fictions
Fictions courtes, microfictions et feuilletons : des récits brefs où réalisme et fantastique se frôlent. Autofiction, mythes réécrits, visions urbaines et rêves lucides — à lire vite, à relire lentement.
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Participe passé
Il était dévoré. Étouffé. Possédé. C’était toujours la même histoire. Des mots lourds, inévitables, qui s’installaient là où il ne les voulait pas. Des participes passés. Des mots qui avaient déjà tout dit avant même qu’il ouvre la bouche. Et lui, malgré lui, il y avait participé. Il ne savait pas comment c’était arrivé. Pas exactement. Peut-être que c’était écrit quelque part, avant même qu’il le sache. Un cri bloqué. Une main qui s’était abattue. Une absence d’air, un silence qui s’était rempli. Les participes passés, c’était ça : des choses qu’on ne pouvait pas refaire, des restes trop lourds pour disparaître. Dévoré, il avait senti les dents. Étouffé, il avait manqué d’air. Possédé, il avait senti le poids d’un autre en lui. Mais c’était aussi lui. Ce qu’il avait fait. Ce qu’il n’avait pas fait. Ce à quoi il avait participé. Il baissait la tête parfois, souvent même. C’était plus facile comme ça. Mais le poids restait. Comme s’il ne pouvait pas vraiment fuir ces mots. Ce n’étaient plus que des souvenirs. Ce n’étaient plus que des participes. Mais ils continuaient de l’habiter. Il se souvenait. Ça revenait par vagues. Les dents, le cri, le poids. Chaque fois qu’il se taisait, qu’il se laissait faire, qu’il attendait que ça passe, il y participait encore.|couper{180}
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suicide littéraire
Le petit chat est mort, non zut, le petit cheval, mieux, l’âne. Quelque chose est mort. Ce blog s’achève ainsi, en queue de poisson. Comme son personnage principal, le très fameux Patrick Blanchon. Ne riez pas, ne pleurez pas, gardez vos humeurs, votre humidité pour des temps de sécheresse à venir. Arthur Rimbaud aussi a arrêté la poésie pour devenir trafiquant d’armes. Tout doit avoir une fin. Bonne ou mauvaise, peu importe. Comme je n’ai cessé de le dire, tout dans ce blog, ou à peu près, ne fut jamais autre chose que de la fiction, le produit de l’imagination. De l’article en apparence le plus sérieux au plus délirant. Prenez donc du recul, conseil de peintre : ne confondez pas le doigt avec la lune. Et pour tous les compliments, les critiques, les conseils, l’auteur, silencieux, vous en remercie et rend à César ce qui appartient à tout le monde, comme il se doit. J’ai pensé à écrire une petite épitaphe, mais cela serait encore bien exagéré, et inutile. Les histoires sont ainsi faites qu’elles ne sont que des coups de vent. On n’en voit que les effets, mais la cause reste invisible. Y a-t-il d’ailleurs une cause à quoi que ce soit ? On le voudrait et, en même temps, on le craint. L’ignorance est confortable, sécurisante. C’est de là qu’elle tire son énergie et sa durée. L’auteur, lui, ne meurt pas. Il continue sa route, bon an mal an, vers d’autres aventures. Un auteur doit avoir un instinct de survie hors du commun, je crois. Il doit être comme un renard, toujours prêt à y laisser une patte lorsque le piège se referme. Il doit se ronger l’os tout seul et repartir sur trois pattes, en espérant avoir des liens de filiation avec les lézards. Les choses sont têtues, que ce soient les histoires que l’on se ressasse ou la queue des lézards, on n’en finit pas avec elles comme ça. Tout se transforme, se métamorphose sans relâche. Il faut juste étudier les rythmes consciencieusement pour s’en rendre compte. Tout ce que Patrick Blanchon pourrait dire, c’est qu’il s’est bien amusé en jouant l’écrivain, le peintre, l’artiste. Tout ce qui se passe ensuite, à partir de là, lui échappe, comme il se doit, car on n’écrit pas pour soi, évidemment. Ou alors pour une certaine qualité de soi qui est synonyme de l’autre. Ce dont Patrick Blanchon se défendra évidemment en souriant comme un benêt. Pour vous qui avez suivi ce blog, un grand merci ! Il n’y aura pas de cérémonie, pas de messe, rien de tout cela. Juste cette masse de textes que vous pourrez revisiter, si le cœur vous en dit, jusqu’à ce que tout ça disparaisse dans les tréfonds du net, qui riment avec oubliettes.|couper{180}
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ce que vous devriez savoir pour être moins con
