings. Si je monte et que je frappe à leur porte ? Si je leur hurle qu’ils sont insupportables ? Si je monte le volume à mon tour ? Non. Rien. Je ne peux rien. Je suis là, assis, impuissant. Et puis… Le silence. La fenêtre des voisins s’est refermée, la musique s’est tue. Plus un bruit. Même le bébé s’est calmé. Alors, je devrais être soulagé, non ? Mais non. Mon oreille cherche. Je scrute le silence, à l’affût du moindre son. Là, au loin, les voitures sur la nationale. Klaxons, accélérations. Avant, je ne les entendais pas. Maintenant, ils me sautent aux oreilles. Peut-être que ce ne sont pas les bruits qui m’empêchent d’être tranquille. Peut-être que c’est moi. Je m’adosse au mur. Je ferme les yeux. Un coup de vent fait tinter doucement le carillon suspendu à l’olivier. Un son léger, apaisant. La gouttière grince. Je rouvre les yeux. Et j’attends. Illustration : Vilhelm Hammershøi , Ida lisant une lettre, 1916|couper{180}
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Les draco
Une puanteur suffocante me réveille. C'est l'obscurité totale. Peu à peu mon regard s'accommode à celle-ci et je devine des formes baignées dans une mince lueur verdâtre. Je tente de reprendre mes esprits mais la peur est toujours là, plus présente que jamais, et je comprends qu'elle est étroitement reliée au filet qui m'entoure et me paralyse encore. Le filet semble tirer sa consistance de la peur tout entière qui elle-même semble alimentée par une sorte de bruit sourd que je finis par identifier en tendant l'oreille. Une sorte de chuintement de machines. Tout à coup quelqu'un ou quelque chose allume une lumière qui m'aveugle. C'est une lumière froide, extrêmement éblouissante comme on en utilise dans les hôpitaux. Je plisse les yeux et aperçois tout autour de moi des milliers de corps plus ou moins translucides d'êtres qui n'ont plus grand-chose d'humain. Tous sont reliés par des canules, des tuyaux dont les ramifications permettent à d'énormes tuyaux au plafond de charrier un liquide bleu. Je sais, comme si je le savais depuis toujours, immédiatement, qu'il s'agit d'une sorte de composé obtenu par toutes nos peurs. Depuis combien de temps suis-je ici ? J'ai l'impression qu'il s'agit déjà d'une éternité. Puis je tourne la tête car je perçois un frémissement à côté de moi, sur ma gauche. Je découvre une femme presque totalement asséchée. Sa peau, ou ce que j'imagine être sa peau, n'est plus qu'une sorte de parchemin quasi transparent au travers duquel je peux apercevoir tous ses chakras. Mais ils sont presque tous éteints. Je comprends que pour elle c'est la fin. Elle ouvre soudain un œil pour planter son regard dans le mien. Je peux lire son histoire qui s'étend sur des milliers et des milliers d'existences terrestres. Nous paraissons communiquer soudain par télépathie. Ma compassion semble l'avoir mise en confiance. — Je ne vais plus pouvoir tenir bien longtemps, me souffle-t-elle par la pensée. Il faut que je remette mes mémoires. Vous allez vivre encore longtemps, je le sens, vous n'êtes pas ici au même titre que nous tous. S'il vous plaît, acceptez mon legs, je vous en prie. Au moment où elle me fait parvenir ces informations, j'ai le sentiment moi aussi d'avoir vécu déjà bien trop d'existences. Je me souviens soudain avoir même pensé plusieurs fois déjà que celle-ci serait probablement la dernière et que j'en aurais enfin fini avec la grande roue des transformations. Le temps presse, me confie encore la femme, ne vous appesantissez pas sur le passé, qui d'ailleurs n'existe pas. Et elle me balance un flux énorme d'informations. Des images incroyablement belles succèdent à d'autres monstrueuses. Je vois des paysages fantastiques qui me sont toutefois de plus en plus familiers appartenant à la Lémurie, au grand continent oublié de Mû, à l'Atlantide, puis à des civilisations auxquelles mon incarnation d'aujourd'hui est plus habituée comme la Grèce antique, les royaumes viking, des cérémonies amérindiennes du sud comme du nord. Je retraverse avec elle, à marée basse, le grand détroit qui mène à la banquise, à des pays situés au-delà de celle-ci dont les plaines sont verdoyantes et d'une merveilleuse fertilité. Et j'y retrouve aussi l'alternance perpétuelle de la beauté et de la plus sinistre des laideurs. Des massacres à la pelle, des trahisons, des mensonges