Le pays des purs
Je suis parti sans plan, avec cette idée molle mais tenace d’aller vers un ailleurs qui me tirait depuis des années. L’ancienne route de la soie était là, comme un axe possible. Par Zahedan, je me suis retrouvé à une cinquantaine de kilomètres de la frontière du Pakistan. Le car venait de Téhéran. Depuis quelques heures j’attendais dans la petite gare routière, assis dans une des rares zones d’ombre. La chaleur écrasait tout. Pas de vent. Les façades blanches en pisé renvoyaient la lumière avec une force presque liquide ; l’air tremblait. Il devait être deux heures de l’après-midi. Les ombres étaient courtes, le contraste dur, et cette ville vide me rappelait Catane sous le soleil, ces rues larges où personne ne marche. Un pick-up a surgi dans une pétarade, levant un nuage de poussière. Quelques hommes à l’arrière, silhouettes afghanes sans doute, qui remontaient vers Quetta ou plus loin encore. Je me suis levé, j’ai fait signe. « Mirjavé ? la frontière ? » Le chauffeur a hoché la tête dans le sens qui veut dire oui ici, et m’a indiqué du pouce la plateforme. J’ai saisi mon sac et j’ai grimpé. L’air de la course me faisait déjà du bien. Je voulais passer avant la nuit. On a quitté la ville. La piste longeait un grillage interminable ; les derniers kilomètres étaient un no man’s land de poussière et de silence entre l’Iran et le Pakistan. À Mirjavé, le poste de douane était une pièce basse saturée de mouches. Un gros homme en uniforme, trempé de sueur, ne luttait plus. Un ventilateur tournait sans conviction. Des papiers s’empilaient partout. Dans un coin un autre homme dormait sur sa chaise. Les formalités ont été rapides. Nous n’étions que quelques voyageurs à attendre le bus qui repartirait dans le désert. Le chauffeur pakistanais était un grand diable, peau brune, blanc des yeux éclatant, rire facile. Sa bonne humeur tranchait avec les visages fermés autour de moi. Il gesticulait, plaisantait, nous aidait à fourrer les sacs dans les flancs cabossés de son véhicule, fer blanc martelé comme un vieux navire de route. À peine assis, il a mis la radio très fort, a tapé le volant en mesure, s’est retourné vers nous en riant. Le soir est tombé vite. À six heures il faisait déjà nuit. Éreinté, je me suis assoupi. Un coup de frein, puis l’arrêt, m’ont réveillé. Sous la faible ampoule du plafonnier les corps se dépliaient au ralenti. « On descend », a lancé le chauffeur. Le bus s’était ensablé. Il fallait pousser. On s’y est mis tous ensemble, dans la poussière froide du soir, à ahaner au même rythme. Plus loin la piste se perdait, se resserrait, s’élargissait sans logique ; dans le désert, les kilomètres ne comptent pas comme sur une carte. Quand enfin le bus a bougé, un rire collectif a jailli, bref, nerveux, puis chacun est remonté. Il devait être tard. Je n’ai jamais eu de montre. Les autres ont sorti pain, gourdes, paquets froissés. On mâchait en silence. Je n’avais rien. Un homme entre deux âges m’a tendu un morceau de pain rond et de l’eau. Il souriait simplement. J’ai remercié, j’ai mangé vite. L’aube a levé une lumière pâle sur les passagers. Je les regardais vraiment pour la première fois. Visages fins, barbes soignées, turbans rayés de beige et de rose, fatigue aux yeux. Mon esprit de lecteur plaquait encore ses images anciennes, mais ce que j’avais devant moi, c’était des hommes en route, concentrés sur leur traversée. Quetta a fini par surgir le lendemain en fin d’après-midi, après un pneu crevé et d’autres ensablements. Le bus s’est arrêté dans un nuage de poussière sur la grande place du terminal. Les compagnons ont récupéré leurs sacs, se sont dispersés aussitôt, et je suis resté seul au milieu du bruit. Autour, des bâtisses basses aux toits plats, des échoppes au ras de la rue, des enseignes illisibles pour moi. J’ai cherché une traduction en anglais, presque rien. Un panneau d’hôtel, enfin. J’y suis allé. Le soir descendait. Des enfants m’avaient repéré ; ils tournaient autour de moi en criant d’où je venais, qui j’étais. L’un disait « doctor », pour rire, pour voir. Je faisais non de la tête. Ils riaient encore : ici, ce geste veut dire oui.