— Bienvenue à tous dans cette nouvelle formation, namasté, hello, salut, good morning, bom dia, etc. Le temps que Catherine achève de préparer le café, le thé, je vais juste vérifier avec vous que vous avez bien tous réglé. Par exemple, Simone, je vois que tu n’as pas envoyé de chèque avec ton formulaire d’inscription, et toi, Louis, tu as oublié de signer le tien. Il se lève. C’est un grand type d’une cinquantaine d’années aux tempes argentées, doté d’une barbe de trois jours. — Pas de soucis pour ceux qui ont choisi de payer en plusieurs fois sur internet, le premier versement ne sera effectif que la première semaine du mois prochain, comme convenu. Avec cette période bizarre, je sais que beaucoup d’entre vous traversent de grandes difficultés, notamment sur le plan financier. C’est pourquoi l’association a décidé cette année de faire un effort conséquent, vous l’avez certainement remarqué. — Voilà, Simone, merci pour ta gentillesse. Tu peux venir t’asseoir avec nous… Le petit-déjeuner est prêt, et ces petits tracas administratifs étant réglés, passons tout de suite au plan de cette nouvelle formation. Il s’approche d’un paperboard et tourne la première page pour laisser apparaître le fameux plan. — Tout d’abord, parlons des horaires. Nous commençons à 9h et prendrons une pause de 12h à 13h, puis nous enchaînerons l’après-midi jusqu’à 17h. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que la ponctualité est nécessaire, évidemment. Nous ne sommes plus à l’école, nous sommes tous responsables de nos actes, n’est-ce pas ? — Qu’est-ce que la timidité ? Vous le savez tous bien sûr, puisque vous êtes là. Il sourit en découvrant une dentition impeccable. Petite vague d’ébaubissement doublée de connivence dans la salle. Certaines semblent se détendre tandis que d’autres n’hésitent pas à se tripoter le menton, à se fourrer un doigt dans une oreille ou une narine. — Qu’est-ce que la timidité ? martèle le type, attendant visiblement qu’un participant lève le doigt pour répondre. — C’est mon problème principal dans la vie, dit une jeune femme au fond de la salle. — Non, attends… Brigitte, c’est ça ? Ce n’est pas la bonne façon d’intervenir. Je te le dis à toi, mais c’est valable pour tous. Si vous voulez intervenir, vous effectuez un petit signe de la main et vous vous levez ensuite quand c’est à vous de parler. Vous ne restez pas assis sur votre chaise. La jeune femme, cramoisie, se confond en excuses. — Oui, bien sûr, Philippe, excusez… excuse-moi… Elle se rassoit et lève la main. Sur quoi le Philippe en question enchaîne, sans plus la regarder : — La timidité est donc un problème, c’est ainsi que vous désirez la vivre, n’est-ce pas ? Comme un problème. Il affiche une sorte de petit sourire entendu. — Mais le saviez-vous… votre timidité n’est rien d’autre que votre orgueil, cet orgueil que vous n’osez pas assumer vis-à-vis des autres. Je crois que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à décrocher. Dès le premier jour, dès la première heure. Encore une fois, je me suis retrouvé comme un con, avec de nombreux regrets sur ma façon d’effectuer des choix. C’est vrai que la timidité était une sacrée gêne dans ma vie de tous les jours, mais de là à m’avilir à un tel point, à payer tous ces charlatans pour imaginer trouver une solution, un remède… le ridicule venait tout juste de me sauter aux yeux. Dans le fond, j’aurais dû choisir l’autre stage, celui intitulé Ce que vous devriez savoir pour être moins con. Du coup, je m’apercevais clairement du cynisme dans lequel toutes ces formations avaient été conçues. Et, évidemment, en bon timide que j’étais, la colère commença à me monter au nez. Je levai donc le doigt, et lorsque le regard de Philippe se posa enfin sur moi, je me levai comme un diable surgissant d’une boîte. J’étais écumant de rage et je balbutiai : — La timidité, c’est ne pas oser dire à un connard qui vient de nous baiser qu’il est un connard doublé d’un enfoiré. Mais merci, Philippe, parce que grâce à toi, grâce aussi à ces 800 euros que j’ai désormais autour du cou jusqu’à Noël prochain, je crois que je touche du doigt la réalité comme jamais. Sur quoi, je pris mon blouson, l’enfilai, puis me dirigeai jusqu’à la table où étaient posées les tasses et le pot de café. Je m’en servis une que j’avalai tranquillement, en tournant le dos à l’assemblée. Enfin, j’effectuai une volte-face pour toiser à nouveau tout ce beau monde. On aurait dit une photographie en noir et blanc extraite directement d’un film de Charlie Chaplin. Ils étaient tous en arrêt, les yeux exorbités, même le Philippe en question était figé, le bras levé dans l’axe de son paperboard. Il était blanc comme un linge, et je remarquai que ses lèvres avaient pris la couleur du vieux rose. Puis, sans plus attendre, je me dirigeai vers la sortie. Dehors, les nuages avaient disparu, laissant la place à un immense et profond ciel bleu. Peut-être que, finalement, j’étais parvenu à faire d’une pierre deux coups. C’est sans doute ce jour-là que j’ai perdu ma timidité et que je suis devenu un tout petit peu moins con.|couper{180}
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Procès.