innombrables et du sang et des montagnes d'ossements. Ces informations, cette mémoire me parviennent comme un flux sous pression dans ce que j'imagine être un désordre chronologique. Puis je me souviens que toutes ces mémoires, comme les miennes, ne sont qu'empruntées par cette femme au même titre que le sont les miennes. Ce sont des mémoires qui sont là depuis toujours et qui le resteront à jamais dans l'instant présent. Des mémoires dont tout un chacun peut, s'il le désire, s'emparer pour un temps afin de résoudre des nœuds énergétiques. Ces sortes d'équations dans l'énergie sont semblables à des problèmes mathématiques scolaires que l'on nous demande de résoudre à l'école. Cependant ceux-ci semblent personnalisés par les problématiques de chacun. Comme si l'Énergie savait exactement de quel type de mémoire, parmi des milliards et des milliards, nous avons besoin. Ce ne sont donc pas à vrai dire des mémoires que cette femme pense me léguer mais plutôt les résultats de ces dénouements énergétiques. Au moment où cette idée me traverse, se fraie un chemin parallèle au flux qui m'envahit, j'aperçois soudain à travers son apparence que chacun de ses chakras se réactive et illumine désormais son enveloppe de l'intérieur. Puis elle est soulevée du sol, lévite quelques instants au-dessus de moi, et au moment où je perçois la fin de la séquence de transmission, elle disparaît soudain avec un triste sourire. J'ai à peine le temps de souffler que j'entends des voix qui s'approchent. Je dis des voix mais ce ne sont pas des sons humains. Ma première impression est qu'elles sont insupportables à entendre. La langue utilisée est un ensemble de sons gutturaux mêlés à des chuintements plus ou moins aigus, le tout ponctué par de désagréables cliquetis. Cette langue m'est tout d'abord extrêmement désagréable à écouter. Puis très vite je m'y adapte et finis par obtenir une traduction simultanée des paroles qu'elle charrie. — Il est où le type du train ? Il faut qu'on le retrouve pour l'amener à la Reine, il faut se dépêcher car c'est bientôt l'heure de la fin de mon service et je dois encore aller faire des courses, et acheter un truc pour la gamine, c'est son anniversaire aujourd'hui. — Oui tu as raison, moi aussi il faut que je me dépêche, j'ai rendez-vous avec une petite draconienne super bien roulée qui me fait saliver depuis déjà pas mal de jours. Elle veut me montrer son nouvel appartement et soi-disant des estampes illustrées d'un vieux roman. Je crois qu'elle m'a dit le titre, un truc comme *Voyage au centre de la Terre*. Bref une originale, mais bon tu comprends bien que je ne vais pas la voir pour discuter et admirer des peintures. — Tiens regarde, c'est lui là, ouf on n'a pas eu à chercher bien loin ce coup-là. Ils font des gestes étranges au-dessus de moi qui fais semblant d'être inconscient. Un genre de passes magnétiques comme pour me débarrasser du filet de trouille qui m'accable. Puis je suis soulevé au-dessus du sol par une force étrange et je glisse derrière eux comme si j'étais installé sur une sorte de chariot d'hôpital sur coussins d'air. Nous nous enfonçons dans d'immenses galeries qui a priori sont souterraines. Le tout encore baigné d'une lumière verdâtre, plus douce et surtout non interrompue par les flashs éblouissants de tout à l'heure. Les deux Draco mesurent bien trois mètres de haut, de temps en temps j'aperçois leurs ombres plus gigantesques encore qui se projettent à la surface des parois. Le fait de comprendre leur conversation me rassure. On a beau être reptilien, on peut aussi avoir une vie comme tout le monde, je me dis. Il suffit parfois de peu pour retrouver un peu d'humour, un peu de courage.|couper{180}
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Participe passé