Illustration Photographie de voyage, pb, 1986
Pour continuer
Carnets | Atelier
29 janvier 2019
Ma belle petite-fille parle parfois dans une langue à elle, faite de raccourcis, de sons avalés, de mots qui glissent. Moi, je suis devenu dur de la feuille. Je m’en aperçois à la fatigue que ça met dans les conversations : je fais répéter, je colle mon visage au visage de l’autre, je lis les bouches, je remplis les trous. Avant, je faisais semblant de comprendre. Par timidité, par pudeur, par gêne d’être repéré. Aujourd’hui je ne joue plus. Je demande. Je fais répéter. J’assume l’onde brouillée qui me reste et, avec ça, j’évite les malentendus. Elle est venue en vacances. À l’heure du goûter, elle m’a regardé droit, a pointé le frigo et a dit quelque chose comme « ahcheveux ». J’ai d’abord cru à une fantaisie de plus. Je me suis approché, j’ai dit « quoi ? », elle a répété, même son, même assurance. Alors j’ai ouvert le frigo. Son doigt est allé tout de suite vers un yaourt. « Ah je veux », j’ai compris. On a ri. Ou plutôt j’ai ri intérieurement, elle, déjà passée à autre chose. Je n’ai rien raconté ensuite. Pas à sa mère, pas à son père, pas à ma femme. Je gardais la scène pour nous deux, comme on garde un caillou dans une poche. Ce matin, mon café à la main, je pesais encore ces deux mots qui me reviennent souvent : achevé, inachevé. Deux plateaux sur la table, comme si la journée devait choisir entre finir et laisser ouvert. Et voilà que « ah je veux » s’est collé à « achevé ». Vouloir, achever : la même poussée. Achever, c’est finir, oui. Mais c’est aussi porter le coup de trop, celui qui met définitivement à terre ce qui respirait encore. Cette proximité me gêne. Elle éclaire peut-être ma manière de peindre. Je laisse tant de toiles à demi levées, des pans entiers en suspens, non par paresse mais par refus de la mise à mort de l’idée. Ne pas fermer trop tôt. Ne pas tuer ce qui bouge encore. Garder à l’œuvre une chance de continuer sans moi, et à moi la possibilité d’y revenir sans devoir l’achever. C’est un pacte de survie, à deux : la toile et celui qui la regarde. Si je n’avais pas fait répéter l’enfant, l’autre jour, j’aurais pu entendre « un cheveux », hausser les épaules, repartir à l’atelier et laisser passer la scène. Là, je l’ai attrapée. Non pas malgré mon oreille, mais à cause d’elle.|couper{180}
Carnets | Atelier
26 janvier 2019
C’était une petite forme noire qui sautillait sur la neige, rien de plus. L’enfant a pris un caillou, l’a glissé dans l’élastique, a pincé le cuir entre le pouce et l’index, a tendu, puis a lâché. Il savait que ça pouvait rater, comme d’habitude. Cette fois, ça a touché. L’oiseau a eu un bref déséquilibre, une aile à peine ouverte, puis il s’est couché sur le côté. Le gamin s’est approché avec le sourire qu’on a devant une réussite sans importance. Il s’attendait à voir l’animal repartir au dernier moment, comme si tout ça n’avait été qu’un jeu. Mais rien n’a bougé. Alors il a compris, d’un coup, qu’il avait tué un oiseau. Le premier. Il est resté là une seconde, juste à regarder. « Donc le hasard peut faire ça aussi », a-t-il pensé, sans phrases complètes. Il a ramassé le corps tiède et léger, l’a lancé par-dessus la haie, et il a décidé de ne plus y revenir. Le reste de la journée s’est mal tenu. Il n’avait pas voulu tuer, pas vraiment. Ce qui lui faisait peur, ce n’était pas seulement l’oiseau mort, mais le fait que sa main avait agi avant lui. Il y avait dans la tête une gêne continue, comme un bruit de fond qu’on n’arrive pas à baisser. Tout ce qu’il faisait passait par cette gêne. Le jardin, la maison, les gestes ordinaires paraissaient déplacés, comme si le décor appartenait désormais à quelqu’un d’autre. Il n’a rien dit. Il sentait confusément que les mots n’aideraient pas, qu’ils rendraient la chose plus réelle encore. Le soir, son père est rentré, il l’a embrassé. Après le repas, la télévision parlait d’une guerre lointaine. Les images défilaient, les voix aussi, et les parents s’enfonçaient dans le sommeil, chacun sur son canapé. L’enfant caressait le chien sans y penser. La mère s’est réveillée, a dit d’aller au lit, demain il y avait école. Dans sa chambre, il a allumé sa lampe torche et a repris le livre qu’il aimait. Les phrases glissaient. Il lisait, mais rien n’entrait. Il a éteint. Dans le noir, l’oiseau est revenu une fois, très net, puis il s’est endormi.|couper{180}
Carnets | Atelier
Mensonge et vérité, les outils de l’art
Le mensonge et la vérité ne sont pas pour moi des idées générales : ce sont des outils de travail, des forces qui se disputent chaque toile, chaque phrase. Je ne sais pas ce qu’est une vérité si je ne la vois pas d’abord se déguiser, se déplacer, me tromper. Je peins, j’écris, et je m’aperçois que ce que j’appelais sincérité, au début, était souvent une pose involontaire : une manière de tenir le monde à distance en me racontant que je l’attrapais. Il m’a fallu passer par des images fausses — fausses non parce qu’elles mentent au réel, mais parce qu’elles m’épargnaient — pour comprendre peu à peu ce que je cherchais. Je ne crois pas à une vérité commune où l’on se retrouverait tous, comme à une place centrale. Ce rêve-là ressemble à d’autres rêves consolants : un paradis d’origine, un retour garanti, une phrase qui ferait accord. La vérité, en revanche, est morcelée, locale, liée à un corps et à son rythme ; elle change dès que je change. Et elle se cache sous des mensonges très simples : les premiers, ceux de l’enfance, qu’on oublie de ranger en lieu sûr ; puis ceux de l’âge adulte, plus raffinés, plus honnêtes en apparence, qui vous laissent vivre sans trop d’inquiétude. On s’y habitue. On les confond avec soi. Jusqu’au moment où ça craque : une toile qu’on n’arrive plus à finir, une phrase qui sonne creux, un regard qui ne répond plus. Là, quelque chose tombe. On reste avec ce qui ne s’explique pas. À la fin il ne reste pas une morale, ni un système, mais un silence net, sans adjectif, parce qu’il est déjà tout ce qu’il faut pour dire ce qui a été vrai et ce qui a menti.|couper{180}