C'est une chance que l'on ne puisse pas filmer les procès. Une chance pour moi car je viens de trouver un job. Un canard local avait besoin d'un dessinateur pour illustrer l'affaire qui a fait grand bruit dans la petite localité ; il y a de ça un an ou deux je ne sais plus. Un homme d'une quarantaine d'années a tué sa maitresse de 40 coups de couteaux et on le juge ce matin. C'est une chance qu'on ne filme que très rarement les procès par ce que si on le faisait la monstruosité deviendrait d'un pathétisme qui flirte avec la banalité la plus crasse. Cela n'ajouterait rien à la stupidité de l'être humain, cela ne relèverait pas plus sa grandeur. L'aspect purement documentaire nous laisserait au bord du gouffre dans une totale incompréhension tellement nous avons l'habitude d'accoler l'image en mouvement à la réalité. J'ai préparé mon matériel, quelques tubes d'aquarelles, ma palette de voyage, deux pinceaux et ma planche à dessin ainsi qu'un paquet de feuilles. Me voici installé désormais un peu en retrait au premier rang. J'observe cet homme dans le box des accusés. C'est un homme ordinaire, il pourrait tout à fait être moi. Crâne dégarni, bouche sensuelle, de petits yeux qui ont du mal à s'ouvrir en grand sur le monde. L'avocat général énonce les faits d'une voix pompeuse, celle de la République j'imagine. Et je le croque rapidement en pensant à mon collègue Daumier. Puis vient le tour de l'avocat de la défense, une femme blonde qui en faisant de grands gestes, propulse des effluves de Chanel N°5. Je la croque sur le même ton. L'accusation et la défense me semblent n'être que des personnages du Théâtre de Guignol chers à la ville où se déroule le procès. Accusé levez-vous, avez vous quelque chose à dire ? demande le Juge, un petit homme sec comme un coup de trique. — Je ne pouvais pas vivre sans elle. Léger brouhaha dans la salle. 40 coups de couteau pour cette raison doit sembler absolument insupportable à l'assistance. Personnellement je ne suis pas loin de trouver cela risible. Totalement ridicule. S'il n'y avait pas un cadavre, ce serait totalement ridicule. Ridicule, le mot fait divaguer mon crayon vers la caricature soudain, j'exagère. Heureusement la peinture permet ensuite de rétablir les choses, d'apporter cette touche réaliste qui plait aux lecteurs. Je me demande si moi je pourrais commettre un tel acte ? D'ailleurs en y réfléchissant ne l'ai je pas déjà commis. Virtuellement s'entend. Lorsque j'avais l'âge de ce type et que l'idée de perdre la femme que j'aime me hantait nuit et jour. Ce qui n'est plus le cas désormais. 20 ans après on en sait un peu plus sur les raisons de son désespoir, sur ce que l'on appelle l'amour aussi. Cependant qu'on ne tue pas les gens ainsi par amour, une fois passée la quarantaine ... Sans doute parce que l'on a compris que ce n'était pas de l'amour. Que l'on se sent foireux parfaitement et qu'on a juste plus qu'une envie c'est de rentrer sous terre, de la boucler tellement on a été con. L'orgueil et la vanité ce sont tous les faux amours que l'on se découvre qui les corrodent aussi surement qu'un acide. — Georges ? c'est toi ? une femme m'agrippe par la manche dans l'escalier. Je reconnais cette voix soudain et me retourne et je vois une vieille femme qui me sourit. — Ah c'est toi je dis comme on rend les armes lors d'une défaite, la queue entre les jambes. — ça fait combien de temps ? 20 ans au moins ... elle dit. — 20 ans, oui je réponds d'une façon que j'essaie de rendre le plus évasive possible. Et je pense à toutes ces années comme autant de coups de couteau que j'aurais moi aussi plantés dans quelque chose, sans doute une partie de moi que je considérais autrefois comme sacrée. — Je suis pressé je dis soudain, malgré moi. Il faut que j'y aille. Et je suis parti comme ça sans me retourner en serrant les dents à me les faire péter.|couper{180}
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40 coups de couteau
C’est une chance que l’on ne puisse pas filmer les procès. Une chance pour moi car je viens de trouver un job. Un canard local avait besoin d’un dessinateur pour illustrer l’affaire qui a fait grand bruit dans la petite localité ; il y a de ça un an ou deux je ne sais plus. Un homme d’une quarantaine d’années a tué sa maitresse de 40 coups de couteaux et on le juge ce matin. C’est une chance qu’on ne filme que très rarement les procès par ce que si on le faisait la monstruosité deviendrait d’un pathétisme qui flirte avec la banalité la plus crasse. Cela n’ajouterait rien à la stupidité de l’être humain, cela ne relèverait pas plus sa grandeur. L’aspect purement documentaire nous laisserait au bord du gouffre dans une totale incompréhension tellement nous avons l’habitude d’accoler l’image en mouvement à la réalité. J’ai préparé mon matériel, quelques tubes d’aquarelles, ma palette de voyage, deux pinceaux et ma planche à dessin ainsi qu’un paquet de feuilles. Me voici installé désormais un peu en retrait au premier rang. J’observe cet homme dans le box des accusés. C’est un homme ordinaire, il pourrait tout à fait être moi. Crâne dégarni, bouche sensuelle, de petits yeux qui ont du mal à s’ouvrir en grand sur le monde. L’avocat général énonce les faits d’une voix pompeuse, celle de la République, j’imagine. Et je le croque rapidement en pensant à mon collègue Daumier. Puis vient le tour de l’avocat de la défense, une femme blonde qui en faisant de grands gestes, propulse des effluves de Chanel N°5. Je la croque sur le même ton. L’accusation et la défense me semblent n’être que des personnages du Théâtre de Guignol chers à la ville où se déroule le procès. Accusé, levez-vous, avez vous quelque chose à dire ? demande le Juge, un petit homme sec comme un coup de trique. — Je ne pouvais pas vivre sans elle. Léger brouhaha dans la salle. 