Il était dévoré. Étouffé. Possédé. C’était toujours la même histoire. Des mots lourds, inévitables, qui s’installaient là où il ne les voulait pas. Des participes passés. Des mots qui avaient déjà tout dit avant même qu’il ouvre la bouche. Et lui, malgré lui, il y avait participé. Il ne savait pas comment c’était arrivé. Pas exactement. Peut-être que c’était écrit quelque part, avant même qu’il le sache. Un cri bloqué. Une main qui s’était abattue. Une absence d’air, un silence qui s’était rempli. Les participes passés, c’était ça : des choses qu’on ne pouvait pas refaire, des restes trop lourds pour disparaître. Dévoré, il avait senti les dents. Étouffé, il avait manqué d’air. Possédé, il avait senti le poids d’un autre en lui. Mais c’était aussi lui. Ce qu’il avait fait. Ce qu’il n’avait pas fait. Ce à quoi il avait participé. Il baissait la tête parfois, souvent même. C’était plus facile comme ça. Mais le poids restait. Comme s’il ne pouvait pas vraiment fuir ces mots. Ce n’étaient plus que des souvenirs. Ce n’étaient plus que des participes. Mais ils continuaient de l’habiter. Il se souvenait. Ça revenait par vagues. Les dents, le cri, le poids. Chaque fois qu’il se taisait, qu’il se laissait faire, qu’il attendait que ça passe, il y participait encore.|couper{180}
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suicide littéraire
Le petit chat est mort, non zut, le petit cheval, mieux, l’âne. Quelque chose est mort. Ce blog s’achève ainsi, en queue de poisson. Comme son personnage principal, le très fameux Patrick Blanchon. Ne riez pas, ne pleurez pas, gardez vos humeurs, votre humidité pour des temps de sécheresse à venir. Arthur Rimbaud aussi a arrêté la poésie pour devenir trafiquant d’armes. Tout doit avoir une fin. Bonne ou mauvaise, peu importe. Comme je n’ai cessé de le dire, tout dans ce blog, ou à peu près, ne fut jamais autre chose que de la fiction, le produit de l’imagination. De l’article en apparence le plus sérieux au plus délirant. Prenez donc du recul, conseil de peintre : ne confondez pas le doigt avec la lune. Et pour tous les compliments, les critiques, les conseils, l’auteur, silencieux, vous en remercie et rend à César ce qui appartient à tout le monde, comme il se doit. J’ai pensé à écrire une petite épitaphe, mais cela serait encore bien exagéré, et inutile. Les histoires sont ainsi faites qu’elles ne sont que des coups de vent. On n’en voit que les effets, mais la cause reste invisible. Y a-t-il d’ailleurs une cause à quoi que ce soit ? On le voudrait et, en même temps, on le craint. L’ignorance est confortable, sécurisante. C’est de là qu’elle tire son énergie et sa durée. L’auteur, lui, ne meurt pas. Il continue sa route, bon an mal an, vers d’autres aventures. Un auteur doit avoir un instinct de survie hors du commun, je crois. Il doit être comme un renard, toujours prêt à y laisser une patte lorsque le piège se referme. Il doit se ronger l’os tout seul et repartir sur trois pattes, en espérant avoir des liens de filiation avec les lézards. Les choses sont têtues, que ce soient les histoires que l’on se ressasse ou la queue des lézards, on n’en finit pas avec elles comme ça. Tout se transforme, se métamorphose sans relâche. Il faut juste étudier les rythmes consciencieusement pour s’en rendre compte. Tout ce que Patrick Blanchon pourrait dire, c’est qu’il s’est bien amusé en jouant l’écrivain, le peintre, l’artiste. Tout ce qui se passe ensuite, à partir de là, lui échappe, comme il se doit, car on n’écrit pas pour soi, évidemment. Ou alors pour une certaine qualité de soi qui est synonyme de l’autre. Ce dont Patrick Blanchon se défendra évidemment en souriant comme un benêt. Pour vous qui avez suivi ce blog, un grand merci ! Il n’y aura pas de cérémonie, pas de messe, rien de tout cela. Juste cette masse de textes que vous pourrez revisiter, si le cœur vous en dit, jusqu’à ce que tout ça disparaisse dans les tréfonds du net, qui riment avec oubliettes.|couper{180}
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ce que vous devriez savoir pour être moins con
— Bienvenue à tous dans cette nouvelle formation, namasté, hello, salut, good morning, bom dia, etc. Le temps que Catherine achève de préparer le café, le thé, je vais juste vérifier avec vous que vous avez bien tous réglé. Par exemple, Simone, je vois que tu n’as pas envoyé de chèque avec ton formulaire d’inscription, et toi, Louis, tu as oublié de signer le tien. Il se lève. C’est un grand type d’une cinquantaine d’années aux tempes argentées, doté d’une barbe de trois jours. — Pas de soucis pour ceux qui ont choisi de payer en plusieurs fois sur internet, le premier versement ne sera effectif que la première semaine du mois prochain, comme convenu. Avec cette période bizarre, je sais que beaucoup d’entre vous traversent de grandes difficultés, notamment sur le plan financier. C’est pourquoi l’association a décidé cette année de faire un effort conséquent, vous l’avez certainement remarqué. — Voilà, Simone, merci pour ta gentillesse. Tu peux venir t’asseoir avec nous… Le petit-déjeuner est prêt, et ces petits tracas administratifs étant réglés, passons tout de suite au plan de cette nouvelle formation. Il s’approche d’un paperboard et tourne la première page pour laisser apparaître le fameux plan. — Tout d’abord, parlons des horaires. Nous commençons à 9h et prendrons une pause de 12h à 13h, puis nous enchaînerons l’après-midi jusqu’à 17h. