Inventer, traduire, réarranger, que ce soit dans la peinture, dans l’écriture, dans la vie de tous les jours, s’oppose. Cet élan est une lutte de chaque instant. Ce qui s’oppose est en même temps ce qui attire et que l’on repousse. La culpabilité qui en résulte est directement reliée à la responsabilité que j’ engage dans cette lutte. Est-ce que je ne vais pas trop loin, est-ce que je suis prétentieux, fou, imbu de ma petite personne. Parfois je me sens comme un rat dans un labyrinthe, je ne sais plus si c’est le morceau de fromage qui m’attire ou l’issue. Et toujours cette petite voix qui ne cesse de dire "ne te berne pas toi-même". Il faut tendre l’oreille au début. Lui faire confiance. Elle enseigne ce que Castanéda ou Don juan nomment "l’impeccabilité". Ce n’est pas une idée de perfection, ce n’est pas un but fixé dans l’avenir. On ne peut pas vouloir devenir impeccable. Quand on l’est, on est présent à soi, à cette toute petite voix presque inaudible tant le flux des pensées, du ressentiment, de l’amertume, du désir, tout ce qui s’oppose est puissant.
impeccabilité
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Carnets | 2019
La neige qui fond. Qui ne tient pas
J’écris chaque jour. Parfois la nuit. Le temps se brouille dans ce geste. Longtemps j’ai cherché les mots. Carnets ouverts, silence. Aujourd’hui il suffit d’un titre. Un mot posé. Et la phrase vient, lente ou vive. Écrire m’aide à tenir. À ne pas me disperser. À rester debout dans le jour. J’aurais pu peindre. Dessiner. Poser des traits, des couleurs. Mais je n’y parviens pas. Je ne suis ni peintre ni dessinateur. J’ai porté ce masque. Je l’ai laissé tomber. Reste ce vide. Alors j’écris. Pour creuser. Pour combler. La pelle et la pioche. Le trou laissé par les mensonges. Chaque nuit je m’y enfonce davantage. Et quand je demande : à qui cela s’adresse ? Je me lève brusquement. Dans la cour. La cigarette. La neige qui fond. Qui ne tient pas.|couper{180}
Carnets | 2019
investir sur soi
Sur l’écran les promesses défilent. Devenir charismatique. Écrire un roman à succès. Avoir toutes les filles. Le piège est toujours le même : attirer l’attention. Parfois je cède. Le mail d’Antoine, ses méthodes pour créer une école en ligne. J’ai payé. À soixante ans, je tente encore. J’ai passé ma vie à changer de cap, de métier, de femme. Jamais de plan. Des actions éparses, sans centre. Comme un patient qui paie sa psychanalyse pour s’obliger à parler, j’ai payé cette formation pour m’obliger à agir. Peut-être n’en sortira rien. Peut-être si. À vingt-cinq ans, j’aurais foncé sans me poser de questions. Aujourd’hui je m’attarde, je résiste. Ce qu’on ne donnerait pas pour s’illusionner encore un peu.|couper{180}
Carnets | 2019
Savoir bien dessiner
On ne dessine pas “bien” ou “mal”. On dessine, c’est tout. Quand tu étais enfant tu ne te posais pas la question. Le crayon avançait, point. “Bien dessiner” suppose qu’il y aurait une norme, une comparaison, un Léonard de Vinci en arrière-plan. Mais copier Léonard, c’est refaire ce qui a déjà été fait, c’est courir après une image que la photographie a depuis longtemps rendue inutile. Dessiner, ce n’est pas atteindre une ressemblance parfaite, c’est tracer la manière dont ton regard accroche le monde. Ce n’est pas un savoir académique, c’est un geste répété, chaque jour, qui ouvre peu à peu l’œil. Alors ne jette rien. Même les griffonnages incertains. Garde-les. Date-les. Ils contiennent déjà une trace, la tienne. Ce que tu crois raté sera peut-être, plus tard, la première empreinte d’un style. Le “bien dessiner” des autres est un piège. Une attente étrangère. La seule nécessité, c’est de dessiner comme toi seul peux le faire.|couper{180}