40 coups de couteau pour cette raison doit sembler absolument insupportable à l’assistance. Personnellement je ne suis pas loin de trouver cela risible. Totalement ridicule. S’il n’y avait pas un cadavre, ce serait totalement ridicule. Ridicule, le mot fait divaguer mon crayon vers la caricature soudain, j’exagère. Heureusement la peinture permet ensuite de rétablir les choses, d’apporter cette touche réaliste qui plait aux lecteurs. Je me demande si moi je pourrais commettre un tel acte ? D’ailleurs en y réfléchissant ne l’ai je pas déjà commis. Virtuellement s’entend. Lorsque j’avais l’âge de ce type et que l’idée de perdre la femme que j’aime me hantait nuit et jour. Ce qui n’est plus le cas désormais. 20 ans après on en sait un peu plus sur les raisons de son désespoir, sur ce que l’on appelle l’amour aussi. Cependant qu’on ne tue pas les gens ainsi par amour, une fois passée la quarantaine … Sans doute parce que l’on a compris que ce n’était pas de l’amour. Que l’on se sent foireux parfaitement et qu’on a juste plus qu’une envie c’est de rentrer sous terre, de la boucler tellement on a été con. L’orgueil et la vanité ce sont tous les faux amours que l’on se découvre qui les corrodent aussi surement qu’un acide. — Georges ? c’est toi ? une femme m’agrippe par la manche dans l’escalier. Je reconnais cette voix soudain et me retourne et je vois une vieille femme qui me sourit. — Ah c’est toi je dis comme on rend les armes lors d’une défaite, la queue entre les jambes. — ça fait combien de temps ? 20 ans au moins … elle dit. — 20 ans, oui, je réponds d’une façon que j’essaie de rendre le plus évasive possible. Et je pense à toutes ces années comme autant de coups de couteau que j’aurais moi aussi plantés dans quelque chose, sans doute une partie de moi que je considérais autrefois comme sacrée. — Je suis pressé je dis soudain, malgré moi. Il faut que j’y aille. Et je suis parti comme ça , sans me retourner, en serrant les dents à me les faire péter.|couper{180}
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Résistance à la figure
C'est venu comme ça, sans vraiment qu'il y fasse attention. Harold est peintre et depuis des années il peint des visages, des paysages, des pots de toutes sortes. Ça marche assez bien, et il arrive à les faire vivre, son épouse et lui, avec des ventes de tableaux régulières. Au bout de quelques années, il est parvenu à se constituer une clientèle fidèle à qui il envoie des emails pour proposer chaque fois une nouvelle toile, une nouvelle collection. Mais depuis quelques mois, il se lasse de cette routine sans savoir pourquoi. Dans quelques jours, il va avoir 50 ans et, lorsqu'il regarde en arrière, il ne voit que cette longue cohorte de peintures qui, au bout du compte, tient plus de l'ordre de la déco que de la vraie peinture. Cette vraie peinture qui l’obsédait dans sa jeunesse quand il se trouvait face à une toile de Rothko ou de Pollock, et qu'il avait laissée tomber parce que ça n’intéressait que peu de personnes. Il ne gagnait pas sa vie avec ce qu'il appelait la vraie peinture. Et puis le printemps est arrivé, et quelque chose dans l'air, comme une profonde nostalgie, s'est soudain emparé de lui. Il a commencé, sur un bout de table, à réaliser de tout petits tableaux à l'aquarelle sur papier. Des choses sans réfléchir, bordéliques, avec quelques rehauts à l'encre de Chine. C'est comme ça qu'il est entré doucement, sans s'en apercevoir vraiment, en résistance contre une chose assez vague qu'il ne supporte plus. Au bout de quelques jours, il a accumulé une trentaine de petits formats qu'il a étalés sur la grande table de son atelier. Il éprouve une affection particulière pour ces ébauches — il ne peut pas appeler ça autrement. En même temps, il a l'impression de retrouver ses 20 ans, et ça lui fait un drôle d'effet. Comme si le fait de s'être lâché avait eu le pouvoir d'abolir toutes ces années d'application, et surtout ce personnage de peintre qui ne lui convient pas, il s'en rend compte. Ce gars-là, ce n’est pas moi, se dit-il. Je suis rentré dans sa peau un beau jour, mais ce n’est pas moi. Pas possible. C'est comme cela qu'un jour Harold est entré en résistance, sur le tard. Est-ce à cause du printemps, de l'âge, de la fatigue, d'une nostalgie de sa jeunesse ? Il ne le sait pas vraiment. Peut-être un mélange de tout cela. Ce qu'il sait, en revanche, c'est qu'il se sent terriblement bien à peindre des choses qui ne représentent rien de spécial. Il a juste l'impression d'avoir retrouvé un