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que la ponctualité est nécessaire, évidemment. Nous ne sommes plus à l’école, nous sommes tous responsables de nos actes, n’est-ce pas ? — Qu’est-ce que la timidité ? Vous le savez tous bien sûr, puisque vous êtes là. Il sourit en découvrant une dentition impeccable. Petite vague d’ébaubissement doublée de connivence dans la salle. Certaines semblent se détendre tandis que d’autres n’hésitent pas à se tripoter le menton, à se fourrer un doigt dans une oreille ou une narine. — Qu’est-ce que la timidité ? martèle le type, attendant visiblement qu’un participant lève le doigt pour répondre. — C’est mon problème principal dans la vie, dit une jeune femme au fond de la salle. — Non, attends… Brigitte, c’est ça ? Ce n’est pas la bonne façon d’intervenir. Je te le dis à toi, mais c’est valable pour tous. Si vous voulez intervenir, vous effectuez un petit signe de la main et vous vous levez ensuite quand c’est à vous de parler. Vous ne restez pas assis sur votre chaise. La jeune femme, cramoisie, se confond en excuses. — Oui, bien sûr, Philippe, excusez… excuse-moi… Elle se rassoit et lève la main. Sur quoi le Philippe en question enchaîne, sans plus la regarder : — La timidité est donc un problème, c’est ainsi que vous désirez la vivre, n’est-ce pas ? Comme un problème. Il affiche une sorte de petit sourire entendu. — Mais le saviez-vous… votre timidité n’est rien d’autre que votre orgueil, cet orgueil que vous n’osez pas assumer vis-à-vis des autres. Je crois que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à décrocher. Dès le premier jour, dès la première heure. Encore une fois, je me suis retrouvé comme un con, avec de nombreux regrets sur ma façon d’effectuer des choix. C’est vrai que la timidité était une sacrée gêne dans ma vie de tous les jours, mais de là à m’avilir à un tel point, à payer tous ces charlatans pour imaginer trouver une solution, un remède… le ridicule venait tout juste de me sauter aux yeux. Dans le fond, j’aurais dû choisir l’autre stage, celui intitulé Ce que vous devriez savoir pour être moins con. Du coup, je m’apercevais clairement du cynisme dans lequel toutes ces formations avaient été conçues. Et, évidemment, en bon timide que j’étais, la colère commença à me monter au nez. Je levai donc le doigt, et lorsque le regard de Philippe se posa enfin sur moi, je me levai comme un diable surgissant d’une boîte. J’étais écumant de rage et je balbutiai : — La timidité, c’est ne pas oser dire à un connard qui vient de nous baiser qu’il est un connard doublé d’un enfoiré. Mais merci, Philippe, parce que grâce à toi, grâce aussi à ces 800 euros que j’ai désormais autour du cou jusqu’à Noël prochain, je crois que je touche du doigt la réalité comme jamais. Sur quoi, je pris mon blouson, l’enfilai, puis me dirigeai jusqu’à la table où étaient posées les tasses et le pot de café. Je m’en servis une que j’avalai tranquillement, en tournant le dos à l’assemblée. Enfin, j’effectuai une volte-face pour toiser à nouveau tout ce beau monde. On aurait dit une photographie en noir et blanc extraite directement d’un film de Charlie Chaplin. Ils étaient tous en arrêt, les yeux exorbités, même le Philippe en question était figé, le bras levé dans l’axe de son paperboard. Il était blanc comme un linge, et je remarquai que ses lèvres avaient pris la couleur du vieux rose. Puis, sans plus attendre, je me dirigeai vers la sortie. Dehors, les nuages avaient disparu, laissant la place à un immense et profond ciel bleu. Peut-être que, finalement, j’étais parvenu à faire d’une pierre deux coups. C’est sans doute ce jour-là que j’ai perdu ma timidité et que je suis devenu un tout petit peu moins con.|couper{180}
fictions
Procès.