amour de jeunesse perdu depuis des années. Tant pis si ça ne se vend pas, se dit-il. C'est juste ce que j’ai envie de faire désormais, pour retrouver ma vie. Et cela vaut bien tout l’or du monde. Ils habitent une maison de ville, Jane et lui, située dans une petite rue à sens unique. C’est un coin tranquille, il n’y a pas à se plaindre. Le seul souci, c’est lorsque il pleut et que les véhicules passent à vive allure devant chez eux. À ce moment-là, c’est régulier : l’eau projetée par les voitures et les camions s’infiltre sous leur porte d’entrée et inonde l’entrée. Cela fait plusieurs fois qu’ils ont appelé la voirie. Des travaux timides ont été effectués, mais le problème d’inondation régulière subsiste. Il y a un an de ça, Harold avait décroché son téléphone pour appeler le fameux service, et il était resté poli, comme toujours. Jane bouillait littéralement à côté de lui pendant le coup de fil. -- Tu es vraiment trop gentil, lui avait-elle jeté. Tu veux que je te ressorte la feuille d’impôts pour te montrer tout ce que nous payons chaque année ? Et c’est vrai qu’ils payaient une vraie fortune chaque année pour le foncier. Le village où ils vivent avait traversé des périodes florissantes il y a bien des années, du temps où les usines du coin tournaient à bonne allure. Mais ce n’était plus le cas. Il suffisait seulement d’être propriétaire dans le coin pour se faire copieusement étriller. Justement, il commence à pleuvoir à nouveau. La météo l’avait prévu : il va tomber en vingt-quatre heures autant d’eau que durant un mois normal. Quand l’eau a commencé à s’infiltrer sous leur porte d’entrée, ce coup-là, Harold a tout de suite pris son téléphone pour appeler la voirie. Et il s’est mis à se foutre en boule copieusement dès que l’opératrice a décroché. Ça lui faisait un bien fou, exactement comme ne plus peindre ses pots et ses paysages à la con. -- Et puisque c’est ainsi, acheva-t-il au summum de la rage — qu’il était toujours étonné de constater en lui ce faisant — il déclara : Vous pouvez aller vous faire foutre pour vos impôts fonciers, je n’en paierai pas un seul cent cette année. Et si vous devez me foutre en taule, faites-le ! Puis il raccrocha. Quelques heures après, il faisait beau temps à nouveau et il se mit à siffloter en prenant une grande toile qu’il accrocha au mur, en lançant sur elle des seaux de peinture. Harold se dit qu’il était en résistance, définitivement, contre quelque chose d’important. Même si, là tout de suite, il ne savait pas ce que c’était. Ce n’était pas grave. L’énergie que cette résistance lui offrait valait bien toutes les explications du monde.|couper{180}
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La signature du silure.
La signature du silure Mao a quinze ans. Cela fait un an qu’il écrit à Floriane. Chaque jour. Aujourd’hui, il va la revoir. Il marche depuis la gare. Personne ne l’attend. Quatre kilomètres. Plein soleil. Il transpire, mais n’y pense pas. L’excitation est intacte, un peu trop forte. Il craint qu’elle explose. Chaque jour à la pension, il a redouté que rien n’arrive. Puis le recteur entrait. Une enveloppe. Tout s’arrêtait. Il la rangeait dans sa poche. Ne pas lire devant les autres. Trop intime. Il attendait d’être seul, au bord de la rivière. Il ne sait pas ce que c’est, l’amour. Trop de versions contradictoires. Il ne veut pas y penser. Ce qu’il ressent, c’est l’attente. L’impatience. Il retourne au hameau. Même routine. Même décor. Floriane fait un stage. Ils ne se verront pas tous les jours. Elle lui a écrit. Il n’a pas répondu. Il s’en veut, un peu. Il pense à son vieux Solex. Aux virées pour pêcher. Aux gardons de l’Aumance. Il se distrait. Le soleil tape. Il approche de la ferme du vieux con. C’est son grand-père qui l’appelle ainsi. D’habitude, il ne dit jamais de mal des gens. Plus loin, le hameau. Les toits. La cour. Il la voit. Elle. Une moto. Un homme. Ils s’embrassent. Il comprend. Pas d’un coup. Lentement. Comme un voile qu’on soulève. Elle se tourne. Dit quelque chose. Le type aussi. Il s’approche. Fait semblant. Sourit. Parle. Ment. Floriane le regarde. Triste. Souriante. Il part. Il pêche seul. Il tend la ligne. L’esprit ailleurs. Il ne veut rien attraper. Il veut juste qu’on le laisse tranquille. La paix. La berge. Le bruit de l’eau. Et puis le scion plie. Un à-coup. La canne vrille. Il lâche. Elle file, tirée vers le lit de la rivière. Disparaît. Un silure, sans doute. Enorme. Incontrôlable. Il regarde l’eau. Longtemps. Comme si quelque chose s’était arraché. Pas seulement la canne. Quelque chose d’enfoui. Il se dit que c’est fini. Que c’est très bien comme ça. Dans le train, il pense à elle. Aux lettres. Elle lui a rendu les siennes, liées par un ruban bleu. Elle a dit : « Dommage que tu n’aies pas répondu. » Il y pense encore. Il pense au silure. À la canne arrachée. À ce qu’il a perdu. Il pense à son grand-père. À son silence. Ce silence qu’il commence à comprendre. Le train entre en gare. Il se lève. Il se dit qu’il parlera moins. Ou autrement. Peut-être qu’il écrira. The Catfish’s Signature Mao is fifteen. He’s been writing to Floriane for a year now. Every single day. Today, finally, he’s going to see her again. He’s walking from the train station, alone. No one came to meet him. Four kilometers under the sun, and he’s still not tired. He’s sweating, but barely notices. The excitement is still there, intact, maybe too strong. He’s a bit afraid it might explode. At school, each day, he feared getting nothing. Then the rector would appear with an envelope. Everything stopped for a second. Mao would slide it into his pocket. Never read it in front of the others. Too intimate. He preferred to wait, go sit by the river, and read it alone. He doesn’t know if this is love. He’s heard so many contradictory things about what love is, he’s given up trying to define it. What he feels is clear enough : a tension, an urgency, a kind of longing that fills his body and his head. He’s going back to the village now. Same place, same people. Floriane wrote that she has a hospital internship and won’t be available every day. He understood, but he didn’t answer her last letter. They were supposed to meet soon, so he thought it didn’t matter. Now, he regrets that silence. He wonders if the old Solex his grandfather gave him still works. He used it to ride out and fish. He thinks about catching roach in the Aumance. It's a good distraction. The sun is beating down. He passes the farm his grandfather calls “the old bastard’s place.” It must be serious, Mao thinks — his grandfather rarely says bad things about people. Then he reaches the village. He sees the roofs, the farmyard. And then he sees her. Floriane. With a guy on a motorbike. They’re kissing. It doesn’t hit him all at once. It comes slowly, like a curtain being drawn back. She turns to the guy, whispers something. He turns too. Mao walks up. Smiles. Pretends. Says something casual. Lies. Floriane looks at him, sad and smiling at the same time. He leaves. He goes fishing, alone. Casts his line, halfheartedly. He doesn’t want to catch anything. He just wants peace. The sound of water. The quiet. Then the rod bends. A violent pull. The line stretches, the rod jerks out of his hands and disappears into the river. Probably a catfish. A huge one. He stares at the surface. Something just got torn away. Not just the rod. Something deeper. Something buried. He tells himself it’s over. And maybe that’s fine. On the train back to the city, he thinks about Floriane. About the letters. She gave them back, tied with a blue ribbon. She said, “It’s a shame you didn’t write back. I thought you’d stopped caring.” He keeps thinking about that. About the catfish. About what was taken. About what he let go. He thinks about his grandfather too. About his silence. A silence that used to feel like a wall, and now feels more like a way to endure things that leave you without words. The train pulls into the station. Mao grabs his bag. He tells himself he’ll speak less from now on. Or differently. Maybe he’ll write.|couper{180}
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Oublier l’éveil.
Il fallait que Cheng trace quatre ou cinq traits à l’encre pour se sentir éveillé. Ensuite, une tasse de thé noir sans sucre. Dans sa masure, aucun luxe. Cheng n’était pas pauvre. Peintre lettré, ses peintures suffisaient à ses maigres besoins. Il avait dépassé la soixantaine. Il restait modeste. Il attendait encore l’essentiel, sans l’attendre. Il s’en remettait à la discipline : une attention sans faille à de minuscules gestes. Dès qu’il quittait sa natte, il s’asseyait à la table devant la fenêtre qui donnait sur la vallée. Il fermait les yeux, respirait, trempait le pinceau dans l’encre, et laissait la main suivre son mouvement, emportée par l’expiration. Quatre ou cinq traits, réalisés avec la plus grande concentration. Sentir la feuille bruisser, entendre les cris d’oiseaux, le poids des pattes des fourmis sur le plancher. Être mêlé à ces premiers instants donnait à ses gestes une solennité burlesque pour tout observateur. Chaque matin, Cheng s’enfonçait dans la discipline de ces traits. Oublier l’éveil. Entrer dans la feuille blanche.|couper{180}
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Les ombres de Lisbonne : Rencontre avec Fernando Pessoa
Je ne sais plus où je l’ai rencontré. Pas à « A Brasileira », ça non. Peut-être une ruelle de Mártires, peut-être une salle enfumée du côté de Sacramentos. Les lieux se recouvrent quand quelqu’un s’est mis à compter pour de bon. Le temps aussi. Avions-nous vingt ans, trente, quarante ? Je ne retrouve pas l’étiquette. Je sais seulement que Fernando a pris sa place dans ma vie comme si elle l’attendait, et que je l’ai suivi, moi, avec mon air d’écrivaillon en partance, persuadé que la mélancolie était un viatique. Lisbonne, je la revois en pentes raides, en jasmin qui traîne dans les soirs, et en ce vin blanc un peu aigre qui nous tenait compagnie. Nous marchions beaucoup. Longtemps sans parler, sauf pour décider d’un verre, d’un comptoir, d’une ombre où se poser quand la lumière devenait trop dure. Fernando travaillait au port : traductions pour des transitaires, rien de glorieux, mais il s’y tenait avec une sorte d’élégance pauvre. Chapeau sombre, lunettes bon marché, moustache