C'est une chance que l'on ne puisse pas filmer les procès. Une chance pour moi car je viens de trouver un job. Un canard local avait besoin d'un dessinateur pour illustrer l'affaire qui a fait grand bruit dans la petite localité ; il y a de ça un an ou deux je ne sais plus. Un homme d'une quarantaine d'années a tué sa maitresse de 40 coups de couteaux et on le juge ce matin. C'est une chance qu'on ne filme que très rarement les procès par ce que si on le faisait la monstruosité deviendrait d'un pathétisme qui flirte avec la banalité la plus crasse. Cela n'ajouterait rien à la stupidité de l'être humain, cela ne relèverait pas plus sa grandeur. L'aspect purement documentaire nous laisserait au bord du gouffre dans une totale incompréhension tellement nous avons l'habitude d'accoler l'image en mouvement à la réalité. J'ai préparé mon matériel, quelques tubes d'aquarelles, ma palette de voyage, deux pinceaux et ma planche à dessin ainsi qu'un paquet de feuilles. Me voici installé désormais un peu en retrait au premier rang. J'observe cet homme dans le box des accusés. C'est un homme ordinaire, il pourrait tout à fait être moi. Crâne dégarni, bouche sensuelle, de petits yeux qui ont du mal à s'ouvrir en grand sur le monde. L'avocat général énonce les faits d'une voix pompeuse, celle de la République j'imagine. Et je le croque rapidement en pensant à mon collègue Daumier. Puis vient le tour de l'avocat de la défense, une femme blonde qui en faisant de grands gestes, propulse des effluves de Chanel N°5. Je la croque sur le même ton. L'accusation et la défense me semblent n'être que des personnages du Théâtre de Guignol chers à la ville où se déroule le procès. Accusé levez-vous, avez vous quelque chose à dire ? demande le Juge, un petit homme sec comme un coup de trique. — Je ne pouvais pas vivre sans elle. Léger brouhaha dans la salle. 40 coups de couteau pour cette raison doit sembler absolument insupportable à l'assistance. Personnellement je ne suis pas loin de trouver cela risible. Totalement ridicule. S'il n'y avait pas un cadavre, ce serait totalement ridicule. Ridicule, le mot fait divaguer mon crayon vers la caricature soudain, j'exagère. Heureusement la peinture permet ensuite de rétablir les choses, d'apporter cette touche réaliste qui plait aux lecteurs. Je me demande si moi je pourrais commettre un tel acte ? D'ailleurs en y réfléchissant ne l'ai je pas déjà commis. Virtuellement s'entend. Lorsque j'avais l'âge de ce type et que l'idée de perdre la femme que j'aime me hantait nuit et jour. Ce qui n'est plus le cas désormais. 20 ans après on en sait un peu plus sur les raisons de son désespoir, sur ce que l'on appelle l'amour aussi. Cependant qu'on ne tue pas les gens ainsi par amour, une fois passée la quarantaine ... Sans doute parce que l'on a compris que ce n'était pas de l'amour. Que l'on se sent foireux parfaitement et qu'on a juste plus qu'une envie c'est de rentrer sous terre, de la boucler tellement on a été con. L'orgueil et la vanité ce sont tous les faux amours que l'on se découvre qui les corrodent aussi surement qu'un acide. — Georges ? c'est toi ? une femme m'agrippe par la manche dans l'escalier. Je reconnais cette voix soudain et me retourne et je vois une vieille femme qui me sourit. — Ah c'est toi je dis comme on rend les armes lors d'une défaite, la queue entre les jambes. — ça fait combien de temps ? 20 ans au moins ... elle dit. — 20 ans, oui je réponds d'une façon que j'essaie de rendre le plus évasive possible. Et je pense à toutes ces années comme autant de coups de couteau que j'aurais moi aussi plantés dans quelque chose, sans doute une partie de moi que je considérais autrefois comme sacrée. — Je suis pressé je dis soudain, malgré moi. Il faut que j'y aille. Et je suis parti comme ça sans me retourner en serrant les dents à me les faire péter.|couper{180}
fictions