fine, coudes lustrés par l’usage. Il arrivait en fin d’après-midi, à pas mesurés, comme s’il ne voulait pas déranger le trottoir. Il avait ce mince sourire qui ne s’ouvre pas tout à fait. Sa gravité me faisait parfois rire intérieurement, tant elle semblait décalée avec la vie qui braillait autour de nous, mais je me retenais ; alors on allait boire, et regarder le quartier s’agiter sans s’y mêler. Il parlait peu. Quand il lâchait le nom d’une ville inconnue, c’était comme une allumette dans le noir. Un jour j’ai compris qu’il avait grandi à Durban, à cause de son anglais net, sans accent, et d’une façon de prononcer certains mots comme s’ils lui revenaient de loin. Il portait une mélancolie constante, non pas spectaculaire : quelque chose qui voilait le regard derrière les verres, même quand il paraissait simplement fatigué. Toujours discret, toujours exact. Il écrivait, bien sûr. Sinon, à quoi bon cette fidélité ? Les soirs où nous étions déjà trop avancés, il me lisait ses poèmes d’abord en portugais, pour la musique, puis il traduisait à sa manière, moitié français, moitié anglais, en cherchant le point juste. Je comprenais mal la langue, mais j’entendais la matière : les consonnes sèches, les voyelles humides, la phrase tenue sans emphase, dite d’une voix presque froide. Il m’arrive encore de l’entendre, longtemps après, dans son français hésitant : « Naviguer est précieux, vivre n’est pas précieux. » illustration Photographie noir et blanc de Fernando Pessoa|couper{180}
fictions
L’art difficile de disparaître
À partir du moment où il décida de ne plus vouloir interagir avec le monde, le monde se rua sur lui. Ce fut immédiat. Presque violent. Lui, qui avait cru qu’en tirant un trait, un grand, un vrai, il se fondrait dans la masse indistincte de tous les anonymes, se retrouva au contraire happé par une lumière crue. Plus il tentait de disparaître, plus on le remarquait. Il ne répondit plus aux appels. Le téléphone sonna deux fois plus souvent. Il cessa d’ouvrir ses mails. On se mit à le chercher, à insister, à frapper à sa porte. Il voulait s’effacer, mais le monde s’acharnait à le rappeler à lui, comme si une force obscure ne supportait pas qu’un individu ose lui échapper. Ce n’était pas le monde d’autrefois, celui des silences respectueux et des absences polies. C’était un monde qui ne tolérait plus les disparitions. Un monde où chaque retrait était perçu comme une provocation. Les algorithmes, les notifications, les regards inquisiteurs des réseaux sociaux ne lui laissaient aucun répit. On voulait savoir. Où il était. Ce qu’il faisait. Pourquoi il se taisait. Son silence, qu’il espérait comme un refuge, devint un cri. Pourquoi ne voulait-il plus interagir ? On posa la question. Pas à lui directement, bien sûr : il avait verrouillé tous les accès. Mais les discussions commencèrent à fleurir autour de lui, sans lui. Dans des cercles d’amis, dans des bureaux, sur des écrans. Chacun y allait de sa théorie. "Un burn-out ?" "Une maladie ?" "Il se croit supérieur ?" "Il joue au martyr ?" Tous se mirent à combler son absence par des hypothèses. Plus il se taisait, plus on parlait pour lui. Le pire, c’était peut-être ça. Le bruit. Ce bruit insupportable qui naissait de son silence. On l’attendait à la fenêtre. On le surveillait, on guettait le moindre mouvement de rideau. Un jour, un voisin fit un pas de trop et tenta de le forcer à "revenir". "Tu sais, on s’inquiète. Tu devrais sortir, parler, te reconnecter. Ce n’est pas bon de s’isoler comme ça." Il n’écouta pas. Le voisin insista, presque vexé de ne pas obtenir de réponse. Ce fut le début d’une cascade de tentatives. Des appels à la solidarité. Des invitations bienveillantes. Puis, des injonctions. Le monde, croyait-il, voulait juste qu’il participe. Mais il comprit peu à peu qu’il ne s’agissait pas de cela. Le monde voulait qu’il se conforme. Un jour, il ferma les volets pour de bon. Il se débarrassa de son téléphone, de son ordinateur, de tout ce qui pouvait servir de passerelle entre lui et ce monde envahissant. Enfin, il crut toucher ce qu’il cherchait depuis le début : l’effacement. Mais le monde, blessé de son indifférence, ne le laissa pas en paix. Il fit irruption par tous les interstices possibles. Un bruit dans l’immeuble. Une lettre oubliée dans la boîte aux lettres. Une chaîne Youtube où l’on parlait de lui. Le monde, c’était une bête qu’on ne pouvait ignorer. Une hydre dont une ou pluieurs têtes revenait la charge, toujours. Peu à peu il cèda à la force centrifuge et centripète, il devint feuille fatiguée d'être agitée par l'immobilité des chènes. Pire encore, il s’aperçut qu’il échangeait avec les autres. Oh, pas tout de suite, bien sûr. Cela avait commencé discrètement, insidieusement. Une photo partagée qu’il avait likée sans réfléchir. Un commentaire posté, presque machinalement. Puis, un message reçu, auquel il avait répondu, en se disant que c’était "juste une fois". Rien de grave, pensait-il. Mais à chaque interaction, il s’éloignait un peu plus de son serment initial : se retirer du monde. C’était comme une marée. Les échanges venaient à lui, tranquilles, inoffensifs, puis grossissaient, l’engloutissaient. Et il y participait, malgré lui. Tout en lui criait de s’en éloigner, mais sa main continuait de tapoter, d’envoyer des émojis, de répondre par des phrases courtes et banales. Une fois lancé, il ne pouvait plus s’arrêter. Au début, ce n’étaient que des "like". Des petits clics inoffensifs, presque des réflexes. Et pourtant, chaque like était une défaite. Un moment où il tendait la main vers le monde qu’il avait voulu fuir. Puis vinrent les commentaires. Des phrases anodines, des compliments creux. "Très belle photo !" "Génial, ton projet !" "Tu es incroyable !" Il se surprit à écrire des mots qu’il ne pensait même pas, pour des gens qu’il n’avait jamais vraiment regardés. Mais ce n’était pas tout. Il découvrit avec effroi qu’il recevait aussi des commentaires dithyrambiques en retour. Des vagues d’éloges, des "Merci pour ton soutien", des "Tu es une inspiration !" Cela aurait dû le gêner, l’écœurer. Mais non. Cela flattait une part de lui qu’il aurait voulu ignorer. Une part qui cherchait encore, malgré tout, l’attention, l’approbation. Il aurait voulu dire qu’il n’avait pas besoin de cela, qu’il était au-dessus de tout ça. Mais il ne l’était pas. Il s’y noyait. Il se persuadait qu’il restait fidèle à son objectif : s’élever au-dessus de la mêlée. Ne plus être comme les autres. Mais il lui fallait bien l’admettre : plus il voulait s’élever, plus il descendait. Chacune de ses interactions, si anodine qu’elle paraisse, le ramenait un peu plus profondément dans cette vie d’ici-bas, faite de gestes vides, de flatteries réciproques, de faux-semblants. Il réalisa que c’était là la dure loi de la vie ici-bas : tout effort pour s’élever était un pas vers la chute. Ceux qui voulaient trop fuir le monde s’y retrouvaient prisonniers. Ceux qui méprisaient la foule en devenaient les serviteurs. Il fallait l’accepter. Le monde n’avait jamais permis à personne de s’en retirer complètement. Alors, il cessa de lutter. Il se mit à répondre aux messages sans rechigner, à commenter les posts des autres avec une assiduité polie. Il likait tout ce qu’il voyait. Il partageait des gifs. Et bientôt, il s’aperçut qu’il en tirait même une certaine satisfaction. Peut-être qu’en fait, il ne voulait pas s’élever. Peut-être que cette idée de détachement était une illusion, un mensonge qu’il s’était raconté pour se sentir supérieur. Peut-être que c’était ça, la vie ici-bas : accepter de descendre, encore et encore... et en souriant si possible.|couper{180}
fictions
19 décembre 2018
Cela commença par un frisson, dû sans doute aux nuits d'insomnie, à ces mots jetés sur le papier comme on remplit des sacs poubelles. Puis le tremblement gagna tout mon corps, avec cette sensation de froid glacial. Nous étions en août. Les voix des grands Zaïrois montaient de la rue des Poissonniers, mêlées aux cris des martinets. Même fenêtre fermée, je les entendais. Des odeurs de chevreau grillé les accompagnaient - cette viande brûlée m'était insupportable. En me levant pour boire, je constatai qu'il ne me restait presque plus de tabac. En fouillant mes poches, un billet de 50 francs tomba comme une manne. Providence de mon désordre. Je descendis, évitant la concierge absente, et m'engouffrai dans la chaleur du soir. Traversant à grandes enjambées la cohue de Chateau-Rouge, ses odeurs de piment et de sueur, j'atteignis enfin la rue Custine. Peu à peu, je ralentis, la rage retombant. Les platanes formaient une haie d'honneur vers Jules Joffrin. Ce fut dans ce café que je m'arrêtai. Après une bière, en sortant des toilettes, je la vis - une femme sans âge, mal fagotée, ivre. Nous nous accrochâmes l'un à l'autre sans détour. « On va chez toi ? » Je me souviens encore, des années après, de son humiliation : « Vas-y bon Dieu, baise-moi ! Plus fort ! » Mais je restais d'une mollesse insultante. Au quatrième « Qu'est-ce tu fous, connard ? », je me levai, me rhabillai et la flanquai dehors. « Et tu crois que c'est gratuit ? » Je lui tendis le billet de 50 francs. Elle partit sans demander son reste. Assis sur mon lit, une migraine me terrassant, je mis la bouilloire en route. Et je me mis à rire. D'abord léger, puis tonitruant, jusqu'à l'hystérie - vidant mes poumons de l'air vicié de ces dernières heures. J'ouvris la fenêtre sur la nuit qui enveloppait les façades de craie. Une cigarette, une respiration lente. Le calme revint. Dans le couloir, la folle rentrait chez elle. Ses hurlements étouffés, ses grattements aux murs, puis plus rien. Je crois que c'est à partir de ce jour que j'ai décidé de ne plus écrire une seule ligne. Nous fabriquons des objets dans l'instant, mus par des intentions multiples, tant la confusion de vivre se mêle dans l'être et l'avoir. Pour retrouver la clarté, il faut bien plus biffer qu'ajouter. Mais comment se séparer du trop-plein ? Comment retrouver la faim, la soif naturelles ? Dans la régularité, peu à peu, le chaos - cent fois, mille fois revisité par la mémoire mensongère - laisse l'eau troublée malgré tous les efforts. Sans doute parce que ces efforts ne servent qu'à conclure que notre lucidité n'est rien d'autre que la dernière de nos illusions.|couper{180}