40 coups de couteau
C’est une chance que l’on ne puisse pas filmer les procès. Une chance pour moi car je viens de trouver un job. Un canard local avait besoin d’un dessinateur pour illustrer l’affaire qui a fait grand bruit dans la petite localité ; il y a de ça un an ou deux je ne sais plus. Un homme d’une quarantaine d’années a tué sa maitresse de 40 coups de couteaux et on le juge ce matin. C’est une chance qu’on ne filme que très rarement les procès par ce que si on le faisait la monstruosité deviendrait d’un pathétisme qui flirte avec la banalité la plus crasse. Cela n’ajouterait rien à la stupidité de l’être humain, cela ne relèverait pas plus sa grandeur. L’aspect purement documentaire nous laisserait au bord du gouffre dans une totale incompréhension tellement nous avons l’habitude d’accoler l’image en mouvement à la réalité. J’ai préparé mon matériel, quelques tubes d’aquarelles, ma palette de voyage, deux pinceaux et ma planche à dessin ainsi qu’un paquet de feuilles. Me voici installé désormais un peu en retrait au premier rang. J’observe cet homme dans le box des accusés. C’est un homme ordinaire, il pourrait tout à fait être moi. Crâne dégarni, bouche sensuelle, de petits yeux qui ont du mal à s’ouvrir en grand sur le monde. L’avocat général énonce les faits d’une voix pompeuse, celle de la République, j’imagine. Et je le croque rapidement en pensant à mon collègue Daumier. Puis vient le tour de l’avocat de la défense, une femme blonde qui en faisant de grands gestes, propulse des effluves de Chanel N°5. Je la croque sur le même ton. L’accusation et la défense me semblent n’être que des personnages du Théâtre de Guignol chers à la ville où se déroule le procès. Accusé, levez-vous, avez vous quelque chose à dire ? demande le Juge, un petit homme sec comme un coup de trique. — Je ne pouvais pas vivre sans elle. Léger brouhaha dans la salle. 40 coups de couteau pour cette raison doit sembler absolument insupportable à l’assistance. Personnellement je ne suis pas loin de trouver cela risible. Totalement ridicule. S’il n’y avait pas un cadavre, ce serait totalement ridicule. Ridicule, le mot fait divaguer mon crayon vers la caricature soudain, j’exagère. Heureusement la peinture permet ensuite de rétablir les choses, d’apporter cette touche réaliste qui plait aux lecteurs. Je me demande si moi je pourrais commettre un tel acte ? D’ailleurs en y réfléchissant ne l’ai je pas déjà commis. Virtuellement s’entend. Lorsque j’avais l’âge de ce type et que l’idée de perdre la femme que j’aime me hantait nuit et jour. Ce qui n’est plus le cas désormais. 20 ans après on en sait un peu plus sur les raisons de son désespoir, sur ce que l’on appelle l’amour aussi. Cependant qu’on ne tue pas les gens ainsi par amour, une fois passée la quarantaine … Sans doute parce que l’on a compris que ce n’était pas de l’amour. Que l’on se sent foireux parfaitement et qu’on a juste plus qu’une envie c’est de rentrer sous terre, de la boucler tellement on a été con. L’orgueil et la vanité ce sont tous les faux amours que l’on se découvre qui les corrodent aussi surement qu’un acide. — Georges ? c’est toi ? une femme m’agrippe par la manche dans l’escalier. Je reconnais cette voix soudain et me retourne et je vois une vieille femme qui me sourit. — Ah c’est toi je dis comme on rend les armes lors d’une défaite, la queue entre les jambes. — ça fait combien de temps ? 20 ans au moins … elle dit. — 20 ans, oui, je réponds d’une façon que j’essaie de rendre le plus évasive possible. Et je pense à toutes ces années comme autant de coups de couteau que j’aurais moi aussi plantés dans quelque chose, sans doute une partie de moi que je considérais autrefois comme sacrée. — Je suis pressé je dis soudain, malgré moi. Il faut que j’y aille. Et je suis parti comme ça , sans me retourner, en serrant les dents à me les faire péter.|couper{180}